Dans sa chanson, L’ambassadeur, on peut l’entendre dire : «Je ne suis
pas d’ailleurs, je ne suis pas d’ici, je suis contemporain de chaque
instant qui passe.»
Ce «Métèque» de George Moustaki, une idée de liberté
Ce couplet d’alexandrins résume parfaitement Georges Moustaki, cet
alexandrin justement, avec «sa gueule de métèque, de juif errant et de
pâtre grec». Voyageur libertaire, aimant par-dessus tout la paresse et
le dilettantisme, Moustaki se plaisait à être un «Oriental» de pure
souche. Quand, à l’école, on lui avait demandé ce qu’il aimerait devenir
après, il eut cette réponse laconique : «Je veux être vieux». Partisan
du moindre effort, Moustaki avait même chanté «le droit à la paresse»,
et était de ceux qui pensaient que «pour bien travailler, il faut peu
travailler». Grec d’origine juive, égyptien de naissance, français par
adoption, Moustaki est surtout un citoyen du monde, ayant passé le plus
clair de son temps à voyager. Un nomade en somme, un promeneur, qui
aimait laisser le temps passer sans lui : «De château en Espagne en pays
de Cocagne, je ne sais où je vais, je passe !». Il était aussi un
célibataire forcené. En dépit d’un mariage «éphémère», jusqu’à son
dernier souffle, il a toujours préféré sa solitude, la chantant si bien :
«Pour avoir si souvent dormi avec ma solitude, je m’en suis fait
presque une amie, une douce habitude, elle ne me quitte pas d’un pas,
fidèle comme une ombre, elle m’a suivi çà et là, aux quatre coins du
monde.»
Pour autant, cela ne l’a jamais empêché d’être un éternel amoureux. Il
vouait une adoration obsessionnelle à la gent féminine, au point de lui
offrir ses plus belles œuvres. Qu’il s’agisse de femmes rondes
«sensuelles et girondes», de femmes mûres qui «n’ont plus vingt ans
depuis longtemps», ou encore de jeunettes que «le soleil enivre, et que
la nuit délivre», la femme a toujours été mise sur un piédestal dans son
répertoire. Né en Egypte en 1934, de parents grecs, le petit Giuseppe
Mustacchi (qu’on appelait aussi Youssef) a grandi dans une Alexandrie
cosmopolite, où se mêlaient plusieurs cultures et origines. Quand il ne
piquait pas une tête dans la Méditerranée, le jeune Moustaki passait son
temps dans la librairie paternelle, où, de longues heures durant, il
dévorait des livres. Polyglotte invétéré, c’est aussi grâce à ce
cosmopolitisme que Moustaki a appris à parler plusieurs langues : de
l’arabe à l’hébreu en passant par le français, l’anglais, l’italien, le
grec, l’espagnol, et le portugais. Ce monde oriental lui avait aussi
offert une autre vertu : prendre le temps de vivre et savoir apprécier
chaque instant qui passe. Ce savoir-vivre, tant chéri par l’écrivain
égyptien, Albert Cossery, où la vie est prise par la taille, «sans
n’avoir à la gagner comme une bataille», transparaît de façon
indélébile, dans la vie et l’œuvre du chanteur.
Toutefois, en 1951, alors âgé de 17 ans, voulant changer d’horizon, il
décidera de s’exiler, gagnant Paris où il s’imprégnera de l’ambiance des
cabarets de cette époque où le jazz était alors à son âge d’or. Le
jeune Youssef, émerveillé, faisait la tournée des boxons de
Saint-Germain-des-Prés jusqu’aux heures les plus tardives. Il vivait de
débrouillardise et de divers métiers, tour à tour journaliste, barman,
plongeur... Pour l’anecdote, lors de son arrivée en France, Moustaki
avait rencontré un Marseillais, scout de son état, qui, pour ne pas trop
le dépayser, l’avait emmené dans des endroits fréquentés par des
arabophones. Une amitié s’était ainsi nouée entre eux, et quelques
décennies plus tard, après s’être perdus de vue, les deux hommes se
croiseront en Tunisie, et Moustaki apprendra que cet ami Marseillais,
tellement séduit par tout ce qu’il lui avait raconté sur l’Orient, avait
décidé de se convertir à l'islam. Une anecdote somme toute assez
plaisante et singulière. C’est peut-être la première fois qu’un
incroyant (Moustaki se considérait comme tel), faisait entrer, fut-ce «à
l’insu de son plein gré», une personne en islam !
