PAR: Mohamed HARBI
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Dénoncée par Khider et Ben Bella alors que leurs alliés, Bitat et Mohammedi Saïd, siégeaient encore au gouvernement, la destitution de l'état-major général crée une situation peu propice aux tentatives de médiation. Deux d'entre elles sont cependant à signaler : celle du président Nasser et celle du Comité interwilayas.
L'impossible compromis (fin juin-22 juillet)
Marqué par l'échec de Salah Ben Youssef en Tunisie et soucieux de ne pas se laisser entraîner dans le guêpier algérien, le président Nasser demande le 2 juillet 1962 à Ben Bella de rentrer, avec le G.P.R.A., en Algérie. Ben Bella ne veut rien entendre tant que la mesure contre l'état-major n'est pas rapportée. Dans ces conditions, les bons offices du président du Conseil égyptien, Ali Sabri, et de Mohammed Hassanein Heikal, conseiller de Nasser, restent sans résultats.
Ils ont pour conséquence de renforcer Krim dans sa conviction d'une victoire du G.P.R.A. et, au pire, d'un compromis honorable. C'est que le président Nasser suit Ben Bella à son corps défendant. Il est tiraillé entre l'appui à un homme qui lui garantit une alliance stratégique sous le drapeau du nationalisme arabe et le désir non seulement de ne pas se couper du G.P.R.A., mais aussi de ne pas compromettre l'amélioration des rapports de l'Egypte avec la France.
Cela, le G.P.R.A., habitué aux
interventions brouillonnes des services spéciaux égyptiens, ne l'ignore
pas. Le président Nasser s'entoure du maximum de précautions pour
ménager les susceptibilités de ses partenaires algériens officiels sans
compromettre les chances de son allié privilégié, Ahmed Ben Bella. Un
épisode anodin rend bien compte des incertitudes du président Nasser.
Au
lendemain de l'échec de la médiation égyptienne, son directeur de
cabinet, Sami Charaf, convoque l'ambassadeur algérien au Caire, le
colonel Ali Kafi, pour l'informer de l'arrivée imminente de Ben Bella et
lui suggérer de l'accueillir à l'aéroport. Cette suggestion devait
permettre de recevoir officiellement Ben Bella et de faciliter une
rencontre entre lui et le président Nasser. Le colonel Ali Kafi rétorque
à son interlocuteur qu'en tant qu'ambassadeur, il dépend du ministère
algérien des Affaires étrangères et qu'en conséquence il n'accueillera
Ben Bella que si son gouvernement le saisit régulièrement.
A
l'initiative de Lotfi El Kholi, Ibrahim Tobbal et Mostefa Moussa, amis
de Ben Bella, un autre scénario est mis au point et appliqué. Ben Bella
se rendra le premier à l'ambassade d'Algérie. Le colonel Ali Kafi lui
rendra ensuite une visite de courtoisie à sa résidence. Ce n'est
qu'après que le Président Nasser recevra Ben Bella.
La seconde tentative de conciliation
entre les deux factions a lieu fin juin. A Tizi-Ouzou, le Comité
Interwilayas, après s'être concerté sur les suites à donner à son
initiative, prend la décision de provoquer le 6 juillet, en
wilaya IV, une réunion des chefs de la résistance intérieure. Deux
officiers, les commandants Youssef Bou-lekhrouf (wilaya IV) et Ahcène
Mahiouz (wilaya III) consultent, à ce sujet, les wilayas I, V et VI. Ils
essuient un refus du colonel Tahar Zbiri (wilaya I), mais obtiennent
l'accord des colonels Othmane (wilaya V) et Chaabani (wilaya VI).
Mais
en brusquant son retour en Algérie avec l'espoir illusoire de se faire
plébisciter par le peuple, le G.P.R.A. met le Comité interwilayas en
porte-à-faux. Les participants de la Conférence de Zemmorah prennent en
effet l'engagement de ne reconnaître qu'un gouvernement uni. Fidèle a
cette recommandation, la wilaya IV, tout en écartant une proposition du
commandant Mohammed Bousmaha d'interdire au G.P.R.A. l'entrée en
Algérie, se résout à ne pas participer à sa réception.
Le bruit court même à Alger que le capitaine Youssef, dont dépend l'aéroport de Maison Blanche, s'apprête à arrêter les ministres. Aussi Abdesslam Belaïd, alarmé par cette rumeur, s'est empressé de la vérifier auprès du Dr. Hermouche, conseiller politique de la wilaya IV, et en obtient un démenti. La zone autonome et la wilaya III tournent le dos à leur promesse: le commandant Azzeddine et le colonel Mohand Ould Hadj sont présents aux côtés de Fares le 3 juillet pour recevoir le G.P.R.A.
Le 6 juillet, les wilayas V et VI ne se présentent pas au rendez-vous. Au demeurant, en ignorant l'état-major, le Comité interwilayas se condamnait à n'être entendu que de ses partisans.
Veillée d'armes
Après le référendum du 1er juillet 1962,
l'indépendance est proclamée le 3 juillet; le peuple algérien explose
de cette joie qui suit les grandes meurtrissures. Passés les premiers
jours, la morosité s'installe, car la crise se prolonge. Les dirigeants
multiplient les discours. Mais on sent bien qu'ils cherchent à
galvaniser leurs troupes ou à rassurer l'adversaire d'hier sur leurs
intentions. Tout se passe comme si la parole était devenue une
compensation de l'impuissance, accentuant du même coup les éléments
formels dans la vie politique.
Personne ne veut d'un affrontement
armé, mais chacun y pense et s'y prépare. Un cargo, qui a chargé des
armes à Tripoli pour pourvoir les wilayas II, III et IV est immobilisé
de justesse par le directeur de la Sûreté libyenne, El Bousseiri, un ami
de Ben Bella. Faute de mieux, les wilayas débauchent la force de
l'ordre et puisent dans ses stocks.
Vers le 5 juillet, les troupes de
l'etat-major commencent à essaimer en Oranie. A l'est, le 19e bataillon
commandé par Abderrazak Bouhara réussit, le premier, à s'installer sans
encombre à Souk-Ahras. Rassemblés en toute hâte pour barrer la route
aux troupes de l'état-major, plusieurs bataillons se résignent à trouver
un modus vivendi avec elles. Leur chef, le capitaine Bouali, n'est pas
disposé à donner l'ordre de tirer.
Les cadres supérieurs de la wilaya
II se trompent lourdement sur l'état d'esprit de leurs soldats. Ces
derniers s'inquiètent de l'avenir. Les querelles du sommet ne
passionnent que les cadres. Après des années de guerre, chacun a hâte de
reprendre une vie normale et de retrouver les siens. Personne n'est
prêt à mourir pour le G.P.R.A. Contre la France, il représente la
nation. Contre l'état-major, il n'est qu'un clan parmi d'autres. Pour
les soldats comme pour tous les Algériens, le problème le plus urgent
est celui du travail.
