« Français, écartelé entre l’Afrique et l’Amérique, mon rêve a été de me créer une patrie à moi. C’est en Algérie que je me la suis faite ».
Avant sa mort prématurée . En janvier 1971, on lui diagnostique un cancer des poumons. Avant sa mort prématurée en 1971 à Alger, Jacques Chevallier s’apprêtait à écrire un livre dont il disait : « Ce ne sont pas des mémoires. Seuls les gens qui intéressent l’humanité en écrivent. Ce sont les souvenirs d’un homme qui a vécu. Ces notes personnelles retrouvées dans ses archives nous ont été très utiles pour effectuer ce travail. Jacques Chevallier fut un homme politique au parcours atypique à l’époque de l’Algérie coloniale. Partisan d’un dialogue intercommunautaire, pour la reconnaissance des droits des Algériens musulmans et à terme une Algérie algérienne fraternelle où pieds-noirs et Algériens auraient eu leur place, l’homme n’a pas réussi à se faire entendre pendant la période tourmentée de la guerre d’Algérie. Comment expliquer cet échec ? Pourquoi fut-il probablement l’homme politique le plus incompris de son époque en dépit de sa popularité initiale ? Quel fut son parcours après 1962 ?
Pour tenter de répondre à ces questions, nous mobiliserons une démarche axée sur la trajectoire de l’acteur et nous rendrons compte ainsi des ressources qu’il a accumulées au cours de cette expérience coloniale. Ensuite, il semblera opportun de focaliser sur le contexte pour comprendre comment ces ressources (symboliques, telles la popularité et la réputation) ont été dévaluées au moment de la guerre d’Algérie. Enfin, cette dévaluation influe sur la biographie et peut-être analysée sous l’angle d’une rupture biographique.
Voyons tout d’abord l’homme et sa formation idéologique jusqu’à son élection à la mairie d’Alger en mai 1953. Puis son action en tant que maire d’Alger, sa politique en matière de logement, son rapport avec les nationalistes et Musulmans algériens, ses choix politiques « libéraux », sa confrontation avec les pieds-noirs « ultras ». Et enfin, un bilan à la lumière de l’évolution de l’Algérie contemporaine.
Ses origines et sa formation idéologique
Né à Bordeaux le 15 novembre 1911, Jacques Chevallier est, par ses origines familiales, un homme de l’Empire colonial français. Sa famille paternelle est établie en Algérie depuis 1884. Il est d’origine américaine par sa mère, descendante d’une famille de la petite noblesse bretonne implantée en Louisiane depuis 1720. Il vécut de 1918 à 1922 à la Nouvelle-Orléans et resta marqué toute sa vie par ce séjour américain. Sa langue maternelle était l’anglais, langue de communication qu’il conserva avec son frère même bien après la mort de leur mère dans les années 1930. Il y avait en lui incontestablement un côté américain. C’est à partir de 1923 que la famille regagne Alger où Jacques Chevallier fait ses études. Il obtient une licence en droit à l’université d’Alger en 1933. Bien qu’il s’occupe de l’affaire familiale de Tonnellerie, la politique devient vite sa passion. Dès 1934, il milite à la Ligue des croix de feu du colonel de La Roque par nationalisme antimarxiste, sans céder toutefois à l’antisémitisme ambiant. Attentif aux réformes sociales du Front populaire, il va s’engager très tôt dans la formation des syndicats professionnels du Parti social français (PSF) à Alger. En avril 1941, le général Weygand le fait nommer maire de la petite commune d’El-Biar puis très vite il devint membre de la commission financière de l’Algérie.Pétainiste modéré mais antinazi convaincu, il favorise, dès 1942, l’entrée des troupes américaines dans Alger et s’engage aussitôt à leurs côtés. Il participe à la campagne d’Italie puis est chargé de réorganiser les réseaux du contre-espionnage français aux Etats-Unis. Il se rapproche des milieux gaulliste ; c’est ainsi qu’il rencontre Boris Souvarine, ancien compagnon de Lénine, devenu anticommuniste. Une grande amitié va lier les deux hommes, confirmant ainsi l’anticommunisme de Jacques Chevallier. De retour à Alger, il se consacre à sa carrière politique. En 1945, il est élu au Conseil général d’Alger aux côtés des ultras dans la défense du statu quo colonial puis, en novembre 1946, il est élu député d’Alger. Adepte de l’Algérie française, Jacques Chevallier milite aux côtés des ultras d’Algérie qui s’opposent au statut de 1947 qui maintient pourtant une inégalité politique évidente. à laquelle s’ajoute un trucage massif des élections. Toutefois, au début des années 1950, il prend conscience de la situation politique et sociale algérienne. La guerre d’Indochine et la guerre de Corée en juin 1950 lui font craindre un troisième conflit mondial et la pénétration de « l’impérialisme soviétique » en Algérie. Avec la découverte de l’organisation secrète du PPA-MTLD en 1950, il a peur d’une alliance entre le nationalisme algérien et le communisme. C’est dans ce contexte, qu’il lance, dans les colonnes de L’Echo d’Alger, du 19 au 26 décembre 1950, le « dialogue entre Algériens » dans lequel il préconise de modifier le système en Algérie et d’intégrer les nationalistes algériens modérés : « Dans le choix des hommes politiques (…) il est plus sûr d’avoir auprès de soi des “demi-rebelles” que des domestiques ». En 1951, Jacques Chevallier démissionne de l’Assemblée nationale pour se présenter à l’Assemblée algérienne où il est élu le 11 février. Sous son impulsion, en mai, est créé « l’intergroupe des libéraux » auquel participent des personnalités musulmanes comme Ferhat Abbas, Abderrahmane Farès6. Son programme est de transformer l’Assemblée algérienne, d’assurer une association étroite entre Algériens musulmans et Européens et de mener une politique sociale d’envergure. En février 1951, il déclarait : « Trop de personnes considéraient l’Algérie comme un champ d’exploitation (…) et oubliaient l’existence d’une collectivité de 9 millions d’individus ayant droit à une vie digne et heureuse ».
L’expérience de l’intergroupe tourna court, elle fut jugée trop dangereuse par le gouverneur général qui fit pression pour que l’Assemblée écarte tous les candidats de l’intergroupe lors de l’élection des commissions. Déçu par une Assemblée algérienne n’ayant plus aucun sens puisque l’administration coloniale faussait la représentation des groupes, il démissionna de cette Assemblée pour retourner au Palais-Bourbon où il fut élu député d’Alger au premier tour en janvier 1952. Aussi, en juin 1951, un Front algérien fut créé, réunissant le MTLD, l’UDMA, les oulémas et le Parti communiste algérien pour protester une nouvelle fois contre le trucage des élections au deuxième collège. Conscient de la situation, Jacques Chevallier confia à Boris Souvarine : « La situation dans les milieux indigènes devient d’une extrême gravité. A la suite de toutes les bêtises, de toutes les maladresses commises par l’administration, nous avons réussi cette opération merveilleuse de faire l’unanimité contre nous ».
