.
La femme sans faute n’aurait pas de destin si elle n’est avant tout une femme…
…Lorsqu’elle demande à vivre ce qu’elle est, on lui compte ses fautes, – les siennes seraient les moins truquées, et l’homme, qui oublie les siennes, y va de toute l’agilité de sa mauvaise langue. Dans son roman Les Sanglots de Césarée (*) Nadia Sebkhi nous conte avec vivacité l’histoire de deux femmes Lyna (l’archéologue) et Rasha, sa demi-soeur, passionnée par sa carrière d’avocate. «Elles débordaient de tendresse l’une pour l’autre. [...] Tandis que Rasha était prodige et vulnérable, Lyna avait comme singularité grâce et désinvolture dans ses emportements de fille protectrice.»
Écrire est liberté
Ici, le «roman» s’emplit d’une rêverie vaste entre idéalisme et réalisme, dénonçant la fausse dévotion, la bigoterie, cette horrible vésanie. Nous sommes dans le monde de la femme-écrivain au talent particulier parce qu’il s’exerce dans les obstacles mêmes, cruellement dispersés dans le cours de toute vie féminine. Ce don d’expression, depuis que la femme existe, pourtant pareillement à celui de l’homme, s’est inscrit dans bien des oeuvres féminines dans la divine histoire de l’Humanité, et déjà dans la première période de la littérature englobant l’Antéislam, puis l’Islâm,… L’une des plus célèbres fut la poétesse et princesse andalouse du xie s. Wallâda bint el Moustakfî Billâh Mohammed III de Cordoue. C’est que Nadia Sebkhi, dans cette oeuvre et dans toutes celles qu’elle a publiées, notamment Sous le Voile de mon âme et Un Amour silencieux, reste fidèle à ses racines algériennes par son père originaire de Kabylie et par sa mère algéroise; elle reste fidèle aussi à son éducation qui a développé en elle, toute jeune, une sensibilité assez exquise pour en faire foncièrement une poétesse. Oui, c’est une poétesse qui ose déplaire (et pourquoi devrait-elle plaire?) à la gent féminine inerte, à la gent féminine surexcitée; elle surprend par sa liberté de ton, de dire vrai, d’exprimer haut sa dignité et ses revendications. Encore que, par parenthèse, et parce que l’oeuvre est riche, peut-être, à mon sens, parfois, un certain didactisme, un symbolisme trop pesant, un flot de vocabulaire incessant et une inattendue insouciance de style, s’étant glissés fortuitement ici et là, risquent de fixer le regard lent ou fureteur du lecteur attentif et de rompre le plein charme de l’émotion féminine et subtile, pourtant intelligemment introduit dans Les Sanglots de Césarée. Sans doute, écrire est liberté, mais liberté est toujours nécessité de respecter ce que les règles d’écriture innovante permettent ou non. Et c’est là que je décèle le sacrifice glorieux de tout écrivain algérien qui, comme Nadia Sebti, rêve de donner, dans son récit, un relief d’actualité, spécifiquement et nécessairement éducateur, – Mais pardon, je ne suis pas moralisateur.
Aussi, Nadia Sebkhi a-t-elle tout à fait raison d’avoir déclaré ailleurs: «L’art d’écrire et de suggérer n’a pas de sexe, cependant, j’écris sans cesse la femme afin de titiller le règne des hommes. Si la culture est patriarcale, l’écriture féminine est produite. Dans mes livres, je tangue dans toutes les errances mais je ne cesse d’écrire la douleur de la femme de la naissance au trépas. Les écrivains écrivent la femme et la rehaussent d’une façon divine.» Cependant, je dirais «pas tous», il faut me le concéder, et je vois dans ces éloges des hommes-écrivains, une coquetterie féminine fort généreuse que je salue.