Au G.P.R.A., Krim et Boussouf vont à la
bataille avec résolution, surestimant leurs forces. L'attitude du
capitaine Bouali est un signe prémonitoire. On l'a ignoré. Ait Ahmed
lorgne du côté des syndicats et du mouvement étudiant, encourage la
gestion des H.L.M. par l'Union Générale des Travailleurs Algériens au
grand scandale de Bentobbal et Ben Khedda qui lui opposent l'autorité de
l'Etat. Mais son mot d'ordre de « Congrès populaire » pour sortir de la
crise rencontre peu d'échos à l'heure des cliques armées.
La clef de
la politique de Ben Bella est dans la question du pouvoir. Il est
convaincu que Krim est prêt à toutes les compromissions et il se bat
pour que la direction politique soit entre des mains fermes. Il estime
que toutes les retraites sont praticables, à condition que la capacité
de décision reste intacte. Touché par un émissaire du général de Gaulle,
qui veut connaître ses intentions sur les accords d'Evian, il prend
publiquement l'engagement de les respecter et de les défendre et ramène
ses divergences avec le G.P.R.A. à la question de l'état-major. La crise
reste une affaire intérieure algérienne.
L'état-major a une vue
cynique des choses. Il désire ruiner l'autorité du G.P.R.A. et du
C.N.R.A. et ne voit plus leur raison d'être maintenant que la victoire
est là. Khider est du même avis, mais avec l'arrière-pensée d'empêcher
l'état-major de devenir le maître du jeu.
Les dernières tractations (9-21 juillet 1962)
Le 9 juillet, les tractations reprennent
à Rabat où Ben Bella a rejoint Khider. Une délégation du Comité
interwilayas, composée des colonels Mohand Ould Hadj et Hassan et du Dr.
Saïd Hermouche, tente à nouveau de dissocier Ben Bella de l'état-major.
Selon le Dr. Hermouche, Ben Bella n'a pas une connaissance exacte des
effectifs des forces Intérieures : « Vous étiez quelques chats, vous
êtes des milliers maintenant», dit-il à ses interlocuteurs. Il est vrai
que les maquisards ont gonflé à l'excès leurs effectifs, mais de source
française, ils sont une dizaine de milliers au moment du cessez-le-feu.
Le
Dr. Hermouche plaide la nécessité de «coller à la wilaya III pour
éviter la résurgence du berbérisme ». Sans succès. Les discussions
prennent fin sur un ultimatum de Khider : «Vous êtes avec nous ou contre
nous. Il faut choisir. » Pour sa part, Ben Bella annonce son entrée à
Oran et promet de ne faire aucune déclaration. Yazid, qui sait que Ben
Bella ne pourra garder le silence, s'empresse d'appeler les responsables
à s'abstenir «de tout commentaire qui peut porter préjudice à l'unité
sacrée et nécessaire». C'est à Tlemcen que Ben Bella établit son
quartier général. Le préfet du département, le commandant Si El Hocine,
Ahmed Medeghri, est un subordonné du colonel Boumedienne et un
admirateur de Ben Bella, qu'il préfère à son ancien chef.
Ben
Bella et ses alliés ont établi leur plan d'action vers le 13 juin. Il y
est question de faire ratifier par les wilayas la composition du Bureau
politique pressenti à Tripoli. Un mois plus tard Ben Bella fait appel
aux wilayas pour se rendre à Tlemcen et s'entretenir avec lui. Les
consultations aboutissent à une réunion qui se tient à Orléansville vers
le 17 juillet. A l'ordre du jour : la création d'un organisme de
commandement unifié et d'un bureau politique. Les débats prennent
l'aspect d'un dialogue de sourds. La wilaya III accepte le Bureau
politique pressenti à Tripoli à la condition que Krim y remplace
Mohammedi Saïd. Les colonels Chaabani, Zbiri et Othmane rejettent sa
proposition.Pour sortir de l'impasse, le conseil de la wilaya IV suggère
de créer un Bureau politique provisoire formé des chefs de wilayas avec
pour tâche la convocation d'un Congrès.
Le 21 juillet, les colonels Othmane, Zbiri et Chaabani demandent un délai de réflexion pour consulter leurs adjoints et se rendent à Tlemcen. Les autres délégués attendent leur retour quand ils apprennent le 22 juillet par la radio la proclamation du Bureau politique. L'événement a été porté à la connaissance des Algériens au cours d'une conférence de presse donnée par Ahmed Boumendjel. Mis devant le fait accompli, le G.P.R.A. est désorienté. Le ministre des Affaires étrangères, Saad Dahlab, démissionne. Ail Ahmed aussi, mais en prenant soin de miner le terrain sur lequel va évoluer le Bureau politique puisqu'il encourage ouvertement l'occupation des «biens » devenus vacants par le départ massif des Européens.
Hormis Krim et Boudiaf, qui considèrent la proclamation unilatérale du Bureau politique comme «un coup de force». la majorité du G.P.R.A. est mue par le souci d'empêcher le chaos et d'obtenir des garanties pour elle-même. Mohammedi Saïd est mandaté pour faire part à ses pairs du Bureau politique de l'accord du gouvernement sous réserve d'une convocation ultérieure du C.N.R.A. La riposte est habile. Au sein de cette instance, la coalition benbelliste n'a aucune chance d'obtenir la majorité. Le pointage lui donne 31 voix sur 66 environ. On va donc assister à une série de manœuvres de la part de la coalition benbelliste pour faire correspondre le rapport des forces au C.N.R.A. qui lui est défavorable avec le rapport de forces matériel qui joue à son profit.
Du côté des wilayas, la proclamation du Bureau politique provoque diverses réactions. Seule la wilaya III a une attitude ferme. La position de la wilaya IV est ambiguë. Elle est dictée par les visées qu'elle a sur Alger. Or, vers la mi-juillet, Ben Bella avait encouragé le commandant Mohammed Bousmaha à en prendre le contrôle et à mettre fin au pouvoir des commandants Azzedine et Omar Oussedik. Son vœu ne sera exaucé que le 29 juillet. Quant au colonel Salah Bou Bnider, il négocie avec Ben Bella et Khider la levée de l'état d'urgence dans le Nord Constanti-nois, en vigueur depuis le 24 juin et, en échange, obtient la promesse d'une convocation du C.N.R.A. Le 24 juillet, il revient à Constantine annoncer la fin de la crise. Le lendemain, le commandant Larbi Berredjem, en violation des accords, occupe Constantine et procède à l'arrestation de dizaines de cadres, dont un ministre, Bentobbal. La solution de la crise est retardée de plusieurs jours.