C’est durant cette période, au début des années 1950, que Moustaki
avait décidé de s’essayer à l’écriture, après avoir assisté à un concert
de Georges Brassens, lui aussi débutant. Ecouter des chansons comme Le
gorille ou La mauvaise réputation, avait provoqué en lui une sorte de
déclic, le poussant vers cet art. C’est d’ailleurs en hommage à Brassens
qu’il décide de se donner pour nom de scène le prénom Georges. Quant à
Brassens, il sera le premier à reconnaître le talent de son jeune
confrère. Il écrira ainsi, dans le premier 33 tours de Moustaki, cette
belle préface : «Il existe encore des poètes, Moustaki en est un. Il
écrit des chansons entre les lignes. Il aurait pu bâcler des insanités
et se faire chanter par la canaille lyrique. Il a choisi les chemins
escarpés, les chemins coupés. Il fait confiance au public, il aura sa
récompense.»
Mais le succès, le véritable, ne viendra que quelques années après, en
1959, avec la rencontre d’Edith Piaf, celle qui ne tardera pas à devenir
sa complice puis son amante. Moustaki lui avait écrit Milord et l’avait
ainsi propulsée dans un succès tourbillonnant, les ayant fait voyager
aux quatre coins du monde. Après ce succès planétaire, le talent de
Moustaki est «reconnu» par la profession. Une multitude de chanteurs le
sollicitent pour leur écrire des chansons. Celui qui sort du lot est
assurément Serge Reggiani pour lequel il a écrit quelques chefs-d’œuvre
comme Sarah, Madame Nostalgie ou encore Votre fille a vingt ans.
Toujours fidèle à lui-même, Moustaki restera, malgré le succès, un
maître en oisiveté. Tellement oisif qu’il décide même de se laisser
pousser la barbe, histoire de ne plus devoir se raser chaque jour.
Cette décision ne sera pas sans conséquence puisqu’elle lui donnera
«une gueule de métèque». Une dame du monde, plutôt collée-montée, dont
Moustaki fréquentait la fille, en le voyant pour la première fois, ne
manquera pas de s’exclamer : «Mais qu’est-ce que c'est que ce métèque
!». Plutôt que de provoquer l’indignation de l’intéressé, cette remarque
le fera sourire et lui donnera plus tard l’idée d’écrire Le métèque. Se
voulant d’abord une chanson d’amour, cette œuvre a fini par devenir une
chanson de revendication, rendant hommage à tous les exclus, ceux qu’on
rejette pour délit de faciès. On est à présent dans les années 1960,
une époque où le monde bouillonnait, et où le fascisme, dans certains
pays, était à son apogée. Le coup d’état des colonels en Grèce avait
poussé Moustaki à s’y rendre pour participer à la résistance
intellectuelle. Il y rencontrera le musicien et opposant Mikis
Théodorakis et traduira en français quelques unes de ses chansons,
notamment Nous sommes deux ou Le facteur. Un peu plus tard, il écrit
Flamenco, déclaration d’amour à l’Espagne oppressée : «Qui le premier
pourra chanter les accords de la liberté, qui chantera le flamenco dans
une Espagne sans Franco, ce sera fête ce jour-là, et moi, je voudrais
être là…»
Lors de la révolution des œillets, au Portugal, il sera également
présent, en chantant : «A ceux qui ne croient plus voir s’accomplir leur
idéal, dis-leur qu’un œillet rouge a fleuri au Portugal.» Se
revendiquant «homme du Tiers-Monde», Moustaki a chanté les révolutions
et a écrit l’incontournable Sans la nommer que beaucoup de
révolutionnaires, à ce jour, revendiquent et reprennent à leur compte.
La toute première fois qu’il avait chanté au Maghreb, c’était au Maroc,
où il fit la connaissance de Nadia, une Marocaine avec qui il vivra une
relation passionnelle. Cette jeune femme faisait partie des mouvements
marocains qui luttaient pour la cause palestinienne. Une passion
«shakespearienne» était alors née entre la pasionaria et le barde juif.
Cette Nadia fut arrêtée en Israël, tandis qu’elle s’apprêtait à
participer à une action contre l’Etat hébreu, Moustaki combinera un
stratagème pour revoir sa bien-aimée. Il proposera aux autorités du
centre pénitencier où elle se trouvait, d’organiser un concert au profit
des détenues. Ce spectacle lui permit d’entrevoir sa dulcinée noyée
dans le public des prisonnières. Il confiera, dans un livre
autobiographique, Les filles de la mémoire, n’avoir jamais ressenti,
dans un spectacle, pareille émotion. Peu après, il consacrera à la
«belle captive» une magnifique chanson, à la fois sensuelle et douce,
intitulée Je ne sais pas où tu commences.
