Mohamed Samraoui
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« Il y a deux Histoires : l’Histoire officielle, mensongère, qui nous est enseignée, et l’Histoire secrète où se trouvent les vraies causes des événements, une Histoire honteuse. » Honoré DE BALZAC, Les Illusions perdues. |
« Comment comprendre cette conception policière et paranoïaque de la subversion universelle façonnant l’esprit de certains officiers qui, progressivement, se perdent dans la dégradation morale et professionnelle induite par la pratique systématique de la torture et de l’assassinat, s’abaissant à ce niveau de cruauté et d’apparente irrationalité ? […] Plus ces militaires plongent dans cet abîme de barbarie et d’indignité, plus se dégrade leur compétence spécifiquement militaire, […] et plus s’affaiblit leur capacité d’affronter un authentique ennemi sur un véritable champ de bataille, face à des troupes organisées et bien commandées, qui tirent pour de vrai. » Colonel Prudencio GARCÍA .(1) |
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Officier supérieur des services secrets de l’Armée nationale populaire algérienne (ANP), j’ai participé en janvier 1992 au coup d’État qui a destitué le président Chadli Bendjedid. Tout au long du début des années 1990, j’ai pris part à la lutte contre les réseaux du terrorisme intégriste, parce que j’estimais qu’il était de mon devoir de contribuer à sauver le pays. La suite des événements m’a permis de réaliser qu’en fait je me faisais le complice des bourreaux du peuple algérien. Et que je participais non pas à la défense des intérêts de l’Algérie, mais à la sauvegarde des intérêts d’une oligarchie qui ne rêvait que d’accaparement par tous les moyens — destruction, saccage et mensonge — pour imposer son diktat, une forme perverse et inavouée de totalitarisme.
J’ai essayé de raisonner et de convaincre mes supérieurs de la nécessité de changer une stratégie qui allait à l’encontre des aspirations du peuple, et qui ne pouvait que produire des dégâts considérables. N’ayant pas été entendu, je me suis démarqué dès 1992 et j’ai été l’un des premiers officiers supérieurs de l’ANP, à partir de 1996, à refuser de cautionner cette dérive en désertant les rangs d’une institution devenue un instrument de répression entre les mains criminelles des ennemis de l’Algérie.
Pourquoi j’ai déserté
Par devoir de vérité envers la mémoire de toutes les victimes de cette guerre absurde, j’ai décidé de dénoncer dans ce livre les véritables auteurs du drame vécu par mon pays. Une « sale » guerre conduite par des généraux incompétents et assoiffés de pouvoir, qui fuient le devant de la scène pour masquer leur médiocrité et mieux ériger leur pouvoir sur les cadavres de leurs compatriotes. Tout ce que je rapporte ici, ce sont des faits ou des déclarations de divers protagonistes, dont j’ai été le témoin direct dans l’exercice de mes fonctions. En apportant des informations précises et indiscutables, ce livre se veut une contribution à ce combat en vue de restituer la vérité historique ; j’espère qu’il pourra servir un jour de pièce à conviction à un tribunal impartial chargé de juger les responsables.
Je me suis engagé dans l’Armée nationale populaire en juillet 1974. Après un diplôme d’ingénieur en biochimie (en 1977) et une formation d’officier d’octobre 1978 à juin 1979 (où j’ai fini vice-major de promotion), j’ai été affecté en tant qu’instructeur à l’école de la Sécurité militaire (les services secrets de l’armée, plus connus sous les initiales SM) de Béni-Messous. J’ai ensuite occupé différents postes, toujours au sein de la SM, à Constantine, à Guelma et à Tipasa.
