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Albert Camus dans un dessin original de Jacques Ferrandez
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À l'occasion du centième anniversaire de la naissance de l'écrivain et philosophe, l'artiste publie une adaptation de L'Étranger, qui restitue à la fois l'ambiance de l'époque et l'esprit des lieux.
Dans les premières pages de L'Étranger , la bande dessinée inspirée par l'œuvre d'Albert Camus que publie aujourd'hui Jacques Ferrandez, on sent l'artiste porté par une force éblouissante et radieuse: la joie de dessiner Alger avant même d'en venir au crime et au procès qui vont projeter Meursault de la lumière à l'ombre. Né dans la capitale algérienne en 1955, Ferrandez n'y a vécu que quelques mois, mais on sent qu'il ne cesse d'y revenir en rêve, appuyé sur la vaste documentation qui a permis la restitution méticuleuse des villes et des paysages de l'époque coloniale dans les dix volumes de sa série Carnets d'Orient. «L'Étranger est une histoire qui se déroule à Alger dans quelques lieux très définis, nous explique le dessinateur. Puisque je possède une certaine connaissance de la ville, il était très intéressant pour moi de restituer à la fois l'ambiance de l'époque et l'esprit des lieux.»
La bande-dessinée de Jacques Herrandez, publiée chez Gallimard.
L'ambiance de l'époque: les tractions avant, les tramways, les autobus, les lampes à huile. L'esprit des lieux: le front de mer bordé d'arcades, la terrasse du café Tantonville, la prison Barberousse, les rues de Belcourt. Dans ce nouvel album, Ferrandez paraît encore une fois capable de dessiner Alger les yeux fermés.
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Inspiration et souvenirs
«Les yeux fermés, il ne faut pas exagérer. Mais c'est vrai qu'il y a quelque chose de familier dans Alger telle que je l'ai restituée. Ce sont les rues, les maisons et les cafés où Camus a vécu que l'on visite à la lecture de L'Étranger. Et quand Meursault se met à sa fenêtre pour observer la rue, j'imagine qu'il est dans l'immeuble du 93, rue de Lyon, où Camus a vécu toute son enfance et son adolescence et où il a lui aussi occupé ses dimanches à épier ce qui se passait dehors du matin au soir. Comme c'est une rue qui est très liée à mon histoire familiale, puisque mes grands-parents avaient un magasin de chaussures au n° 96, il était d'autant plus important pour moi de dessiner ces lieux avec exactitude. Dans la double page où l'on voit Meursault rêver à sa fenêtre après avoir passé une première nuit avec Marie (pp. 30-31, ndlr), j'ai même glissé un clin d'œil familial puisque le magasin de chaussures Roig qui est en face n'est autre que celui de mes grands-parents!»
Ce clin d'œil n'est pas le seul de l'album. Aux délicats qui aiment goûter les détails dans les bandes dessinées, il apparaîtra que Ferrandez s'est souvenu de certaines scènes de Pépé le Mokoet du Schpountz, le film de Marcel Pagnol sorti en 1938 qu'Albert Camus ne nomme pas, mais que le dessinateur a reconnu en se souvenant des minauderies tragi-comiques de Fernandel répétant «Tout condamné à mort aura la tête tranchée». Plus loin, au moment du procès de Meursault au tribunal d'Alger, on découvre que le journaliste venu de Paris ressemble étrangement à Jean-Paul Sartre et que le procureur est le sosie de Jean-Jacques Brochier, porteur de valises du FLN dans les années 1960, fameux agitateur littéraire des années 1970 et 1980 et rédacteur d'un pamphlet intitulé Camus, philosophe pour classes terminales.
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La tension de l'absurde
Par là, le dessinateur prend malicieusement parti pour Camus à travers le personnage de Meursault qu'il a dessiné en lui gardant tout son mystère, comme précédemment l'instituteur de L'Hôte , une nouvelle tirée de L'Exil et le Royaume, elle aussi adaptée en bande dessinée. Au cœur de l'histoire, Ferrandez a réussi à maintenir la tension de l'absurde et l'impossibilité pour le lecteur de savoir si Meursault est homme bon ou mauvais. «Meursault est quelqu'un de difficile à cerner. Paradoxalement, il ne s'éclaire que lorsqu'il se retrouve dans les ténèbres de sa cellule. Si la première partie du roman est extrêmement lumineuse et solaire, avec un personnage indifférent et froid qu'on a du mal à cerner, c'est dans la seconde partie du roman, la plus sombre, que l'on peut enfin le comprendre.»
Le mystère de Meursault, l'homme qui en tue un autre «à cause du soleil», s'éclaire également dans la scène du meurtre, que Ferrandez a traitée avec un soin particulier, révoquant les interprétations racistes ou colonialistes pour privilégier une atmosphère d'équivoque érotique, à la Pasolini ou à la Visconti, lui-même adaptateur du roman de Camus au cinéma en 1967 dans un film dont le dessinateur s'est souvenu pour mettre en scène la levée du corps de la mère de Meursault à l'hospice de Marengo et son enterrement dans un cimetière de campagne. «Pour moi, adaptateur deL'Étranger en images, la scène du meurtre était cruciale. J'ai beaucoup tourné autour. Il était hors de question de faire glisser le sens du texte du côté de la guerre d'Algérie ou pourquoi pas de l'OAS. L'Arabe, pour moi, n'est pas l'ennemi de Meursault, mais son double. Ce qui se passe entre les deux, dans cet épisode étrange, sur une plage écrasée par le soleil, c'est: “Je t'aime, je te tue.”»
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L'Étranger, d'après l'œuvre d'Albert Camus, par Jacques Ferrandez, Gallimard, collection «Fétiche», 136 p., 22 €.
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