Les années 1970 marquent le début d’une longue histoire qui liera
Moustaki au Brésil, pays qu’il chérira tout particulièrement, et qui lui
inspirera quelques perles, dont Bahia, la plus connue : «C’est là qu’un
beau jour a commencé le Brésil et sa première capitale, c’est là que
l’Afrique vit encore en exil, et parle la langue du Portugal.» Enfant de
bohème et citoyen du monde, Moustaki n’a eu de cesse de clamer l'«état
de bonheur permanent et le droit de chacun à tous les privilèges», de
chanter que la terre est un jardin, «une maison des arbres, avec un lit
de mousse pour y faire l’amour, et un petit ruisseau coulant sans une
vague».
Tout au long de son répertoire, on décèle cette quête d’un paradis
perdu, cette nostalgie d’un monde utopique où il fait bon vivre.
Moustaki prône simplement la vie et la joie de vivre. «Tant que je
pourrai voir sous un ciel de Provence, la tête et les pieds nus, une
fille jolie, marcher en balançant et les reins et les hanches,
j’aimerais la vie.» Cette envie de vivre, sans projet ni habitude, ne
lui fera pas oublier que celle-ci est éphémère : «Dire qu’il faudra
mourir un jour, quitter sa vie et ses amours. Dire qu’il faudra laisser
tout ça, pour Dieu seul sait quel au-delà ! » Mais qu’importe, car il a
toujours su affronter cette fatalité, celle de la rencontre inévitable
avec la Faucheuse, en adoptant une philosophie qui lui est propre, la
philosophie Butacada : «Nous avons toute la vie pour nous amuser, nous
avons toute la mort pour nous reposer !»
Moustaki et l'Algérie :
Au début de juin, la petite ville d’Akbou a accueilli un concert en
hommage à Moustaki qui venait de décéder ainsi qu’au militant Mouloud
Haroun. Organisée par l’Etoile culturelle d’Akbou, en partenariat avec
la Fondation Anna Lindh euro-méditerranéenne de dialogue entre les
cultures, cette manifestation reflétait bien l’attachement des
Algériens, notamment de la génération des jeunes de l’indépendance, au
chanteur disparu.
Georges Moustaki s’était produit, assez régulièrement, dans les années
1970 et 1980, à la salle Atlas d’Alger ou au théâtre de Verdure de Sidi
Fredj. La toute dernière fois où il s’était produit en Algérie, c’était
en 2004, pour deux récitals mémorables à Alger, les 15 et 16 décembre.
La salle était alors bondée et le public l’accompagnait en chœur dans la
majeure partie de ses chansons.
En 1992, il avait composé, avec le chanteur algérien Arezki Belkacem,
la chanson Méditerranéen, se voulant un hymne à la Méditerranée. Pour
l’anecdote, citons son rôle de vieil Algérien sans papiers que Moustaki a
accepté de jouer dans un des épisodes de la série française Navarro
(TF1, 2004). Mais c’est en 1969 que Georges Moustaki a entamé ses
relations artistiques et humaines avec l’Algérie, en écrivant la musique
du film Les Hors-la-loi de Tewfik Farès, avec Sid Ahmed Agoumi, Mohamed
Chouikh et Cheikh Nourredine.
Selon le réalisateur, «l’enregistrement a été réalisé dans une forme
d’improvisation en une nuit dans l’un des meilleurs studios de l’époque,
le studio Marignan où Moustaki s’était entouré de musiciens
fantastiques…». Le film est donc la seule trace des rapports de Moustaki
avec l’Algérie, mis à part l’émouvant passage télévisuel (voir sur
YouTube) avec la grande chanteuse algérienne, Warda El Djazaïria.
C’était en 1993 sur France 2, dans l’émission «Les nuits du Ramadan» que
présentait alors Frédéric Mitterrand. Accompagnée par Moustaki, la diva
y avait chanté Les feuilles mortes, chanson écrite par le poète Jacques
Prévert et mise en musique par Kosma en 1945.
A.E-K et A.L.
Les nuits du Ramadan, France 2 : ''Les feuilles mortes''
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