L'occupation de Constantine
L'occupation de Constantine semble donner raison à ceux qui estiment que Ben Bella et l'état-major ne reculeront devant aucun procédé pour se saisir du pouvoir. Mais à y regarder de près, force est de constater que s'ils sont les metteurs en scène, ils ne sont pas les créateurs des événements. La crise a libéré des forces incontrôlées qui ont leurs s propres buts. Le commandant Larbi Berredjem en fait partie. Il est une de ces nombreuses figures qui ont donné au mouvement nationaliste son enracinement populaire. Fils d'un petit paysan, plâtrier de profession, il gagne le maquis «les Aurès, après l'affaire de l'Organisation Spéciale, en compagnie de Lakhdar Bentobbal. Peu estimé de ses hommes, la vie de maquisard l'éprouve nerveusement: Je suis mieux avec les chacals, dit-il volontiers. Je me méfie des hommes. » Responsable de la région d'El-Milia, de 1956 à 1961, il accède très tard au conseil de wilaya où on lui confie l'intendance. Il s'y retrouve en compagnie de cadres qu'il a précédés au maquis et qui lui semblent faire peu de cas des anciens. Ce sentiment se double chez lui de la conviction d'être victime du régionalisme de son supérieur, le colonel Salah Bou Bnider. Au conseil de wilaya, 3 membres sur 5 sont originaires du village d'Oued Zenati. La crise lui offre l'occasion de prendre sa revanche sur ses pairs, mais aussi sur Bentobbal, son ancien compagnon, qu'il rend responsable de l'infériorité de son statut.
Le commandant Larbi Berredjem prend position contre le (G.P.R.A. avant même l'ouverture du C.N.R.A. à Tripoli. Il rencontre Ben Bella à Hammamet au moment de la préparation du programme. Celui-ci garde de lui une opinion flatteuse que ne partagent ni Reda Malek ni Mostefa Lacheraf. Voyant la crise prendre fin avec le maintien de la hiérarchie en place, Larbi Berredjem se décide à forcer le cours du destin pour se donner une assise propre en occupant Constantine.
L'opération est préparée à partir de son P.C, situé à Aïn-M'lila en wilaya I, car, en vérité, il n'a pas de partisans dans le Nord Constantinois. Sa force de frappe est constituée par les bataillons de l'état-major mis sous ses ordres.
Selon Bentobbal, le commandant Larbi Berredjem a agi sur ordre de Ben Bella et de l'état-major. C'est ce qu'il aurait affirmé lui-même à Bitat. Cette version des événements est mise en cause par le capitaine Abdelhamid Brahimi, qui dépendait de l'état-major : «J'étais au p.c. d'Ain M'iila avec Si Larbi et Abderrahmane Bendjaber. J'ai eu avec eux un différend au sujet de la prise de Constantine. Je me suis prononcé contre le projet parce que j'estimais que le renversement de tendance n'était pas à exclure. Il était clair que Si Larbi voulait avoir son domaine. Et il l'a eu. » Ces deux thèses ne sont pas nécessairement contradictoires. Il est possible que Ben Bella et l'état-major aient décidé de conquérir le Constantinois par les armes, dans l'hypothèse où il n'y aurait pas d'issue pacifique. Mais il semble acquis que la violation de l'accord avec Salah Bou Bnider n'est pas imputable à Ben Bella qui n'a même pas les moyens de prendre des sanctions contre le commandant Berredjem et avouera lui-même son impuissance à l'ancien chef de la wilaya II.
Au lendemain du coup de force de Constantine, Boudiaf et Krim organisent la résistance au groupe de Tlemcen. Ils annoncent à Tizi-Ouzou la formation d'un Comité de défense et de liaison de la révolution dans le but de créer notamment un commandement unifié à l'échelle nationale, d'homogénéiser les structures du F.L.N. en vue «d'un congrès large, libre, démocratique», et de préparer les élections à l'Assemblée nationale.
En pratique, seul Boudiaf, partisan d'une action commune des wilayas III et IV pour reprendre Constantine, adhère à ce programme. Krim fait monter les enchères dans le seul but de rester un interlocuteur privilégié.
Après maintes péripéties, dont l'enlèvement de Boudiaf à M'sila par des éléments de la wilaya I, un compromis intervient le 2 août entre les intéressés. L'accord conclu entre Boudiaf-Krim et Mohand Oul Hadj d'une part, Khider d'autre part, aboutit à la reconnaissance du Bureau politique et à l'effacement du C.N.R.A. Il stipule que «le G.P.R.A. devra se réunir» une semaine après les élections à l'Assemblée, «faire le point de la situation» et «examiner le problème du Bureau politique», le confirmer dans ses fonctions ou en modifier la composition.
Boudiaf accepte de siéger au Bureau politique et de mener l'opposition de l'intérieur du système. Ait Ahmed persiste dans son refus. Erreur tactique qui débouche sur l'élimination des syndicats comme partenaires politiques et sur la dispersion du mouvement étudiant.
Plusieurs facteurs ont concouru au compromis du 2 août : l'isolement de Krim et Boudiaf au sein du G.P.R.A., les intérêts immédiats des wilayas, la crainte de Khider et Ben Bella de devenir prisonniers des forces militaires. Il y eut aussi le coup de semonce du Gouvernement français. Le 24 juillet, à l'issue d'un conseil des ministres, Alain Peyrefitte déclare : « Si la situation s'aggravait, la France interviendrait directement pour protéger ses nationaux... Il n'y a pas de coopération possible si la vie et les biens des Français sont menacés. »
La désagrégation des wilayas
La victoire du Bureau politique sur les wilayas a fait l'objet de multiples interprétations. On a invoqué le rôle qu'ont joué les impositions abusives et injustifiées des wilayas sur les populations. L'argument mérite examen. De mai à août 1962, les wilayas ont reçu près de 4 milliards d'anciens francs de la seule Fédération de France pour entretenir des effectifs qui n'excédaient pas 10000 hommes en mars 1962. Elles ont donc disposé de 100000 francs par soldat et par an, ce qui, dans les conditions de l'Algérie, est énorme. Mais on sait que les wilayas ont presque quadruplé leurs effectifs en absorbant les troupes de la force de l'ordre et les partisans isolés sortis des camps et des prisons. Elles devaient donc se procurer des ressources supplémentaires que le G.P.RA. ne leur a pas données. Selon quels critères et selon quelles méthodes ? « Ce n'est ni le paysan ni l'ouvrier qui étaient imposés, mais bien les industriels, les gros commerçants, les fonctionnaires qui ont bénéficié de la promotion musulmane de de Gaulle », répond la wilaya IV. Une note de service du chef de la wilaya IV, le colonel Hassan, en date du 30 avril 1962, édicté les conditions suivantes de perception des cotisations : «Dans les cas de refus obstinés et injustifiés de paiement... la contrainte physique doit être évitée. Un boycott peut être ordonné quand il s'agit de commerces sans importance économiquement vitale ou de professions libérales. Pour les fonctionnaires et employés, on peut avoir recours à la mise en quarantaine tout en signalant leur cas aux militants responsables des administrations qui tenteront de les faire remplacer dans leur fonction par des patriotes compétents.» On retrouve dans cette note les modes de pensée et d'action des milieux populaires et les pratiques du P.P.A.-M.T.L.D.
