En guise d’épilogue de notre série consacrée à l’accession au pouvoir
de sept chefs d’Etat qui ont dirigé l’Algérie, nous finissons avec
Bouteflika en retraçant son parcours depuis qu’il était ministre de la
Jeunesse sous Ben Bella jusqu’à son arrivée au palais d’El Mouradia.
Nous ne saurions boucler ce «feuilleton présidentiel» sans en tirer les
conclusions qui s’imposent. Les Algériens sont en droit d’aspirer à des
présidentielles honnêtes en priant pour que nos dirigeants guérissent
enfin de la «maladie du pouvoir».
Quand, au soir du 15 avril 1999, Abdelaziz Bouteflika apprend les
premiers résultats de l’élection qui le donnent vainqueur, il se fait
violence pour contenir son émotion. Ce moment, il l’attendait depuis 20
ans. Aussi, cette victoire électorale devait-il la vivre un peu comme
une revanche. Une revanche sur le sort mais, surtout, une revanche sur
tous ceux qui lui avaient barré la route en 1979 et l’avaient empêché de
succéder à Boumediène. Dans son esprit, le pouvoir était taillé pour
lui. Et le burnous de Boumediène devait lui échoir comme on hériterait
de la toge de Jules César.
Alors, naturellement, ce 15 avril 1999 sonnait pour lui comme une
réparation divine : le président «putatif» qu’il avait toujours été
s’emparait officiellement de son destin. En accédant enfin à la
magistrature suprême, le successeur de Zeroual venait de mettre un terme
à sa longue «traversée du désert», lui qui était tombé en disgrâce
depuis que le 4e congrès du FLN l’avait évincé de la course au pouvoir.
«Boumediène m’a désigné comme successeur»
Avec le retour de Bouteflika aux affaires, la boucle est bouclée. Le
clan d’Oujda reprenait le pouvoir d’une main de fer – si tant est qu’il
l’ait jamais perdu. Le parcours de l’homme atteste bien qu’il est un pur
produit du clan. C’est gravé dans son «ADN politique». Né à Oujda le 2
mars 1937 dans une famille originaire de Nedroma, Bouteflika n’a pas eu à
aller très loin pour choisir son camp.
Il avait tout de suite trouvé en Boumediène un mentor et un protecteur.
Durant la guerre de Libération, Bouteflika est secrétaire particulier
du commandant Boukharouba au PC de la Wilaya V (basée à Oujda). Et il
suivra l’épigone de Boussouf quand il prend la tête de l’état-major
général. S’il n’a pas eu à livrer de grandes batailles sur le terrain
militaire, le capitaine Bouteflika va néanmoins exécuter une mission
autrement plus décisive, et c’est d’ailleurs cet épisode qui fera le
plus parler de lui dans les livres d’histoire pour la période 1954-1962.
Il est chargé par le chef de l’EMG de parlementer avec les détenus du
château d’Aulnoy (voir nos articles sur Ben Bella et Boudiaf), et c’est
là qu’il est adoubé par Ben Bella. A l’indépendance, Bouteflika reste
plus que jamais fidèle au clan d’Oujda. Député de Tlemcen à l’Assemblée
constituante, Ben Bella lui renvoie l’ascenseur en le nommant, à 25 ans,
ministre de la Jeunesse et du Tourisme.
Le 11 avril 1963, le ministre des Affaires étrangères, Mohamed
Khemisti, est assassiné devant l’Assemblée nationale par un «fou», selon
la thèse officielle, un détraqué mental qui, soit dit en passant, va se
«suicider» dans sa cellule. Et Bouteflika d’hériter de son
portefeuille. Il réussit à garder son poste contre vents et marées
quinze ans durant, soit, jusqu’à la mort de Boumediène. Un record.
Pourtant, Ben Bella avait fini par le congédier à un mois de la tenue de
la Conférence afro-asiatique prévue fin juin 1965. Eminence grise de la
clique des «conjurés» ligués contre Ben Bella, Bouteflika se venge de
fort belle manière en incitant Boumediène à renverser son ancien allié.
