«J’écris, comme tant d’autres femmes écrivains algériennes, avec un sentiment d’urgence, contre la régression et la misogynie» dit Assia DJEBAR. Romancière d’expression française, académicienne, enseignante, poétesse, cinéaste d’expression arabe, historienne, critique d’art et dramaturge, de culture arabe et islamique, Assia DJEBAR est l’auteure la plus étudiée par les critiques littéraires et universitaires. Il est impossible de recenser, de façon exhaustive, les études qui lui sont consacrées. «Bâillonnée, voilée, ensevelie, veuve, coupée, étranglée : la voix de l'écrivain Assia Djebar voue le texte littéraire à une double révélation. Révélation de l'espace féminin tramé de secret, séparé, murmures entre les murs. Révélation aussi d'Algérie à plus d'une langue ou, comme elle décrit : «des Algéries». L'œuvre, retraversée ici dans son ampleur pour la première fois, n'a cessé de faire de la littérature le lieu de tous les combats : pour une mémoire algérienne occultée par l'histoire militaire française ; pour la liberté des femmes dans l'Islam ; contre la violence et pour une Algérie des différences et des pluralités culturelles» écrit Mireille CALLE-GRUBER. Traduite en 23 langues, Assia DJEBAR, souvent citée pour le Prix Nobel de Littérature, a remporté de nombreux prix littéraires et obtenu des distinctions et décorations. La contribution littéraire d’Assia DJEBAR oscille entre consolation et intransigeance. Dans la préface de son livre «Les Alouettes naïves», Assia DJEBAR donnait l’explication de sa vocation littéraire et de son combat politique, en parlant de «tangage incessant». En effet, elle écrivait : «Soyons francs, tantôt notre présent nous paraît sublime (héroïsme de la guerre de libération) et le passé devient celui de la déchéance (nuit coloniale), tantôt le présent à son tour apparaît misérable (nos insuffisances, nos incertitudes) et notre passé plus solide (chaîne des ancêtres, cordon ombilical de la mémoire)». Beida CHIKI la qualifie de «fantaisiste, c'est à dire attentif à la rêverie qui touche au secret de l'être, sensible à la caresse de la poésie, à l'esprit de la musique qui partout s'insinue, et plus subtilement encore dans les césures de l'Histoire».
Dans sa contribution littéraire riche («L’Amour, la fantasia», «Vaste est la prison», «Loin de Médine», «Les Alouettes naïves»), Assia DJEBAR évoque son enfance, ses parents, sa terre natale, mais aussi la guerre d’indépendance, et toujours son besoin d'écriture, notamment au sujet de la femme-déesse et de la femme-victime. En effet, Assia DJEBAR a fait de son art, un moyen pour exprimer et agir contre «le trop lourd mutisme des femmes algériennes, l’invisibilité de leurs corps, revenue avec le retour d’une tradition rétrograde et plombée» dit-elle. Assia DJEBAR a choisi de donner la parole au monde muet des femmes : «Ma bouche ouverte expulse indéfiniment la souffrance des autres, des ensevelies avant moi», dit-elle.Ainsi, dans son film, «La Nouba des femmes du Mont Chenoua», tourné en 1976, elle y interroge la mémoire des paysannes sur la guerre. Assia rend hommage aux femmes algériennes à travers l’histoire de Zoulikha, une héroïne oubliée de la guerre d’indépendance d’Algérie montée au maquis en 1957 et portée disparue deux ans plus tard après son arrestation par l’armée française. Assia Djebbar lui consacre son roman «La femme sans sépulture» en 2002. Dans «Femmes d’Alger dans leur appartement», ce recueil de nouvelles raconte le vécu, la difficulté d’être, la révolte et la soumission, la rigueur de la Loi qui survit à tous les bouleversements et l’éternelle condition des femmes. En effet, en 1832, dans Alger récemment conquise, le peintre DELACROIX s’introduit quelques heures dans un harem, des prisonnières résignées, en attente perpétuelle. Il en rapporte un chef-d’œuvre, «Femmes d’Alger dans leur appartement», qui demeure un regard volé. Après la guerre d’indépendance dans laquelle les Algériennes jouèrent un rôle, les femmes ne veulent plus vivre en marge de la société, elles ont leur liberté à conquérir. Dans «La Zerda, ou les chants de l’oubli», prix au festival de Berlin de 1983, Assia DEJBAR fustige cette vision folklorique de l’histoire par les colonisateurs et réhabilite les chants des oubliés. En effet, à l’instar de Pablo PICASSO, Assia DJEBAR désire arracher les femmes des modèles créés par DELACROIX pour leur garantir une émancipation physique, la libération desespaces fermés, une émancipation métaphysique, la libération du silence. Assia DEJBAR lutte contre la paresse intellectuelle et l’amnésie ; elle veut, à travers les femmes lutter contre l’oubli : «Ils veulent que rien ne se soit passé, ou presque pas passé… […] La foule, à Alger, et presque pareillement à Césarée, est emportée dans le fleuve morne du temps» dit-elle.