Ainsi le « Dialogue entre Algériens » et « l’intergroupe des libéraux » marquent la première étape du tournant politique de Jacques Chevallier. Il va réaliser que la grande colonisation n’entend rien modifier en Algérie, que l’administration veut maintenir le statu quo colonial. Il est conscient de l’impact de cette politique sur la population algérienne. Dès lors, il va se battre pour l’égalité des droits entre Européens et Algériens musulmans, pour imposer une idée qui lui est chère, la cohabitation franco-musulmane, établir le dialogue entre Algériens musulmans et Européens d’Algérie pour discuter en commun des solutions.
Sa politique d’urbanisme social à la mairie
C’est lors de son élection à la mairie d’Alger, le 4 mai 1953, qu’il reprend l’idée de la cohabitation franco-musulmane. Tout d’abord, son élection est un succès contre la liste progressiste et communiste du général Tubert. Sa campagne électorale fut largement dominée par des thèmes sociaux dont l’un est resté célèbre : le logement, avec un slogan « un toit pour chacun ». Son charisme lui apporta le reste. Il bénéficia aussi d’un large soutien, notamment de Georges Blachette et du sénateur Henri Borgeaud, partisan du statu quo qui s’inquiéta par la suite de la présence des élus MTLD à la mairie. Le succès de l’expérience municipale tint principalement à la bataille du logement. Alger traversait une crise urbaine due principalement à l’exode rural des Algériens musulmans qui alla en s’intensifiant après 1945 et qui s’aggrava avec la mise en place de zones interdites par l’armée après le début de la guerre d’Algérie. Cette crise se traduisit par l’installation durable et croissante de bidonvilles à la périphérie de la ville, ce qui préoccupait Jacques Chevallier : « Alors qu’en 1938 la population musulmane vivant dans les bidonvilles de l’agglomération algéroise ne dépassait pas 4 800 personnes, il y en avait 125 000, soit vingt-cinq fois plus, en 1953-1954. Dans la seule ville d’Alger, ses faubourgs étant exclus, 120 bidonvilles (…) voyaient s’entasser quelques 80 000 Musulmans dans des conditions de vie invraisemblables alors que la Casbah, elle aussi surpeuplée, entassait dans ses 20 hectares 70 000 habitants, battant l’un des records mondiaux de densité humaine ». Jacques Chevallier, féru d’urbanisme et ambitieux, « mit en oeuvre la construction de quartiers pour loger dans l’urgence, mais avec qualité, la population algérienne des bidonvilles (…). Son objectif était de faire d’Alger l’une des villes les plus modernes de la Méditerranée, et d’y associer étroitement les Musulmans » . Pour atteindre ce but, il fit appel au prestigieux architecte Fernand Pouillon, remarqué pour la reconstruction du vieux port de Marseille. Il réalisa plus de 10 000 logements (construits et mis en chantier) en moins de cinq ans, dont quatre en pleine guerre d’Algérie. Des milliers de logements étaient répartis dans des cités dont les deux premières reçurent un nom arabe : Diar-es-Saada (la cité du bonheur, 732 logements en 1953- 54), Diar-el-Mahçoul (la cité de la promesse tenue, 1550 logements en 1954-55)). Puis il y eut Climat de France, Eucalyptus, Champ de manœuvres, Djenan-el-Hassan (le jardin d’Hassan), Diar-el-Kef… D’autres architectes algérois furent associés à cette vaste entreprise. En se dotant d’un maire qui se révélait un bâtisseur dans l’âme, Alger était devenue le premier chantier de France. Jacques Chevallier reçut les plus grands honneurs pour ses réalisations : le grand prix du Cercle d’études architecturales (1957), le diplôme du prestige de la France (mars 1958), etc. La ville d’Alger était alors citée en exemple dans le monde entier, les urbanistes, y compris ceux du monde arabe, venaient étudier sur place cette réussite. Le directeur de la revue La voix de l’Afrique du Nord lui écrit : « Votre œuvre grandiose menée en faveur de la population musulmane et européenne dans les domaines sociaux et économiques, mérite non seulement la reconnaissance mais aussi une page dans l’histoire moderne de l’Algérie (…) ». La construction des cités de type HLM correspondait aussi pour le maire à la réalisation d’une véritable cohabitation franco-musulmane : « Pour que les hommes de ce pays se comprennent mieux car la loi de ces cités exclut tout esprit de ségrégation. Dans le même immeuble, sur le même palier, Musulmans et Européens cohabitent dans l’harmonie » Il souhaitait une Algérie fraternelle où Algériens et Européens auraient eu les mêmes droits et auraient vécu ensemble et non séparément.
Ses rapports avec les nationalistes algériens
C’est aussi à la mairie qu’il innove une collaboration avec des nationalistes algériens. En effet, il s’installa à la mairie d’Alger avec les 36 membres européens élus au 1er collège et les 25 élus Algériens musulmans, tous membres du MTLD. Jacques Chevallier, dans Nous, Algériens… il raconte comment il convoqua une délégation de la liste musulmane avec à sa tête l’avocat Abderrhamane Kiouane, membre aussi de la direction du MTLD et de passer un accord avec elle. « J’insistai sur la nécessité d’administrer la preuve que des hommes d’idéologies aussi opposées pouvaient trouver dans l’esprit de cité un dénominateur commun et un point de rencontre ». Ce point allait être la politique sociale et en particulier le logement pour les plus déshérités c’est-à-dire principalement des Algériens musulmans. Les élus musulmans ont obtenu cinq postes d’adjoints au maire, plus un accès important aux commissions municipales principalement celle des HLM, celle de l’urbanisme et celle des Travaux publics. Ainsi, l’équipe municipale était très diversifiée, il a réussi à faire cohabiter, à la mairie d’Alger des nationalistes algériens musulmans et des Européens de toutes tendances. D’après lui, cet accord fut respecté « jusqu’à la disparition (des élus musulmans) dans la tourmente ». La collaboration à la mairie dura à peine deux ans car elle fut rejetée, d’une part par le MTLD dont le leader Messali Hadj fit exclure les élus musulmans siégeant à la mairie d’Alger pour « collaboration » et « déviationnisme ». Il considérait le maire d’Alger comme un néocolonialiste qui pourrait rompre la politique des camps retranchés ; aussi déclara-t-il : « Le néocolonialisme que représente Chevallier est plus intelligent que le colonialisme classique : c’est pourquoi il est aussi plus dangereux » .
