Le complexe de supériorité des"petits blancs"
Avoir le droit d'insulter un arabe, pour rien ou parce qu'on s'est levé du mauvais pied
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Encore aujourd'hui, je sais où je me trouvais exactement quand la radio nous a appris que le cessez-le-feu était signé à Evian, il y a 50 ans. Et ce que j'ai dit. J'étais démobilisé depuis peu et je tournais la page. C'est 20 ans après que j'ai voulu comprendre; j'ai lu des livres, tous ceux d' Yves COURRIERE, tout. Et j'ai réalisé, entre autres drames, celui qu'avaient vécu les Rapatriés à l'été 1962 et j'ai eu honte de n'avoir rien capté des drames, des Pieds- Noirs, des Harkis,...En 1962, j'avais encore en tête les explosions de l'OAS à Alger et je savais d'instinct que c'était la fin là-bas, que ce ne serait pas beau, qu'il y en avait marre. Point final.
Les circonstances ont fait que c'est au cours des classes en Métropole que j'ai commencé à observer puis à comprendre un peu les rapports entre les populations d'Algérie. Dans ma section, à Montluçon, il y avait environ deux tiers de Français de l'Hexagone et un tiers de jeunes d'Algérie, Pieds-Noirs et surtout FSNA (Français de souche nord-africaine). Nous avions tous 20 ans bien sûr, à part les quelques sursitaires étudiants. J'ai beaucoup appris en observant : façon de se regarder, de s'aborder, de se parler, de s'engueuler, de se provoquer.
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Comme une petite honte secrète, restée enfermée dans le silence pendant tant d’années.
Arrivée dans la région de Tlemcen fin 61.
Quelques opérations de routine, le secteur est très calme, on sent qu’on approche de la fin de la guerre. Fasciné par les paysages que je découvre, magnifiques, rudes (la neige ; c’est l’hiver et on est en altitude), l’incroyable couleur du bleu du ciel….….Je vais souvent au ‘douar’ voisin, j’approche les enfants, suis abasourdi par leur dénuement matériel.
Etant radio, nous faisons les ‘3 X 8’. Cela permet de capter beaucoup d’informations qui remontent du terrain. Dans les mois qui suivront, j’aurai l’occasion de mesurer l’écart entre la réalité, et ce qu’en disent les journaux….
Une nuit, alors qu je suis ‘de permanence’, arrive un message « extrême urgent » - ce qui ne se produisait jamais – provenant du Premier Ministre (Michel Debré) annonçant qu’un accord à été signé à Evian, et que depuis minuit le cessez-le-feu est effectif. Je me souviens de mon excitation, et de l’énergie avec laquelle je suis allé réveiller l'officier de permanence….
C’était le 19 Mars 62.
Il y a eu alors le projet de ce qui s’appelait la « force locale », qui devait être composée paritairement de militaires Français, et de combattants Algériens de l’ALN (Armée de Libération Nationale) pour assurer ensemble l’ordre pendant ces mois de transition avant l’ "autodétermination".
Je me suis porté volontaire, malgré l’incompréhension de mes camarades, mais il n’y a pas eu de suite, la Force Locale n’a jamais été constituée.
Nous nous réjouissions du cessez-le-feu, mais ne savions pas encore que c’était pour nous le vrai début de notre guerre.
En effet, les accords d’Evian ont vu se déchaîner les actions terroristes de l’OAS, fruit du désespoir des ’ultras’, les européens, Français, d’Algérie, qui ne pouvaient accepter l’autodétermination qui était la position officielle de la France, mais dont tout le monde savait qu’elle allait vouloir dire ‘indépendance ‘.
Peu après, nous quittons notre village près de Tlemcen pour Oran, et notre mission était de neutraliser, ou contrer, l’OAS.
