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Plus de cinquante ans après la mort d’Albert Camus, l’Homme révolté continue de diviser. Son œuvre et son engagement restent intimement liés à l’histoire de la colonisation et à celle de l’indépendance de l’Algérie. L'écrivain devait relier les deux rives pour Marseille Provence 2013. En Algérie, il est toujours accueilli avec ambivalence.
Tipaza, un site très fréquenté par Albert Camus
Elodie Crézé
Envoyée spéciale en Algérie. Sur le site antique de Tipaza, à une cinquantaine de kilomètres d’Alger, les ruines romaines étalent leurs pierres cuivrées jusqu’à la mer. Des Algériens se promènent entre les allées, en famille ou en couple. Certains profitent de l’aubaine d’un buisson pour se livrer à un bécotage en bonne et due forme, confiants envers la promesse silencieuse des vestiges millénaires. C’est en ce lieu qu'Albert Camus aimait puiser son inspiration. Une stèle lui est consacrée, introuvable dans l’immensité du site, à tel point que subsiste un doute sur sa réalité. Il en est ainsi de l’image d’Albert Camus en Algérie. L’écrivain génial de L’Homme révolté a laissé son empreinte dans l’histoire du pays, mais la meurtrissure trop vivace de celle-ci instille son venin jusque dans les mémoires littéraires.
En 2010, Yasmina Khadra, l’auteur de Ce que le jour doit à la nuit organise un projet de Caravane littéraire itinérante sur Camus, à l’occasion du cinquantenaire de sa mort. La réaction d’intellectuels algériens ne se fait pas attendre, fustigeant avec virulence un "retour de l’Algérie française" dans une pétition intitulée "alerte aux consciences anticolonialistes". Yasmina Khadra avait alors dénoncé, dans une interview donnée à l’Expression "Des êtres forgés dans la suspicion chimérique, de grandes gueules aux bras écourtés […], sordides jusque dans leurs «nobles» pensées. Les a-t-on jamais vus se rassembler autour d’un idéal probant?" Aujourd’hui, il estime qu’"en Algérie, on condamne ce qu’on n'a jamais lu. Il a eu un acharnement contre Camus mais aussi contre moi, visant à me faire passer pour un néocolonial. En temps qu’Algérien, Camus m’a blessé, mais je me suis incliné devant le talent de cet immense écrivain."
Banderole à l'Institut culturel français d'Oran. Crédit : E.C
"Entre attirance et rejet"
Dans la librairie située à quelques mètres de l’hôtel Le Timgad, ancien Grand café riche d’Oran, on trouve sans mal quelques œuvres d’Albert Camus. Il en est de même dans plusieurs librairies oranaises ou algéroises. Pourtant, l’auteur est accueilli avec ambivalence "entre attirance et rejet", d’après l’historien Benjamin Stora. Rejet, dans la mesure où Albert Camus "n’a pas reconnu le statut des indigènes" et a refusé de prendre position pour l’indépendance de l’Algérie. Antinationaliste convaincu, il affirmait en 1948 : "Les questions qui provoquent ma colère : le nationalisme, le colonialisme, l’injustice sociale et l’absurdité de l’Etat moderne". Attirance vis-à-vis du journaliste engagé, auteur de la série de reportages Misères en Kabylie, publiés dans Alger Républicain à la fin des années 30.
Dans une lettre spécialement écrite pour Marsactu, le journaliste du quotidien El Watan, Ameziane Ferhani estime qu’"on se focalise sur les positions politiques de Camus et, quasi-exclusivement, sur son rapport à la guerre d’indépendance en Algérie. Il est sûr qu’on ne peut se limiter à sa fameuse phrase sur la justice et sa mère.**[…]. Toutes les polémiques autour de lui s'embrasent sur le charbon de cette confusion entre l'écrivain, le politique et le journaliste […]. Si Camus intéresse, c’est en tant qu’écrivain.[…]. Une oeuvre peut échapper à son auteur." Il ajoute : "La clairvoyance à l’égard de Camus consisterait, ni à le déifier ni à le vilipender. Il a été ce qu’il fut. Rien de plus et surtout rien de moins. A la « démesure » qui le fascinait, opposons la mesure de l’admiration et de l’esprit critique."
Plutôt estimé?
Rendre hommage au génie littéraire et le dissocier du malentendu politique, c’est aussi l’avis de l’écrivain et professeur de lettres à l’université d’Oran Ghellal Abdelkader, qui juge que malgré cette ambivalence, "Camus est plutôt estimé en Algérie. La plupart de ceux qui s’opposent à Camus sont des arabophones, voire des salafistes. Ils considèrent qu’il faut interdire « la langue du colonisateur », comme m’a jeté à la figure un parent d’élève, furieux d’apprendre qu’Albert Camus figurait à mon programme." Camus est enseigné à la faculté "parmi d’autres écrivains contemporains étrangers" à l'initiative personnelle de professeurs, et non d’après des directives de l’éducation nationale algérienne. Ghellal Abdelkader l’enseigne à ses étudiants de troisième année de littérature contemporaine. Il se veut un "fervent adepte de la critique moderne", c’est-à-dire qu’il laisse la personnalité de l’auteur de côté pour s’attarder sur une analyse immanente du texte.
