Un beau film d’Abdelkrim Bahloul ressuscite la figure de ce grand poète engagé, provocateur, homosexuel, négligé en France et rejeté en Algérie, et dont le meurtre mystérieux symbolisa le naufrage d’une révolution à laquelle il s’était identifié
C’était un fou d’Algérie et il en est mort. On a retrouvé Jean Sénac le 30 août 1973, allongé entre deux lits, dans une cave sordide d’Alger, celle qu’il habitait au 2 rue Elisée-Reclus, étrange adresse qui sonne comme prince captif ou poète emmuré. Ce mur contre lequel on lui a fracassé la tête, avant de lui porter 23 coups de couteau post mortem, histoire d’accréditer la thèse d’un crime crapuleux. Il l’avait prévu : « Vous verrez que je serai assassiné, et ils feront croire que c’est une affaire de moeurs... » Le journal « El Moudjahid » traite sa mort en quelques lignes, le reste de la presse se tait, on arrête un petit délinquant, il « avoue » et reconnaît le vol avant d’être discrètement libéré. Le ministre de l’Information refuse qu’on publie l’annonce de ses funérailles et il est enterré - contre sa volonté - dans un cimetière chrétien à Guyotville et non en terre musulmane. Exit le poète. Il faut dire qu’il ne servait plus à rien au nouveau régime, qu’il était même devenu très irritant avec son idéalisme révolutionnaire et sa naïveté intacte, voire franchement gênant, lui l’homosexuel, pied-noir, français, chrétien, à force de dénoncer le naufrage d’une Algérie nouvelle : « J’ai vu ce pays se défaire/ Avant même de s’être fait/ Pays de zombies, de fantômes.../ Cet immense cloaque, c’est quoi ? » Face au dévoiement des anciens militants devenus potentats, il écrit : « Non, mon frère, ce ne sont plus les monstres colonialistes, c’est le napalm de nos bourgeois, des profiteurs, des "militants" sans base/ [...] Camarades, les ordures envahissent le sang !/ Il y a corruption et crime/ [...] Le sang de Ben M’Hidi, c’est leur Coca-Cola ! » Lui qui avait rêvé d’une terre de soleil, méditerranéenne et mélangée, arabe, berbère, juive et latine, belle et sensuelle, contemple une capitale « libérée du colonialisme » mais étriquée, dogmatique et brutale : « Dans cette ville, la jeunesse est un crime, l’intelligence est un crime, la beauté est un crime. » Jean Sénac en crève parce qu’il est algérien, de naissance, de ventre, de cœur, d’esprit. Il est né pauvre et bâtard à Beni-Saf et a grandi dans un faubourg d’Oran. Camus, qui sera longtemps son protecteur, reconnaît en lui ce pied-noir misérable, le métèque espagnol, l’orphelin et même l’homme fragile relégué un temps dans un sanatorium d’Algérie. Il est petit, moche, devient prématurément chauve, efflanqué, porte les épaules en dedans mais signe ses lettres d’un soleil et séduit tous ceux qui l’approchent. Il est fou de culture, de lecture, de peinture - « la peinture, ça reste, ça saigne, ça éclabousse... » -, fou d’ambition aussi, de vanité souvent, de désir et de sexualité débridée. Le poète écrit ses vers sur une carte postale, au coin d’un journal ou d’un carton d’invitation, drague tous les jeunes Algériens qui lui plaisent, court toujours après trois sous pour manger et une chambre pour aimer. A l’heure de la guerre d’indépendance, il choisit son camp naturel, présente des étudiants algériens indépendantistes à Camus, aide le journal « El Moudjahid » à trouver une imprimerie clandestine et joue, à défaut de valises, les porteurs d’idées du FLN, écrivain engagé mais contradictoire qui passe la guerre à Paris et confesse : « Je suis ici inutile, complice et lâche. J’ai honte... » Quand Camus dénonce les « crimes du FLN », Sénac l’interpelle : « N’êtes-vous plus désormais que le prix Nobel de la pacification ? » Mais celui qui l’appelait « mi hijo » (« mon fils ») le qualifie désormais en souriant de « petit égorgeur ». A l’heure de l’indépendance en 1962, l’Algérie accueille à bras ouverts un poète capable de commettre des vers ridicules : « O Révolution/ Tu es belle comme un comité de gestion... » Nommé conseiller d’un ministre de Ben Bella, Sénac crée une galerie de peinture, fonde l’Union des Ecrivains algériens et anime une émission de radio : « Poésie sur tous les fronts ». Mieux, il vit désormais dans son élément, à Pointe-Pescade, près d’Alger, à la villa Venezia, face à la mer, en plein soleil. Courtes années de gloire. Un coup d’Etat chasse Ben Bella remplacé par l’austère Boumediene, ennemi du « rouge à lèvres » et de la francophonie. Déjà, une loi interdit à toute musulmane le mariage avec un non-musulman. Quand on lui annonce l’imminence d’une campagne anti-homosexuelle, le « fou à lier, poète, bâtard, pédéraste... » éclate d’un grand rire : « Il faudrait débaptiser la moitié des rues d’Alger ! » « La poésie de Sénac affronte le feu », a écrit un de ses amis militants. Lui n’a pas changé, écrit des articles à l’étranger et donne des conférences qui font salle comble, plus sûrement que celles des ministres du régime qui boudent sa volonté d’avoir la nationalité algérienne. C’en est trop. Le ministre de l’Information, Ahmed Taleb Ibrahimi, lui retire son émission à la radio ; il perd son poste à l’Union des Ecrivains et sa belle villa Venezia pour se retrouver dans une cave d’Alger, 2 rue Elisée-Reclus. Le régime l’a assassiné politiquement. Ne reste plus qu’à en finir avec l’homme, poète obstiné, qui écrivait : « Quand je serai mort, jeunes gens, vous mettrez mon corps sur la mer... Vous comprendrez pourquoi ma mort est optimiste... »
Jean-Paul Mari
A voir : « le Soleil assassiné », film d’Abdelkrim Bahloul.