De mars 1990 à juillet 1992, j’ai été nommé à Alger, comme responsable du service de recherche et d’analyse à la direction du contre-espionnage. En parallèle, j’ai enseigné à l’école des officiers de la SM de Béni-Messous et j’ai été membre de l’administration de l’état de siège en 1991, puis de l’état d’urgence à partir de janvier 1992 (même si officiellement c’est à partir de février 1992 qu’il a été décrété). Au cours de l’été 1992, en désaccord avec la façon dont était conduite la lutte anti-terroriste, j’ai demandé à être relevé de mes fonctions, ce qui m’a été refusé. Dans des circonstances que j’aurai l’occasion de relater, j’ai finalement accepté d’être muté à l’ambassade d’Algérie en Allemagne, où, de septembre 1992 à janvier 1996, j’ai occupé les fonctions d’attaché militaire et de conseiller (responsable de l’antenne locale de la SM), avec le grade de commandant, puis de lieutenant-colonel.
Depuis 1992, bien que mon esprit ait à plusieurs reprises été traversé par des doutes, je croyais participer au sauvetage de l’Algérie. Mais en 1995, j’ai été confronté à des preuves irréfutables de la machination contre le peuple. J’ai alors pris la décision, en mon âme et conscience, de rompre définitivement avec ce système. Je me considérais au service de l’Algérie et non d’un clan sans scrupule qui cherchait par tous les moyens à sauvegarder ses intérêts et ses privilèges, n’hésitant pas à dresser les Algériens les uns contre les autres et à assassiner des innocents pour faire main basse sur les structures politiques et économiques du pays.
Ayant clairement manifesté mes désaccords sur leurs méthodes à mes supérieurs, j’ai été brutalement rappelé à Alger le 26 janvier 1996. J’y suis retourné le 4 février, mais je n’y suis resté qu’une semaine. Le chef des services, le général Mohamed Médiène, dit Toufik, chercha à « acheter » mon silence en m’offrant un poste dans son staff et en me proposant au grade de colonel — j’étais de toute manière sur le tableau d’avancement de juillet 1996. Mais je connaissais la valeur de ses « promesses ». Le 12 février, je quittai donc le pays par le vol Alger-Bruxelles. Rester en Algérie signifiait pour moi donner des ordres à des Algériens de tuer d’autres Algériens, leur imposer des souffrances, les interner, les avilir… Ce qui était en totale contradiction avec ma conscience et avec le serment fait à nos martyrs lors de mon incorporation dans les rangs de l’ANP. Je ne voulais pas trahir non plus la fidélité à notre devise, « Loyauté, bravoure, vigilance ».
Comment éviter de participer à cette guerre insensée ? Démissionner, comme me l’ont suggéré certains amis ? Cela n’était plus possible. En temps de « guerre », nul n’a le droit de le faire, sans que cela ne soit interprété et sanctionné comme un acte de « trahison ». D’ailleurs, de nombreux officiers honnêtes et scrupuleux, qui refusaient de s’impliquer dans cette aventure, ont été mystérieusement assassinés : en l’absence de toute enquête sérieuse, leur mort a toujours été attribuée aux Groupes islamistes armés (GIA), alors qu’en réalité leur élimination a été commanditée par leurs chefs crapuleux, au motif qu’ils refusaient d’appliquer leurs instructions criminelles ou qu’ils risquaient de le faire. Face à cette dérive mafieuse, déserter était l’unique choix qui me restait. C’est donc ce que j’ai fait : j’ai demandé (et obtenu) l’asile politique en Allemagne, où je vis depuis lors.
La dérive islamiste
Ayant vécu au cœur du système, je peux dire que la réalité de la guerre qui déchire mon pays depuis 1992 est bien plus complexe que ne le laissent entendre les analyses manichéennes dominantes en Europe, opposant militaires républicains et fanatiques islamiques. C’est pourquoi mon objectif est de contribuer à la vérité historique, sans aucune complaisance ni parti pris.