25 Mars, affrontement à Alger entre l’Armée et l’OAS.
Le lendemain (je crois), c’est à Oran que ça se passe. Barricades dressées dans les rues par l’OAS (soutenue par une grande majorité des Européens, totalement désespérés et victimes de la propagande extrémiste de droite), barricades faites de voitures renversées, de bus…. Spectacle hallucinant des chars écrasant ces barricades. Ca tire de partout… un capitaine, à bout de nerfs, craque et se jette à plat ventre sous une voiture… Des hommes qui tombent. La pensée, très lucide : « dans 2 secondes, ce sera peut-être moi »…
Et puis tout d’un coup, ça s’arrête. L’extrême tension se relâche. Avec mes camarades, nous nous asseyons sur un banc, l'un de nous sort une bouteille, nous buvons un coup, mangeons un saucisson. Et, à quelque mètres, deux cadavres de militaires qui venaient d’être tués. Au bout de quelques minutes, j’ai réalisé que je n’avais pas eu une pensée pour eux, pas pensé une seconde à dire la moindre prière…Et j’ai réalisé combien il faudrait être vigilant pour ne pas se laisser happer et détruire psychiquement, moralement, par cet engrenage terrifiant….
Pendant quelques semaines, nous sommes ensuite allés dans un village près d’Oran, qui alors s’appelait ‘Perrégaux’. Notre mission était de protéger la population des descentes de l’OAS, qui déboulaient à bord de voitures d’où ils tiraient à la mitraillette sur tous les Arabes qu’ils voyaient.
En montant la garde, j’avais fait connaissance d’un voisin algérien qui m’a invité plusieurs fois chez lui. Ils n’avaient rien. Un jour il a dit : « le plus dur pour moi, c’est quand, le matin, je me dis que je ne sais pas si je vais trouver à manger aujourd’hui pour mes enfants ». Et pourtant il n’était pas question de ne pas accepter le thé et le si peu de galettes ou de fruits qui leur restaient…..
Après Perrégaux, retour à Oran.
Des semaines absolument terribles. Certes le sentiment d’être au coeur d’un endroit où l’Histoire était en train de se faire, mais aussi, surtout, la haine absolue, sans frein, aveugle, totalement folle…. vu le cadavre d’un ado algérien tué à coups de pied dans la tête…entendu, dans une rue, une détonation toute proche et vu un homme (Arabe bien sûr) s’écrouler, personne ne se détournant, tout le monde enjambant sans problème le cadavre en train de se vider de son sang….. les camions bourrés d’essence lâchés en haut de la rue pour venir exploser contre le lycée que nous occupions…… les attaques à la mitrailleuse contre ce lycée… l’incendie du port d’Oran, avec des flammes de 250 m de haut, qui nous ont empêché de voir le soleil pendant plusieurs jours… les insultes qui nous étaient criées –par les Français – quand nous passions dans la rue...
Il y avait aussi le spectacle très triste de tous ceux (l’immense majorité des ‘Pieds noirs’ n’étaient que de ‘petites gens’) qui s’embarquaient pour ne plus revenir, avec de misérables valises….
Le 5 juillet, c’était l’Indépendance…les incroyables scènes de liesse, et les drapeaux algériens surgis de partout…les horreurs aussi ; je n’ai pas été témoin de massacres de harkis, mais j’ai su (grâce à la radio), et je me souviens de cet homme, Français, lynché à mort dans sa voiture simplement parce qu’il passait là où il ne fallait pas…..
Puis notre régiment est dissous, et je suis affecté au sud d’Alger, au cœur de la Mitidja, plaine fertile et riche, désertée par les colons.
Permissions à Alger. Quelques semaine à peine après l’Indépendance, marchant au hasard des rues (malgré les consignes), en uniforme, je suis invité (moi, membre d’une armée qui venait de ‘perdre la guerre’) par un Algérien inconnu à venir prendre chez lui un café. Il me dit : « Tu sais, chez vous comme chez nous, il y a les bons et les mauvais »… Mais je me rappelais l’après-guerre en France…il aurait été tellement impensable d’inviter un Allemand…
En août 62, permission en France, …impression d’être complètement décalé, que personne n’avait la moindre idée de ce que nous vivions depuis des mois…et au fond, je n’avais qu’une envie : repartir au plus vite en Algérie.
Avec le recul, je m’aperçois qu’il est resté en moi comme une petite honte secrète, restée enfermée dans le silence pendant tant d’années. Certes, il m'a été donné d'aimer, si follement, si amoureusement, ce peuple algérien, et son si beau pays, mais la question demeure : est-ce que le seul fait d’accepter de faire le Service militaire à cette époque ne voulait pas dire qu’on approuvait, ou qu’on cautionnait une politique qu’en même temps on réprouvait ? Est-ce qu’il n’aurait pas fallu être objecteur de conscience, ou insoumis ? Et cette question ne me quitte toujours pas….…
Il me semble bien que j’ai compris l’inéluctabilité, et la légitimité, de l’indépendance de l’Algérie dès le tout début des « événements », et que j’en ai été partisan sans autre restriction que le refus inconditionnel du terrorisme aveugle.
