Qu'y a-t-il de plus émouvant que de lire les pensées et réflexions (écrites dans la clandestinité et dans l'urgence, on le comprend) d'un encore jeune intellectuel, fils de paysans de Kabylie, nationaliste, engagé politiquement (Ppa puis Fln en 1956) et socialement (instituteur et directeur adjoint des Centres sociaux éducatifs qui avaient été créé par Germaine Tillon), plongé dans un monde colonial haineux.
Mais, surtout qu'y a-t-il de plus regrettable que de voir un homme de grande stature intellectuelle et réflexive n'existant plus. On comprend mieux la haine de l'OAS qui l'avait assassiné le 15 mars 1962, avec cinq autres de ses camarades (Feraoun, Ould Aoudia, Marchand, Basset et Eymard), tous taxés de Fln. On comprend mieux, avec l'élimination, ici et là, par les uns et par les autres, de tous ceux qui pensaient, les situations chaotiques, déstructurées, qui suivirent et dont des retombées méthodologiques perdurent encore. D'une certaine manière, avec sa politique de «terre brûlée», l'Oas avait gagné
comme les islamistes intégristes des années 90, avec leur politique d'éradication de tout ce qui représentait la culture, l'art et l'éducation modernes. Tuer ceux qui pensent, c'était tuer l'avenir ! Heureusement, l'intelligence est une «mauvaise herbe» et elle repousse toujours là où on l'attend le moins. De plus, il est toujours, et c'est inéluctable, des moments de l'Histoire pour ressusciter les idées et les pensées. C'est ce que nous offre aujourd'hui ce livre, rapportant les «réflexions» d'un intellectuel vrai qui pouvait facilement, par la suite, devenir un grand homme politique. Car, la plupart de ses idées embrassaient l'humanité et son avenir, et pas seulement l'Algérie.
Avis : Des réflexions (alors écrites sur un simple cahier découvert par le fils après la mort du père) qui vous feront... réfléchir. Et, on en a bien besoin
Extraits : «Quelles que puissent être les raisons de l'attentat, justifié ou non, et qu'elles qu'en puissent être les conséquences, je ne puis m'empêcher de songer que la seule responsabilité en incombe au colonialisme» (p 18), «On n'arrête pas un mouvement populaire par la force» (p 31), «La force ? (
.), elle ne résout rien, elle complique tout, aggrave le drame, accroît la haine et la détresse des humbles (
). Les réformes ? Elles sont inefficaces dans un pays où la machine administrative se sent plus forte que le gouvernement central «(p 46), «Le problème algérien est essentiellement politique que domine une pensée unique : le retour de la liberté» (p 60), «Aimer et se sentir aimé procure de l'apaisement et donne du courage pour regarder la vie et tous les méchants bien en face. On a beau se moquer de l'amour, il demeure le principe même de toute jeunesse, de tout ce qui est beau et mérite d'être admiré ou adoré» (p 124).
FRANTZ FANON. Portrait par Alice Cherki. Apic Editions (Editions du Seuil en 2000 et janvier 2011 pour la postface), 314 pages, 700 dinars, Alger 2013
Il n'avait que 36 ans lorsqu'il est mort. Un âge où, souvent, une vie d'homme ne fait que commencer. Il est vrai qu'il avait déjà tout vu, tout compris de l'injustice et des inégalités. C'est pour cela que toutes ses mises en garde aux pays colonisés en voie d'indépendance se sont révélées prophétiques. De même que ses réflexions sur la folie, le racisme
Une œuvre pour l'époque «irrecevable» tant il dérangeait par ses vérités
entre autres sur «le colonialisme intérieur».
Bref, un homme hors normes dont le parcours est «redessiné» par l'auteure pour en finir, dit-elle, avec les qualificatifs les plus divers que la pensée contemporaine semble lui attribuer. Et, le sortir de «l'idéalisation forcenée» ainsi que de la mise en place d'un héros coupé de l'Histoire.