D’autre part, au lendemain de l’insurrection algérienne, Jacques Chevallier, qui était alors secrétaire d’Etat à la Guerre s’opposa au ministre de l’Intérieur François Mitterrand sur sa politique de fermeté dans la répression « nécessaire et impitoyable », quand il décréta la dissolution du MTLD, suivie d’arrestations, le 7 novembre 1954. Une partie des conseillers algériens musulmans de la mairie furent arrêtés et torturés ; Jacques Chevallier protesta avec véhémence contre ces arrestations. Il finit par obtenir leur libération en avril 1955. Opposé à la politique algérienne du gouvernement, le 14 janvier 1955, il donna sa démission , que Pierre Mendès France, alors président du Conseil refusa. JacquesChevallier avait été exclu du plan de réformes annoncé par François Mitterrand en conseil des ministres concernant l’Algérie, alors qu’il participait à ce gouvernement en tant que représentant de l’Algérie. Dans sa lettre de démission à Mendès France, il s’en explique : « L’incident n’est pas un simple malentendu. Il est l’expression de l’incompréhension que l’on paraît avoir à l’échelle gouvernementale du climat algérien. (…) Je ne saurais rester solidaire d’une telle absence de vision ». Le 28 janvier 1955, à l’instigation de Jacques Chevallier, qui a été nommé ministre de la Défense nationale, Mendès France rencontre une délégation d’élus musulmans et leur assure que « l’Afrique du Nord n’est pas un nouveau Vietnam ». Mais le 6 février, le gouvernement est renversé à cause de la question algérienne. Pour les ultras de l’Algérie française, Mendès France est « l’homme qui a bradé l’Empire » ; Jacques Chevallier ayant appartenu à ce gouvernement, il est catalogué « mendésiste » et suspecté de vouloir décoloniser l’Algérie.
Le maire d’Alger a eu aussi des contacts avec des dirigeants du Front de libération nationale (FLN) qui le considéraient comme un médiateur possible entre le gouvernement français et eux. Dès octobre 1956, ils ont souhaité le rencontrer « pour discuter », mais le ministre-résident Robert Lacoste refusa de lui donner un ordre de mission. Le 30 décembre 1956, il est de nouveau contacté par le FLN qui souhaite envoyer à Paris deux émissaires pour négocier avec Guy Mollet. En réalité, à son insu, le maire d’Alger allait fournir deux cartes d’identité, avec l’accord des autorités, aux nouveaux responsables de la fédération de France du FLN . Il reste bien le mystère du massacre de Mandourah, ferme qui appartenait à la famille Chevallier et où, en août 1957, tout le personnel européen fut assassiné. Le choc entraîna huit jours plus tard la mort du père du maire. Cette affaire reste, jusqu’à aujourd’hui encore, non élucidée : était-ce une opération des ultras pour montrer que le FLN s’en prenait aussi au « maire des Arabes », comme le titra la presse dès le lendemain du drame ? Ce maire qui était devenu un « traître », « pro-FLN » à la suite de sa conférence de presse de juillet 1957 ? Certains éléments dans le déroulement du drame le laissent à penser. Ou bien est-ce un règlement de compte interne à la ferme, des tensions entre personnel européen et personnel musulman que la famille Chevallier n’avait pas soupçonnées ? La thèse du FLN nous semble peu crédible car le maire d’Alger restait un interlocuteur privilégié pour le Front
Les « deux batailles d’Alger »
En outre, pendant la guerre d’Algérie, il s’est opposé maintes fois aux « méthodes musclées » des militaires et a été la première personnalité politique à mettre nommément en cause le lieutenant Jean-Marie Le Pen pour des actes de torture. Il était profondément révolté par le nombre de victimes innocentes des deux côtés et la répression aveugle qui s’abattait de manière systématique sur les Musulmans. Il est intervenu de très nombreuses fois auprès de Jacques Massu qui s’en plaignait à Raoul Salan pendant la bataille d’Alger. « Tous les jours, se souvient sa fille, dès 6 h du matin, il y avait 5 ou 6 Musulmans, parfois plus devant la porte du Bordj qui voulaient “voir le maire”, leur seul recours pour essayer d’avoir des nouvelles d’un des leurs qui avait disparu dans la nuit (…) Il les écoutait un par un, notait leurs coordonnées (…) A lui, ensuite d’intervenir auprès de Massu ou d’autres pour essayer de faire quelque chose ». A propos de la bataille d’Alger, Il se plaignait aussi que le plus difficile pour lui était de gérer sa ville dans la tempête, il l’appelait « l’autre Bataille d’Alger » : « depuis bientôt 3 ans, Alger vit dans la tempête. Celle-ci n’a jamais fait l’objet d’aucun communiqué. Elle est la bataille de tous les jours, souvent douloureuse et injuste, toujours anonyme. Elle est la vie quotidienne d’une grande cité de 500 000 habitants (...) Dans l’incompréhension et dans la haine, je veux construire quand même une capitale » . Sa popularité auprès de la majorité de la population musulmane algérienne date de cette époque. Elle lui demeura la plus fidèle et lui témoigna une confiance exceptionnelle. Dans Nous, Algériens…, Jacques Chevallier raconte comment le ministre résident Robert Lacoste , l’homme certainement le plus détesté des Musulmans d’Algérie, effectua une visite sur le chantier de Climat de France, situé au cœur du quartier de bidonvilles le plus touché par les attentats, sans aucun déploiement policier ostentatoire mais sous l’œil vigilant des principaux responsables du quartier qui s’étaient engagés auprès du maire à assurer la protection du ministre. Le seul incident qui troubla la visite du ministre, à son insu, fût un homme armé, étranger au quartier, qui s’apprêtait à tirer sur cette cible lorsque les habitants l’en empêchèrent et le chassèrent .
C’est cette confiance des Musulmans et ses choix politiques « libéraux » qui rendirent Jacques Chevallier incontournable mais favorisèrent aussi sa chute. A la veille du 13 mai 1958, Jacques Chaban-Delmas, ministre de la Défense nationale répète à ses interlocuteurs : « On ne fera rien de sérieux en Algérie sans Jacques Chevallier ». Pour lui, le maire d’Alger peut servir de caution « libérale » à son entreprise, notamment vis-à-vis des Musulmans. De même, le général Salan, dans une lettre étonnante qu’il adresse à Jacques Chevallier en date du 31 août 1961 – et alors qu’il l’a éjecté de la mairie trois ans plus tôt – lui lance un appel car, lui dit-il , « votre incontestable prestige sur la masse musulmane d’Alger et d’Algérie est encore assez fort pour que votre voix soit entendue et que vous contribuiez à faire basculer l’opinion qui vous est restée fidèle dans le sens de l’Algérie fraternelle ».