Les sentiments ambigus envers la France, la colonisation et le traumatisme de la guerre d’Algérie, sont autant de sujets tabous et suscitant parfois la passion. «Les Français considèrent les écrivains francophones comme folkloriques, pas très intéressants au fond» dit-elle. Pourtant, Assia DJEBAR estime que la langue française est devenue un espace d’altérité, d’écoute, de dialogue, de liberté et de créativité. «Pour moi, écrire-écrire de la seule écriture qui me pousse, et m’habite, et me commande, écrire en français pour transcrire tout de même voix des aïeules et vérités inversées, renversées, dans les jeux d’ombre et de réalité, ce serait cela écrire en francophonie» dit-elle. Avec le parrainage de Pierre NORA, la première femme maghrébine normalienne, à être élue dans l’Académie française, le 16 juin 2005, sur le 5ème siège, de Georges VEDEL, sera Mme Assia DJEBAR, une forme de réconciliation entre la France et l’Algérie, après la douloureuse guerre d’indépendance. «Mon français, doublé par le velours, mais aussi les épines des langues autrefois occultées, cicatrisera peut-être mes blessures mémorielles» dira-t-elle dans son discours de réception du 22 juin 2006. L’œuvre d’Assia DJEBAR, loin d’être des «romans de femmes» ou des «romans de gare», est, en fait, une lutte, sans concession, pour la libération de la Femme. «Toute vierge qui se montre subit une sorte de prostitution !» écrit Quintus TERTULLIEN (160-220 après Jésus-Christ), né à Carthage (Tunisie), et issu d’une famille berbère romanisée et païenne. «L’obsession misogyne qui choisit toujours le corps féminin comme enjeu n’est pas spécialité seulement «islamiste !» en conclut Assia DJEBAR. Elevée en Afrique du Nord, au carrefour de plusieurs civilisations latine, grecque, berbère et Arabe, aventurière de l’esprit et de la liberté, Assia DJEBAR écrit en français, et considère, comme KATEB Yacine (1929-1989), que la langue française est un «butin de guerre». «Tandis que l’homme continue à avoir droit à quatre épouses légitimes, nous disposons de quatre langues pour expirer notre désir : le français pour l’écriture secrète, l’arabe pour nos soupirs vers Dieu étouffés, le libyco-berbère quand nous imaginons de retrouver les plus anciennes de nos idoles mères. La quatrième langue, pour toutes, jeunes ou vieilles, cloîtrées ou à demi émancipées, celle du corps que le regard des voisins, des cousins, prétend rendre sourd et aveugle. Quatre langues qui sont autant d’ouvertures vers la liberté», dit-elle dans son roman historique «L’Amour, La Fantasia». Quand le gouvernement algérien a voulu lui imposer d’enseigner en Arabe à l’université, Assia DJEBAR dira «La langue française est mon armure». Par conséquent, il ne faudrait pas confondre le français «marginalisé quand il est créatif et critique» et le français«en habits d'apparat colonial». Assia DJEBAR revendique sa francité : «La langue française, devenue la mienne, tout au moins en écriture, le français donc est lieu de creusement de mon travail, espace de ma méditation ou de ma rêverie, cible demon utopie peut-être, je dirai même ; tempo de ma respiration, au jour le jour». «J'ai le désir d'ensoleiller cette langue de l'ombre qu'est l'arabe des femmes» précise-t-elle. Cet engouement pour la langue française, fortement critiqué par une partie des auteurs algériens, est donc loin d’être un reniement. Bien au contraire. Assia DJEBAR dans son hybridité, a toujours réclamé son arrimage à ses racines arabo-islamiques en parlant des heures de la civilisation andalouse. «Je suis très touchée qu'à l'Académie […], on ait accepté de voir qu'il y'avait chez moi un vrai entêtement d'écrivain en faveur de la littérature et, à travers cette littérature, pour mes racines de langues arabe, de culture musulmane», dit-elle.En effet, la colonisation qui, en imposant le français aux Algériens, a créé chez eux une réaction vers un retour aux sources. «Je voudrais ajouter, en songeant aux si nombreuses Algériennes qui se battent aujourd’hui pour leurs droits de citoyennes (…) je me destinais à la philosophie. Passionnée, étais-je à vingt ans, par la stature d’Averroes, cet Ibn Rochd, andalou de génie dont l’audace de la pensée a revivifié l’héritage occidental, mais alors que j’avais appris au collège l’anglais, le latin et le grec, comme je demandais en vain à perfectionner mon arabe classique. (…) En ce sens, le monolinguisme français, institué en Algérie coloniale, tendant à dévaluer nos langues maternelles, nous poussa encore davantage à la quête des origines». Par conséquent, la culture c’est avant tout, «ce désir de vivre ensemble en leur donnant (aux jeunes) des repères identitaires qui leur évitent l’errance. C’est enfin réhabiliter l’histoire vraie de ce pays et donner à chacun son dû à l’aune de son apport à cette immense Algérie», dit-elle.
Née Fatma Zohra IMALHAYENE, le 30 juin 1936, à Cherchell, dans la Wilaya de Tipaza, anciennement Césarée de Maurétanie, une ville antique et côtière à une centaine de kilomètres d’Alger. Son père, Tahar IMALHAYENE, est instituteur et arabophone et sa mère, Bahia SAHRAOUI, issue d’une famille berbère des Berkani, avait un aïeul qui avait combattu auprès de l’Emir Abdelkader. Bahia aimait les musiques andalouses qu’Assia recopiait dans des cahiers et qui sont racontées en allant au hammam. La fratrie est composée de Samir, Hicham et Sakina.
L’image du père domine la contribution littéraire d’Assia DJEBAR. Son père Tahar Imalhayène, instituteur de profession, adhère, depuis sa création, au parti de Ferhat ABBAS, est conseiller général de Cherchell et délégué à l'Assemblée algérienne, élu dans le deuxième collège sous l'étiquette de son parti, l’Union démocratique du Manifeste algérien. Il démissionne de cette Assemblée en septembre 1955. Tahar était le fils d’un Algérien qui, ruiné en 1871, s’enrôla en 1884 dans les spahis, se battit pour la France au Tonkin et participa même, en grand uniforme, à la garde d’honneur qu’on réunit à Paris pour accueillir le tsar de toutes les Russies. Et c’est retraité, sur la place de son village, que ce grand-père décoré par la République attira l’attention d’un instituteur français. L’instituteur qui remarque l’ancien soldat, l’ancien soldat qui lui parle de ses fils, l’instituteur qui ouvre aux deux fils son école et, une décennie plus tard, votre père qui se retrouve lui-même, futur instituteur, à l’école normale musulmane de Bouzaréah. Il y sera le condisciple de Mouloud FERRAOUD, assassiné par l’OAS en 1962. «Il était le seul maître indigène, comme on disait, le seul musulman. L'école était fréquentée par des enfants d'ouvriers, des fils de prolétaires. Ils venaient pieds-nus, été comme hiver» dit-elle. Un jour, par la commune (ici vivait Germain, le plus riche colon d'Algérie), est arrivé de l'argent pour que les enfants aient des chaussures. «Mon père, naïf, a cru qu'elles étaient destinées aussi aux écoliers musulmans, et pas uniquement aux petits Blancs. Pas du tout ! Les indigènes n'auraient droit qu'à des espadrilles, lui a-t-on annoncé. Il a alors claqué la porte, estimant qu'il n'avait plus rien à faire en ce lieu. Encore aujourd'hui ce souvenir me bouleverse» écrit-elle. «Mon père était professeur de français. C’était un Algérien, il parlait arabe à la maison, tout en étant professeur. Au début nous vivions dans un petit village perdu dans les montagnes. Nous apprenions, parlions et écrivions français à l’école mais à la maison, comme ma mère parlait arabe, nous parlions arabe» dit-elle. Ses parents constituent un couple harmonieux et uni. «Mes parents, devant le peuple des femmes, formaient un couple, réalité extraordinaire» écrit-elle dans «l’Amour, la fantasia». La femme traditionnelle arabe ne désigne son mari autrement que par le prénom usuel correspondant à «lui». Sa mère apprendra, progressivement, la langue française et aura l’audace nouveauté d’appeler son père par son prénom. Son père, en voyage, écrira à sa mère une carte postale. Cette manifestation d’amour transgressant les codes de la pudeur fera que la vanité de sa mère en est secrètement flattée. Assia étudia à l’école primaire française, puis dans une école coranique. «Dans ma première enfance, de cinq à dix ans, je vais à l’école française du village , puis en sortant, à l’école coranique […] Je fus privée de l’école coranique à dix ou onze ans, peu avant l’âge nubile. […] A onze ans, je partis en pension pour le cursus secondaire»écrit-elle.