Et que j’étais convaincu que la plus belle mission de l’armée française était d’être là-bas justement pour préparer cette indépendance.
Et donc je ne voyais pas pourquoi je n’aurais pas joué le jeu de cette armée.
La seule réserve, non négociable, consistait à exclure formellement toute participation, de près ou de loin, à tout ce qui pourrait toucher à la torture.
Le refus de devenir officier (malgré les pressions du genre : « quand on a comme vous un père officier… etc…») était, je crois, ma façon de garder ma liberté intérieure.
Arrivé en Algérie à la fin de la guerre, j’ai eu la chance d’être en accord avec mon unité, qui était clairement contre l’OAS, et qui se donnait comme mission de protéger les Algériens contre cette OAS.
J’ai vraiment cru que nous allions écrire une page belle, enivrante, porteuse d’avenir, celle d’une Algérie enfin indépendante, mais restant en relation étroite avec la France.
Sans doute que je ne savais pas encore que l’Histoire, habituellement, ne sait pas se faire autrement que dans la désolation et le drame…..
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publié le 18/03/2012
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«Mon plus mauvais souvenir, je le dois aux Européens d'Algérie. Le 24 janvier 1960, à Oran, je me suis trouvé mélé par hasard, en voiture, à une manifestation anti-gouvernementale. Les manifestants, parcevant la voiture immatriculée en métropole, conduite par un militaire, ont voulu m'obliger à klaxonner le motif « Algérie française ». J'ai refusé pour deux raisons : étant militaire, je n'avais pas à prendre part à une manifestation, et par ailleurs , je réprouvais formellement le caractère de ces manifestations. Mon refus m'a valu de me faire cracher à la figure par des jeunes gens qui n'avaient certainement pas fait leur service militaire. Ce geste délicat fut accompagné de ces mots : « Voilà pour l'armée. » J'ai été rapatrié deux jours après et je suis rentré en métropole, hanté par ce souvenir et me demandant si je n'avais pas perdu mon temps pendant ces vingt mois. Je l'aurais certainement perdu si mon séjour en A.F.N. n'avait eu d'autres raisons que de défendre les vignobles des colons. »
(Cl. 1960, médecin-aspirant.)
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« Parmi les nombreux mauvais souvenirs, il en est un que je n'oublierai pas : c'est ce prisonnier, emmené lors d'une opération pour nous indiquer des caches et qui fut l'objet de brutalités inhumaines : coups de poing, torsion des bras, tête écrasée sur le rocher et la terre, coups de pied en pointe dans le ventre, le bas-ventre et dans le dos. Malgré ce traitement, cet homme tenait toujours debout et se taisait. L'officier nous fit signe qu'on pouvait le liquider, mais nous militaires du contingent, l'avons ramené vivant. »
(Instituteur, 56 2/A. M.D.L.)
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La torture n’existe pas ? La torture existe. Je l’ai moi-même pratiquée en passant de l’électricité à la cravache (entendez tuyau de plastique) et à la baignoire."