Quand on évoque les impositions, on ne doit pas omettre de signaler que, même si des sommes incontrôlées ont été détournées à des fins individuelles (on en a de nombreux exemples), les budgets des wilayas ont servi pour l'essentiel à prendre en charge les familles des martyrs et des soldats ou à dispenser des soins gratuits. Les impositions «abusives » ont touché les couches supérieures de la société dont le mécontentement a trouvé un écho dans tous les camps, chez Ben Khedda comme chez Khider. La dénonciation visait à la fois les procédés et les options politiques.
Le pouvoir des wilayas a été ruiné à cause des limites de la plèbe rurale dont elles étaient le parti. Quand les maquisards quittent les montagnes en mars 1962 pour les villages et les villes, ils le font sans espoir de retenuet rompent toute liaison avec la partie de la paysannerie qui leur a permis de survivre. Mais ils se sentent des devoires à l'égard du petit peuple et entendent faire la révolution. Or dans les petites bourgades et dans les périphéries urbaines se trouve concentrée la plèbe des paysans chassés par la guerre, dont l'expérience sociale est celle de marginaux sans droits. Mal structurés, ils sont la partie de la population qui a le pouvoir social le plus faible et se sentent d'autant plut frustrés qu'ils n'ont pas bénéficié de la prospérité factice des villes. Proche des combattants des maquis, la plelbe rurale a tendance à considérer les citadins comme des collaborateurs. Même les détenus sortis des camps d'hébergement entre 1960 et 1962 ne trouvent pas grâce à ses yeux.
Les nouveaux venus à la ville pensent que l'histoire commence avec eux. En mai 1962, ils sont les auxiliaires les plus efficaces de la lutte contre l'O.A.S. A la recherche d'un butin, d'un logement, ces plébéiens prennent des risques en occupent systématiquement les appartements abandonnés, par les Européens. A Alger, «dès que les Français aperçoivent sur un balcon un homme en turban, la panique s'empare des locataires et l'immeuble se vide», raconte le capitaine Ali Lounici.
Cette plèbe est la base sociale des wilayas. Les impositions, les arrestations, les vexations et les brimades sont un aspect de la revanche contre «les Messieurs». On impose aux bourgeois et aux notables des invitations, des alliances matrimoniales contre leur gré. On va jusqu'à les humilier publiquement. A Nedromah, on leur fait balayer la rue.
Au nom de l'Islam, l'ordre moral resurgit avec force. A Mila, on lapide une femme pour adultère. A Alger, on fait la chasse «aux filles du 13 mai» et on demande aux hommes accompagnés d'une femme de montrer leur livret de famille. A Adrar, on fouette en public un fumeur de kif. A Guelma, aux cris de «plus d'idoles», la population se rend avec l'Imam au théâtre romain pour y détruire des statues. Ce sont là quelques exemples de manifestations intégristes et non des faits isolés.
Dans les fermes et les écoles où sont cantonnées des troupes, le pillage du matériel prend des proportions inquiétantes. Conscientes de la nocivité de ces pratiques, les directions des wilayas multiplient les circulaires, mais réagissent avec beaucoup de laxisme. «Quand des éléments violent les consignes de discipline (vol, pillage, etc.), il enviendra de leur faire de sévères avertissements pour les rappeler à l'ordre. En cas de récidive, envisager des peines d'emprisonnement variables. » — « On ne peut pas réprimer les pauvres, dit un officier de la wilaya IV. Ils n'ont rien et il. ont trop souffert. » L'armée extérieure réagit différemment. A Oran, le capitaine Bakhti rétablit l'ordre avec une poigne de fer.
la multiplication d'actes irresponsables discrédite les wilayas dans les appareils sans leur aliéner les sympathies du petit peuple. Elle autorise les forces pro-bourgeoises, qui poussent à la fusion entre le G.P.R.A. et l'Exécutif provisoire , à présenter d'une manière tendancieuse la loi, non pas pour instaurer le chaos, mais pour établir l'Etat sur des bases plus justes. Ils exigent l'épuration immédiate de l'administration. Tout ce qui représente le passé est rejeté comme une survivance coloniale. Contre le sous-préfet se dresse le chef de zone, appuyé par la population. Les choix «les autorités ne passent pas inaperçus. Il y a toujours des militants en armes prêts à mobiliser la population pour annuler des décisions jugées iniques. Les délégations spéciales qui gèrent les municipalités changent plusieurs fois de main. Aux maquisards, hostiles à la hiérarchie en place, fonctionnaires, bourgeois et notables opposent les anciens conseillers municipaux nationalistes, leurs vieux adversaires. C'est essentiellement à travers les wilayas que se dessinent ainsi les tendances du mouvement populaire à la gestion directe et à la publicité des décisions.
Déjà pauvres en cadres, les wilayas commettent l'erreur de se séparer des militants qui possèdent l'expérience des affaires publiques pour les intégrer à l'Exécutif provisoire. Dans ces conditions, elles n'arrivent pas à édifier un contre-Etat, d'autant que pour elles l'Etat est incarné par le G.P.R.A.
Obnubilé par l'immédiat et peu confiant en son avenir, le mouvement populaire ne parvient pas à affirmer ses buts propres qui sont de caractère social. Par peur des dépassements, la bureaucratie du F.L.N. — G.P.R.A. et Bureau politique — laisse la question sociale sans réponse et privilégie l'édification d'un Etat. Les syndicats revendiquent 250000 adhérents, mais n'ont aucun enracinement. Leur marge de manœuvre à l'égard des appareils du F.L.N est nulle. Aussi bien la dégénérescence du mouvement populaire, épuisé par des années d'épreuves, était-elle dans la logique des choses. Le but atteint, les wilayas ne sont plus l'organisation des combattants pour la liberté, mais le refuge des combattants libres.
La crise de Vintégration (août-septembre 1962)
En concluant un compromis, Ben Bella et Khider montrent qu'ils n'ont pas l'intention de provoquer une rupture irrémédiable avec leurs adversaires. En redoutent-ils les conséquences ? Ce n'est pas exclu si l'on admet qu'un des mobiles de l'accord du 2 août était justement la crainte de voir l'état-major devenir la pièce maîtresse de la coalition benbelliste. La tactique est d'obliger l'adversaire à reculer, sans le provoquer outre mesure.