Grâce au don d’amour du père, elle échappe ainsi à un avenir obscur, celui de l’enferment des jeunes filles nubiles. Après l’école primaire, elle fréquente le collège de Blida de 1946 à 1953, faute d’apprendre l’arabe classique, elle entame le grec ancien, le latin et l'anglais. Elle obtient le baccalauréat en 1953 puis entre en hypokhâgne au lycée Bugeaud d’Alger (lycée Emir Abdelkader). Assia DJEBAR est passionnée pour le basketball et l’athlétisme. Assia DJEBAR poursuit à Khâgne, au lycée Fénélon, à Paris. Ancienne élève de l'Ecole normale, elle a été la première algérienne à être admise, en 1955, à l'Ecole Normale Supérieure de Sèvres en France. Elle choisit, à l'âge de vingt ans lors de la publication, chez Julliard, de son premier roman «La Soif» en 1957 de prendre un pseudonyme : Assia DJEBAR, en arabe, «Assia» signifie «celle qui console, qui accompagne de sa présence» ou «la fleur immortelle», et «Djebar», intransigeance, l’un des 99 mots qualifiant la grandeur du Prophète. «Je ne m’appelle pas Assia Djebar. Quand «la Soif» est sorti, ce ne fut pas mon père qui fit scandale, mais la Directrice de Normale-Sup à Sèvres. J’étais exclue de Sèvres parce que je faisais la grève et parce qu’en plus j’écrivais. Je n’ai pas été exclue de ma société, mais de Sèvres ! Ce pseudonyme c’était un voile. Je brouillais les pistes» dit-elle.
En définitive sa contribution littéraire vise à consoler les cœurs meurtris ou les rayés de l’Histoire et dénoncer, sans pudeur ni égard pour une quelconque autorité, les bourreaux de ces derniers. Assia DJEBAR se démarque du verbe accusateur en vogue dans les milieux anticolonialistes ; elle conte à sa manière, singulière, l’altérité, la femme, l’Islam, la nuit du colonialisme, les heures sombres des deux pays qu’elle côtoie. Panser les plaies du passé, soulager les mauvaises cicatrices, libérer de l’oubli et du silence ces femmes invisibles au monde, tels sont les objectifs qu’assignent Assia DJEBAR. Ainsi, en pleine guerre de libération nationale, dans son roman «La Soif», Assia DJEBAR se singularise en désertant le champ strictement politique. Elle opte pour une «écriture d’audace et de courage» suivant une expression de Nadjib REDOUANE. Les femmes ont apporté leur contribution décisive dans cette lutte pour l’indépendance, mais celles que décrit Assia DJEBAR, dans ce roman de jeunesse, ce sont des portraits de jeunes filles algériennes soucieuses d’amour, de volupté, de dévoilement de leur corps, du désir de vivre et de jouir de la vie. A la suite de ce roman, Assia DJEBER a été présentée comme une «Françoise Sagan de l’Algérie musulmane», comme une bourgeoise. Elle aurait présenté «la caricature de la jeune fille algérienne occidentalisée» de son propre aveu. Mais Assia DJEBAR, d’une imagination fertile et d’un style vif, est déjà une écrivaine de la transgression révélant à la femme toutes ses potentialités physiques et morales, et sans fausse pudeur. «J’habite le mouvement irrépressible du corps au dehors» dit-elle. En effet, la narratrice de la «Soif», exprime un désir irrépressible d’émancipation des femmes par le langage du corps : «Il s'agit ici du mouvement du corps féminin: là se place la ligne la plus acérée de la transgression quand une société, au nom d'une tradition trahie et plombée, tente et réussit parfois, même aujourd'hui, à incarcérer ses femmes, c'est -à-dire la moitié d'elle-même. Ecrire pour moi, gardant à l'esprit cet horizon noir, c'est d'abord recréer dans la langue que j'habite le mouvement irrépressible du «corps au dehors», je dirai presque son envol»écrit-elle. Finalement, la découverte du corps, à côté de la guerre d’indépendance, est une révolution importante. Ce «corps mobile» pour Assia DJEBAR «c’est écrire pour sortir de soi, c’est la conquête de l’espace, la liberté de voir et d’être vu, l’élargissement de l’horizon, une envie de bouger, de voguer, de se dissoudre dans l’azur». Dans son deuxième roman, «Les Impatients» de 1958, Assia DJEBAR poursuit cette démarche intimiste, et explore l’intimité, les intrigues amoureuses entre jeunes, les jalousies et les rivalités entre femmes. Dalila est décidée à lutter malgré les menaces graves de l’homme jaloux. Cependant, pour Beïda CHIKI, ce roman participe «à la parole critique en mettant en scène des personnages armés d’une volonté d’épanouissement et révoltés contre la hiérarchie d’une bourgeoisie passive et sclérosée». En fait, dans ses écrits, Assia DJEBAR accorde une importance primordiale au langage du corps : «Tandis que l’homme continue à avoir quatre épouses légitimes, nous disposons de quatre langues pour exprimer notre désir, avant d’ahaner : le français pour l’écriture secrète, l’arabe pour nos soupirs vers Dieu étouffés, le libyco-berbère quand nous imaginons retrouver les plus anciennes de nos idoles mères» dit-elle. Il faut sortir de la marge et du harem en utilisant la quatrième langue celle du corps.
