Alger proteste, Alger s’agite, Alger s’agrippe, mais sa supplique est vaine : la poésie se meurt à tous les caniveaux.
On ne se connaît plus. Les têtes d’antan se font rares. On s’interrompait beaucoup avant. Maintenant on se tait. Maintenant on travaille. Maintenant on lorgne quelque minijupe folâtre et on cherche une adresse vacante pour le fils à marier.
On ne trimbale plus ses souvenirs, on arbore l’attestation communale.
Omar était en prison, au camp. Ali a disparu. Sa mère est morte de vieillesse et de désespoir. Sa femme s’est remariée avec l’ex-adjoint au maire. Il y a seulement Rabah, le rescapé qu’on rencontre quelquefois, toujours à la recherche d’un emploi de chauffeur et qui s’excuse presque d’être encore vivant.
C’est tout.
Les voitures CT (ndlr : coopérant technique) pétaradent et les chevelures blondes ondulent au vent. La bière coule à torrents parmi les naufragés et les westerns nous viennent à présent d’Italie. Alger affiche un colt pour Mac Gregor et le Deuxième souffle.
Alger n’est pas Alger. Alger n’est plus Alger.
Le village a disparu et la ville se recherche car l’enfant a grandi et c’est la capitale. Une capitale indécise, capricieuse, traumatisée qui rêve d’être tantôt le Caire tantôt Paris mais qui ne pense pas à être tout simplement Alger.
La civilisation du parpaing et du transistor a quelque chose de hideux et le mimétisme est absurde.
Les minarets des mosquées nouvellement construites sont égyptiens, les ogives gothiques et les haut-parleurs crachotards. Même le Coran se mécanise à la Pointe Pescade. Richard Anthony débride les passions et l’exotisme s’appelle Moretti. Les panonceaux de Sonatrach évoquent l’enseigne d’un restaurant chinois et les employés des membres d’une secte, d’une étrange secte du pétrole, ce pétrole qui… ce pétrole que… Bref, les autobus font des loopings et les plages sont pleines de détritus et la famille Radi habite maintenant Chéraga.
J’oubliais, il y a même des clubs de bridge et des marchands de cacahuètes éternellement pourchassés.
Alger n’est plus Alger, c’est vrai.
Moh S’Mine, l’aveugle nationaliste vend des épingles à linge, des bougies et des brosses au marché de la Lyre.
Farouzi est devenu une personnalité.
Le marché aux puces de Bab El-Djedid est définitivement rasé.
Le musée de Dar Es’Soltan est habité par le massacre quotidien et Frantz Fanon a remplacé le général Leclerc.
Alger n’est plus Alger, certes, mais Alger reste quand même Edzaïer. Car, plus qu’un prénom, Alger est un pseudonyme derrière lequel sommeillent encore des îlots de poésie qui ne se découvrent pas au premier venu. C’est une tradition, c’est un principe : Alger pudique n’étale pas ses charmes au grand air.
Ce n’est pas encore la minijupe car il y a l’Alger cloîtré que recouvre le voile séculaire et c’est encore là qu’il faut chercher ce qui palpite. La poésie ne rôde pas sur les boulevards cravatés et pomponnés. La poésie tisse ses refrains à l’ombre des ruelles et des échoppes. La poésie s’abrite au creux des mains calleuses, des regards borgnes, des orteils nus et des fontaines assoiffées de murmures.
Il reste quand même Alger. Il reste La Casbah calfeutrée, il reste Belcourt et la criée, il reste Bab-El-Oued frondeur et Qaâ Essour témoin. Pour connaître Alger, il faut l’avoir connue.
Voilà tout le secret.
Ces murs qui nous ont vus grandir, nous les avons vus vieillir, nous les connaissons. Ils n’ont plus rien à nous raconter, plus rien à nous apprendre, car nous nous sommes déjà tout dit au fil des jours.
Ce ne sont que de vieux amis, de très vieux amis aux souvenirs ridés, à la paupière tarie. Un clin d’œil nous suffit et, bien sûr, l’étranger n’y comprendrait rien : il n’est pas complice.
Il ne connaît pas Alger : Edzaïr El Q’dima.
Il n’a pas connu Bou Chenacha, l’indicateur, et Sarek El Djadja, le niais, ni Butiphara qui vendait des pétards à Sidi M’hamed Ech Chérif. Il n’a pas compris Dar El Ghola où l’on ramassait des clous, Es Souaredj où les Hachaichis s’injectaient la dose de Nirvana près de la caserne des Goubia, ni les quatre canons où l’on découvrait le football pieds nus.
Il n’a pas connu les matches Mouloudia-Gallia dans un stade en voie d’insurrection.
Abtouche, Oualiken, Kebaïli, Zaaf, Dar el Gazouz, Dar An Nakhla et Djbel Koukou. Quelques disques ébréchés subsistent de Cheikha Tetma et de Yamna avec une touffe de lauriers sur la tombe de Rachid K’Sentini à El-Kettar. Heureusement, il reste El Anka et Soustara.
Il y a encore le café Malakoff où se retrouvent «ceux qui savent». Les témoins ne sont pas tous morts et la poésie gicle quelquefois des doigts crispés sur les dominos et des souvenirs qui ronronnent sous la âarakia.
Hadj Hamid Kzadri est toujours là avec son éventail, sa m’réouha et sa bediâ. Boulandjass aussi avec sa mort aux rats, ses six cannes à pêche et ses éternelles défaites à la belote.
Hadj Omar El Felaïki n’a perdu ni sa verve ni son enthousiasme des vingt ans. Le Mouloudia n’est pas encore champion et on pêche toujours le
qadjqoudj à Qaâ Es Sour.
Allons, allons, à défaut d’être ma ville, Alger est mon village, et la plus belle poésie du monde. Pour moi, n’est-elle pas la rue Gariba où la fontaine ne coule plus et où les murs désespérés de Bir Djebah me clament leur exil quand j’y vais en pèlerinage ?
J’ai toujours l’impression d’aller à El Kettar, à un îlot de paix, de lentisques et de poésie.
Allons, allons, il y a encore des îlots de poésie à Alger.
C’est peut-être pour ça qu’Alger, en arabe, s’appelle les îlots.
C’est peut-être pour ça qu’Alger pour moi demeure le plus beaux des poèmes et le meilleur ami.
Et pourtant, Alger n’est qu’un pseudonyme.
Alger vue par Mustapha Toumi en 1967
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