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Depuis la chute du Mur de Berlin qui symbolisait la guerre froide, l’équilibre de la terreur dans lequel le monde avait vécu durant près de quarante ans semblait avoir cédé la place à un nouvel équilibre, mais il n’en fut ainsi que pour l’Europe et pour un laps de temps limité. Ailleurs, la guerre faisait rage — notamment au Proche et Moyen-Orient où des conflits localisés et sans lien apparent avec les mobiles économiques semblaient éclater sous divers motifs.
Si la première guerre d’Afghanistan (1978-1985) opposant ce pays à l’ancienne URSS pouvait être mise sans conteste sur le compte de la confrontation Est-Ouest, ainsi que les guerres de Corée (1953) et du Vietnam (1955-1975), sans parler des guerres de décolonisation en Afrique qui avaient peu ou prou un rapport avec la confrontation Est-Ouest en raison de l’origine et de la nature de l’aide fournie aux belligérants(6), la guerre entre l’Irak de Saddam Hussein et l’Iran de l’Ayatollah Khomeiny (1980-1988) ne semblait pas relever de ce registre bien qu’elle ait eu lieu avant la chute du Mur de Berlin.
Mais ce serait une erreur de jugement que de prendre au pied de la lettre pareille assertion : sans s’inscrire ouvertement dans le schéma de la guerre froide, le conflit en question s’alimenta des peurs suscitées en Occident par la chute du régime du Shah Pahlavi qui lui était acquis et de la montée d’un islamisme chiite opposé aux alliés sunnites traditionnels de l’Occident, menés par l’Arabie Saoudite. Bien que, par ailleurs, il soit d’obédience sunnite et que de puissants intérêts économiques le liaient à des pays comme la France et l’Allemagne, le régime de Saddam Hussein suscitait de fortes inquiétudes en Occident en raison de la capacité dont il avait fait montre d’accéder à des technologies sensibles face à Israël qui bénéficiait d’un soutien inconditionnel des pays d’Europe et des Etats-Unis d’Amérique, rongés par le sentiment de culpabilité né des horreurs de la Shoa.
Mais la guerre Irak-Iran avait aussi l’intérêt, pour les pays membres de l’OTAN, de fournir en armement les belligérants et de permettre ainsi d’alimenter en commandes les complexes militaro-industriels en situation de marasme relatif créé par la baisse de la tension entre les deux blocs après la crise des missiles de Cuba (1962), qui a failli conduire le monde vers la catastrophe nucléaire. Faut-il ajouter à cela que la région tout entière regorgeait de cette ressource dont on a dit plus haut qu’elle constituait la matière énergétique essentielle depuis l’avènement de la seconde révolution industrielle ? Si, déjà dans les années 1920-1930 la région avait fait l’objet d’âpres luttes d’influence entre les grandes puissances à la faveur de l’effondrement de l’empire ottoman, elle le demeurait dans les années 1980 tant elle recelait de réserves de pétrole et de gaz — ce dernier devenant d’ailleurs à son tour une ressource énergétique stratégique pour les pays occidentaux, moins pour son rôle dans le fonctionnement de leurs complexes militaro-industriels que parce qu’il entrait dans la consommation domestique comme source alternative à l’électricité, produite en partie par des centrales nucléaires auxquelles s’opposait un puissant mouvement écologique.
C’est dans l’optique de la mainmise sur ces ressources qu’il faut resituer la première guerre du Golfe (après que le régime de Saddam Hussein eut été poussé à la faute en envahissant le Koweït), ainsi que la seconde et toutes les guerres qui la précédèrent ou la suivirent au Proche et Moyen-Orient, que l’Administration américaine avait cherché en vain sous George Bush père, puis sous George Bush fils à remodeler à sa guise sous la dénomination de Great Middle East (Grand Moyen- Orient). Sans doute, cette politique n’avait-elle pas pour seul objectif de faire main basse sur le pétrole et le gaz de la région, mais aussi d’assurer la sécurité d’Israël en étouffant dans l’œuf toute velléité de puissance de ses voisins arabes — dont l’Irak de Saddam Hussein montrait les signes les plus probants d’accès aux technologies de pointe.
Mais la politique d’ensemble de l’Administration américaine, passée aux mains des néoconservateurs inspirés par la théorie du chaos constructif dont le philosophe allemand Léo Strauss avait jeté les bases, ne perdait de vue ni l’un ni l’autre des deux objectifs qui, au demeurant, n’en constituaient qu’un tant les intérêts s’imbriquaient depuis que la finance et la politique avaient fait cause commune avec les complexes militaro-industriels.