Suivront treize années fastes où il sera l’un des rares membres du
Conseil de la Révolution à ne jamais être inquiété. Boumediène lui passe
toutes ses foucades.
A la mort de Houari Boumediène en 1978, c’est lui qui se charge de lire
l’oraison funèbre. Lunettes noires masquant des yeux humides, la voix
émaillée de trémolos, il avait sans doute marqué des points lors des
funérailles du raïs. D’aucuns, en voyant ces images, pensaient naïvement
que la succession avait été réglée en sa faveur. Kasdi Merbah, chef de
la Sécurité militaire à l’époque, était, lui, d’un autre avis. Il usera
de toute sa force et sa ruse pour imposer le nom de Chadli Bendjedid aux
membres de la commission des candidatures du 4e congrès du FLN.
Il avait été, préalablement, coopté entre chefs militaires lors d’une
réunion secrète qui s’est tenue à l’Enita, fief de Larbi Belkheir. Vingt
ans plus tard, Bouteflika ne digérait toujours pas le fait que la
succession lui ait échappé en 1979 : «J’aurais pu prétendre au pouvoir à
la mort de Boumediène, mais la réalité est qu’il y a eu un coup d’Etat à
blanc et l’armée a imposé un candidat», se plaindra-t-il à Jean-Pierre
Elkabbach sur Europe1 peu après son investiture (1). Bouteflika va même
jusqu’à dire à Nezzar : «Boumediène m’a désigné comme son successeur par
une lettre-testament qu’il a laissée avant sa mort. Cette lettre se
trouvait à un moment donné aux mains d’Abdelmadjid Allahoum. Qu’est
devenue cette lettre? Je voudrais bien le savoir, car je l’ai vue cette
lettre»(2).
Quand Chadli Bendjedid prend ses fonctions, Bouteflika est nommé
ministre d’Etat sans portefeuille. «Un statut indigne de mon rang»,
fulmine-t-il in petto. S’ensuit l’épisode de la Cour des comptes qui
l’épingle pour comptabilité frauduleuse (arrêt du 8 août 1983). Exclu du
FLN, mis au ban du pouvoir, Bouteflika erre comme une âme en peine et
nomadise entre plusieurs capitales : Paris, Genève, Damas, Abu Dhabi…En
1987, il rentre au pays presque incognito. Au lendemain des événements
d’Octobre 1988, son nom remonte à la surface. Il figure parmi les
signataires de «l’Appel des 18» pour la réforme du système. Le FLN tient
son 6e Congrès en novembre 1989 et Bouteflika est élu membre du Comité
central du parti. Après, il y a «l’épisode 94». Le mandat du HCE arrive à
son terme. Les «décideurs» cherchent un timonier pour gérer la période
de transition. Ils proposent à Bouteflika de succéder à Ali Kafi. Après
avoir donné son accord, Bouteflika se rétracte et laisse passer sa
chance de revenir sur le devant de la scène en grande pompe.
«Le moins mauvais des candidats»
Bouteflika disparaît à nouveau des radars pour quatre autres années.
Septembre 1998. Malade, exaspéré par les luttes de sérail entre son
ministre-conseiller Mohamed Betchine et le chef d’état-major de l’ANP,
Mohamed Lamari, Liamine Zeroual décide de démissionner et annonce la
tenue de la présidentielle anticipée dans un délai de six mois. Selon
Mohamed Sifaoui, il a été, à un moment donné, question de coopter le
jeune Ahmed Ouyahia qui avait surtout les faveurs du général Lamari,
pour succéder à Zeroual (3).