Intransigeante, Assia DJEBAR le fut aussi durant la guerre d’indépendance, puis dans les terribles années 1990 où elle dut quitter son pays, une Algérie «de plus en plus écartelée entre désir et mort» ; intransigeante, elle l’est à travers le très beau «Oran, langue morte», arme sobre et lucide contre toutes les horreurs des dictatures intégristes. Intransigeante, elle l’est, après avoir fait la grève des examens pour protester contre les «événements» de la guerre d'Algérie, elle se voit contrainte de quitter l'E.N.S. suivit les consignes de l’U.G.E.M.A., l’Union générale des étudiants algériens, et renonça à passer les examens dus. Cette formation d’historienne aura cependant une influence indéniable sur son œuvre romanesque, marquée par un souci historique et une réelle connaissance des archives. Assia DJEBAR se marie en 1958, en premières noces, avec Walid GARN, un militant de la cause nationale Walid GARN (pseudonyme de l'homme de théâtre Ahmed Ould-Rouis), avec qui elle écrit «l’Aube rouge» en 1969 c’est pièce de théâtre «Rouge l'Aube» (1969), fétiche de ses oeuvres «pour la lutte de Libération nationale». Cette pièce jouée au 1er festival Culturel, Panafricain, dénonce la violence coloniale et les atrocités de l'armée française, et se termine par cette réplique poignante: «Comme toi, je ne peux rien voir, ni le bourreau, ni le martyr. Seulement le ciel et la pourpre de l'aube. Une aube rouge au-dessus du sang de mon frère». Le couple adopte Mohamed GARNE, en 1965, né le 19 avril 1960, du viol par sa mère, Kheira, de militaires français. Assia collabore au journal «El Moudjahid», en contact avec Frantz FANON, en réalisant des entretiens avec des réfugiés algériens, à Tunis et au Maroc. Diplômée en histoire, en 1959, elle enseigne l'histoire moderne et contemporaine à l'Université de Rabat et professeur d’histoire de 1962 à 1965 à l'Université d'Alger, de littérature et de sémiologie du cinéma de 1974 à 1980 ; elle collabore avec la presse algérienne. Elle quitte l’Algérie en 1980 et se consacre au travail d’écrivain, et collabore avec le Centre Culturel algérien. Le choix de Paris est lié à celui de l’écriture, et à son rapport au féminisme : en Algérie «le spectacle du féminin ne rend possible qu’une écriture de militantisme, de journalisme, de protestation. Mais c’est justement parce que je suis écrivain que je suis partie» dit-elle. En 1980, elle épouse en secondes noces Malek ALLOULA, un écrivain, critique littéraire et poète, (1937-2015), mais Malek vit avec la styliste belge à partir de 1999, Véronique LEJEUNE. Abdelkader ALLOULA, le frère de Malek, a été assassiné en 1994. Assia écrit avec lui, le film, la Zerda ou le chant de l’oubli. Assia DJEBAR a une fille adoptive, Jalila IMALHAYENE-DJENNANE, régularisée durant les événements douloureux des années 90, par notre association Intercapa, avec l’appui de Mme Marie-Laure COQUELET, marraine de mes enfants, qui a assisté au mariage de Jalila avec Mohamed DJENNANE. Par un curieux hasard du destin, Jalila avait travaillé à la mairie de Bagnolet Bagnolet de 2010 à 2014. Nos chemins se séparent, s’entrecroisent, puis se perdent. De 1983 à 1989, Assia DJEBAR représente l’émigration algérienne au conseil d’administration du Fonds d’Action Sociale. Assia DJEBAR ne renonce pas aux responsabilités universitaires et soutint sur le tard, en 1999, une thèse retraçant largement son propre parcours en littérature parmi ceux d’autres écrivaines du Maghreb. En 1995, elle accepte de partir travailler en Louisiane, comme professeur titulaire à Louisiana State University de Baton Rouge où elle dirige également un Centre d’études françaises et francophones de Louisiane. En 2001, elle quitte la Louisiane pour être à New York University professeur titulaire. En 2002, elle est nommée Silver Chair Professor.
La contribution littéraire d’Assia DJEBAR est habitée par trois points centraux : l’espace public, les voix des femmes et la question de la langue française. «L'œuvre d’Assia Djebar n'a cessé de faire de la littérature le lieu de tous les combats : pour une mémoire algérienne occultée par l'histoire militaire française ; pour la liberté des femmes dans l'islam ; contre la violence et pour une Algérie des différences et des pluralités culturelles», écrit Mireille CALLE-GRUBER. Ainsi, «Les alouettes naïves», paru en 1967, un roman d’amour et de guerre représente une véritable entrée dans l’écriture. L’héroïne du roman, N’fissa est une jeune femme étonnante et détonante dans cette Algérie des années 50. Grâce à son père qui a une «dévotion» pour les livres, elle bénéficie d’une éducation libérale, audacieuse. Elle ne porte pas le voile, elle fait des études à Alger, choisit elle-même son fiancé ; fiancé qu’elle accompagne dans le maquis avant qu’il ne se fasse tuer. Arrêtée, emprisonnée, son père arrive à la faire libérer et la ramène à la maison. Mais avec l’extension de la Guerre, l’étau se resserre, et elle doit prendre le chemin de Tunis où elle rencontre Rachid et Omar. Assia DJEBAR dénonce le recul de la société algérienne après la guerre, après une égalité fugitive entre l’homme et la femme, pendant la guerre. Une fois l’indépendance retrouvée, c’était le tour de l’exclusion et de la réclusion de la femme. C’est ce roman qui universalise la contribution littéraire d’Assia DJEBAR. «Les alouettes naïves» est le roman d’une génération perdue, d’une génération déracinée de jeunes Algériens marqués par la guerre, l’exil, l’attente d’un monde meilleur. «L’individu est soucieux de se réapproprier ses origines, d’exorciser sa douleur, de trouver sa propre voix et de verbaliser son propre témoignage» écrit Diana LABONTU-ASTIER.
Par conséquent, Assia DJEBAR s’engage dans une vaste fresque aussi singulière que fascinante où s'entremêlent l'histoire algérienne, l'autobiographie et la mémoire des femmes. Assia DJEBAR joue pleinement son rôle d’historienne. Elle relate l’Histoire de l’Algérie, du Maghreb, l’histoire de la famille de la narratrice, de son couple, de ses mythes et de la langue berbère. L’histoire, c’est aussi la transmission par la parole ou les écrits, un moyen de lutter contre l’oubli, de laisser une trace. C’est un quatuor algérien, composé des romans suivants : «L’Amour, la fantasia», «Ombre sultane», «Vaste est la prison », et «Nulle part dans la maison de mon père».