Dans ce témoignage, je mets en cause les chefs de l’armée qui manipulent et instrumentalisent la violence islamiste depuis des années. Certains pourraient être tentés de croire que je me fais ainsi l’avocat du Front islamique du salut (FIS) ou des islamistes, et c’est pourquoi je tiens d’emblée à préciser que je n’ai jamais appartenu à une quelconque organisation politique et qu’il n’est nullement dans mes intentions de nier ou de dédouaner les crimes abjects commis par les islamistes, qui ont été rapportés par de nombreux ouvrages — qu’ils aient ou non été manipulés, les auteurs de ces crimes restent des criminels, qui devront être jugés un jour. S’il y a eu la guerre, c’est qu’il y avait forcément deux protagonistes : à mes yeux, les généraux et les dirigeants du FIS sont coresponsables du drame algérien.
Triomphante à partir de 1989, l’idéologie islamiste prétendait restaurer les valeurs de l’islam, en tentant souvent de les imposer par la force et non par la conviction. Même si la base de ce parti était hétérogène, il ne fait aucun doute que certains dirigeants du FIS encourageaient cette dérive autoritaire. Celle-ci a favorisé la naissance d’un courant radical, hostile à toute modernité. Ce courant développait un discours antidémocratique, illustré par les slogans « Démocratie = kofr (impie) » ou « La seule loi, c’est le Coran ». Il prônait l’islamisation par la force, le port obligatoire du hidjab ou l’instauration d’interdits religieux ; il prélevait aussi l’impôt « révolutionnaire », qui deviendra durant les années de sang l’« impôt du djihad » (c’est cette frange extrémiste que la SM poussera, par les moyens qu’on verra, à la radicalisation et à la confrontation, entraînant toute une jeunesse à prendre les armes, à rejoindre les maquis et à embrasser le langage de la violence).
Par la suite, les calculs politiciens de dirigeants du FIS, combinés aux manipulations et provocations des services, ont fait que la dynamique impulsée par ce parti s’engageait dans une logique d’affrontement rendant de plus en plus aléatoire toute perspective de cohabitation. Le président Chadli Bendjedid a bien essayé de jouer à l’équilibriste, en tentant de concilier à la fois les courants démocratiques (y compris ceux existant dans le FIS) et les généraux « décideurs », hostiles aux islamistes « inquisiteurs » qui allaient exiger des comptes et prendre le contrôle de la rente (commerce extérieur et exportations de pétrole et de gaz). Son entêtement dans cette voie lui coûtera son poste, un certain 11 janvier 1992. À partir de cette date funeste, les généraux de l’ombre allaient utiliser l’alibi de l’interruption du processus électoral pour jeter des milliers d’Algériens dans une atroce guerre civile : une folie sans précédent allait s’emparer des jeunes, dressés les uns contre les autres par un pouvoir machiavélique alors qu’ils ne rêvaient que de liberté, de justice et de dignité.
L’islamisme radical n’est toutefois pas sorti du néant. Dans les années 1980, la misère sociale, la marginalisation des élites modernistes, le refus de tout projet de société cohérent permettant une synthèse harmonieuse entre modernité et tradition, tout comme l’absence de libertés démocratiques et une corruption ostentatoire, ont été les ingrédients qui ont favorisé l’émergence de l’islamisme en Algérie. S’inscrivant dans un contexte géopolitique en mutation (chute du Mur de Berlin, déclin du communisme, fin de la guerre froide et donc du monde bipolaire, mondialisation…), cette émergence n’est que la conséquence logique de la médiocrité des principaux décideurs, ces chefs de l’armée qui refusaient de céder le flambeau ; mais également de la dépravation de cette pseudo-élite prébendière, renvoyant à la société l’image d’un pouvoir arrogant, miné par la corruption, l’incurie et la gabegie. Ces dirigeants ne s’apercevaient pas que le monde était en plein bouleversement, et que l’islam politique se posait en alternative à l’hégémonie américaine, depuis la chute de l’empire communiste : ils voulaient gérer comme au « bon vieux temps ». D’où l’incompréhension d’abord, la stupeur ensuite, et enfin la résistance farouche à toutes les tentatives de réformes qui ont suivi l’« ouverture politique contrôlée » du début 1989.