Ses choix politiques « libéraux »
A l’origine du tournant politique de Chevallier, il y a la conscience d’un homme intelligent, d’un humaniste chrétien, catholique fortement influencé par la doctrine sociale de l’Eglise. En avril 1948, il inaugure avec Alexandre Chaulet, dirigeant de la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC), le centre de vacances de Ben Aknoun introduisant ainsi les allocations familiales en Algérie. Dans les années 1950, il souhaitait un rapprochement entre les Musulmans et les Européens dans une Algérie sous domination française, car il était profondément attaché à la France par ses racines. Sa vision du problème algérien fut constamment réadaptée et le conflit, malgré son ampleur, n’interrompit jamais sa recherche de solutions. En juillet 1957, il déclare dans la presse : « Aussi doit-on reconnaître ouvertement la vocation de l’Algérie à l’indépendance. Il faut trouver une formulation d’auto-détermination qui serait acceptable pour la majorité des Musulmans. Je ne pense pas, dit-il, que la France ait perdu la partie au Maroc et en Tunisie. Nous pouvons avoir le Maroc, la Tunisie et l’Algérie unies dans le cadre d’un Commonwealth français. Une solution fédérale doit être cherchée avant qu’il ne soit trop tard ». L’idée fédérale, qu’il a soumise à Guy Mollet en 1956 aurait mené à terme l’Algérie vers l’indépendance car il savait que le désir des peuples à l’indépendance était inévitable en cette période de décolonisation. Début 1955, il disait à ses adjoints Algériens musulmans : « L’indépendance, vous l’aurez mais dans dix ans » !
Pendant la guerre d’Algérie, c’est par humanisme qu’il est intervenu maintes fois auprès des militaires pour des personnes arrêtées ou disparues. Enfin, le rôle de médiateur qu’il a joué dans les accords entre le FLN et l’Organisation armée secrète (OAS) du 16 juin 1962 en exigeant la trêve des attentats, outre le fait de contraindre l’OAS à s’incliner et à ne plus être en position de force, avait pour but de sauver des vies humaines du carnage organisé par l’OAS et d’éviter une vendetta menée en retour par le FLN. Monseigneur Duval, archevêque d’Alger, très contesté par les Européens aussi, disait de lui : « Etant encore évêque à Constantine, j’avais lu dans la presse des articles de Jacques Chevallier qui préconisait courageusement le dialogue. Après mon arrivée à Alger j’ai eu de fréquents contacts avec lui. Il était épris de justice sociale. Il ne faisait aucune distinction entre ses administrés, chrétiens ou musulmans, et voyait l’avenir de l’Algérie dans la réalisation d’une communauté groupant les différentes religions. Il m’a toujours témoigné une véritable amitié qui a été pour moi un réconfort et un soutien ». Il en fut de même pour Jacques Chevallier qui n’oublia jamais que Mgr Duval fut le seul ami à lui avoir manifesté sa solidarité lors de la visite de de Gaulle le 4 juin 1958 à Alger où il ne fut pas convié alors qu’il était toujours maire d’Alger et qui signa la fin de sa carrière politique. Humaniste, épris de justice sociale, il n’en demeure pas moins un anticommuniste convaincu. Elément qui fut une composante de son action politique, héritage de son milieu social et d’une époque, l’entre-deux guerres et la guerre froide, où la propagande antibolchévique frappa les esprits. Toutefois, Jacques Chevallier reste un homme politique inclassable dans le clivage gauche droite, un homme d’action, sa politique audacieuse à la mairie d’Alger en témoigne. Un homme de dialogue, conciliateur, visionnaire ; dès Noël 1955, il écrit à Boris Souvarine qu’il faut négocier avec le FLN . Et pourtant, le discours, l’action de cet homme, au cœur des événements du fait de ses fonctions ne firent pas écho compte tenu des circonstances.
La haine des ultras
Pendant la guerre d’Algérie, Jacques Chevallier était devenu un homme seul, isolé, décrié par les pieds-noirs. Seuls les « libéraux » étaient proches de lui, mais ils furent vite réduits au silence. Ils étaient la principale cible de l’OAS (Maurice Perrin, l’avocat Popie). Eux aussi isolés, non unis, ils ne représentaient aucune force. Il y a bien eu la Fédération des libéraux en 1956 mais nombreux ne jugèrent pas utile de la rejoindre et son impact fut restreint – point confirmé par Cyrille Duchemin dans son mémoire sur les libéraux d’Algérie pendant la colonisation : « Malgré toute leur “bonne volonté”, les libéraux ne réussirent pas à influer sur le destin de l’Algérie. Leur apport fut limité » .
Tout d’abord, en affirmant sa politique téméraire, il s’est isolé. Au lieu d’être suivi, il est devenu un pestiféré, un personnage encombrant,« suspect au point que quand venaient des parlementaires ou des missions qui manifestaient le désir de prendre contact avec leur ancien collègue que j’étais, on les en dissuadait ». Ses rapports avec les représentants du gouvernement à Alger furent officiellement cordiaux mais, en réalité, très tendus.
En outre, la politique de la France menée par les gouvernements successifs de 1945 à 1962 fut un échec. Jacques Chevallier écrivait à ce sujet : « L’Algérie, dont on dit qu’elle fut l’orgueil de la France, fut aussi l’expression même de l’absence de politique, de bêtise politique, le triomphe de la sottise humaine ». Aucun gouvernement n’a su avoir une politique cohérente, visionnaire en matière de décolonisation et principalement en Algérie. Le rôle joué par les « ultras », les représentants du statu quo colonial y est pour beaucoup. Les exemples sont multiples de reculs de Paris face aux réactions des Européens d’Algérie pour lesquels toute avancée même minime était considérée comme un abandon. Pierre Mendès France fut rendu responsable du « bradage » de l’Empire, l’épisode Guy Mollet à Alger le 6 février 1956 la crise du 13 mai 1958 est déclenchée à Alger. Jacques Chevallier qui, jusqu’à son élection à la mairie d’Alger était soutenu par le clan des ultras en fit aussi les frais. L’installation des 25 élus MTLD au conseil municipal les inquiéta terriblement ; l’opération Orange amère (22 décembre 1954) illustre bien cette peur, la deuxième rafle des militants MTLD dont des élus de Jacques Chevallier, torturés, emprisonnés par la police algérienne contrôlée par le puissant sénateur Henri Borgeaud . Cette opération ne visait-elle pas à compromettre le maire et à le décourager ainsi de collaborer avec des nationalistes ?