«L’Amour, la fantasia», en 1985, est un mélange de récit collectif et d’autobiographie, une archéologie de soi. C’est un roman qui oscille entre le Moi dans l’histoire et le Moi dans la langue. Chaque événement personnel ne peut être compris qu’à la lumière de l’histoire lointaine et récente de l’Algérie. «Fillette arabe allant pour la première fois à l'école, un matin d'automne, main dans la main du père. Celui-ci, un fez sur la tête, la silhouette haute et droite dans son costume européen, porte un cartable, il est instituteur à l'école française. Fillette arabe dans un village du Sahel algérien» c’est ainsi que débute ce roman. Dans les années 50, conduire à l’école française sa fille, c’est audacieux et émancipateur : «le malheur fondra immanquablement sur eux» se disent les voisins. Elle y raconte son enfance, notamment ses vacances à la campagne avec ses cousines. Assia DJEBAR aborde son «aphasie amoureuse», le thème de la création du corps, de l’amour-passion, aller à l’école est une menace pour le conservatisme, une fille arabe, capable d’écrire une lettre, peut y exprimer ses passions amoureuses, à l’insu de ses parents : «l’amour qu’allumerait la plus simple des mises en scène apparaît comme un danger» écrit-elle. Aussi, dans l’Algérie traditionnelle, la fille nubile subie l’enfermement. Bien qu’Assia DJEBAR ait voué à son père une grande admiration, celui-ci, au fur et à mesure qu’elle grandit, est une ombre tutélaire qui se dresse contre elle. Ainsi, Assia raconte l’histoire d’une lettre écrite par un admirateur inconnu que son père a déchirée et jetée au panier, mais qu’elle a recollée pour proposer à ce garçon un échange de lettres amicales : «Le défi juvénile m’a libérée du cercle que des chuchotements d’aïeuls invisibles ont tracé autour de moi et en moi. Puis l’amour s’est transmué dans le tunnel du plaisir, argile conjugale» écrit-elle. La jeune Assia, découvre la bibliothèque du cousin absent, avec des photos érotiques et commence à lire Paul BOURGET, Colette et Agatha CHRISTIE. Ses cousines, qui ne sortaient jamais, sinon pour aller au bain maure, écrivaient, en secret, des lettres à des hommes arabes, dans le monde entier. «Écrire devant l'amour. Éclairer le corps, pour aider à lever l'interdit, pour dévoiler. Dévoiler et simultanément tenir secret ce qui doit le rester tant que n'intervient pas la fulgurance de la révélation» dit-elle. C’est ainsi que commence, dans son for intérieur, un insoupçonné et un étrange combat des femmes : «Jamais, jamais, je ne me laisserai mariée, un jour à un inconnu qui, aurait le droit de me toucher ! C’est pour cela que j’écris ! Quelqu’un viendra dans ce trou perdu pour me prendre : il sera inconnu pour mon père ou mon frère, certainement pas pour moi !» dit-elle.
«L’amour, la fantasia», relate aussi la prise d’Alger par les Français en 1830, et donc l’avènement de la colonisation considérée comme une razzia, un viol, une défloration : «l’invasion est devenue une entreprise de rapine» dit-elle. Assa DJEBAR dénonce, avec violence, la falsification de l’écriture de la prise d’Alger par les Français : «150 ans après, je prends la plume et je vais vous dire la vérité» dit-elle. La vérité enfouie se fait jour. En effet, la colonisation est décrite comme un pouvoir arbitraire ; sept femmes sont exécutées pour avoir accueilli les soldats français par des insultes. Un soldat tranche le pied d’une femme pour s’emparer de son bracelet en or. C’est l’union sacrée contre l’occupant sans titre. Assia DJEBAR y vante le courage et la dignité des femmes. «L'amour, la fantasia étant la première d'une série romanesque, l’histoire est utilisée dans ce roman comme quête de l’identité. Identité non seulement des femmes mais de tous le pays. (…)S’établit alors avec moi un rapport avec l’histoire du dix-neuvième siècle écrite par des officiers français, et un rapport avec le récit oral des Algériennes traditionnelles d’aujourd’hui. Deux passés alternent donc ; je pense que le plus important pour moi est de ramener le passé malgré ou à travers l’écriture, «mon écriture» de langue française. Je tente d’ancrer cette langue française dans l’oralité des femmes traditionnelles. Je l’enracine ainsi» dit-elle. En effet, face à un fantasme d’un pays dompté, l’auteure oppose une «Algérie-femme» impossible à dompter. Ainsi, les Algériennes s’enduisent le visage de boue et d’excréments, quand on les conduit de force dans le cortège du vainqueur : «L’indigène, même quand il semble soumis, n’est pas vaincu. Ne lève pas les yeux pour regarder son vainqueur. Ne le reconnaît pas» écrit-elle. A travers l'histoire, telle que la conte Assia DJEBAR, une vérité enfouie se fait jour, une vérité ancienne, comme au rebut, celle de la femme, de l'Algérienne, allant de l'étouffoir d'autrefois, du «bruissement des femmes reléguées», à la participation militante aux combats du maquis.
Dans «Ombre sultane» paru en 1987, le couple, l’amour, la critique de l’homme et la rébellion de la femme contre l’oppression, acquièrent toute leur étendue dans une fiction où psychologie et histoire se fondent dans l’arabesque des biographies entrelacées. Isma, la narratrice, dit Je, mais elle a une double voix. Elle raconte une histoire de femmes mariées au même homme. Isma raconte son amour incandescent pour son époux dont elle a eu une fille, mais elle parle aussi d'Hajila, la jeune femme qui lui a succédé dans le lit de son mari. Tout les oppose. Isma est une intellectuelle, une femme libre qui voyage entre Alger et Paris. Hajila vient d'un bidonville d'Alger, mariée sans son accord. En fait, c'est Isma qui a fourni Hajila à son ex-époux pour la remplacer auprès de lui et auprès de sa fille qui restait avec son père. Seulement ce second mariage n'a pas été heureux pour la jeune femme. Le mari a voulu la garder non seulement strictement voilée, mais encore cloitrée. Hajila a rusé et est parvenue à sortir, de plus en plus souvent, de plus en plus longtemps, voilée puis sans voile ; on dit «nue», jusqu’au moment où le mari le découvre et la bat. C’est un récit plein de pudeur, de voix chuchotantes, mais aussi de désirs féminins de s’affirmer. «Une fois de plus Assia Djebar sait trouver les mots pour parler des femmes algériennes et de leur aspiration. Elle parle en leur nom et au nom de toutes celles qui n’ont jamais eu accès à la parole, à la lumière. Elle les libère du passé et de l’espace réservé à la femme» écrit Jean DEJEUX.