Option vite abandonnée après un veto musclé de Betchine. Finalement, le
choix des «décideurs» va se porter sur ce même Bouteflika qui les avait
lâchés quatre ans auparavant. Il est établi que c’est le général à la
retraite Larbi Belkheir, surnommé «le cardinal de Frenda» ou encore «le
parrain» qui va «vendre» la candidature de Bouteflika aux chefs
militaires (lire : Le Lobbying décisif de Larbi Belkheir). Il faut
croire que les «talents diplomatiques» de l’ancien MAE de Boumediène ont
été déterminants dans ce choix. L’image de l’Algérie était au plus mal
et les généraux dits «janviéristes» avaient besoin de ses réseaux à
l’international pour se refaire une virginité. Quand la candidature de
Bouteflika est officialisée au sein du «premier cercle», Nezzar n’en
croit pas ses oreilles. Référence à la claque de 1994 reçue par les
militaires. C’est là qu’il traite Bouteflika de «vieux canasson», avant
de lui apporter sa caution et son onction. Dans son livre, Le Sultanat
de Bouteflika, il explique ce revirement au bénéfice du «moins mauvais
des candidats» : «Au plan des capacités personnelles (il a présidé
l’Assemblée générale de l’ONU), de l’expérience (il a été aux affaires
pendant vingt ans), de la distanciation par rapport à ce qui a été
perpétré dans le pays depuis 1980 et de l’absence chez lui d’une “tare”
partisane réductrice, Bouteflika était assurément “le moins mauvais” des
candidats. “Le moins mauvais”, exprimé, même par ceux qui l’ont
grandement aidé, signifie : “Nous connaissons les pages pas très nettes
de son passé, mais nous n’avions pas le choix et nous restons
attentifs»(4).
Un mandat «à blanc»
Le «candidat du consensus» se retrouve face à six adversaires
politiques et non des moindres : Hocine Aït Ahmed, Mouloud Hamrouche,
Ahmed Taleb Ibrahimi, Youcef Khatib, Mokdad Sifi et Abdallah Djaballah.
La veille du premier tour, les six candidats précités se retirent en
bloc pour protester contre les prémices de fraude qui entachaient déjà
le scrutin. Ils contestaient notamment le vote des bureaux itinérants et
des bureaux spéciaux réservés aux corps constitués.
L’élection est maintenue dans l’embarras général. Le jour J, Bouteflika
donnera des sueurs froides à ses parrains. Cloîtré à la Villa Aziza,
siège de la fondation Boudiaf, à Poirson, il aurait sorti le chef du DRS
de ses gonds lorsqu’il brandit la menace de se retirer à son tour.
Motif ? «Les décideurs, venait-il d’apprendre, n’allaient le créditer
que de 53% des voix», écrit Mohamed Benchicou qui rapporte cette ruade
(5). «Pas question que j’accepte un chiffre inférieur à celui de Zeroual
!», se serait-il écrié. Le lendemain, le score tombait : Bouteflika est
élu à 73,79% des suffrages exprimés. Le laboratoire électoral du DRS a
fait du bon boulot…
Le 8 avril 2004, Bouteflika est réélu par 84,99% de voix contre 6,42%
pour son principal challenger, Ali Benflis. Mohamed Lamari, qui était
contre sa reconduction, quitte ses fonctions quelques mois plus tard. A
peine ayant validé, par voie référendaire, sa charte pour la paix et la
réconciliation nationale (29 septembre 2005), Bouteflika est évacué au
Val-de-Grâce, officiellement pour un ulcère hémorragique. Depuis ce 26
novembre 2005, ce n’est plus le même homme. Malgré la maladie, son
appétence pour le pouvoir n’a pas diminué. Le 12 novembre 2008, il fait
amender la Constitution de 1996 en supprimant la clause limitant le
nombre de mandats présidentiels à deux. Désormais, il peut postuler pour
une présidence à vie. Le 9 avril 2009, Bouteflika est réélu pour un
troisième mandat avec 90,24% des voix. Considérablement affaibli, il
n’est plus que l’ombre de celui qui enchaînait interviews, visites de
terrain et voyages à l’étranger lors de son premier mandat. Le 27 avril
2013, le président de la République est victime d’un accident ischémique
transitoire, présenté d’abord comme étant sans gravité, avant de
révéler un AVC plus compliqué que ce qui était annoncé. Après 82 jours
passés entre le Val-de-Grâce et les Invalides, Bouteflika est rentré au
pays le 16 juillet. Le président était sur une chaise roulante. L’image
résume à elle seule toute la peine qu’aura éprouvée le chef de l’Etat
pour honorer son troisième quinquennat qui vire, décidément, au mandat
«à blanc». C’était, assurément, le mandat de trop.