"Camus sera-t-il un jour algérien ?" demande l’un de ses étudiants. Le chercheur marque un temps, puis répond longuement : "la présence arabe dans l’œuvre de Camus ne dépasse pas la lumière flottante, son regard est immergé dans une contemplation, celle d’une plage écrasée de soleil. Son Algérie n’est pas la nôtre, il est l’écrivain d’une Algérie qui n’est plus. Comment dès lors, peut-il rester algérien ?". Les questions fusent, pertinentes, sur l’œuvre littéraire. L’engagement de l’auteur contre toute forme de terreur, la polémique avec Sartre surviennent tout de même dans l’argumentation du professeur. Toutefois, dans l’ensemble, les nouvelles générations ne semblent pas connaître l’écrivain, telle cette jeune femme rencontrée au sein d'une l’association oranaise, débarquée le jour même. A la question "connaissez-vous Camus ?", celle-ci répond qu’on ne lui a pas encore présenté.
Balade littéraire
L’association Bel Horizon entend justement défendre le patrimoine de la ville et conduire les Oranais à se l’approprier. Chaque année, une balade littéraire est mise en œuvre sur le thème d’Albert Camus. Des extraits de ses écrits sont lus à chaque étape. Pour le président de l’association, Kouider Metair, "au niveau de la nomenklatura intellectuelle arabophone et francophone, une majorité est opposée à Camus. Il est malheureux qu’il ne soit pas vraiment enseigné, mais cela illustre avant tout un conservatisme dirigé contre toute littérature considérée comme étant porteuse d’idées modernistes. Ici à Oran il n’est particulièrement pas aimé, il faut dire aussi qu’il était Algérois –comble de l’infamie ! - et qu’il nous a collé la peste", ajoute avec malice l’homme doté d’une volonté de fer. "J’ai découvert Camus parce qu’il a parlé de notre ville en termes très durs mais, sur beaucoup de points, il continue d’avoir raison. Il disait notamment qu’Oran tournait le dos à la mer. C’est vrai, le front de mer n’est même pas accessible ! Nous avons utilisé cet argument pour empêcher qu’un musée consacré à la mer ne soit construit en ville, loin du rivage. Nous avons dit à ceux qui soutenaient cet emplacement qu’ils donnaient raison à Albert Camus pour les faire changer d’avis".
Notre Dame de Santa-Cruz, installée pour "chasser" le Choléra en 1849... Et non contre la peste. Crédit: E.C
A l’image de ces circuits littéraires, quelques initiatives visent à rendre hommage à l’écrivain. Le film Le Premier Homme, de Gianni Amelio a finalement été présenté en avant-première mondiale au festival international du film de Toronto en 2011, après un tournage chaotique en Algérie. Sa sortie en France reste inconnue ; en Algérie où les cinémas ne sont pas légions, elle est purement hypothétique. Côté théâtre, le metteur-en-scène Ahmed Khoudi projetait de réaliser une pièce d’après les articles Misères en Kabylie. "Cela avait l’avantage de faire connaître aussi bien au groupe de jeunes comédiens qui allaient l’interpréter, que pour les futurs spectateurs, à quoi ressemblait la vie sous domination coloniale. Camus étant un auteur assez controversé pour sa position ambiguë par rapport à la lutte des Algériens pour leur indépendance, il était intéressant malgré tout de donner à voir ce qu’il pensait de l’injustice du système colonial".
Oeuvres rééditées
La collaboration du metteur-en-scène à un projet théâtral sur Camus en partenariat avec la troupe marseillaise Alzhar n’aura finalement pas lieu, mais Ahmed Khoudi n’exclut pas l’idée de monter sa pièce. "En tant qu’écrivain je pense qu’il est reconnu à sa juste valeur et même apprécié. Pour preuve, la plupart de ses œuvres viennent récemment de faire l’objet de réédition par des maisons d’édition algériennes. On sait aussi qu’il a dénoncé la misère et l’injustice engendrées par le fait colonial. D’un autre côté, personne n’oublie que pendant la guerre d’Algérie il ne s’est jamais prononcé en faveur de l’indépendance de l’Algérie contrairement à certains intellectuels français de sa génération. Cela, je crois que des gens le lui reprochent."
L’auteur du Mythe de Sisyphe parviendra t-il un jour à se dépêtrer des passions qui l’entourent ? Rien n’est moins sûr mais en un sens, Camus a sans doute déjà remporté un match contre ses contempteurs. Comme Kouider Métair l’assure, "nous allons continuer à le défendre, à le faire lire. La polémique se poursuit est c’est une bonne chose. Camus a gagné contre ceux qui voulaient l’effacer. La controverse lui assure postérité et immortalité !"
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** "J’ai toujours condamné la terreur. Je dois condamner aussi un terrorisme qui s’exerce aveuglément, dans les rues d’Alger par exemple, et qui un jour peut frapper ma mère ou ma famille. Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice." Albert Camus
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CAMUS / Entre clairvoyance et démesure
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