«Vaste est la prison» est paru en 1995. Le titre de cet ouvrage est tiré d’une complainte berbère rapportée par Jean AMROUCHE et chantée par sa sœur, Taos AMROUCHE : «Vaste est la prison qui m’écrase/ D’où me viendras-tu, délivrance ?». «Je vomis quoi, peut-être un long cri ancestral. Ma bouche ouverte expulse indéfiniment la souffrance des autres, des ensevelies avant moi, moi qui croyais apparaître à peine au premier rai de la première lumière», écrit-elle. C’est un texte éclaté, aux multiples références. Ce roman, où l’autobiographie et le récit fictif forment un thyrse, est divisé en quatre parties. Chacune d’elles est une quête ou une trouvaille. La première partie, «L’effacement dans le coeur», relate quelques moments d’une histoire d’amour impossible entre la narratrice, Isma, et un homme appelé simplement l’Aimé. La deuxième partie du roman, «L’effacement sur la pierre», retrace l’histoire de l’écriture lybique (berbère), écriture perdue et «retrouvée» à partir d’un monument bilingue (punique-berbère). Ce sont des faits et des personnages historiques qui sont évoqués ici. «Un silencieux désir», la troisième partie, présente, en alternance, le tournage d’un film par la narratrice et l’histoire des femmes de sa famille, à partir du premier mariage de sa grand-mère. La dernière partie, «Le sang de l’écriture», une sorte d’épilogue, évoque la difficulté d’écrire sur la situation actuelle en Algérie». Le tout est animé d’un fil conducteur : la naissance d’un pouvoir féminin. Ce pouvoir, Assia DJEBAR ne l’atteint qu’en recourant à la mémoire personnelle et à la mémoire collective. Cloîtrée, voilée, mariée dès son plus jeune âge, la figure de la femme algérienne rebute Isma. Celle-ci osera rompre au nom de toutes les femmes de son entourage les chaînes de la tradition. Tout au long de son récit, Assia DJEBAR revient sur une légende qui fait tant peur en Algérie. Les femmes mariées de force attendent l’invisible «voleur de mariée», auquel elles préfèreraient offrir leur virginité plutôt qu’à l’époux imposé. C’est la meilleure description de la condition de la femme, berbère qui plus est, à travers différents portraits, à différentes époques. L’écriture, la langue, la parole sont également abordées, comme des figures féminines qui se battent pour exister, résister à l’oubli, à l’effacement de soi.
«Nulle part dans la maison de mon père», en 2007, est un titre qui renvoie à la question de «l'exil», l'exil intérieur et l'exil spatial et familial. L’image de ce père aimé, sublimé mais elle renvoie aussi à un traumatisme. En effet, le père élève l’héroïne en l’entourant d’une protection qui entraîne, bien vite, l’apparition de toutes sortes d’interdits : vestimentaires, relationnels. Le puritanisme est de rigueur. Un texte où il est difficile de séparer l’auteur de la narratrice (personnage et auteur à la fois), avec un moi majestueux, serein, plein de pudeur. Il ne s’agit pas à proprement parler d’une autobiographie mais plutôt d’une somme de moments qui ont marqué son enfance et son adolescence. Nous sommes sous l’Algérie coloniale, peu avant la guerre. Fatima, le véritable prénom d’Assia DJEBAR et celui de la fille préférée du Prophète, est fille d’instituteur. A ce titre, elle est en rapport étroit avec la population européenne. Elle fréquente l’école des maîtres français, joue avec les enfants des colons. A la maison, on parle essentiellement la langue française. Malgré ça, l’empreinte de la tradition s’exprime à travers sa famille, les femmes voilées qu’elle croise dans la rue et au hammam, sa mère qui porte le Haik, ce grand voile blanc dont se couvraient les algériennes de l’époque. Mais c’est surtout le caractère rigoriste de son père qui la marquera le plus et un événement en particulier. Alors qu’elle essayait, en compagnie d’un petit garçon européen, d’apprendre à faire du vélo, son père la surprend et la fait rentrer sur le champ. Il lui reproche alors sévèrement d’avoir montré ses cuisses. Fatima n’avait que 6 ans. A partir de cet instant, l’insouciance d’une petite fille fait place à la crainte et à l’incompréhension. Pourtant le père de Fatima n’est pas si strict et traditionnel que ça. Elle peut sortir sans le voile, elle peut porter des jupes. Elle peut se rendre à son internat sans chaperon. En revanche, pas question de se vêtir d’une robe laissant les épaules et le dos dénudés. Fatima ne comprend pas pourquoi ces françaises peuvent ainsi se promener en toute liberté, sans surveillance et en tenue légère et que les algériennes soient, elles, emprisonnées dans leurs voiles et dans leurs maisons. Ce roman est aussi l’expression d’un mal être, d’un étouffement dont les responsables sont des hommes, le père d’abord, figure omniprésente, puis le futur mari. Un roman, est une longue marche vers la liberté ; il nous éclaire l’œuvre de l’auteure et sa prise de position dans le combat des femmes pour l’égalité. C’est une écriture d’une beauté attendrissante, bouleversante, ciselée, et sculptée.
Dans «Loin de Médine», publié en 1991, Assia DJEBAR, en historienne, se plonge dans les chroniques arabes de Ibn Saad, Ibn Hichem et Tabari ; elle se déplace à Médine, dans l’année 632 de l’ère chrétienne, au moment où le Prophète va mourir. Se croisent alors des destins de femmes fascinantes : bédouines reines de tribus ou prophétesses inspirées, mais d'abord chefs de guerre dans une Arabie en effervescence. A Médine même, d'autres héroïnes, musulmanes cette fois et des plus célèbres : Fatima, fille du Prophète, à la fierté indomptable d'une Antigone nouvelle, sera des mois durant «celle qui dit non à Médine». A l'autre extrême, Aïcha maintenant veuve de Mohamed, la plus vénérée et la plus jeune, s'installe peu à peu dans son rôle de «diseuse de mémoire». Entre ces deux pôles, les migrantes mecquoises, les affranchies, les errantes, tout un choeur d'anonymes, rapportent dans la ferveur la chaîne des «dits» du Prophète disparu. Un retour à l’imaginaire islamique, aux origines de la religion, celle d’Assia DJEBAR, qui démontre que dans les origines de l’Islam, il y a une grande place pour la dignité de la femme. C’est une réécriture de l’histoire. En effet, ce roman a été écrit au moment où l’Algérie vit des heures dramatiques avec la poussée islamiste. Assia DJEBAR, dans ce contexte particulier, dresse sa vision de toutes les femmes musulmanes afin de réhabiliter leur statut. En effet, Mohammed Ibn Jarir Al-TABARI (838-923), un historien irakien et exégèse du Coran, avait dressé, une vision masculine de l’histoire de l’Islam, dans laquelle la femme fut mise à l’écart. En laissant la femme dans l’ombre, en la réduisant au silence, ces historiens ont occulté leur rôle éminent, et ont donc falsifié l’histoire. Par conséquent, Assia DJEBAR réhabilite le discours féminin, en donnant la parole à 18 figures féminines que l’Histoire recense, mais marginalise. Elle fait appel, notamment, à la jeune princesse yéménite, Sann’a qui épouse Aswad, en fait c’est un imposteur, un faux prophète et elle découvre aussi que c’est un païen. Aïssa DJEBAR relate la révolte de Fatima, la fille du Prophète, dépossédée de son héritage paternel par les successeurs de Mohamed. Fatima s’oppose, farouchement, contre cette injustice, si elle meurt, auparavant, elle a dit «Non». Pour les femmes algériennes de notre temps, Assia DJEBAR pose un mythe fondateur, elles peuvent s’identifier et intégrer ce passé glorieux de l’Islam, à la fois comme maillon et réceptacle.