En s’éloignant de ses anciens amis ou plutôt en essayant de leur faire comprendre qu’il fallait réformer le système en Algérie, Jacques Chevallier a pris de risque de se saborder. En effet, en Algérie, les ultras de l’Algérie française détenaient le pouvoir et étaient très influents à Paris. Ils possédaient les deux plus grands quotidiens en Algérie : L’Echo d’Alger et La Dépêche quotidienne. Ils ont donc utilisé la presse pour mener les campagnes les plus virulentes et déchaîner la population européenne contre son maire qui en était conscient : « Ce n’étaient pas les pieds-noirs. C’étaient leurs maîtres. Le pied-noir n’y comprenait rien en politique ». Il était devenu « le maire des Arabes », « le maire à la chéchia » puisqu’il construisait des logements pour « les Arabes » ou, comme l’écrivait Chevallier : « Le maire à la chéchia parce qu’il voulait que chacun fut égal ». Ne collaborait-il pas avec l’ennemi : « la mairie fournit des cartes d’identité au FLN », « elle imprime des tracts du FLN » , etc. Toutes ces campagnes de dénigrement étaient quotidiennes et frappaient les esprits pieds-noirs. Comme il était le défenseur des « Arabes », le maire devenait suspect et était associé à la violence du FLN. Association d’autant plus aisée à faire que les Européens d’Algérie n’étaient pas très politisés et, comme le souligne Jeanine Verdès-Leroux, « ils devinrent, dans les déchirements des événements, prêts à entendre des imprécateurs plutôt que des réformateurs » . C’est ainsi qu’ils ont voué à leur maire une haine au point de réclamer sa mort à grands cris sur le forum d’Alger, le 13 mai 1958 et d’obtenir sa démission un mois plus tard. Sur cet événement tragique, Jacques Chevallier écrivit dans ses notes : « les Européens d’Algérie rassemblés sur le forum s’amusaient à faire une Révolution dont l’histoire retiendra qu’elle fut celle du 13 mai. Un peuple pied-noir, anti-gaulliste, appelait au pouvoir le général de Gaulle. Il (le peuple pied-noir) avait appartenu à la Légion, au PSF. Les mêmes bérets, mais on avait tour à tour enlevé l’enseigne des Croix de feu, des VN ou la sépia de la Légion. Et en avant pour de Gaulle... Nos révolutionnaires du 13 mai pensaient, forts des assurances que Jacques Soustelle avait données à Alain de Sérigny, que le général de Gaulle suivrait en Algérie “leur politique” ». Et Alain de Sérigny avait lancé avec enthousiasme un papier d’une valeur indéniablement historique : « Parlez, mais parlez mon Général... ».
Même s’il intervint en 1962 pour les accords FLN-OAS, cette crise mit fin à sa carrière politique et le plongea dans une grande solitude. En effet, après avoir été éjecté de la mairie en 1958, il s’est retrouvé chômeur et s’est rendu à Paris pour trouver du travail. Il se partageait entre Alger et Paris. Il écrit à sa fille : « En ce moment (décembre 1959), je livre un combat terrible contre la jalousie et l’intrigue... et l’amitié défaillante parfois... J’ai rarement dans ma vie (et Dieu sait si j’en ai bavé !) mené un combat pareil. Depuis un an et demi j’ai refait une vie en repartant à zéro. A 47 ans c’est dur, surtout quand on a été le cinquième personnage de son pays, et crois-moi qu’il est pénible d’aller solliciter quelque obscur bureaucrate pour faire avancer (ses affaires immobilières) alors que j’ai bâti une capitale pour mon pays (...) ».
Les pieds-noirs, une communauté manipulée
Indéniablement, les Français d’Algérie ont été manipulés, intoxiqués par les représentants de la grande colonisation et ont manqué de lucidité. Et pourtant, le maire d’Alger était un Algérien dans l’âme, il connaissait mieux que quiconque cette population au tempérament excessif, blessée qu’il voulait protéger, avertir : « J’avais essayé en 1958, après mon éjection de la mairie, d’avertir mes concitoyens, sans rancune, des périls qui les menaçaient s’ils ne prenaient pas conscience des réalités dansNous, Algériens... » . Ouvrage dont il soulignait, par ailleurs, qu’il a été « trop hâtivement écrit ». Aussi, le livre ne fut pas distribué en Algérie. Toute cette manipulation sur cette population européenne versatile au tempérament déjà survolté mais en détresse, est un élément d’explication indéniable mais elle ne suffit pas à expliquer, selon nous, cette haine pour un homme qu’elle a admiré. Il y a une ambivalence entre la haine et la fascination des Européens d’Algérie vis-à-vis de Jacques Chevallier, car il était l’un des leurs. Il avait le dynamisme, le tempérament, tout en étant marginal. Et si cette marginalité même, avec le courage que cela demandait, avait ajouté à la fascination ? Jacques Chevallier représentait le surmoi rationnel des pieds-noirs ; ils s’identifiaient à lui mais rejetaient son côté visionnaire. Dans leur inconscient, ils l’admiraient, ils savaient qu’il proposait une voie incontournable d’où à la fois cette haine et cette fascination.
Par ailleurs, les pieds-noirs ont été manipulés, en effet, par les ultras ; ils furent victimes d’une presse qui les intoxiquait, chauffait leur esprit. C’est un facteur d’explication mais qui ne suffit pas à comprendre cet aveuglement. D’après nous, ce sentiment d’abandon évoqué continuellement par les pieds-noirs réveillait une ancienne blessure. Cet Européen d’Algérie venait à 80 % de partout sauf de France, « C’était d’Alicante à Malte, toute la Méditerranée et l’Adriatique qui s’était donné rendez-vous en Algérie… un monde méditerranéen et non pas un monde français ». L’Européen d’Algérie avait adopté l’Algérie comme patrie, c’était une population dont les ancêtres avaient déjà vécu le déracinement. C’est pourquoi elle n’était pas prête à vivre une deuxième fracture, d’où cet attachement à l’Algérie française, cet aveuglement. Beaucoup de pieds-noirs ne connaissaient même pas la France, n’y étaient jamais allés. Quand ils parlaient des Français de France, ils disaient : « ils ne sont pas comme nous, ils ne comprennent rien à l’Algérie, à notre Algérie… ». Et de fait, leur arrivée en France fut un double choc, l’exil et le rejet. L’exode des pieds-noirs fut dramatique mais pouvait-il être autrement après cette effroyable guerre et l’état d’esprit colonial ? Les pieds-noirs qui évoquent si souvent « la valise ou le cercueil » avaient-ils leur place dans l’Algérie algérienne comme le souhaitait l’ancien maire d’Alger, lui qui espérait une Algérie fraternelle, pluricommunautaire ?
