Son roman “L’Art de perdre” vient de recevoir le Goncourt des lycéens. La jeune auteure y explore l’histoire de l’Algérie et celle de sa famille. Avec la question de l’identité en fil rouge.
Sur trois générations, Alice Zeniter dresse la grande histoire d’une famille kabyle, que le destin a placée dans le camp des harkis.
L’Art de perdre, d’Alice Zeniter, Flammarion, 512 p.
Fruit du hasard ou négligence
Première génération. Dans les années 1930, Ali est un paysan pauvre de Kabylie qu’une chance exceptionnelle (la découverte d’un pressoir pour faire de l’huile) va mener sinon à la fortune du moins à une opulence enviée dans son village. Pour Ali, « toutes les actions qu’il accomplit ne sont pas possibilités de changement mais de dévoilement. Mektoub, c’est écrit ». Cette prospérité nouvelle vient « déranger la suprématie antérieure d’une autre famille, les Amrouche ». Et cette rivalité qui, avec le temps, va transformer les familles en clans décidera du destin de celui d’Ali, au moment de la guerre pour l’indépendance.
Si les Amrouche n’avaient pas été proches du FLN, sans doute le clan d’Ali n’aurait-il pas collaboré avec la police française, le projetant avec brutalité dans le camp des traîtres, de ceux qu’on appellera des harkis, impropre extension des« supplétifs engagés dans les harkas – sorte de détenteurs d’un CDD paramilitaire renouvelable ».
Même s’il n’a pas fait la guerre avec l’armée française, en 1962, Ali ne sent guère d’autre choix que de monter sur le bateau avec Yema sa femme et leurs trois enfants, direction Marseille. Au pays, son frère a été capturé par le FLN, allez savoir s’il reviendra. Les grands engagements sont parfois le fruit du hasard ou de la négligence. Mais les conséquences n’en sont pas moins lourdes. Pour Ali, l’Algérie est perdue à jamais.
La double peine
Deuxième génération. De son arrivée en France, Hamid se souviendra surtout de ce camp de transit entouré de barbelés, « un lieu où on enferme ceux dont on ne sait que faire en attendant, officiellement, de trouver une solution, en espérant, officieusement, pouvoir les oublier jusqu’à ce qu’ils disparaissent d’eux-mêmes ».
Après quelques années dans le Sud, il rejoindra avec sa famille un HLM de Pont-Féron, en Normandie, où il verra naître une ribambelle de petits frères et sœurs qui ne connaîtront pas grand-chose du soleil de Méditerranée. Hamid est un enfant qui effraie ses professeurs par son sérieux, par l’énergie qu’il met à combler ses retards scolaires.
Il ressent la honte de son père, devenu le jayah, la brebis galeuse, « c’est comme cela qu’on désigne l’animal qui s’est éloigné du troupeau et l’émigré qui a coupé les liens avec sa communauté », son père devenu inutile dans ce nouveau pays, humilié à l’usine, un illettré qui ne peut signer que d’une croix en bas d’un document administratif.
Après son bac, Hamid aurait pu faire des études, mais il préfère partir à Paris, s’engager dans les mouvements gauchistes des années soixante-dix, entrer dans la fonction publique, sa manière à lui d’exprimer son appartenance à son pays d’adoption ; épouser une Française, Clarisse, et lui faire quatre filles. Parce qu’il n’est de nulle part, Hamid a muselé ses émotions. Les Français le considèrent comme un immigré, les Algériens n’intégreront jamais les harkis. Double peine.
Une terre lointaine et fantasmatique
Troisième génération : Naïma a hérité des peurs de son père, Hamid. Elle a peur de faire des fautes de français, peur de révéler son nom à des Algériens de plus de 70 ans, peur d’être assimilée aux terroristes, peur de ne « pas parvenir à déterminer son camp ». Naïma ne parle pas l’arabe, elle a un master d’histoire de l’art, elle travaille dans une galerie d’art contemporain dont le directeur lui demande d’organiser une grande rétrospective de Lalla, un vieux peintre algérien établi en région parisienne.
L’artiste la voit comme « l’Arabe de service » que l’on a dépêchée pour l’amadouer. En même temps qu’elle rassemble l’œuvre éparse de Lalla, Naïma fait quelques recherches sur Internet pour mieux connaître sa propre histoire, les insultes y pleuvent comme des gifles : « Tu dis que tu rêve de rentre en Algérie, sal harki. Viens, je t’attend pour t’égorgé » ou : « Allah vous hait et moi aussi ». L’Algérie était pour Naïma une terre lointaine et fantasmatique. Peut-elle se confronter au réel ? Plus de cinquante ans après le départ de sa famille, Naïma va devoir se rendre en Kabylie. Doit-elle retourner au village et tenter de se faire accepter par ceux qui y sont restés ?
À une époque où la société française est traversée par la grande crise identitaire des deuxième et troisième générations d’émigrés, ce roman de la dépossession prend le temps des descriptions, des introspections, peut-être trop parfois… Mais il a, de ce fait, le mérite de faire entrer le lecteur dans le quotidien, la tête et le cœur de gens qui, peu à peu, nous deviennent familiers ; il nous permet d’approcher une mémoire douloureuse et finalement méconnue.