par Jean-Paul Mari
http://www.grands-reporters.com/RETOUR-SUR-L-ASSASSINAT-D-UN-POETE.html
CITOYENS DE BEAUTE
Et maintenant nous chanterons l'amour
Car il n'y a pas de Révolution sans Amour,
Il n'y a pas de matin sans sourire.
La beauté sur nos lèvres est un fruit continu.
Elle a ce goût précis des oursins que l'on cueille l'aube
Et qu'on déguste alors que l'Oursin d'Or s'arrache aux brumes et sur les vagues module son chant.
Car tout est chant – hormis la mort!
Je t'aime!
Il faut chanter, Révolution, le corps sans fin renouvelé de la Femme,
La main de l'Ami,
Le galbe comme une écriture sur l'espace
De toutes ces passantes et de tous ces passants
Qui donnent à notre marche sa vraie lumière,
A notre cœur son élan.
O vous tous qui constituez la beauté sereine ou violente,
Corps purs dans l'alchimie inlassable de la Révolution,
Regards incorruptibles, baisers, désirs dans les tâtonnements de notre lutte,
Point d'appui, points réels pour ponctuer notre espérance,
O vous, frère et sœurs, citoyens de beauté, entrez dans le Poème !
Voici la mer.
La baie (parce qu'elle est un fruit de la lumière et de notre regard).
Les jeunes corps sont pleins des signes de la mer.
(Oh je répète car la beauté sur notre page est d'une reconnaissance infinie...)
Tout est lumières et chant tandis que la Révolution façonne ses outils.
Voici la mer.
Ton corps, marais salant où je règne assoiffé.
Nous boirons la mer.
Je boirai ton âme.
Ivre de sel.
Ivre de soif.
A petits coups je bois ton âme.
Quel espace dans nos connexion les plus closes!
Quelles mutilations dans cet alambic saccagé !
Tu rayonnes, porteuse de planètes,
Au bord des abîmes de lin.
Sur l'autre versant de nous-mêmes
Nous basculons.
Voici la mer.
Voici les champs.
Les sarments renfrognés.
Mais les bourgeons, l'herbe parée, la terre
Large comme tes hanche !
Et les palmes le long
Des larges routes goudronnées.
Nous chanterons l'amour
Car la Révolution sur cette terre est l'élément de fécondation capitale.
Quelle gloire dans ce simple regard d'un enfant – sous ce voile
Quelle promesse !
Que les matinées ici sont bouleversantes,
Perpétuellement neuves dans leurs modulations
Qui chantera ici deux fois le même chant ?
Et maintenant l'amour à n'en plus pouvoir dire.
Sur nos dents éclatent les grenades nouvelles,
Les grenades de la conscience populaire, les fruits !
Ton corps était presque impalpable – et je le parcourais de mes lèvres ! - mais presque,
Si grande était sur toi la multitude du soleil
Et le sable alentour.
(Les mots, dis-moi ô mon amour, les mots nous allons les remettre à neuf,
Les tirer à quatre épingles – qu'ils n'aient plus honte dans le gangues où le malheur les avait mis -
Qu'ils sortent, qu'ils aillent dans la rue, sur le Môle, dans les champs.
Comme toi, qu'ils aient le sourire apaisé. Dans
La bouche des mots l'épaisseur de la mer, l'épaisseur de tes lèvres !)
La beauté sur tes lèvres est un feu continu,
L'oiseau du soleil qui s'acharne dans sa ponte miraculeuse
Et réussit !
O je n'en finis plus de saluer le jour, de mettre mon délire
Dans l'ordre quotidien, et sur ton corps
De l'ordonner, de donner vie à l'alphabet du rêve !
Je t'aime.
La Révolution monte
Parmi la pur symphonie des jeunes corps face à la mer.
Et nous nous sommes approchés.
Quel émerveillement, terre loyale,
Quelle bonté !
La beauté était là, pour le premier venu, à la portée de la main,
Vulnérable et farouche, un fruit en équilibre
Entre le regard et la faim.