Fanon n'est pas un apologue de la violence comme on a voulu le faire croire surtout en France. Il n'est pas lié à un tiers mondisme obsolète. C'est, tout simplement, «une des personnalités les plus remarquables de son temps» (Simone de Beauvoir, 1963). Un médecin révolutionnaire, un intellectuel total dont les écrits ont influencé bien des révolutionnaires (dont les noirs américains fondateurs des Black Panthers qui ont fait des Damnés de la terre un texte de base), un combattant pour la liberté des peuples, tout particulièrement africains, tous les «sans» pour emprunter à Alice Cherki qui l'a bien connu, et l'indépendance de l'Algérie, son vrai pays, là où il avait demandé à être enterré. Médecin psychiatre engagé (il a humanisé l'institution psychiatrique avec l'introduction de la social-thérapie), combattant (voulant toujours s'impliquer sur les terrains), militant du Fln peu de temps après son arrivée en Algérie, mais aussi humain
à en mourir. Mais, aussi, un homme qui aimait danser et chanter. Il aimait vivre. Il n'a pas eu le temps de faire sa psychanalyse, Cherki le fait à sa place. Avec science, art et brio
avec, dans le chapitre «Fanon aujourd'hui» et à propos de «la honte de soi» les conclusions du génie prémonitoire fanonien : «Ecartelée entre la recommandation à l'amnésie et le désir de vérité, de reconnaissance des actes commis, elle (la société civile) risque de s'enfermer dans le regard qu'elle porte sur elle-même. Si le déni de ce qui a eu lieu l'emporte et s'installe, l'accès à la culpabilité et au travail de deuil se trouvera barré, terreau fertile à la résurgence de la violence». Une psychanalyse réaliste et dramatiquement vraie, constatée, dans notre vécu quotidien. Hélas !
Ah, j'allais oublier : On y apprend dans cet ouvrage que le «petit Boutef» a bien connu Frantz Fanon et a même travaillé avec lui. On comprend mieux le côté «psy» du «grand Boutef»!
Avis :Vous croyez tout connaître de Fanon? Eh bien, non. Pour cela il faut lire le portrait dressé par Alice Cherki... pour le comprendre. De plus, vous découvrirez bien des choses sur l'Algérie colonisée, sur la guerre de libération nationale, sur ceux qui la faisaient
et, aussi, sur l'avenir psychosociologique du pays devenu indépendant ; l'auteure, elle aussi, psychiatre, ne pouvant pas expliquer un comportement sans en décrire le contexte
d hier
et d'aujourd'hui.
Extraits (propos de Fanon) :
315 «On ne raconte pas son passé, on en témoigne» (p 9), «Ceux qui écrivent leurs Mémoires sont ceux qui n'ont plus rien à faire de leur vie» (p 14), «L'important, ce n'est pas qui fait toutes ces choses, c'est qu'elles soient faites «(p 100), «Ce qui est central, c'est que la mort du colonialisme doit être à la fois celle du colonisé et du colonisateur» (p 186), «Rêve pour rêve, la fonction de l'intellectuel n'est-elle pas de donner à comprendre les contradictions du réel, et pas obligatoirement de les résoudre ? N'est-elle pas aussi de permettre effectivement de rêver à un possible qui est une utopie créatrice, différente de l'illusion si celle-ci est un ensemble de suggestions auxquelles on adhère pour éviter de «se penser» (Alice Cherki,p279), «Primo Lévi, dans l'un de ses derniers témoignages, disait : «Le réel c'est le camp, la vie d'après est un rêve». Fanon, à trente ans, se battait pour transformer le réel du camp, redonner une temporalité à la vie et inscrire le rêve» (Alice Cherki, p. 296)
LA CRISE BERBERE DE 1949. Portrait de deux militants : Ouali Bennai et Amar Ould-Hamouda. Quelle identité pour l'Algérie ? Essai historique de Abdennour Ali Yahia. Editions Barzakh, 295 pages, 850 dinars, Alger 2013.
On sent bien, déjà en plein milieu de l'ouvrage, que Ali Yahia Abdenour a, en fait, porté l'œuvre durant toute sa vie. En tout cas, c'est mon sentiment. Certainement pris par le temps, et ses charges politiques, puis ses charges professionnelles, puis ses charges militantes, et, de plus, la prison qu'il a longtemps connue ne lui ayant pas laissé le temps et surtout la liberté (physique et d'esprit) d'écrire comme il l'entendait, il n'avait pu la réaliser. D'un autre côté, il lui a fallu attendre longtemps, très longtemps pour, après n'avoir pensé qu'au peuple, conclure qu'il était temps de penser aussi à des héros connus, certes, mais seulement par les anciens ou les cercles d'initiés.