L’autre problème de taille, nous semble-t-il, c’est que l’Européen d’Algérie se sentait supérieur à « l’Arabe », comme l’écrivait Jacques Chevallier : « Ceux qu’on ignorait alors qu’ils étaient 10 millions, ceux auxquels on refusait l’égalité des droits parce qu’ils n’avaient pas le droit de penser ». Cette supériorité nous amène à penser que le pied-noir n’aurait pas supporté d’être l’égal de l’Algérien, d’être dirigé par lui. Comme le notait l’ancien maire d’Alger : « pour eux (les pieds-noirs), l’idée de patrie c’était d’ê.. La masse des Européens n’était pas prête à reconnaître le Musulman, l’Algérien comme son égal et encore moins d’êttre les maîtres. Pour moi, c’est plus simple : quel que soit le drapeau, c’est le pays que j’aime et où je me sens chez moi… » . La masse des Européens n’était pas prête à reconnaître le Musulman, l’Algérien comme son égal et encore moins d’être dominée par lui. La société pied-noire était très hiérarchisée et discriminatoire. Les Français d’Algérie, même nécessiteux, restaient privilégiés par rapport aux Algériens. A ce sujet, Jacques Chevallier écrivait dans ses réflexions après l’indépendance : « Rien ne séparait l’homme de Mallorque, d’Ibiza, de Sicile… de l’indigène, comme on disait, auquel il se sentait supérieur. La seule supériorité était que lorsqu’il débarquait ou naissait en Algérie, on le peignait instantanément en Français alors que Mohamed restait “sujet français” ». Les pieds-noirs qui ont décidé de rester en Algérie après l’indépendance ont dû renoncer à leur sentiment de supériorité et changer leur regard sur l’Algérien. Il y a incontestablement en eux une « algérianité », un attachement profond à ce pays dans lequel ils ont choisi de rester en 1962. Comme Jacques Chevallier le fit et qui dans son appel de juin 1962 invitait les pieds-noirs à voter le 1er juillet « sans complexe et sans arrière-pensée l’indépendance dans la coopération avec la France qui reste notre chère et vieille patrie. Vive l’Algérie, ma jeune patrie » . Ce sentiment de supériorité des pieds-noirs est souligné par une pied-noire restée en Algérie après l’indépendance et qui y vit toujours : « Mes parents étaient incapables de concevoir d’être commandés par des Arabes… L’état d’esprit colonial intégrait de facto un sentiment de supériorité. Cette supériorité s’exprimait dans toutes les couches de la société… Moi-même, j’ai dû me débarrasser de ce sentiment, j’ai dû changer mon regard sur les Arabes. ». Dans les enquêtes consacrées aux pieds-noirs, comme celle de J. Verdès-Leroux, il ressort qu’ils ne pouvaient pas accepter d’être commandés par des Algériens, de vivre parmi eux et d’avoir une vie sociale avec eux. Ces pieds-noirs qui leur avaient refusé l’égalité comment pouvaient-ils accepter que les Algériens les dirigent ? C’était un autre pays. Toutefois, les craintes nombreuses qui ont incité les pieds-noirs à l’exode étaient tout à fait justifiées avec la folie meurtrière que poursuivait l’OAS et la riposte terrible du FLN. Incontestablement, les pieds-noirs restés en Algérie après l’indépendance ne furent pas inquiétés mais changèrent leur vision des choses et s’adaptèrent à ce nouveau pays.
Jacques Chevallier, un néocolonialiste ?
Par ailleurs, le maire d’Alger essuya aussi de vives critiques de la part de la gauche anticoloniale française en Algérie qui voyait en lui un néocolonialiste. C’est à la suite de son « dialogue entre Algériens », dans les années 1950, que Jacques Chevallier subit la première accusation de néocolonialiste dans Alger Républicain. Ce journal le surnommait depuis 1947 : « Jack Chevallier du Dollar… dont les ancêtres vendaient des esclaves sur les marchés de Louisiane » . Le journal se méfiait de son colonialisme mais surtout de son anticommunisme, il avait donc réduit toutes les motivations politiques de ce dernier à son seul anticommunisme, ce à quoi il n’avait pas tout à fait tort car la lutte contre le communisme était une composante de son action. Toutefois, c’était négliger une donnée de base toute aussi fondamentale : sa prise de conscience des conditions de vie économiques, sociales et politiques des musulmans Algériens qui l’amena au sein de la mairie à mener sa politique de gestion avec des nationalistes algériens et une politique sociale audacieuse. Malgré cela, le journal continua ses campagnes de dénigrement contre lui en l’accusant désormais de jouer au « libéral » quand il proclamait qu’il avait l’Algérie « dans la peau » et lorsqu’il donnait, « avec démagogie », selon le journal, un nom arabe à chacun des groupes d’immeubles, etc. La politique sociale du maire en faveur des plus démunis irrita les communistes qui réduisirent toute son action à des calculs politiques. Par ailleurs, ils ne comprirent pas non plus sa volonté de changer le statut de l’Algérie et son idée d’Algérie fraternelle, jugeant son tournant politique suspect à cause de son passé à l’extrême droite et son appartenance au clan des ultras. L’itinéraire politique de Jacques Chevallier est atypique ; en général c’est le contraire, ce sont plutôt des hommes politiques de gauche qui basculent à droite, voire à l’extrême droite. Concernant cette époque, c’est le cas de Jacques Soustelle, gouverneur général de l’Algérie (26 janvier 1955 au 30 janvier 1956). En outre, le fait libéral pendant la guerre d’Algérie ne correspond pas au clivage gauche droite, comme le fit remarquer André Mandouze dans la revue Esprit en avril 1947, « le réactionnaire français peut travailler pour la libération de l’Algérie et l’homme de gauche être le pire des colonialistes » .
Son rôle de médiateur dans les accords FLN-OAS du 16 juin 1962 avait pour but, outre celui de sauver des vies humaines, de permettre aux Européens qui le désiraient de rester et comme lui-même, d’avoir leur place dans l’Algérie nouvelle. En ces dernières heures précédant l’indépendance, il a tenté, envers et contre tout, un ultime rapprochement entre les deux communautés.
L’ancien maire d’Alger à la lumière de l’Algérie contemporaine
Malgré le départ massif de ses concitoyens, Jacques Chevallier et sa famille sont restés en Algérie. Il y est décédé d’un cancer en 1971 et enterré dans le caveau familial au cimetière d’El-Biar. Comment l’ancien maire d’Alger a-t-il vécu en Algérie après 1962 ? Que reste-t-il de son action, de son œuvre, de ce passé ?