Ben Bella et Khider espèrent-ils que la fermeté sur les principes et la souplesse dans la méthode rendront possible le ralliement des wilayas II et IV aux thèses du Bureau politique? On ne saurait exclure cette hypothèse, car cela leur permet de ne pas administrer à la résistance intérieure un choc trop dur. Ils ont sous-estimé le sentiment de révolte des maquisards devant l'injustice d'un sort qui les condamne, eux qui ont supporté dans l'isolement tout le poids de la guerre, à s'effacer devant le pouvoir de l'état-major.
Selon les termes de l'accord du 2 août, les prérogatives du Bureau politique se limitent à la préparation des élections et de la réunion du C.N.R.A. Le Bureau politique ne l'entend pas ainsi. La répartition des tâches en son sein montre qu'il ne se considère pas comme un secrétariat administratif du F.L.N., mais comme une autorité souveraine. Ben Bella supervise l'Exécutif provisoire; Ben Alla, l'armée; Bitat, le F.L.N; qui n'existe que sur le papier; Mohammedi Saïd, l'Education nationale; Boudiaf, les Relations extérieures. Secrétaire général du F.L.N., Khider coordonne l'ensemble et a sous son autorité le service des liaisons et des renseignements, qui a abandonné Boussouf et a quitté la base de Tripoli vers le 15 juillet.
Le Bureau politique a à la fois les attributs du gouvernement et du parti. On est loin du rôle que lui assigne le programme de Tripoli. Mais pouvait-il en aller autrement après l'élimination du G.P.R.A.? La séparation du pouvoir politique et du pouvoir militaire s'avère délicate.
Dans les Aurès, au Sahara et en Oranie, l'installation des Fédérations du F.L.N. a lieu sans encombre. Le choix des cadres a été fait par les wilayas et approuvé par le Bureau politique. En Oranie par exemple, quatre responsables sur six viennent de l'armée, plus précisément du groupe d'Oujda. Ce sont Abdelaziz Bouteflika, Ahmed Medeghri, Bouizem Mokhtar (Si Nasser) et Kadi Mohammed (Si Boubaker).
Vis-à-vis de la Kabylie, le Bureau politique fait preuve d'une grande prudence et pratique une politique d'apaisement.Mais sa majorité ne peut asseoir son pouvoir et former un gouvernement à son image, sans se faire reconnaître par les wilayas II et IV.
Confusion en wilaya II
Or en wilaya II, dans le Nord Constantinois, c'est l'imbroglio. Ben Bella est pris en tenaille entre ses alliés de l'état-major et le commandant Larbi Berredjem d'une part, les partisans du colonel Bou Bnider d'autre part. Cette wilaya qui a su, tout au long de la guerre, éviter les déchirements, est la plus secouée par les divergences au sommet.
Le 6 août, Ben Bella se rend à Constantine et procède à la séparation du pouvoir politique et du pouvoir militaire. Sur les cinq membres du Comité de wilaya, trois d'entre eux sont chargés de former le F.L.N. Ce sont le colonel Bou Bnider, les commandants Abdelmajid Kahl Erras et Rabah Belloucif. Les deux autres, les commandants Larbi Berredjem et Tahar Bouderbala ont la direction de l'armée. Cette formule se révèle peu viable.
Allié au commandant Ali Mendjli de l'état-major hostile à la solution mise au point par Ben Bella, le commandant Larbi Berredjem ne veut pas appliquer les décisions prises. L'état-major est l'arbitre de la situation. Sans lui, le commandant Berredjem, chef nominal, n'est rien. Le pouvoir réel est entre les mains des commandants Bensalem, Chabou et Chadli Benjedid (qui a retrouvé la liberté après la prise de Constantine).
Le conflit entre les dirigeants du Nord Constantinois ayant pris un tour aigu, le Bureau politique les convoque à Alger. Décision est prise de consulter les cadres de la wilaya II.
Le colonel Salah Bou Bnider, assuré de l'emporter sur ses rivaux, accepte cette solution que deux membres du Bureau politique, Hadj Ben Alla et Rabah Bitat, doivent faire appliquer.
La veille de leur arrivée à Constantine, le commandant Si Larbi Berredjem fait un coup de force. Des centaines de cadres sont arrêtés, d'autres prennent la fuite. Le sous-lieutenant Kaddour Boumedous, qui s'était distingué au cours de la guerre à Constantine, est grièvement blessé. Contre l'alliance entre le commandant Berredjem et l'état-major, le Bureau politique est à la fois impuissant et complaisant. Il croit affirmer son autorité en désignant le colonel Bou Bnider commissaire national du F.L.N. pour le Nord Constantinois. Abderrahmane Guerras et Bachir Boumaaza, futur ministre de l'Economie, sont ses adjoints. Cette solution n'est pas plus acceptée que les précédentes par l'état-major. Le colonel Bou Bnider est arrêté, mais relâché sur l'initiative de soldats qui sympathisent avec lui. Les changements qui se sont produits dans la wilaya II dissimulent mal la victoire de l'état-major dont les discours sur l'austérité et la rigueur morale s'effacent devant l'approche du pouvoir. En effet, le Nord Constantinois vit à l'heure du pillage. Les officiers de l'intérieur, une petite minorité, se servent les premiers et rachètent les commerces européens de luxe de la rue Caraman et de la rue de France à Constantine. Certains d'entre eux, arrêtés avec leur butin, sont aussitôt libérés. Le capitaine Abdelhamid Brahimi alerte le colonel Boumedienne et le commandant Mendjli et leur fait part du mécontentement des populations, exaspérées par l'arbitraire et les exigences des «seigneurs de la guerre ». « Nous avons toujours besoin de Si Larbi », lui répondent-ils. Sidéré par un tel langage, le capitaine Abdelhamid Brahimi donne sa démission et quitte l'armée. Bafoués par les commandants Mendjli et Larbi Berredjem, qui ne se doutent pas qu'ils rehaussent ainsi le prestige du colonel Boumedienne, plus modéré et moins remuant, Khider et Ben Bella veulent s'assurer la maîtrise d'Alger contrôlée par la wilaya IV.
Au désir d'instaurer l'ordre et de mettre fin aux enlèvements des Européens -plus d'un millier ont disparu - s'ajoutent des mobiles plus intéressés, en particulier celui de pourvoir en postes ceux qui les ont soutenus contre le G.P.R.A. Le rétablissement de la sécurité correspond à une nécessité politique, mais aussi aux ambitions et aux intérêts d'une cohorte d'arrivistes mécontents de ne pas figurer sur les listes de députés à l'Assemblée nationale. Leurs pressions vont dans le sens des vœux de la majorité du Bureau politique.