Les pays européens ont observé ces changements sans en saisir vraiment les enjeux, hésitant entre la satisfaction que promettait l’ouverture démocratique et la crainte de voir s’installer une dictature islamique aux portes de l’Europe. La perspective d’un État théocratique à l’iranienne ne pouvait être envisagée et encore moins acceptée. Cela explique le peu de réactions de la part des gouvernements européens lorsque les généraux iront très loin, à partir du putsch de 1992, dans la répression.
Ce putsch a définitivement, et pour le pire, consolidé le pouvoir total sur le pays des généraux Khaled Nezzar, Larbi Belkheir, Mohamed Touati, Mohamed Lamari et consorts. Ceux qu’on désigne souvent en Algérie comme le « clan des DAF », car la plupart d’entre eux sont d’anciens déserteurs ou démissionnaires de l’armée française — certains, comme les généraux Mohamed Lamari et Mohamed Touati, n’ont rejoint les maquis de l’Armée de libération nationale (ALN) qu’en 1961, soit quelques mois seulement avant l’indépendance et n’ont jamais pris les armes contre les forces d’occupation.
À l’évidence, une bonne partie des dirigeants du FIS a ainsi péché par inexpérience politique et a été souvent débordée par son aile extrémiste incontrôlée, plus d’une fois manipulée par la SM. Le FIS aura de fait grandement contribué au déploiement des manœuvres de contrôle du pouvoir par les généraux sortis des rangs de l’armée coloniale.
L’extraordinaire invention de la « thèse du “Qui tue qui ?” »
À partir des grands massacres de l’automne 1997, l’opinion internationale a enfin commencé à prêter attention aux nombreux observateurs, notamment des ONG (organisations non gouvernementales) de défense des droits de l’homme, des journalistes et des experts de la crise algérienne, qui soupçonnaient de longue date l’implication des forces de sécurité dans les violences attribuées aux islamistes, mais qui prêchaient jusque-là dans le désert. Que des forces dépendant de l’armée aient commis (ou contribué à commettre) de tels crimes est assurément difficile à admettre. D’autant plus que ces abominations sont à peine concevables : comment imaginer que de simples citoyens (dont des enfants, des femmes et des vieillards…) soient kidnappés, mutilés, violés, massacrés ou égorgés, à l’instigation de ceux-là mêmes qui étaient censés les protéger ?
Et pourtant, on le verra, toutes les manipulations antérieures de la violence islamiste dont j’ai été le témoin préfiguraient cette abomination. Certes, essentiellement de 1992 à 1996, des groupes islamistes radicaux tout à fait autonomes ont commis des crimes et des atrocités. Mais une grande partie des assassinats et des massacres attribués aux islamistes depuis 1992 — et plus encore depuis 1997 — est en réalité l’œuvre directe ou indirecte d’hommes qui relevaient organiquement des structures de sécurité.
C’est ce que je m’attellerai à démontrer tout au long de cet ouvrage, dont l’objet est de contribuer à la manifestation de la vérité sur cette « décennie rouge », caractérisée par des chiffres terrifiants : 200 000 morts, 12 000 disparus, des dizaines de centres de torture (à une échelle « industrielle »), 13 000 internés, 400 000 exilés et plus d’un million de déplacés. Et par le sinistre qui a frappé l’économie du pays : paupérisation de la majeure partie de la population (le chômage touche plus de 30 % de la population active et, selon les estimations de certaines ONG, 15 millions d’Algériens vivent au-dessous du seuil de pauvreté, ce qui est paradoxal pour un pays aussi riche), réapparition des maladies éradiquées depuis plusieurs décennies (typhoïde, tuberculose, peste bubonique…) et généralisation des fléaux sociaux (corruption, banditisme, prostitution, trafic de stupéfiants, suicides…).