Le 1er juillet 1962, après avoir voté pour l’indépendance de l’Algérie, il déclare devant les caméras de la télévision française qui l’interrogeaient sur sa volonté de reprendre la vie politique active : « l’Algérie a besoin de tous ses enfants. S’il m’est demandé d’y aider, c’est bien volontiers que je le ferai ». Toutefois, compte tenu des querelles internes à l’intérieur du FLN et de la prise du pouvoir en septembre 1962 par Ahmed Ben Bella qui instaure le parti unique, il comprit qu’il n’avait pas sa place dans la vie politique du pays. Après l’indépendance, l’ancien maire d’Alger devint un personnage gênant pour le FLN. Il dérangeait les responsables algériens qui souhaitaient détenir seuls le monopole du courage et de l’héroïsme. A sa mort, El Moujahid, journal du Parti, annonça son décès en quelques mots seulement et sans ajouter de commentaires. Son prestige auprès de la population algéroise ne fut jamais ternie et allait à contre-courant des images quelque peu schématiques et réductrices sur lesquelles le Parti entendait construire sa propre légende et asseoir son pouvoir. Cependant, il souhaitait servir cette jeune nation et en 1962, il est nommé vice-président du port autonome d’Alger, poste qui restait surtout honorifique car sans lendemain. A cette époque, il se partageait entre Paris et Alger.
Mais en 1965, le bâtisseur reprit du service en créant, avec l’aide du ministre du Tourisme, Abdelaziz Maoui, une société pour l’aménagement et l’équipement du tourisme en Algérie (Aeta). Son idée était de développer le tourisme en Algérie car le pays disposait de tous les éléments pour cela. Il fit revenir l’architecte Pouilhon et ils se lancèrent ensemble dans la construction des complexes de Tipasa, Moretti, Zéralda, dans la région d’Alger et aussi dans le reste du pays.
Aujourd’hui, seule son opération d’urbanisme social témoigne de son action dans la ville d’Alger. Le journal El Watan du 5 juillet 2012, à l’occasion de l’anniversaire des 50 ans d’indépendance de l’Algérie, rappelle cette mémoire : « Le rêve fit long feu, mais les murs restent. Parmi les dernières personnalités de l’ex-Algérie française dont la mémoire est parvenue jusqu’à nous, celle du dernier maire d’Alger, Jacques Chevallier, reste ainsi présente dans la mémoire des Algérois. Ne serait-ce que par son legs urbanistique de premier ordre : Diar Es saâda, Diar El Mahçoul. Quant à Climat de France, il reste pour toujours le quartier Chevallier ». Certaines cités ont même été rebaptisées par la population « cité Chevallier » alors qu’il n’est pas à l’origine de leur édification et qu’il n’a jamais donné son nom à aucune des cités qu’il a fait construire. Nombreux sont les témoignages, parfois fantaisistes, parfois authentiques qui courent sur les bienfaits de « Monsieur Jacques » dont nous avons été témoins à notre adolescence et après. Combien de fois avons-nous été interpellée – car portant le même nom – par des Algériens de toutes conditions sur son œuvre urbanistique, sur sa politique courageuse pendant la guerre, sur ses qualités humaines. Notre histoire familiale est profondément marquée par l’action de cet homme singulier dans l’histoire de l’Algérie coloniale. Pour les pieds-noirs, les réactions sont contrastées, là aussi nous avons été témoins des attitudes les plus violentes. Aujourd’hui encore, le seul fait d’évoquer son nom rend hystériques les « irréductibles » de l’« Algérie française » qui ont la haine tenace, le site Le Partisan du 18 septembre 2010 titrait : « Traître à la nation : Jacques Chevallier, agent de la CIA » ; un article était intitulé « A propos de la sanctification, espérée et réclamée, d’un grand ennemi de l’Algérie française, Jacques Chevallier ». Pour ces ultras, il reste un traître et ils s’acharnent à répandre les pires insanités à son sujet. En revanche, de nombreux pieds-noirs qui l’ont hué ont compris bien après le sens de sa politique, comme ce témoin très représentatif de ce que nous avons pu entendre : « Sa politique était trop tournée vers les Arabes... Il n’était plus notre représentant... Jacques Chevallier avait raison... On n’a eu qu’un seul homme politique valable en Algérie, c’était Jacques Chevallier ». Ou encore dans cette même étude exhaustive, Les Français d’Algérie de 1830 à nos jours, Jeannine Verdès-Leroux parlant de l’un de ses interlocuteurs qui réfléchissait au « pourquoi la communauté française n’avait pas eu de représentant, s’arrêtait, comme plusieurs autres l’ont fait, sur Jacques Chevallier » (…) l’entretien 32 déclare : « Il y a eu Chevallier, il avait les défauts qui sont ceux des pieds-noirs (…) Il a fait de très bonnes choses (…) L’erreur de Chevallier a été d’aller trop vite (…) avec la versatilité qui est celle des gens à Alger, le très populaire maire est devenu le très impopulaire maire. C’est sans doute quelqu’un qui avait une vision des choses »53.
Mais c’est surtout les Algérois de la génération de la guerre qui lui sont restés fidèles dans le souvenir aujourd’hui encore, il demeure le maire d’Alger, que ces quelques phrases d’un Algérois anonyme de la Casbah a transmis par lettre à sa fille : « Il a été de ceux qui désignaient les Algériens d’Algériens et jamais d’indigènes… Laissez-nous écrire que votre père a été aussi blanc que la ville blanche qu’il avait gérée, aimée et défendue » (24 mai 2007).
La politique audacieuse de Jacques Chevallier pendant la guerre d’Algérie fut totalement incomprise. Il fit l’objet des critiques les plus virulentes pour finir par être évincé de la mairie lors de la crise du 13 mai 1958. C’est pourtant encore grâce à son rôle de médiateur que fut conclu en juin 1962 un accord entre l’OAS et le FLN qui épargna bien des vies humaines et une destruction partielle d’Alger.
La grande réussite de sa carrière fut sans aucun doute son expérience municipale. C’était un bâtisseur. Dans les souvenirs, il est resté le maire d’Alger. Il n’a pu empêcher le départ massif de ses concitoyens mais lui n’a pas pris le chemin de l’exil et a adopté dès 1’indépendance en 1962 la nationalité algérienne, ancrant ainsi son algérianité. ?
Sources
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Jacques Chevallier, Archives privées conservées chez sa fille à Alger.
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Jacques Chevallier, Nous, Algériens…, Paris, Calmann-Lévy, 1958 ; 187 p. INA vidéo.
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Presse
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L’Echo d’Alger, El Watan, Le Monde, Libération.