Il est donc revenu aux sources de la militance et de l'engagement en écrivant sur la berbérité. Son dada ! Et, on ne peut parler de celle-ci si l'on ne connaît pas de l'intérieur l'âme et la vie berbères. Et, on ne peut saisir l'importance de cette identité si l'on ne retrace pas le sacrifice des hommes qui ont lutté pour qu'elle soit préservée, défendue, conservée, louée, promue. C'est pour cela qu'il a, dans un premier (long) chapitre, présenté les multiples facettes de la vie en Berbérie, avec, en arrière fond, une Histoire plus de deux fois millénaire qui embrasse tout le pays (Certes, il se limite seulement à la Grande Kabylie mais, je vous assure, moi qui suis d'une famille originaire des montagnes de Skikda, que de points communs
avec une vie plus rude
et en plus individuelle, celle-ci influencée, certainement, par celle-là).
On en apprend beaucoup plus sur l'âme et la vie berbères, sur l'identité berbère, que sur la vie de O. Bennai et de A. Ould Hamouda dont les beaux portraits d'époque illustrent la couverture.
La crise dite «berbériste» de 1949 est, au départ, provoquée par le bureau politique du PPA-MTLD qui avait écrit dans un mémorandum adressé à l'ONU, fin 48, que «l'Algérie est une nation arabe et musulmane depuis le VII è siècle». Exit donc la Numidie. Exit les Royaumes berbères. Exit Massinissa, Jughurtha, Takfarinas, Kahina, Yaghmourassene
Dur à avaler par les jeunes militants berbères comme Bennai et Ould Hamouda qui, déjà, ne supportaient plus le pouvoir et le culte de la personnalité de Messali Hadj et qui, à travers une large vision historique de la nation algérienne, tenaient à la dimension berbère de leur patrie. Certainement assez vite assimilés aux messalistes, ils seront «mangés», par la suite, par la Révolution armée de 54 du FLN/ALN, le premier en février 57 et le second en avril 56. L'essai sur la problématique berbériste et sur les destins tragiques de ses deux héros (partisans de la lutte armée bien avant que d'autres n'y pensent) est une occasion pour l'auteur, avocat redoutable, de «presque» descendre en flammes Messali Hadj qui avait, selon lui «réduit l'identité nationale à l'Islam et à la langue arabe» (un portrait saisissant de réalisme sur le zaïm... portrait à rapprocher avec celui de ????: p 99 ) et de faire montre d'une extrême sévérité (p 171) à l'endroit de H. Ait Ahmed (membre du Bp du PPA-MTLD à 22 ans) qui n'avait pas alors soutenu totalement la lutte des «berbéristes» contre les «pan-arabistes»
et de A. Kiouane (p 233), alors avocat de Bennai Ouali
Avis : Un essai sur la problématique de l'identité nationale, une plaidoirie pour la réhabilitation de combattants injustement «éliminés», pour la restauration pleine et entière de la culture et de la langue berbère aux côtés de la langue arabe populaire, quelques réquisitoires, des bio-express
tout cela dans un va et vient passé-présent incessant, parfois déroutant. Du Ali Yahia Abdenour 100%. A lire... avec précaution
pour faire la part des choses passées et des réalités présentes, et pour ne pas désespérer du futur.
Extraits : «L'obligation d'écrire est une nécessité, bien plus qu'un devoir, pour ne pas emporter dans la mort, qui est l'autre côté de la vie, ses souvenirs» (p15), «La solitude est un plat qui se mange seul «(p16), «On ne peut remplacer ce qui a un prix par son équivalent, en revanche ce qui n'a pas de prix et donc pas d'équivalent, c'est ce qui possède une dignité» (p21) «Il faut donner deux choses à un enfant, garçon ou fille : des racines pour l'intégrer définitivement à sa société, et des ailes pour aller chercher à l'étranger la science et la technologie qu'il mettra au service du pays «(p 57), «Messali a le culte d'une seule personne, la sienne» (p121), «L'impertinence, cette forme douce de rébellion» (p 156), «Les trois éléments matériels constitutifs de l'idée de nation sont : la mémoire, la volonté, le destin» (p 233).
par Belkacem Ahcene-Djaballah
REFLEXIONS SUR LA GUERRE D'ALGERIE.Mémoires de Ali Hammoutène. Enag Editions (Editions Sned, 1983), 211 pages, 450 dinars, Alger 2013
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