Ce livre vise donc à empêcher une nouvelle falsification de l’Histoire de l’Algérie, comme cela a déjà été le cas de celle de la guerre de libération, qui a été réécrite par des imposteurs pour en devenir les héros. Car l’opinion internationale est encore très loin de soupçonner l’ampleur invraisemblable des diaboliques manipulations de la « SM » (le sigle de la mythique Sécurité militaire a survécu à tous les changements de dénomination, DCSM, DGPS, DGDS et enfin DRS depuis septembre 1990 (2)). Et notamment de celles qui concernent l’information sur les événements de la guerre, systématiquement et habilement remplacée, « en temps réel », par la désinformation.
L’illustration la plus incroyable de cette politique est sans doute l’invention de la « thèse du “Qui tue qui ?” ». Fin 1997, après les atroces massacres de l’Algérois, les militants algériens des droits de l’homme et les ONG internationales de défense des droits de l’homme ont réaffirmé avec force leur revendication, déjà ancienne, d’une commission d’enquête internationale indépendante pour faire la lumière sur les soupçons d’implication des forces de sécurité dans la violence islamiste. Et cette fois, ils ont commencé à être entendus de la « communauté internationale » — au point que le porte-parole du gouvernement américain, James Rubin, déclarera, le 5 janvier 1998, que son gouvernement souhaitait une commission d’enquête internationale pour connaître les commanditaires des massacres . (3)
Face à cette menace, le service de propagande du DRS (4) inventera un slogan redoutablement efficace : par l’intermédiaire de ses relais médiatiques, en Algérie et à l’étranger (surtout en France, où il n’en manque pas), il fera savoir que ces ONG et les personnalités qui les soutiennent osent, absurdement, poser la question de « Qui tue qui ? » — formule que les défenseurs des droits de l’homme n’ont pourtant jamais utilisée. Une question systématiquement qualifiée d’« obscène » (terme repris notamment par les philosophes français André Glucksmann et Bernard-Henri Lévy), puisque « tous ces crimes ont été revendiqués par les GIA » — en oubliant bien sûr de vérifier l’existence de ces revendications et, quand elles existaient, leur authenticité. Dans les années qui suivront, et jusqu’à aujourd’hui, tous ceux qui mettront en cause le rôle des forces de sécurité dans les attentats, assassinats et massacres inexpliqués se verront accusés d’être des « partisans de la thèse du “qui tue qui ?” ».
Car, il faut le savoir, le service de propagande du DRS et une certaine presse sont chargés de débusquer toutes les velléités de remise en cause du discours officiel. Le moindre doute, la plus timide interrogation sont condamnés comme des « tentatives d’absoudre les islamistes de leurs crimes », dans le but de conforter l’interprétation dominante du conflit : la juste lutte des militaires républicains et laïcs contre les « fous de Dieu » terroristes. Une simplification qui justifie tous les crimes, en renvoyant dos à dos dans un manichéisme mystificateur certains des protagonistes du drame et en faisant l’impasse sur d’autres acteurs majeurs, à commencer par le peuple algérien lui-même.
Les méthodes permettant d’entretenir l’amalgame ont atteint un tel degré de perfectionnement que même les plus avertis en arrivent parfois à douter. Ainsi, pour démontrer que les massacres de civils sont bien le fait des islamistes, le DRS a mis au point une technique presque infaillible, consistant à inclure de vrais islamistes dans les groupes des forces combinées chargés de ces « opérations » (il s’agit d’individus préalablement arrêtés et « retournés » sous la torture ou « tenus » par des promesses de clémence pour des crimes commis antérieurement). Et lors des massacres, les habitants des premières maisons de la localité visée étaient volontairement épargnés, de manière à permettre aux survivants de témoigner ensuite qu’ils ont reconnu des islamistes. Il va sans dire que ces islamistes « alibis » agissaient à visage découvert, tandis que les militaires portaient des cagoules. C’est dans ces conditions que la « thèse du “Qui tue qui ?” » a fait recette.