La première comme la deuxième guerres d’Irak les réalisaient ainsi tous les deux, en permettant de surcroît au complexe militaro-industriel états-unien (et de ses alliés dans l’OTAN) d’expérimenter toutes sortes d’armes, allant des nouvelles versions du missile de croisière Tomahawk aux bombes à effet de souffle aussi dévastatrices pour les êtres vivants qu’économes pour les infrastructures. Mais l’objectif ultime n’était pas atteint : à savoir l’anéantissement des Etats de la région hostiles à l’Amérique et à Israël, Etats dont le régime syrien était le premier ciblé tant pour avoir fait partie, avec l’Algérie de Boumediene et la Libye d’El Gueddafi, du Front du refus des accords de Camp David, que pour être de confession alaouite et allié de l’Iran contre les monarchies sunnites du Golfe, toutes plus ou moins de connivence avec Israël dans la guerre à répétition que l’Etat hébreu livrait aux Palestiniens depuis 1948 par déni d’existence.
C’est cet objectif qui continue d’être poursuivi dans la guerre en Syrie, que les stratèges américains et arabes, rejoints par une France en mal de reconnaissance dans le concert des nouvelles puissances, ont programmée dans le sillage de la guerre de Libye et des révoltes populaires en Tunisie et en Egypte dont on ne sait jusqu’à quel point elles furent spontanées. Reste que les mobiles économiques des guerres localisées semblent bien surdéterminer le tout : le blocus interminable de Ghaza et les expéditions punitives contre ce minuscule territoire, que l’Etat hébreu ne cesse de motiver par sa sécurité, s’inscrivent pourtant dans la volonté de ce dernier de s’assurer l’exclusivité de l’exploitation des énormes gisements offshore de pétrole et de gaz le long de la bande côtière du territoire.
De même, la guerre en Syrie ne vise-t-elle, à ce qu’il semble, qu’à contrarier le projet d’un gazoduc reliant «le gisement iranien de South Pars, le plus grand du monde, à la Syrie, et ainsi à la Méditerranée».(7) Faut-il poursuivre dans la mise en évidence des mobiles économiques des guerres localisées en ce début du vingt-unième siècle ?
Si l’Iran fait l’objet depuis trente-cinq ans d’un ostracisme de la part des puissances occidentales et arabes, c’est moins pour ses velléités d’exportation de la révolution islamique — dont, il est vrai, ont grandement souffert certains pays musulmans à l’exemple de l’Algérie des années 1990 — que pour sa volonté implacable d’accéder au rang de puissance régionale que l’on avait bien reconnue au régime du Shah avant 1979. Dans l’impossibilité pour les pays de l’OTAN de faire main basse sur ses réserves en pétrole et gaz, l’Iran fait l’objet de sanctions économiques et de menaces explicites d’intervention armée d’Israël pour détruire ses usines de production d’uranium enrichi susceptible d’être utilisé pour fabriquer la bombe nucléaire.
Sans doute la détention par l’Iran de la bombe fait-elle peser une menace supplémentaire sur tous les peuples du Moyen-Orient dans la mesure où perdurent les conflits à caractère plus existentiel que confessionnel comme c’est le cas à Ghaza, le droit à l’existence du peuple palestinien et à la reconnaissance de son Etat sur la base des résolutions 242 et 338 du Conseil de sécurité de l’ONU étant au cœur de toutes les revendications.
Mais outre que la bombe existe déjà dans la région — détenue par la puissance la plus militarisée du monde : Israël — la confusion règne au sein-même des sphères dirigeantes de l’OTAN entre le droit de l’Iran à l’enrichissement de l’uranium pour les besoins civils et les intentions qui lui sont prêtées de développer des applications militaires de ce matériau. En attendant, les sanctions, qui visent officiellement à affaiblir le potentiel économique du pays, pèsent aussi de tout leur poids dans la stratégie des Etats-Unis et de leurs alliés européens de soutien au lobby pétrolier en créant une pénurie relative sur le marché qui favorise le maintien des prix du pétrole à un niveau élevé pour rendre exploitable des gisements coûteux.
Autre lieu, autre démarche, initiée cette fois-ci par la France dans le Sahel, après que des groupes djihadistes aient mis la main sur les stocks d’armes de toutes natures du régime défait d’El Gueddafi. En dépit de la nécessité actuelle de la présence française au Mali au regard des dangers que font courir ces groupes djihadistes à toute la région, on ne peut oublier que c’est la politique interventionniste de Sarkozy en Libye (humilié il est vrai par El Gueddafi qui a planté sa tente dans le parc de l’Hôtel Marigny, tout près du palais de l’Elysée), qui est cause de ce déferlement de l’irraison. Dans quelle mesure cependant est-ce là le mobile et non simplement le prétexte (au demeurant inavouable) de l’intervention de la France en Libye, puis au Mali ? C’est une question qui mériterait une analyse approfondie des intérêts de la France dans le Sahel, en considération des immenses gisements d’uranium, de pétrole et de gaz de schiste de la région.