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Bibliographie
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Corinne Chevallier, Une attitude libérale pendant la guerre d’Algérie : Jacques Chevallier, maire d’Alger, mémoire de maîtrise, université Paris X-Nanterre, 1988.
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Cyrille Duchemin, Les Libéraux d’Algérie pendant la colonisation, mémoire, Institut d’études politiques, université de Grenoble, 2007-2008.
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Pierre Daum, Ni valise, ni cercueil. Les pieds-noirs restés en Algérie après l’indépendance, Solin Actes Sud, 2012.
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José-Alain Fralon, Jacques Chevallier, l’homme qui voulait empêcher la guerre d’Algérie,Paris, Fayard, 2012.
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Jean-Jacques Jordi, Guy Pervillé (sous la dir.de), Alger 1940-1962, une ville en guerre, Paris, les éditions Autrement, 2005.
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Daniel Leconte, Les Pieds-noirs : histoire et portrait d’une communauté, Paris Seuil, 1980.
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André Mandouze, Esprit, avril 1947.
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Jean-Louis Planche, Jacques Chevallier ou l’impossible compromis, Parcours, l’Algérie, « Les hommes et l’histoire », 8 ; p. 26-37, novembre-décembre 1987.
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Benjamin Stora, Algérie 1954, Une Chute au ralenti, Paris, l’Aube poche, 2011.
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Jeannine Verdès-Leroux, Les Français d’Algérie, de 1830 à nos jours, une page d’histoire déchirée, Paris, Fayard, 2001.
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Résumé
L’itinéraire politique de Jacques Chevallier, l’ancien maire d’Alger, est atypique à l’époque de l’Algérie coloniale. Partisan du dialogue entre Européens et nationalistes algériens dès les années 50, pour la reconnaissance des droits des Algériens puis d’une Algérie algérienne à terme où Pieds-noirs et Algériens auraient eu leur place, l’homme fut incompris et rejeté par sa communauté, malgré une popularité initiale. Cet article se veut une interprétation de cet échec à travers le parcours de l’homme et de l’histoire complexe des Pieds-noirs.
par Corinne Chevallier
https://www.cairn.info/revue-confluences-mediterranee-2014-3-page-175.htm#no364
Juin 1962 : l’Algérie française vit ses derniers instants dans une violence crépusculaire. L’OAS menace de détruire Alger et le FLN se prépare à lancer un millier d’hommes sur les quartiers européens. Jacques Chevallier va réussir à éviter le pire en permettant un compromis entre les ennemis irréductibles.
Destin exceptionnel que celui de cet homme qui, à onze ans, débarque à Alger avec sa mère, américaine de Louisiane, et son père, descendant de Français installés en Algérie depuis deux générations. Plus jeune maire de France en 1941, honorable correspondant des services secrets du général de Gaulle à Washington en 1944, il est élu triomphalement député, puis maire d’Alger, avant d’être appelé au gouvernement par Pierre Mendès France.
Très vite, il comprend que la politique coloniale n’a plus d’avenir et prône un nouveau dialogue entre Européens et musulmans, tout en menant une politique ambitieuse de construction qui va remodeler la ville.
S’il a toute la confiance de la communauté musulmane, il devient la cible des ultras de l’Algérie française, qui le font éjecter de sa mairie en 1958 par le général Salan. En juillet 1962, il sera l’un des rares Européens d’Algérie à ne pas choisir l’exil.
Ce livre raconte, à partir d’archives inédites et d’entretiens avec des acteurs de ce drame, l’histoire d’un homme qui fut, avec Albert Camus, l’une des figures tutélaires des « libéraux » – ceux-là mêmes qui, si on les avait écoutés, auraient pu empêcher la guerre d’Algérie.
José-Alain Fralon
le livre de José-Alain Fralon. Jacques Chevallier, l’homme qui voulait empêcher la guerre d’Algérie, José-Alain Fralon, éditions Fayard, mai 2012.] sur l’ancien maire d’Alger (1941-1958) est saisissant. À partir d’archives familiales, d’interviews, en puisant dans les mémoires écrits par les différents protagonistes de l’époque, l’ancien journaliste du Monde, lui-même pied-noir, parvient à ressusciter sobrement la personnalité hors normes de Jacques Chevallier. Jeune résistant, plus jeune maire de France, membre des services de renseignement français aux États-Unis (sa mère était issue d’une lignée d’émigrés de Louisiane), il fut député de l’Algérie à Paris et ministre de la Guerre dans le gouvernement de Pierre Mendès-France. Il se fit ensuite l’infatigable bâtisseur des cités nouvelles d’Alger la blanche et le défenseur d’une Algérie fédérale où musulmans et européens auraient cohabité dans l’égalité des droits, dans le cadre d’une relation renouvelée et privilégiée avec la France. Jacques Chevallier ne rencontra jamais Albert Camus. Mais il était son frère.
En vain… Le déchaînement des « événements », de la « révolution », en clair de la guerre, le meurtrit sans l’étonner, puis le dépassa. Les virevoltes et silences de De Gaulle le laissèrent incrédule et blessé. Considéré comme « libéral » parce qu’il cultivait les meilleures relations avec les notables musulmans algériens, bête noire d’Alain de Sérigny, le très réactionnaire directeur de L’Écho d’Alger, et du gouverneur socialiste Robert Lacoste, rallié au parti des pieds-noirs extrémistes, il devint la cible des généraux rebelles du putsch d’avril 1961, puis de l’OAS.
C’est pourtant grâce à sa médiation que fut conclu, en juin 1962, un accord de dernière minute entre OAS et FLN qui épargna à Alger d’être incendiée après les accords d’Évian. Mais la poursuite des attentats et des meurtres produisit l’irréversible : entre mars et juillet 1962, le départ massif d’Algérie de millions d’Européens, sans espoir de retour. Jacques Chevallier fut l’un des rares à ne pas choisir l’exil. Le pouvoir FLN l’humilia, en dépit de son engagement total et sincère en faveur de l’Algérie nouvelle. Il mourut en 1971 d’un cancer, laissant la terre qu’il avait tant aimée à un parti unique de type soviétique et aux militaires qui ont pratiqué l’arabisation à marche forcée et confisqué la rente gazière qui aurait pu assurer à leur peuple la vie meilleure dont Jacques Chevallier rêvait pour l’Algérie.
Françoise Le Forestier
https://www.causeur.fr/jacques-chevallier-lincompris-dalger-17696
Nous, Algériens…par Jacques Chevallier, Ancien maire d'Alger
https://www.miages-djebels.org/IMG/pdf/Nous_algeriens_par_Jacques_Chevallier_13_aout_2012.pdf
Algerie, 1er juillet 1962 : Chevallier
http://www.ina.fr/video/CAF97505622
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