La SM au cœur du pouvoir
En choisissant le corps de la SM au moment de m’engager au sein de l’Armée nationale populaire, un certain 7 juillet 1974 — j’avais vingt et un ans —, mon ambition était d’apporter ma modeste contribution à l’édification d’un État de droit puissant, démocratique, bâti sur les « idéaux de novembre » (ceux des initiateurs de la guerre de libération, le 1er novembre 1954), respectueux des libertés et des choix du peuple. Avec le temps, du fait des fonctions et des responsabilités que j’ai eu l’honneur d’assumer, et avec l’expérience accumulée tout au long d’une carrière de plus de vingt ans, je peux attester avec certitude que la SM constitue le « cœur » du pouvoir en Algérie.
Véritable État dans l’État, doté de prérogatives et de moyens illimités, ce corps de sécurité a acquis, à juste titre, la réputation de « faiseur de rois ». Car les « services », comme on les appelle, nomment ou dégomment directeurs généraux d’entreprises publiques, walis (préfets), consuls et ambassadeurs, députés et ministres, et même… présidents de la République.
Malheureusement, au cours des années 1990, j’ai aussi acquis une autre certitude. Au lieu de mettre ses moyens et ses compétences au service du pays et de son peuple, la SM s’acharnat contre l’Algérie et les Algériens. Les chefs du DRS, Mohamed Médiène, Smaïl Lamari et Kamel Abderrahmane, sous prétexte de sauver le pays de la « menace intégriste », ont organisé, avec la complaisance et la complicité de généraux mafieux et de quelques « marionnettes civiles », le pillage des richesses du pays et les crimes les plus abominables contre leurs propres concitoyens, n’épargnant ni les islamistes, ni les démocrates, ni les intellectuels, ni même les militaires. La seule devise de ces prédateurs a été de faire marcher le pays à leur guise, aucune forme de contestation n’étant permise.
À partir de 1988, et surtout de 1992, trente ans après la fin de leur guerre de libération, les jeunes Algériens ont découvert les camps de concentration (appelés par euphémisme « centres de sûreté ») au Sahara, les enlèvements, l’usage massif de la torture (utilisée de façon systématique pour extorquer des informations et, surtout, pour avilir les détenus), les liquidations physiques, les assassinats politiques (Mohamed Boudiaf, Kasdi Merbah, Abdelhak Benhamouda, Abdelkader Hachani…), les tribunaux d’exception, le couvre-feu, le « deuxième collège » (5), les milices de « patriotes » et les « groupes de légitime défense », rappelant étrangement les pratiques de l’armée coloniale (recrutement et instrumentalisation de supplétifs : harkis, mokhzanis, goumiers, etc.). On ne s’étonnera donc pas si les Algériens voient la politique des généraux d’aujourd’hui comme la continuation de celle menée par les chefs militaires français dans les années 1950.
Je n’ai plus le droit de me taire, car se taire serait synonyme de complicité avec ce pouvoir criminel. C’est pourquoi l’intention première de cet ouvrage est de témoigner sur des événements bien précis que j’ai vécus, comme acteur ou observateur averti. Je le fais par conviction, devoir et honnêteté intellectuelle, pour que l’histoire de l’Algérie contemporaine ne soit pas falsifiée par les imposteurs et les conspirateurs sanguinaires. Je le fais également par fidélité à la mémoire de ceux qui, nombreux au cours de cette décennie rouge, furent victimes du crime planifié. En espérant que ma modeste contribution aidera à restituer au peuple algérien sa souveraineté, sa liberté et son indépendance si chèrement acquises.
Cet ouvrage abordera l’infiltration du FIS en tant que structure politique, la déstabilisation du Premier ministre Mouloud Hamrouche (initiateur sincère des réformes économiques) en 1990 et 1991, la formation des premiers « noyaux durs » de l’islamisme radical, l’interruption (en janvier 1992) du processus électoral qui avait pour but premier de « libérer » la violence, la création par les services secrets des « GIA », leur fonctionnement en tant qu’alliés du pouvoir. Car c’est dans ces années-là (1990-1992), je le montrerai, que s’enracinent les principaux germes du drame qui ensanglante l’Algérie jusqu’à ce jour.