Pour conclure, on ne peut passer sous silence la guerre qui a lieu présentement au cœur de l’Europe : je veux parler de la guerre en Ukraine. Une guerre localisée aux effets imprévisibles sur le continent européen dans son ensemble et, par effet domino, sur la planète entière via la confrontation éventuelle entre la Russie et les pays de l’OTAN. Sans doute existe-t-il en Ukraine un problème ethnolinguistique qui justifiait les tiraillements nationalistes dès l’accession du pays à son indépendance du bloc soviétique. Mais plus que toute autre raison, c’est la position géostratégique du pays qui est en cause, non pas tant seulement pour être un trait d’union forcé entre deux mondes culturels différents (le monde slave et le monde romain-germanique), mais pour être le lieu de transit obligé du commerce entre eux, au grand dam des Etats-Unis qui continuent de raisonner en termes de confrontation Est-Ouest.
D’où l’implication directe ou par OTAN interposée de ces derniers dans le conflit. L’Ukraine étant vue comme le lieu de containment de la Russie à laquelle Poutine semble bien décidé à redonner la place de grande puissance qu’elle avait avant la chute du Mur de Berlin. Prise au piège de sa dépendance du gaz russe passant par l’Ukraine, l’Union européenne, dont de nombreux hommes politiques dénoncent pourtant l’alignement aveugle sur la politique des Etats-Unis, use comme ces derniers de la politique des sanctions pour une présumée aide de la Russie aux séparatistes du Donbass tout en se plaignant des mesures de rétorsion de celle-ci à son encontre.
Mais derrière toute cette agitation aux conséquences tragiques sur les populations du sud-est de l’Ukraine, il y a encore le gaz, puisqu’il semble qu’outre ses immenses gisements en minerais de toutes natures, le Donbass regorge de gaz de schiste que les Européens aimeraient pouvoir exploiter, alors même qu’ils se heurtent à un puissant mouvement de contestation de projets similaires dans leurs propres pays. C’est dire si de nouveau les mobiles économiques sont aussi au cœur des conflits armés en cours.
En résumé et en guise de conclusion, force est de revenir à l’hypothèse qui parcourt de part en part cette contribution, selon laquelle la mise en valeur du capital obéit encore à la logique de la deuxième révolution industrielle. C’est cette logique qui définit, depuis son avènement, les politiques de la paix comme de la guerre sous le régime capitaliste.
Selon que le capital se trouve dans la phase ascendante de son cycle ou dans sa phase descendante, selon que s’ouvrent à lui des perspectives de valorisation dans un espace libre ou contraint (ce dernier s’entendant comme espace densément peuplé et/ou déjà mis en valeur), une politique de paix ou de guerre sera de mise sans la moindre considération (dans ce dernier cas), pour ce que cela peut engendrer de tragédies humaines et de destructions matérielles.
La Première et la Deuxième guerres mondiales ainsi que les guerres coloniales ont montré que dans le monde dit civilisé, la vie humaine n’a pas plus d’importance devant la raison du capital que ce qu’ont montré d’atrocités les guerres localisées de ce début du vingt-et-unième siècle dans les pays de la périphérie soumis aux convoitises des grandes puissances et à la volonté des puissances régionales de se hisser au rang de grande puissance. Quoiqu’on ne puisse distinguer clairement les deux phases du cycle du capital en ce début du vingt-et-unième siècle tant elles sont imbriquées l’une dans l’autre selon le lieu choisi de sa mise en valeur en ces temps de libéralisation planétaire.
Les puissances anciennes et nouvelles (nouveaux pays industriels, pays émergents) ne pourront se passer des ressources fossiles (le pétrole et le gaz) pour leur développement économique, ce qui ajoutera aux tensions naturelles sur ces ressources des tensions humaines dans lesquelles s’inscrivent déjà les guerres localisées. Aussi, ces guerres ne sont-elles pas près de s’éteindre et les stratégies des puissances pour la mainmise sur les ressources se résorber. Les alibis nationalistes en forme de conflits ethnolinguistiques, confessionnels ou autres seront toujours mis en avant pour justifier des interventions armées ici, des sanctions économiques là, le droit d’ingérence humanitaire ailleurs…
Notes :
6)- Dans la guerre d’Algérie par exemple, l’ALN avait reçu de l’aide des pays du bloc socialiste (Yougoslavie notamment) tandis que la France avait disposé de l’armement de l’OTAN.
7)- Dinucci Manlio, Syrie : l’OTAN vise le gazoduc, in Il Manifesto (traduction française : Marie-Ange Patrizio), 10 octobre 2012.
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