(X., instituteur, sergent)
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"Leurs prisons étaient des caves en ciment d’environ 3m x 2m x 4m. avec seulement une ouverture au sommet de 0,70 x 0,50 : ils étaient là toute la journée jusqu’à 8. Il fallait voir les loques humaines qui en sortaient lorsqu’il faisait 50° dehors ! Titubants, haletants, tout suintants de transpiration dans une atmosphère fétide où toute l’odeur animale remontait, ils zigzaguaient comme des fantômes en butte à la lumière du jour. Certains restaient jusqu’à huit jours sans sortir, très peu – ou même certains jours pas du tout – nourris et faisant leurs besoins dans ce même lieu.. A cela s’ajoutaient les interrogatoires laissés à la bonne volonté et au savoir-faire des gendarmes. Il fallait les voir revenir : paralysés, les yeux exorbités, les traits tirés et tremblants de tous leurs membres pendant plusieurs jours sous l’effet de l’électricité dispensée abondamment : il fallait les traîner puis les attacher et tirer comme un poids mort pour les remettre dans cette geôle affreuse. Certains gardèrent des traces de ces abus pendant longtemps : des brûlures aux deux bras (de la grandeur d’une main). Le plus écoeurant c’est bien de voir avec quelle facilité les gars s’habituaient à voir de pareilles choses. Et cette révolte intérieure que j’ai exprimée bien des fois, s’est heurtée à l’indifférence des copains ; ces « sales bougnoules » me disaient-ils, et de rage, ils frappaient encore sur ces loques humaines. D’ailleurs, à ce régime, plusieurs prisonniers essayèrent de se suicider, qui avec un couteau, qui avec son turban… L’un d’eux se précipita du haut des caves sur le sol et se fractura la tête. Il est curieux qu’un chrétien convaincu s’habitue à la mort et à l’indifférence : en face de cet homme étendu dans son sang et à côté duquel nous avons mangé d’un fort appétit, il m’a fallu faire un effort terrible pour réaliser que c’était un fils de Dieu qui était là, étendu, port, pour garder son secret en face de la torture qu’on lui faisait subir. Un autre s’est tranché la gorge avec des tessons de bouteille. Le matin, un copoain me dit : « Viens voir la jolie boucherie », pour me montrer cet être râlant qui s’était coupé la trachée artère."
(Cl. 56 2/C)
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Le 5 janvier 1961 : La Vie publiait une enquête auprès de lecteurs de retour de la guerre d'Algérie. Vous en faisiez partie ? Témoignez Le papier a jauni. Mais la force des mots est toujours là. En novembre 1960, La Vie, alors La Vie catholique illustrée, avait lancé une grande enquête, un questionnaire à destination des jeunes Français ayant fait leur service militaire en Algérie : une trentaine de questions sur la guerre, la vie quotidienne du soldat, le retour à la maison...
Environ un millier de jeunes hommes avaient répondu, en accompagnant souvent leur réponse d'un témoignage écrit. Le 25 janvier 1961, La Vie avait publié leurs réponses dans un supplément avec des extraits des lettres reçues, fragments de vie quotidienne ou même remords douloureux sur la torture comme cet instituteur qui semble crier : « la torture existe, je l'ai moi-même pratiquée ». Huit pages sans concession, qui n'éludent aucun sujet difficile, accompagnées d'un édito de Georges Hourdin et d'un très beau texte de Xavier Grall, poète et écrivain breton, qui était alors journaliste à La Vie.
« J'ai passé des jours et des nuits sur ces questionnaires et les lettres, certaines très longues, qui les accompagnaient, écrit ainsi le journaliste. Et j'avais l'impression d'avoir dans les mains la condition humaine dans ce qu'elle a de plus beau et de plus abject. Et certains souvenirs personnels d'Algérie me sont encore revenus. « Souviens-toi, tu n'as rien dit, tu n'as rien fait quand on les a plongés dans l'oued et que leur visage avait la couleur du ciment. »
Xavier Grall conclut son texte pourtant par un espoir, tiré des réponses des lecteurs : « Nous voulions savoir, écrit-il, comment et pourquoi le long séjour dans le djebel, la chasse aux fellaga, la nature même de la guerre subversive qui tente de faire de tout arabe un suspect et de tout suspect un coupable avait pu modifier l'attitude morale et spirituelle d'une jeunesse embarquée à 20 ans pour l'Algérie et débarquée en métropole deux ans après. (...) Cette guerre d'Algérie, sans visage, liquide, pestilentielle, et pleine de cloques, comme le visage d'un marais, aura donc eu cette avantage : elle a jeté les jeunes dans la vérité et la justice, négativement découvertes mais presque unanimement admises. »
Poursuivons ensemble cette enquête. Si vous vous reconnaissez dans ces témoignages publiés alors, si vous vous souvenez avoir répondu à cette enquête : racontez-nous quel adulte, quel homme, vous êtes devenu. Comment la guerre d'Algérie a marqué votre vie, comment elle vous a façonné. Comment ce que vous avez vécu alors a pesé sur vos choix pendant ces 50 ans.
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