J’évoquerai également, le plus précisément possible, le rôle de ces « Groupes islamistes de l’armée » (surnom que leur a donné la rue algérienne, qui n’est plus dupe depuis longtemps) dans les massacres et assassinats les plus spectaculaires, ainsi que les liquidations de personnalités politiques et militaires. Et aussi leur utilisation par les chefs de la SM dans l’entretien de la « sale guerre », les tentatives d’assassinats contre des opposants à l’étranger ou leur instrumentalisation contre les « intérêts » français, notamment lors des attentats tragiques de Paris en 1995.
À la lecture de ces pages, le lecteur non averti sera sans doute surpris par le caractère sophistiqué et l’ampleur invraisemblable de toutes ces manipulations, pourtant bien réelles. Mais il doit savoir que ces pratiques des chefs de l’armée et des services qui dirigent en sous-main le pays depuis 1988 ne constituent pas une innovation : elles s’inscrivent dans une longue tradition de gestion politique par les « coups tordus », tradition qui remonte à l’indépendance de l’Algérie en 1962 et même à la guerre de libération. Même si ce n’est pas l’objet de ce livre, il faut rappeler en effet que, dès 1962, le pouvoir réel a été confisqué par une poignée d’officiers, souvent formés à l’école du KGB soviétique, et qui feront de la désinformation et de la manipulation des armes essentielles pour gérer les conflits en leur sein et pour contrôler le peuple. En manipulant la violence islamiste comme masque du terrorisme d’État, les « décideurs » d’aujourd’hui n’ont rien fait d’autre que de pousser à l’extrême ces méthodes apprises de leurs aînés.
Il me faut enfin préciser que l’écriture de cet ouvrage a été rendue difficile par le fait que j’ai dû procéder à un important effort de mémoire pour reconstituer des événements qui se sont produits il y a plus de dix ans. D’où certaines lacunes, inévitables : j’ai choisi d’être le plus précis possible, au risque d’omettre certains noms, dates ou lieux dont je n’étais pas certain. Ce choix de la rigueur est à mes yeux une précaution indispensable, afin que les généraux manipulateurs et leurs relais ne puissent jeter la suspicion et le discrédit sur la relation d’événements authentiques en les qualifiant d’« affabulations ».
Car, à l’instar de nombreux autres acteurs en rupture des « années de sang » et aujourd’hui exilés, je suis, à l’heure où j’écris ces lignes, dans l’impossibilité matérielle de prouver — au sens de preuves judiciaires — systématiquement l’ensemble des faits que je rapporte. Alors que mes détracteurs, eux, sont en mesure de « fabriquer » preuves et témoins. C’est pourquoi j’ai choisi de ne citer nommément que les acteurs de ces épisodes dramatiques dont je sais que, s’ils s’aventuraient à me poursuivre pour « diffamation » devant la justice française, je serais en mesure de leur opposer des « offres de preuves » que leurs avocats ne pourront contester.
Dernière précision : je sais par avance que ces pages seront violemment critiquées par les décideurs algériens, par le biais du Service d’action psychologique du DRS et de ses relais médiatiques. J’en ai déjà été averti de mille manières. Et notamment le 3 juillet 2002, lorsque j’ai témoigné devant la 17e chambre du Tribunal de grande instance de Paris, en faveur de l’ex-lieutenant des forces spéciales Habib Souaïdia, qui était poursuivi en diffamation par l’ex-ministre de la Défense, le général Khaled Nezzar, pour les propos qu’il avait tenus en mai 2001 contre les décideurs algériens sur la chaîne France 5, suite à la publication de son livre La Sale Guerre . (6)
Après mon témoignage, le général Nezzar a déclaré au tribunal : « M. Samraoui a quitté l’Algérie en 1992, c’est-à-dire six à sept mois après l’arrêt du processus électoral. Après douze années de situation en Algérie, il y a eu des développements et je ne crois pas que M. Samraoui ait intégré tous ces éléments . » Je relève au passage que M. Nezzar a parlé, en 2002, de « douze années » : il considère donc que la « situation » dont il est l’un des responsables a commencé dès 1990, et non pas depuis le coup d’État de janvier 1992 : c’est là l’une des clés de compréhension du drame que vit mon pays depuis cette époque et c’est donc un point essentiel que je tente d’expliquer dans ce livre. Et, surtout, je pense avoir parfaitement « intégré tous les éléments » dont il parle. Le lecteur en jugera.