Et moi
Des oiseaux, des oiseaux
Battaient, les mots prenaient
Leurs sandales de marche.
Révolution,
Que la matinée était belle !
J'ai vu le peuple le plus beau de la terre
Sourire au fruit et le fruit se donner.
Car le fruit, si tu le convies aux fêtes de l'homme,
Il accourt.
Il éclate comme une pupille.
Tu crois qu'il est dans le désordre, il nage à brasses ordonnées.
Écoute l'oursin la méduse
Qui se déploient pour se défendre :
Une mélodie de l'espace – et le cosmonaute répond.
Ton cœur n'éclate pas de joie, il s'arrondit, il se compose.
La paix est douce sur notre peau...
Je t'aime.
Tu es forte comme un comité de gestion
Comme une coopérative agricole
Comme une brasserie nationalisée
Comme la rose de midi
Comme l'unité du peuple
Comme une cellule d'alphabétisation
Comme un centre professionnel
Comme une parole de meddah
Comme l'odeur du jasmin dans la rue de Tayeb
Comme une gouache de Benanteur
Comme le chant des murs et la métamorphose des slogans
Comme le soléa de ma mère
Les bleus les bruns de Zérarti
Comme les baigneurs à la Pointe-Pescade
Comme le Nègre de Timgad
La Vénus de Cherchell
Mon coeur mon graffiti.
Je t'aime.
Tu es ma folie positive.
Comme une pastèque bien rouge
Comme le sourire d'Ahmed
Comme une chemise de Chine
Une djebbah de Yasmina
Comme un beau discours politique
Comme un camion plein de rires
Comme une jeune fille qui retire son voile
Comme une autre qui le remet
Comme un boucher qui affiche des prix bas
Comme un spectacle réussi
Comme la foule qui acclame
Comme Jean qui sur une pierre
Pose une autre et nomme la terre
Comme le jet d'eau dans la cour
Comme à la nuit la bouqala
Comme une pière de Djelal
Une élégie d'Anna Gréki
Comme une formule mathématique
Comme l'histoire de Madjnoun
Et sa Leïla
Comme le défilé du 1er Novembre
Comme le certitude de Bachir
Comme les escaliers d'Odessa
Comme à Tilioua les olives
Comme un danseur de hadaoui
Comme El Anka et sa colombe
Comme Yahia qui épluche le noûn
Et comme Nathalie qui épèle
Une orange.
Tu es ma poésie active.
Je t'aime.
Oui tu es forte tu es belle
Comme les mots qui trouvent sur la feuille
Leur place
Notre douleur cicatrisée
Notre miracle du pardon
Comme les youyous sur les terrasses
Le satellite qui répond
Comme un galet entre ta main
Et la mienne
Pour porter témoignage de l'été.
Ensemble nous avons affronté le ridicule,
Les habitudes acquises, les images courantes,
Les aciéries du capital.
Cet été les moissons furent bonnes.
La mer très bleue.
Presque verte.
Je t'aime.
Et maintenant pour nos enfants je dis la couleur de Tolga,
Ce bleu qui est venu frapper à notre vitre,
Pas le bleu de la mer mais un lit plus profond
Pour les loisirs simples de l'âme.
Et notre cœur, tout comme un drap, à ce bleu nous l'avons passé
(Regarde, il brille !)
Le sourire bleu de Tolga parmi ses ruines et ses palmes !
Et la dignité d'El Hamel !
M'Chounèche qui crépitait d'audace au fond des gorges !
Je n'en finirais plus de ranimer nos forges,
Je n'en finirais plus de nommer sur ton corps
Les infinis prolégomènes...
O Révolution patiente
Et têtue !
O ces dents qui sont la page blanche
Où mon poème se construit !
O nuit très douce
Dans les absinthes de tes bras !
Oui, n'aie pas peur, dis leur
Que tu es belle comme un comité de gestion
Comme une coopérative agricole
Comme une mine nationalisée.
Osons, ô mon amour, parer de fleurs nouvelles
Le corps du poème nouveau !
Et même si l'horreur maintenant nous fait face
(Car rien n'est facile, non, et tout sans fin remis),
A la terrasse des cafés si nos singes bouffis
Grignotent l'avenir avec des cacahuètes
Et parlent de Ben M'Hidi comme d'un objet de consommation anodine
(O frère-dynamite ! O frère-flamme nue !
O frère-vent actif qui déracine la gangrène !),
Même si le découragement et la dérision nous assaillent,
Maintenant nous savons que nous sommes sauvés
Dans le grand geste socialiste
Car la Révolution et l'Amour ont renouvelé notre chair
(Salves ! Salves cent fois de tzaghrit et de graines !)
Je t'aime.
Vers la mer
Les enfants de l'alphabet dresse leur joie comme des roseaux.
A l'ombre nous nous asseyons
Et tu t'émerveilles
Parce qu'une bête à bon Dieu vient se poser sur mon genou.
Oui, ceux qui ont péri ne nous ont pas trompés.
C'est pourquoi maintenant nous chanterons l'amour.
JEAN SENAC
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