En effet, les chefs de wilaya ont droit de regard sur la répartition des sièges de députés. Or, il se trouve que les départements contrôlés par les wilayas II, III et IV ont droit à 128 députés sur 1%. Il y a donc un risque pour le Bureau politique de voir élire une Assemblée où ses adversaires disposeront d'une majorité ou constitueront une opposition puissante.
La wilaya IV face au Bureau politique
Dès la mi-août, les litiges se multiplient entre le Bureau politique et la wilaya IV qui s'opposent sur deux questions.
D'abord la wilaya IV refuse d'inscrire sur ses listes de députés Abderrahmane Farès, Cheikh Kheireddine et Madame Chentouf. Après avoir essayé en vain de convaincre ses représentants, Khider rompt les pourparlers.
Ensuite, la wilaya IV conteste la composition du Comité Fédéral du Grand Alger où ne figure aucun de ses membres.
Le 19 août, le Bureau politique publie les listes de candidats aux élections à l'Assemblée nationale, prévues pour le 2 septembre. Le même jour, la wilaya IV met ses troupes en alerte. Le 20 août, des incidents ont lieu dans les hauts de la Casbah entre les groupes de Yacef Saadi et ceux de la wilaya IV. C'est la lutte entre deux fractions du mouvement populaire, la plèbe de la Casbah et celle des périphéries urbaines. Commence alors la guerre des communiqués et l'organisation de manifestations concurrentes. «L'armée dans les casernes», scandent les partisans du Bureau politique. C'était le mot d'ordre brandi en juillet par le G.P.R.A. contre l'état-major. Khider crée des «comités de vigilance» où se ruent sans distinction sociale ou politique tous ceux (y compris les victimes de l'épuration, qui étaient d'anciens collaborateurs) qui mettent la sécurité au premier rang de leurs préoccupations.
La wilaya IV essaie de tourner le Bureau politique sur sa gauche en accusant Ben Bella, qui avait lancé un appel aux investisseurs étrangers, de faire le jeu du néocolonialisme.
Dans le même temps, elle lance le mot d'ordre « La ferme aux paysans ». La tentative de politiser le conflit ne trouve pas audience dans la population atterrée, puis excédée par les luttes fratricides.
Le drame se noue le 24 août quand les wilayas III et IV annoncent que leurs conseils resteront en place jusqu'à la constitution «d'un Etat algérien issu légalement de l'Assemblée ». Le cliquetis des armes retentit à nouveau. Le 25 août, les choses se gâtent. Khider estime que l'obstruction de la wilaya IV ne permet plus au Bureau politique d'exercer ses responsabilités. Les élections sont ajournées Le drame se précise.
Devant la montée des périls, Boudiaf se dissocie du Bureau politique et démissionne. Il ne se lance pas dans la mêlée et adopte une attitude plus prudente qu'en juillet.
L'heure est au bilan
La publication de la composition du Comité fédéral du Grand Alger, le 26 août, met le feu aux poudres. Les chefs militaires de la coalition benbelliste se réunissent à Bou-Saâda et décident de forcer les portes d'Alger et de n'accepter aucun compromis. La marge de manœuvre de Ben Bella et Khider est étroite. Seul le colonel Chaabani est encore prêt à les suivre sans réticence.
Le 29 août, à la Casbah, les groupes armés de Yacef Saadi affrontent la wilaya IV. Il y a plusieurs morts. Les coups de feu sont tirés à la suite de perquisitions effectuées par la wilaya IV. Malgré le couvre-feu, la population descend dans la rue, parcourant les quartiers avoisinant la Basse-Casbah en scandant le mot d'ordre «Sept ans, c'est assez».
Les protagonistes sont renvoyés dos à dos. A 23 heures, le lieutenant Allouache, porte-parole de la wilaya IV, essaie de rassurer la population : «Il n'y aura pas de guerre civile parce que personne ne la désire. » Cette attitude résume a elle seule les contradictions de la wilaya IV. Elle veut garder intactes les structures héritées de la guerre sans envisager d'affrontement armé, se rallier les populations sans garantir leur sécurité, s'attaquer, en parole, aux bourgeois tout en entretenant les meilleurs rapports avec ceux d'entre eux qui l'ont aidée pendant la guerre. A ces jeux équivoques, elle ne pouvait que perdre.
L'image de marque d'ennemi de l'ordre que Khider, exploitant ses carences, lui a forgée, fait recette et l'isole. Le 30 août, le Bureau politique donne l'ordre, aux wilayas I, II, V et VI et aux troupes de l'état-major, de marcher sur la capitale. Ben Bella se réfugie à Oran. Khider à l'ambassade d'Egypte. Plusieurs colonnes se mettent en mouvement. Celle du colonel Chaabani se dirige sur Bozhari, celle du colonel Tahar Zbiri sur Sour El Ghozlane (Aumale). Leur force de frappe est constituée par les bataillons de l'armée extérieure et des groupes motorisés. Nombre d'officiers brûlent de prouver leur supériorité face aux partisans.
Dans les rangs de la wilaya IV, c'est l'affolement. Maintenant que la guerre civile est là, on veut l'éviter coûte que coûte. De plusieurs centres, des cars et des camions amènent des civils pour les interposer entre les troupes de la IV et celles de la coalition benbelliste. Le colonel Chaabani les persuade de le laisser passer. «L'Algérie n'appartient-elle pas à tous?» Les populations civiles s'inclinent devant l'argument. Les partisans du Bureau politique se présentent dans la région de Bozhari au sud et dans la région de Masséna à l'ouest. A Masséna, le commandant Omar Ramdane encercle les troupes de l'état-major et demande des instructions au colonel Hassan: «Il faut les désarmer», répond celui-ci.
A Bozhari, le commandant Bousmaha s'effondre. Il pleure : «Je ne peux pas faire tuer des Algériens.» Mais il ne veut pas non plus les laisser passer. L'engagement est bref et meurtrier. Il y a plus d'un millier de morts sur le terrain. Parmi eux, le capitaine Youssef, une figure pittoresque qui avait un jour envahi par voie de mer Rocher-Noir où siégeait l'Exécutif provisoire pour y faire reconnaître son autorité. La wilaya III, avec laquelle le Bureau politique assure contre toute évidence n'avoir aucun contentieux, ne bouge pas.