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Notes:
1- Prudencio GARCIA, El Drama de la autonomía militar, Alianza Editorial, Madrid, 1995. Cet ouvrage remarquable d’un officier espagnol en retraite est consacré au comportement des forces armées argentines sous la dictature du général Jorge Rafael Videla (1976-1983). Un modèle répressif directe-ment inspiré des techniques de l’armée française durant la guerre de libération de l’Algérie (1954-1962). Un modèle qui a aussi inspiré les généraux algériens des « années de sang », depuis 1992.
2- La Sécurité militaire est issue du MALG (ministère de l’Armement et des Liaisons générales), le service de renseignements du FLN qui fut dissous en 1962 à l’indépendance. Omniprésente depuis dans tous les rouages de l’État et du parti (du temps du parti unique à qui il servait de police politique), la SM a été restructurée en 1980 sous le nom de DCSM (Direction centrale de la sécurité militaire), qui a cédé le pas en 1983 à la DGPS (Délégation générale à la prévention et à la sécurité, relevant de la présidence de la République), elle-même remplacée, après la « vague » démocratique d’octobre 1988, par la DGDS (Délégation générale à la documentation et à la sécurité, relevant toujours de la prési-dence et non du ministère de la Défense nationale). La DGDS a été officiellement dissoute en juin 1990 sans que cela affecte son personnel, son efficacité ou ses moyens. En septembre 1990, j’y reviendrai, la SM est devenue le DRS (Département du renseignement et de la sécurité), placé sous la direction du général Mohamed Médiène, dit « Toufik ».
Malgré l’usure du temps, le défilé des générations et les changements de dénomination, le terme « SM » est toujours usité, car il fait partie de l’inconscient des cadres et des citoyens, marqué par des années de terreur et d’oppression.
3- Daily Press Briefing released by the Office of the Spokeman, US Department of State, 6 janvier 1998.
4- Pendant toute la « seconde guerre d’Algérie », et jusqu’à ce jour, ce service a joué un rôle majeur de désinformation. Auparavant intitulé « Service de presse et de documentation », il était devenu en janvier 1993 le « Service d’action psychologique », dirigé par le colonel Djillali Meraou, dit Salah, puis par le sinistre colonel Tahri Zoubir, dit Hadj (ce dernier a été remplacé par le colonel Faouzi fin 2001).
5- Ce terme, utilisé par la rue algéroise pour désigner les assemblées-croupions et les locataires des résidences d’État de la nomenklatura (comme le fameux « Club des Pins »), fait référence à l’instauration en 1947, par la France coloniale, d’un « deuxième collège » électoral en Algérie, réservé aux notables « indigènes », le « premier collège » étant bien sûr celui des colons français (dont les votes comptaient dix fois plus que celui des « indigènes »).
6- Habib SOUAÏDIA, La Sale Guerre, La Découverte, Paris, 2001. Le général Nezzar a perdu ce procès en diffamation. La publication intégrale du verbatim de ce procès (annotée avec beaucoup de précision), qui a duré cinq jours, a été assurée par les Éditions La Découverte : Habib SOUAÏDIA, Le Procès de « La Sale Guerre », La Découverte, Paris, 2002.
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In Le Quotidien d'Algérie
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