Stéphanie Janicot , le 24/08/2017
https://www.la-croix.com/Culture/Livres-et-idees/LArt-perdre-dAlice-Zeniter-etrangers-terre-2017-08-24-1200871584
« Ce qu'on ne transmet pas, ça se perd, c'est tout. Tu viens d'ici mais ce n'est pas chez toi », rétorque à Naïma un artiste algérien. Née dans une famille harkie, la jeune galeriste ignore tout de l'Algérie et de l'enfance de ce père, débarqué à Marseille en 1962. Elle est juste venue récupérer les dessins d'un chantre de l'Indépendance. Et un peu d'elle-même, forcément, de ce passé kidnappé par ces grand-père et père qui ont préféré tout oublier. Dès les années 1950, l'Algérie massacra trop de ses fils au service de la France colonisatrice. Qui abandonna d'ailleurs sans remords ses « collaborateurs » : à leur arrivée, le gouvernement gaulliste parqua dans de misérables baraquements la minorité de harkis qui avait pu échapper aux représailles du FLN.
Avec un sens très pictural des situations fortes, des rencontres et affrontements poignants — elle a aussi pratiqué le théâtre —, Alice Zeniter raconte courageusement la tragédie de ces sacrifiés de l'Histoire. Sans préjugés ni certitudes ; avec exactitude et romanesque. Elle est elle-même petite-fille de harkis. Sa saga aux allures de dérisoire et sinistre épopée brasse le destin de la famille Zekkar, de 1930 à aujourd'hui, et celui d'une Algérie qu'on n'en finit pas de rejeter de ce côté-ci de la Méditerranée. Sait-elle trop notre irresponsabilité nationale et nos xénophobies ordinaires ? Dans Jusque dans nos bras (2010), Alice Zeniter s'élevait déjà contre les racismes. Et les histoires des peuples n'intimident pas cette normalienne engagée de 31 ans : Sombre dimanche (2013) contait de sinistres existences hongroises avant et après le communisme. L'Art de perdre, son cinquième livre et le plus puissant, le plus sensible et rayonnant, est un aboutissement — parce que d'inspiration autobiographique ?
Ici, c'est la culpabilité mortifère de toute une communauté bannie des siens, et le silence de la honte, de la peur où elle se réfugie, qu'Alice Zeniter met en scène. Pour se libérer du fardeau qui pèse sournoisement sur elle, sur eux, Naïma enquête sur cette parentèle dont le roman croise habilement les parcours. Le patriarche, le fils, la petite-fille : trois personnages, trois époques, trois pans d'Histoire et de culture arabe et française, trois manières d'être au monde. Et de revendiquer, aussi, son statut d'homme ou de femme... A condition de savoir accepter ses fantômes et de se délivrer du jugement des hommes, à condition de renoncer à la haine et ainsi s'alléger — tolérer de « perdre » sans oublier. Zeniter décrit en cinq cents pages, tout ensemble violentes et mélancoliques, la progressive réconciliation avec soi. « Dans l'art de perdre il n'est pas dur de passer maître », écrivait joyeusement la poétesse américaine Elizabeth Bishop (1911-1979). Elle a offert son titre à ce beau livre en mouvement, qui ne s'achève pas vraiment. Conscience à l'affût, Alice Zeniter refuse pensées toutes faites et conclusions faciles.
Fabienne Pascaud
L’Art d’Elizabeth Bishop, auquel le roman d’Alice Zeniter emprunte son titre. C’est une villanelle, un poème répétitif en dix-neuf vers, dans lequel la poétesse américaine médite sur la perte de ceux qu’elle aime. Il commence par des pertes anodines – ses clés, la montre de sa mère – avant d’aborder les déchirures plus douloureuses de la perte d’un pays ou d’un être aimé.
Le choix de ce poème donne une unité thématique au roman, et il me paraît assez judicieux. Il existe sans doute quantité de poèmes pour évoquer la mort et la solitude, mais celui d’Elizabeth Bishop présente le double mérite d’évoquer à la fois le déracinement (“J’ai perdu deux villes, de jolies villes”) et le deuil (“Même en te perdant (la voix qui plaisante, un geste que j’aime) je n’aurai pas menti”).
par MARC BORDIER
L’Art – Elizabeth Bishop
Dans l’art de perdre il n’est pas dur de passer maître ;
tant de choses semblent si pleines d’envie
d’être perdues que leur perte n’est pas un désastre.
Perds chaque jour quelque chose. L’affolement de perdre
tes clés, accepte-le, et l’heure gâchée qui suit.
Dans l’art de perdre il n’est pas dur de passer maître.
Puis entraîne toi, va plus vite, il faut étendre
tes pertes : aux endroits, aux noms, au lieu où tu fis
le projet d’aller. Rien là qui soit un désastre.
J’ai perdu la montre de ma mère. La dernière
ou l’avant-dernière de trois maisons aimées : partie !
Dans l’art de perdre il n’est pas dur de passer maître.
J’ai perdu deux villes, de jolies villes. Et, plus vastes,
des royaumes que j’avais, deux rivières, tout un pays.
Ils me manquent, mais il n’y eut pas là de désastre.
Même en te perdant (la voix qui plaisante, un geste
que j’aime) je n’aurai pas menti. A l’évidence, oui,
dans l’art de perdre il n’est pas trop dur d’être maître
même si il y a là comme (écris-le !) comme un désastre.
Elizabeth Bishop, Géographie III, traduction de Alix Cléo Roubaud, Linda Orr et Claude Mouchard
One Art
BY ELIZABETH BISHOP
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