«Le Blanc d’Algérie» en 1996 est un cri de douleur, une litanie de noms et de morts, un dialogue suspendu avec l’ami : un requiem désespéré, un récit beau et liturgique. Les événements tragiques de l’Algérie nourrissent la fiction rendant compte du sang et de la violence, et l’auteure s’interroge : «Comment dès lors porter le deuil de nos amis, de nos confrères, sans auparavant avoir cherché à comprendre le pourquoi des funérailles d’hier, celle de l’utopie algérienne ?» écrit-elle. Assia DJEBAR juxtapose les événements des années 90, à ceux de l’indépendance et de la période qui suit. Assia DJEBAR convoque les témoins de l’histoire : l’émir Abdelkader, Youssef SEBTI, Frantz FANON, Tahar DJAOUT, Alloula et bien d’autres. «Comment s’étonner que la révolte, que la colère même déviée, même dévoyée, des «fous de Dieu», se soit attaquée dés le début, aux tombes des Chahids, les sacrifiés d’hier ?» écrit-elle. Elle visite le présent à l’aune du passé et refuse que ces voix de l’histoire défaillent. «Que dire surtout de ceux qui continuèrent à officier dans la confusion de ce théâtre politique si creux : dans leur discours, ils convoquèrent à tout propos les morts, à force de répéter «un million de morts », ils ne prêtent attention qu’aux qualificatifs, eux les survivants, les bien portants. Ainsi, s’amplifia la caricature d’un passé où indistinctement se mêlaient héros sublimés et meurtriers fratricides» écrit-elle. Assia DJEBAR appelle donc à mettre fin à «l’auto-dévoration collective» pour un dialogue et une unité retrouvés.
D’autres romans méritent d’être cités. «Oran, langue morte» en 1997, est divisé en deux parties : «L’Algérie entre désir et mort» et «Entre France et Algérie». Un dicton algérien assure : «On rentre à Oran en courant et on en sort en fuyant».Une jeune Algérienne revient à Oran pour la mort de sa tante et revit les circonstances du meurtre de sa mère, en 1962 ; une Normande catholique, mère de huit enfants franco-algériens, est enterrée en grande pompe au cimetière musulman du village de son époux ; une institutrice signe son arrêt de mort en racontant à ses élèves l’histoire de la femme découpée en morceaux. Entre folie meurtrière et résistance farouche, des femmes tentent de survivre dans le quotidien ensanglanté de l’Algérie de ces dernières décennies. Les années continuent à passer et sa plume remue la plaie de la violence chaque jour. Oran, ville d’Abdelkader Alloula, le poète du théâtre assassiné le 11 mars 1993. Dans«Les Nuits de Strasbourg», en 1997 il s’agit d’une histoire d’amitié avec l’amie d’enfance, Ève, «Toi, ma soeur de Tébessa», une juive algérienne, mais surtout, c’est une histoire d’amour, où les langues et les corps s’accouplent entre Thelja, une Algérienne, et François, un Alsacien. «J’aime ce dialogue à la fois de nos corps, et la façon dont je peux délier enfin ma parole» s’exclame Thelja, jeune algérienne de trente ans, blottie entre les bras de son amant François, de vingt ans son aîné. Le couple s’est connu à Paris et la jeune femme se rend à présent à Strasbourg pour partager neuf nuits avec l’amant d’origine alsacienne. Dans «Ces voix qui m’assiègent», en 1999, ce sont les langues qui «assiègent», que cette écrivaine aime, depuis les langues orales de ses ancêtres qui ont bercé, qui ont nourri son enfance et sa première adolescence, jusqu’à la langue de sa formation intellectuelle, le français. «La disparition de la langue française» en 2003 laisse deviner la complexité de l’Histoire à travers le récit des expériences personnelles des héros. Il s’agit de la question de l’héritage culturel multiple de l’Algérie. L’auteur y consacre des pages pudiques et douces mêlant l’amour et la passion. La disparition de la langue française, «Vingt ans d'exil vont-ils lui paraître irréels, coulée sombre s'évanouissant derrière lui ? Rues en lacis de la Casbah (celles de Pépé le Moko, lui disait en souriant Marise qui ne vint jamais jusqu'ici), il va les revoir dans le clair-obscur de ce vieil Alger, Djazirat el Bahdja, la belle, la glorieuse, si longtemps l'imprenable, la cité des pirates légendaires, bribes d'histoire que sa mémoire, à lui, l'enfant du quartier, ce matin sur la route macère». «La Disparition de la langue française» évoque le retour d'un homme en Algérie après un long exil. Pris au piège du souvenir, écartelé entre son éducation française, l'apprentissage de la rue dans l'Alger des années 50 et son engagement précoce dans la guerre d'indépendance, il ne reconnaît plus la terre natale.
Assia DJEBAR, qui résidait dans le 11ème arrondissement de Paris, disparait le 6 février 2015, à l’âge de 78 ans. Inhumée le vendredi 13 février 2015, à Cherchell, elle repose auprès de son père, décédé en 1995. La ministre de la Culture, Mme Nadia LABIDI, salue le legs d’Assia DJEBAR «à la culture nationale et universelle», elle qui était «profondément attachée à sa patrie». Assia est morte, mais elle est devenue immortelle : «J’écris contre la mort, j’écris contre l’oubli. J’écris dans l’espoir (dérisoire) de laisser une trace, une griffure sur un sable mouvant, dans la poussière qui monte, dans le Sahara qui monte» dit-elle. Assia DJEBAR rajoute : «Je ne suis pas un symbole. Ma seule activité consiste à écrire. Chacun de mes livres est un pas vers la compréhension de l’identité maghrébine, et une tentative d’entrer dans la modernité. Comme tous les écrivains, j’utilise ma culture et je rassemble plusieurs imaginaires».