Et je viens donc de lire Les Sanglots de Césarée: une oeuvre bouleversante, et certainement authentique autant par le sujet du récit que par les personnages. Tout y est pur, sans abondance inutile que ce soit dans le langage, dans l’image ou dans l’action. Toute une âme y est passionnée, inquiète, sanglotant dans le silence, en prière devant Dieu et souvent devant son diable (ici nommé Hadi!), excessivement affectueuse et révoltée, avec harmonie, de toutes ses fibres humaines. Les récits de Lyna et Rasha (en arabe, veut dire «le petit de l’antilope») se croisent; ils sont enguirlandés de réflexions en strophes pétries de poésie ouvrée par une femme-auteur qui, «insatiablement quêteuse», écrit, sans aucun tabou, sa «rébellion»; les plaintes et les longs soliloques de ces deux soeurs sont alors échos balbutiés et leurs prières différentes, car leurs maris sont différents. Là où doit être leur part d’épouses heureuses, là est surtout leur lieu de supplice de femmes soumises ou rebelles. Que faudrait-il faire pour ne plus souffrir? Qui pourrait changer le cours d’un fleuve antique rocailleux, livré aux affronts des temps stériles? Que de symboles encore inexpliqués et pleins de tourments! Un fleuve nourricier pour les seuls inhumains qui ignorent tant les gestes de la tendresse et du partage, et même la foi dont on a fait une caricature grossière.
Civilisation et foi
Lyna, l’archéologue, a épousé Racym. Elle sait tout de la haute histoire de l’Algérie: sa brillante civilisation que lui rappelle Césarée, la Cherchell d’aujourd’hui. C’est une femme moderne, intelligente, active. Des événements tragiques bouleversent le pays et torturent les esprits et les opposent.
La foi ne trouve pas le chemin de sa vérité. Racym, «l’homme d’un certain rang», «Officier de l’Armée Nationale populaire» souffre du grand malheur qui frappe son pays. Il est affecté à la brigade antiterroriste. «Le monde devenait fou! Tout le monde assassinait tout le monde.» Et «Cherchell (où vivaient lui et Lyna) croulait sous les brumes d’un néant morbide.» En qui croire? Que vaut la foi, quand les miasmes abondent et sont partout et que rôde la mort?… Brisé par l’attente d’un signe salvateur, «Racym entendait encore l’écho des cris. La nature était hantée par des âmes souffrantes qui ne trouvaient point de paix après les crimes». Les lieux sordides auraient-ils raison de lui? Y aurait-il, comme l’espérait Lyna, un printemps prometteur pour eux deux?… Comment Racym pourrait-il ne pas aimer les réponses naïves de sa femme à ses questions? Elle ressassait sans fin: «La foi et la raison vont de pair, nous contemplons la perfection du Tout-Puissant par l’ordre des cieux, des nuits, des saisons, des crépuscules…, tout ce règne Le prie, Lui, qui est Seul et Unique hors matière…»
Rasha ne prétend plus guère se passionner pour le Droit. Hadi, «le professeur d’histoire» l’épouse. Belle et jeune, espérant fonder une famille, elle entre en mariage comme on entrerait (peut-être) au Paradis. Et ce Paradis n’est pas l’oeuvre de son diable de mari, le pervers! «Enseignant dans un collège à deux pas de chez lui, Hadi passait son temps, à la maison, à se prélasser sur les matelas du salon-salle à manger face à la télévision. Il prenait sa femme vicieusement suivant ses impulsions. Cette dernière voulut que sa soeur résidant à quelques pâtés de maisons vienne souvent leur rendre visite afin qu’elle la soustraie, un tant soit peu, de cet abîme secret. Son époux avait tous les droits sur elle tel un objet. Il avait versé dans la luxure et ne pouvait l’entourer d’attentions comme si sa vulnérabilité le rendait fou de son corps.» Des scènes affreuses, terrifiantes, inhumaines sont décrites… Le calvaire se poursuit vers un destin plein de grâce, souhaité ardemment: le divorce. Rasha reprend le chemin rêvé, elle devient avocate. Or un amour paraît… Est-ce possible? La raison décide; le destin décide aussi. Un bonheur nouveau, inespéré, tout de feu brûlant, semble attirer Rasha vers Béjaïa.
Rasha se trouve avec celui qu’elle aime et qui l’aime… «Ils vibraient de frénésie et d’abondance, en se laissant aller à leur vertige dicté par les écumes virevoltantes.» Mais hélas! le véritable martyre n’est pas loin sur la route… Je laisse le suspense entier pour le plaisir de lire et de découvrir ce qui va se produire.
Après avoir lu Les Sanglots de Césarée – ce titre est très significatif de l’objet du roman -, le lecteur éprouvera une surprenante sensation, tout comme dans le poème Correspondances de Charles Baudelaire, «L’homme y passe à travers des forêts de symboles.» Nadia Sebkhi a fait là une belle réussite de son projet: une esthétique d’écriture et une illustration de sa juste pensée, par l’exemple.
Par Kaddour M’HAMSADJI
Les commentaires récents