-(1) Voir : Mohamed Benchicou. Bouteflika, une imposture algérienne, éditions Le Matin, 2003, P121.
-(2) Cité par Benchicou, P133.
-(3) Mohamed Sifaoui. Bouteflika, ses parrains et ses larbins. Editions Encre d’Orient. 2011. P99.
-(4) Khaled Nezzar. Algérie, le Sultanat de Bouteflika. Edition Transbordeurs. 2003. P29.
-(5) Mohamed Benchicou, op.cit. p15.
Dates-clés :
- 2 mars 1937. Naissance à Oujda. Son père, Ahmed Bouteflika, est originaire de Nedroma (wilaya de Tlemcen).
- 1957-1958. Après une formation militaire à l’Ecole des cadres de l’ALN, Bouteflika est contrôleur général
de la Wilaya V.
- 1960. A la création de l’état-major général confié à Boumediène,
Bouteflika est affecté au PC de l’EMG. Il est ensuite envoyé au «Front
du Mali», d’où son nom de guerre, Abdelkader El Mali.
- Décembre 1961. Bouteflika se rend en France avec des papiers
marocains et négocie au nom de Boumediène une alliance avec Ben Bella
pour affaiblir le GPRA.
- 27 septembre 1962. Député de Tlemcen à l’Assemblée constituante,
Bouteflika est nommé, à 25 ans, ministre de la Jeunesse et du Tourisme
dans le premier gouvernement de Ben Bella. En 1963, il hérite du
portefeuille des AE après l’assassinat de Mohamed Khemisti.
- 19 juin 1965. Limogé un mois avant le putsch, il joue un rôle déterminant dans le renversement du président Ben Bella.
- 27 décembre 1978. A la mort du président Boumediène, c’est lui qui
lit l’oraison funèbre, faisant penser qu’il est le successeur tout
désigné de Boumediène. L’armée lui préfèrera un des siens, le colonel
Chadli Bendjedid. Bouteflika tombe en disgrâce. Il est exclu du FLN en
1981.
- 8 août 1983. Un arrêt de la Cour des comptes l’épingle pour comptabilité frauduleuse alors qu’il était ministre des AE.
- 1987. Après six ans d’exil, Bouteflika rentre au pays. Suite aux
événements d’Octobre 1988, il signe la «Motion des 18» qui appelle à la
réforme du système. En 1989, il est élu membre du Comité central lors du
6e congrès du FLN.
- Janvier 1994. Approché par la hiérarchie militaire pour succéder au
HCE, Abdelaziz Bouteflika accepte de prendre les rênes de l’Etat avant
de se rétracter à la dernière minute.
- Décembre 1998. Après l’annonce du président Zeroual d’écourter son
mandat, Bouteflika est sollicité pour se présenter à l’élection
présidentielle anticipée d’avril 1999. Larbi Belkheir jouera un rôle
décisif dans sa cooptation.
- 15 avril 1999. Bouteflika est élu président de la République avec
près de 74% des voix. La veille du premier tour, les six autres
candidats en lice se retirent du scrutin pour protester contre les
prémices d’une fraude massive.
- 8 avril 2004. Bouteflika est réélu pour un second mandat avec 84,99% des voix.
- 26 novembre 2005. Bouteflika est évacué au Val-de-Grâce pour «ulcère hémorragique». Sa convalescence prendra plusieurs mois.
- 09 avril 2009. Bouteflika est réélu pour un troisième mandat avec
90,24% des voix après avoir levé les restrictions de la Constitution de
1996 qui limitait les mandats présidentiels à deux.
- 27 avril 2013. Victime d’un AVC, le président de la République est
transféré au Val-de-Grâce. Après une période de rééducation
fonctionnelle aux Invalides, il regagne le pays au terme de 82 jours
d’absence.
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