De son vivant, Assia DJEBAR a été ostracisée et négligée par son pays d’origine, l’Algérie, et ses travaux mis à l’index n’ont pas été enseignés dans les écoles et les universités. Dans nos pays, dès que quelqu'un émerge, les autres au lieu de s'en réjouir, le saignent au couteau. Aussi, Assia été victime d’une Fatwa résultant de discours accusateurs et culpabilisateurs suivant lesquels, elle a une éducation française ; elle a appris la langue et la culture de l’ennemi ; elle a choisi d’écrire dans cette langue étrangère. Ainsi, Rachid BOUDJEDRA considère que le français est une langue d’aliénation. «Assia DJEBAR compte parmi les premières intellectuelles à assumer sa francité et ne manque pas de mettre en évidence cette situation dramatique : la domination coloniale dans laquelle l’apprentissage de la langue s’accompagne tragiquement de la mort des siens» écrit Tassadit YACINE-TITOU. Assia DJEBAR, évoluant dans un monde d’hommes, n’avait pas que des amis. Ainsi, Mustapha LACHERAF a considéré que Malek HADDAD et Assia DJEBAR sont, «de tous les écrivains algériens, […] ceux qui connaissent le moins bien leur pays» et «ont tout ignoré, sinon de leur classe petite bourgeoise, du moins de tout ce qui avait trait à la société algérienne». Suivant LACHERAF ces auteurs n’ont que des lecteurs français qui ne connaissent pas l’Algérie. Certains auteurs vont même jusqu’à douter de l’authenticité de son engagement pour les femmes : «Le problème de nos écrivains francophones, c'est qu'ils font trop de calculs. Au début, ils sont honnêtes, mais plus ils avancent en célébrité plus leur crédibilité recule. Ils ne sont plus eux-mêmes. Aussi, il arrive un moment où ils ne représentent plus rien. L'exemple le plus apparent est celui de Assia Djebbar, je suis désolée de la nommer. Elle ne représente plus l'Algérie. Pour elle, l'image de la femme algérienne n'a pas évolué. Elle est toujours telle qu'elle l'avait décrite dans les années cinquante. Malheureusement, c'est cette image médiocre que les Européens nous demandent de brosser», écrit Ahlam MOSTAGHANEMI.
Si Assia DJEBAR est une expatriée de culture française, et qu’elle se définit comme une «fugitive», comme une «étrangère» à ce pays : «moi, la lointaine, presque l’étrangère, l’errante en tout cas», en revanche, sa contribution littéraire traite presque exclusivement de l’Algérie. En effet, elle se définit comme une écrivaine algérienne et musulmane : «Je voudrais me présenter devant vous comme simplement une femme-écrivain, issue d’un pays, l’Algérie tumultueuse et encore déchirée. J’ai été élevée dans une foi musulmane, celle de mes aïeux depuis des générations, qui m’a façonnée affectivement et spirituellement, mais à laquelle, je l’avoue, je me confronte, à cause de ses interdits dont je ne me délie pas encore tout à fait» dit-elle, en 2000 lors de la réception du Prix des éditeurs allemand.Contrairement à certaines insinuations malveillantes, Assia DJEBAR est nationaliste et fondamentalement anticolonialiste : «L’Afrique du Nord, du temps de l’Empire français, a subi, un siècle et demi durant, dépossession de ses richesses naturelles, déstructuration de ses assises sociales, et, pour l’Algérie, exclusion dans l’enseignement de ses deux langues identitaires, le berbère séculaire, et la langue arabe dont la qualité poétique ne pouvait alors, pour moi, être perçue que dans les versets coraniques qui me restent chers. Le colonialisme vécu au jour le jour par nos ancêtres, sur quatre générations au moins, a été une immense plaie ! Une plaie dont certains ont rouvert récemment la mémoire, trop légèrement et par dérisoire calcul électoraliste. La France, sur plus d’un demi-siècle, a affronté le mouvement irréversible et mondial de décolonisation des peuples. Il fut vécu, sur ma terre natale, en lourd passif de vies humaines écrasées, de sacrifices privés et publics innombrables, et douloureux, cela, sur les deux versants de ce déchirement» dit-elle lors de son discours de réception à l’Académie française du 22 juin 2016. Mais Assia DJEBAR récuse l’Algérie des mufles, des faux révolutionnaires, et surtout des fondamentalistes qui ont transformé son pays en un immense cimetière avide de plus de sacrifices : «Rien autour de nous : vous avez dit l’Algérie ? Celle de la souffrance d’hier, celle de la nuit coloniale, celle des matins de fièvre et de transe ? Vous avez dit cette terre, ce pays : non, un rêve de sable, non une caravane populeuse mais évanouie, non, un Sahara tout entier noyé de pétrole et de boue, un Sahara trahi. Une Algérie de sang, de ruisseaux de sang, de corps décapités et mutilés, de regards d’enfants stupéfaits» écrit-elle dans «Blanche Algérie». Assia DJEBAR a écrit l’histoire d’une Algérie rêvée, contre la mort, et pour la vie. Dans «l’Amour, la fantasia», elle est irrémédiablement animée d’un espoir et d’une espérance, pour la résurrection de son pays : «A l’idée d’une possible agonie de l’Algérie, par défi, par entêté espoir, l’écriture, de cinéma ou de littérature, doit rendre présente la vie, la douleur peut-être mais la vie, l’inguérissable mélancolie mais la vie !» écrit-elle.
Morte et devenue un cadavre exquis, Assia DJEBAR est encensée par l’Algérie ; elle fait désormais l’unanimité autour de sa brillante et originale contribution littéraire. Son cercueil enveloppé du drapeau algérien a été exposé à la population. Le président algérien Abdelaziz BOUTEFLIKA, dira «L’Algérie perd en la personne d’Assia Djebar une grande figure de la littérature algérienne et universelle connue pour son enracinement, son engagement, ainsi que la profondeur et la justesse de ses écrits». Première femme écrivaine, Assia DJEBAR, dans son héritage, a ouvert la voie aux sans voix. Par ailleurs, certains auteurs avaient bien aussi reconnu son talent littéraire : «Nul pourtant ne saurait nier à Assia Djebar l’attachement aux traditions ancestrales et à l’Islam, et encore moins son encrage viscéral dans la société féminine algérienne» écrit Ahmed DEJAOUI. Mohamed DIB est enthousiaste : «Vous êtes allée là plus loin que jamais, et surtout plus loin de nous tous, vous avez atteint et touché notre horizon à tous, cet horizon sous lequel se profile tout ce qui fait ce que nous sommes» dit-il. Une bibliothèque, 1 rue Reynaldo Hahn, à Paris 20ème, porte le nom d’Assia DJEBAR. Il a été créé, depuis 2015, un prix littéraire Assia DJEBAR, décerné par le Ministre de la Culture algérien. Dans tous les pays du monde, en Afrique et notamment en Algérie, ses ouvrages devraient être au programme scolaire. Le Cercle des Amis d’Assia DJEBAR y travaille.
Paris, le 27 mai 2018, par M. Amadou Bal BA
http://www.4acg.org/Il-y-a-60-ans-la-bataille-d-Alger-relire-le-J-accuse-Massu-de-Jules-Roy
C’est courageux et honnête de rappeler ces pratiques de l’armée française à l’égard des algériens qui tentaient de se libérer de toutes formes et pratiques d’humiliation du colonialisme.
En souhaitant que cela ne provoque pas d’effets psychologiques négatifs chez d’anciens appelés de la 4acg, qui ont vécus ces pratiques. C’est en les refusant de cautionner la torture que j’ai perdu le grade de sous-officier.
A.Desjardin