La crise avec la wilaya IV ramène sur le devant de la scène tous les acteurs de la crise de juillet : Ben Khedda, Krim, le colonel Salah Bou Bnider, mais aussi I'U.G.T.A., qui appelle «les travailleurs à s'opposer par des manifestations pacifiques puissantes aux affrontements». Dans ces interventions, il y a le refus de l'effusion de sang, mais le Bureau politique n'y voit que la remise en cause de son autorité ce qui est aussi évident. La crise du F.L.N. prend fin dans le sang et les larmes
A la demande du colonel Hassan, le colonel Mohand Ould Hadj négocie un cessez-le-feu. Les contingents de la wilaya IV se retirent d'Alger le 9 septembre où les troupes des frontières, devenues «Armée Nationale Populaire», font leur entrée. « L'A.N.P. est aujourd'hui à Alger et je puis vous dire que le Bureau politique a triomphé grâce au peuple », déclare Ben Bella. Ce n'était pas vrai. Le Bureau politique a triomphé grâce aux troupes de l'état-major. Et si Ben Bella voulait l'ignorer, la réalité viendra frapper sans cesse à sa porte pour le lui rappeler, jusqu'au jour fatidique du 19 juin 1965.
Doit-on pourtant avaliser la thèse selon laquelle Ben Bella a frayé la voie au pouvoir de l'armée ? Ses adversaires, dont Mohammed Boudiaf, ne cessent, depuis 1962, de l'en accuser. Qu'en est-il en réalité? Soulignons quatre points:
1.Il faut d'abord souligner que c'est le défaut de développement national qui a, en grande partie, déterminé le cours de l'histoire algérienne. C'est la force qui a forgé la nation et qui l'a unifiée. Mirabeau disait que la Prusse n'était pas un Etat ayant une armée, mais une armée ayant un Etat. C'est également le cas de l'Algérie.
2.En novembre 1954, ce n'est pas la mise en mouvement de la force populaire qui a sécrété l'armée, mais la constitution de noyaux armés qui a été à l'origine de la mobilisation populaire. Ce choix n'est pas délibéré. Il est directement tributaire du rapport de forces entre les tendances du M.T.L.D. et, donc, de la faiblesse initiale du F.L.N. Pour des raisons conjoncturelles tenant à son incapacité d'assurer seule la totalité du pouvoir, l'A.L.N. s'est alliée, en 1956, à des forces civiles. Mais, dès qu'elles lui ont contesté son rôle de principal facteur de pouvoir, elle les a éliminées comme le prouve l'échec d'Abbane. Jamais exclue, l'alliance avec des forces civiles a toujours été subordonnée au principe de la prépondérance de l'armée. Les mêmes raisons qui ont abouti à l'éviction d'Abbane ont joué contre Ben Bella en 1965. Mais il est vrai que ce dernier a eu, entre mars 1963 et avril 1964, plus d'atouts pour assurer une reprise en main de l'armée par le pouvoir civil que personne avant lui.
3.Au cours de l'été 1962, la pression populaire ne s'est manifestée qu'à Alger les 29 et 30 août, pour renvoyer dos à dos des cliques armées qui étaient la base des coalitions en présence. Par sa nature de bureaucratie hiérarchisée, l'armée extérieure avait un avantage sur tous les autres appareils de la révolution, y compris le G.P.R.A., qui subissaient une infinité d'intérêts particuliers. Elle a.pu dépasser les régionalismes et prendre la forme d'un instrument politique centralisé à un moment où les forces de la Révolution nationale étaient menacées de dispersion et de démoralisation. Elle a dessiné en creux et avant terme la forme de l'Etat et a donc contribué à son triomphe, mais, en même temps, cet Etat qui s'est constitué à son image est devenu l'obstacle à l'institution d'un cadre politique où les courants sociaux et idéologiques s'exprimeraient directement et non «en suivant la voie hiérarchique».
4.La contribution d'Aït Ahmed et Boudiaf à l'hégémonie de l'armée sur l'Etat, avant comme après 1962, n'est pas mince. Engagés aux côtés du G.P.R.A. dans la bataille contre les chefs de l'armée extérieure sous le prétexte fallacieux du danger militariste, ils ne se sont même pas posé la question de savoir pourquoi les troupes soutenaient leurs chefs et s'en sont remis au jugement de leurs collègues du G.P.R.A. Ait Ahmed convient aujourd'hui que la destitution de I'E.M.G. se fondait sur des informations erronées. On doit cependant noter que leurs idées ne sont pas étrangères à leur position. Leur analyse ne tenait aucun compte des aspirations concrètes des soldats, de ce qui les séparait de leurs chefs. On eut, après 1962, plusieurs exemples de l'opposition des soldats à leurs chefs : révolte de nombreux bataillons contre la hiérarchie des soldes, séquestration d'officiers et occupation de la ville de Constantine, refus de reconnaître l'autorité du colonel Boumedienne pour protester contre un commandant qui avait tiré sur un soldat indiscipliné. N'est-ce pas d'ailleurs pour ces raisons que Boudiaf et Ait Ahmed, croyant à un retournement possible de l'armée, se sont lancés dans l'action armée contre le pouvoir de Ben Bella, renforçant du même coup le colonel Boumedienne? Si on veut porter un jugement sur les hommes et les programmes sans tomber dans l'auto-justification, il faut d'abord mettre à jour tout le processus qui a amené l'armée au pouvoir et montrer comment l'évolution de la crise a dicté à chacun son comportement.
La crise du mois d'août 1962 modifie profondément l'équilibre des forces au sein du F.L.N. Hostiles au Bureau politique, les forces de la résistance intérieure, les seules à même de former une armature politique liée au peuple, s'effacent devant l'émigration extérieure, totalement déracinée depuis des années. Tout lien avec le peuple est compromis, car il est impossible d'organiser un parti politique sans enracinement et à froid.
- La wilaya II va être totalement intégrée à l'armée extérieure. Une partie de ses cadres se rend en France où elle est prise en charge par la Fédération de France et participe, sous la direction de Boudiaf, à la création d'un nouveau parti, le Parti de la Révolution socialiste (20 sep-tembre).
- Les wilayas III et IV, pour leur part, diminuent leurs exigences. Leurs chefs ont conscience, malgré leur rancœur, que Ben Bella et Khider sont leurs meilleurs interlocuteurs et qu'ils ne doivent pas réduire davantage leur marge de manœuvre à l'égard de l'état-major. Mais, rejetées de fait des cercles dirigeants, elles n'acceptent pas sans résistance leur nouvelle situation et continuent à manifester une opposition sourde au Bureau politique.
- La bureaucratie civile du G.P.R.A., enfin, se disperse et s'abstient d'apporter sa caution au Bureau politique, mais les centralistes ont mis à profit la crise du F.L.N pour l'Exécutif provisoire de nationalistes modérés. Loin que, menée sous l'égide d'Abdesslam Belaïd, donner des résultats durables. Ses collaborateurs -Smaïl M.ilm Abdallah Khodja, Abdelmalek Temam et Mostefaï Seghir formeront le véritable «brain-trust» de l'Algérie indépendante.
- Dans l'Orléansvillois et l'Algérois, le mouvement social des travailleurs des fermes européennes s'oriente depuis le mois de juin non sans tâtonnements et malgré l'obstination de l'Exécutif provisoire, vers des voies nouvelles. Sous la pression de sa base, la wilayaIV. fait écho à ses revendications et édicte une mesure interdisant «tout achat de fermes, de locaux ou de meubles appartenant aux Européens ». Mais les menées bourgeoises, facilitées par la corruption des cadres de la wilaya, s'avèrent plus fortes. Le 9 septembre, le conseil de la wilaya IV rétablit la liberté des transactions. Les paysans soutenus par des soldats en armes et les bourgeois alliés aux fonctionnaires d'autorité entament une lutte confuse qui rejoint la tendance des partisans du Bureau politique à investir l'Etat et à en déloger les nationalistes modérés. Le conflit ne sera tranché qu'en mars 1963 avec les décrets sur l'autogestion ouvrière et paysanne.
La nouvelle répartition du pouvoir
La position de l'état-major sort renforcée de l'épreuve de force avec la wilaya IV. Cependant, Ben Bella valorise systématiquement les anciens secrétaires du colonel Boumdienne, pour mieux contenir les commandants Ali Mendjli et Ahmed Kaïd. Les marchandages autour des listes de députés sont un précieux indice du nouvel équilibre et des tendances des vainqueurs. Pour le colonel Boumedienne, l'alliance autour de Ben Bella n'a pas atteint tous ses objectifs et court le danger de se laisser neutraliser. Il n'accorde donc le label révolutionnaire qu'à ceux qui ont suivi l'état-major depuis 1960 et le dénie à tous les autres groupements. Aux yeux du colonel Boumedienne, Ben Bella est le chef de file d'une faction et doit en conséquence veiller à ce que la représentation nationale et le gouvernement soient issus de la volonté exclusive du groupe de Tlemcen.
Inquiets des risques de division du pays, Abbas, Ben Bella et Khider optent pour la modération. La tactique du groupe de Tlemcen, quant à la répartition du pouvoir, reflète ces deux positions. On décide de reprendre aux wilayas vaincues une cinquantaine de sièges, d'éliminer tous les élu géants dépourvus d'un répondant dans les forces armées et de former un gouvernement où ne figurent que les partisans du groupe de Tlemcen. Sont rayés des listes de députés une cinquantaine de dirigeants et de cadres dont Ben Khedda, Boussouf, Bentobbal, Dahlab, les colonels Bou Bnider, Ali Kafi et Benaouda, les commandants Tahar Bouderbala et Abdelmajid Kahl Erras ainsi que Mohammed Benyahia, Mostefa Lacheraf, tous membres du C.N.R.A., et Abdesslam Belaïd, délégué F.L.N. à l'Exécutif provisoire.
La répartition des postes ministériels, lors de la désignation du gouvernement, le 26 septembre 1962, est un savant dosage entre les tendances en présence. Le premier gouvernement Ben Bella comprend:
- 5 ministres proposés par l'état-major: le colonel Boumedienne, ministre de la Défense, et 4 officiers, 2 représentant l'A.L.N. Ouest, Ahmed Medeghri (Intérieur) et Abdelaziz Bouteflika (Jeunesse, Sports et Tourisme), et 2 représentant l'A.L.N. Est, Moussa Hassani (P.T.T.) et Mohammed Seghir Nekkache (Santé).
- 2 ministres proposés par Ben Bella : Mohammed Khemisti (Affaires étrangères) et Bachir Boumâaza (Travail et Affaires sociales).
- 2 anciens U.D.M.A. : Ahmed Francis (Finances) et Ahmed Boumendjel (Reconstruction, Travaux publics et Transports).
- 1 ministre soutenu par le colonel Tahar Zbiri de la wilaya I, Laroussi Khelifa (Industrialisation et Energie).
- 1 ministre soutenu par le colonel Chabani de la wilaya VI, Mohammed Khobzi (Commerce).
- 1 ouléma : Tawfik El Madani (Affaires religieuses).
- 2 ministres proposés par Khider et Bitat : Amar Bentoumi (Justice) et Mohammed Hadj Hamou (Information).
- 2 ministres représentants de la Fédération d'Alger, Amar Ouzegane (Agriculture et Réforme agraire) et Abderrahmane Benhamida (Education nationale).
- 3 membres du Bureau politique : Ahmed Ben Bella (Président du Conseil), Rabah Bitat (Vice-président) et Mohammedi Saïd (Anciens Moudjahiddines).
Après trois mois de déchirements et d'incertitude, les Algériens peuvent enfin se dire que la guerre est terminée. Les forces sociales qui soutenaient la Révolution sont exsangues. La situation sociale est dramatique. 70 pour cent des Algériens sont en chômage. Ironie du sort : après avoir chassé les Européens, les Algériens émigrent par milliers en France à la recherche d'un travail. Selon l'expression de Jean-François Lyotard : «Le pays n'est pas encore la demeure de ceux qui l'habitent, il reste à conquérir».
L'Etat est faible et n'a d'autre support qu'une bureaucratie civile hostile à Ben Bella et l'armée extérieure. Ses caisses sont vides. Il n'a que des problèmes et pas de moyens pour les résoudre. Le F.L.N., dirigé par Mohammed Khider et Rabah Bitat, n'est qu'une prolifération de bureaux de réception et un lieu de transit vers l'appareil de l'Etat. Les wilayas, qui ont été l'âme de la résistance, brisées, le pays n'a plus d'armature politique. Rejetée de l'appareil et coupée des bases populaires, l'opposition ne parvient pas à surmonter son traumatisme émotionnel. La mutation a été trop brutale pour lui permettre de mieux réagir aux événements. Ses clivages sont dus à la fois aux circonstances et aux positions adoptées dès le mois de juillet par les chefs de file du G.P.R.A. et plus particulièrement Krim, Boudiaf et Ait Ahmed. A quelques exceptions près, les opposants considèrent le régime de Ben Bella comme une parenthèse. C'est aussi l'avis de Khider. Incapable de réviser ses idées, socialement apparentée au système qu'elle combattait, l'opposition se réfugie dans le messianisme et rêve de recommencer le 1er novembre.
Dans ces conditions, bien que la stabilisation ne soit pas acquise et que la base du pouvoir demeure étroite, une victoire définitive de Ben Bella apparaît très probable.
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Par: Mohamed HARBI , Historien
extrait du livre: Le FLN Mirage et réalité, des origines à la prise du pouvoir (1945-1962)
Affiche à Alger, Mai 1963
Affiche à Alger, le 04 Mai 1963, a l'occasion de la visite du président égyptien Djamel Abdelnacer à gauche et Ben Bella a droite.
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