.
En Tunisie, en Egypte et en Libye, des révoltés, hommes et femmes, « parient, face à la douleur des hommes, pour le bonheur ».
Si l'auteur de « L'Homme révolté », publié il y a soixante ans, était toujours vivant, il dirait que les événements qui se déroulent aujourd'hui dans son Afrique du Nord natale nous rappellent que la Méditerranée a une rive sud dont la jeunesse incarne les principes de son essai : « La plus orgueilleuse des races, nous autres Méditerranéens », déclarait-il, « vivons toujours de la même lumière ».
Alors que le monde plongeait dans les profondeurs glaciales de la guerre froide au début des années 50, Albert Camus ne pouvait trouver de chaleur intellectuelle ni à l'Est, ni même à l'Ouest. Son regard était fixé sur la Méditerranée, où « la jeunesse du monde se trouve toujours autour des mêmes rivages ».
De nos jours, on se souvient principalement de « L'Homme révolté » pour la querelle spectaculaire entre Camus et Jean-Paul Sartre, qui avait violemment critiqué l'essai de son vieil ami en le qualifiant de « pastiche philosophique sans rigueur qui servait d'apologie du conservatisme politique ».
C'est tout sauf cela. Dans « L'Homme révolté », Camus nous donne les mots pour comprendre les événements qui bousculent notre monde.
Ils ne sont pas prêts pour la démocratie ? Et alors ?
Le monde, pour Camus, était le théâtre de deux formes d'absurdité :
- l'absurdité métaphysique, basée sur le refus du monde à donner du sens à une race humaine qui pourtant en réclame ;
- l'absurdité politique, ou l'obstination d'un Etat à vouloir donner du sens, en certains endroits et à certains moments, à la souffrance injustifiable qu'il inflige à ses citoyens.
Camus se révoltait contre ces deux genres d'absurdité, nous avertissant depuis toujours que l'absurde ne libère jamais mais ne fait qu'enchaîner. Tout comme la conception stoïcienne de la liberté, la notion de révolte de Camus est liée à une compréhension austère des devoirs de l'homme envers l'univers et envers ses semblables.
Camus écrivait évidemment en opposition aux sophismes meurtriers du communisme. Mais il aurait aussi écrit de la même manière contre les crimes politiques en Afrique du Nord, également sujets à des formes de justification cohérente qui sont le plus souvent présentées sous l'étiquette du « réalisme politique ».
Les défenseurs de ces Etats autocratiques ont mis l'accent sur la nécessité de faire passer l'ordre avant la démocratie, le statu quo avant les incertitudes liées au changement, faisant écho au refrain des dirigeants égyptiens même lorsqu'ils étaient mis à la porte : les gens ne sont pas prêts pour la démocratie.
Tandis que nous ne savons toujours pas s'ils sont vraiment prêts pour la démocratie, Camus dirait aussi que cette question est hors de propos. Les révoltés nord-africains réagissent de la même façon que son homme révolté face au « spectacle de la déraison, devant une condition injuste et incompréhensible ».
Facebook, Twitter… je me révolte, donc nous sommes
Pour les jeunes Egyptiens dirigés par un raïs octogénaire soutenu par une police meurtrière et par des milliards de dollars d'aide militaire américaine, pour les jeunes Tunisiens sous l'emprise d'un dirigeant corrompu dont la famille considère la nation comme un entrepôt à piller ; et pour les jeunes Libyens opprimés par un meurtrier fou dont la domination rivalisait avec celle de Caligula sur l'empire romain, le temps est enfin venu, comme Camus l'écrit, que « le scandale cesse ».
Bien avant l'ère de Facebook et de Twitter, Camus avait reconnu que la révolte passe inévitablement de l'individu à une réponse collective. Dans l'épreuve quotidienne, écrit-il :
« La révolte joue le même rôle que le cogito dans l'ordre de la pensée. »
En bref, je me révolte, donc nous sommes.
Refuser de transformer ses anciens maîtres en esclaves
Bien que la rigueur logique de Descartes manque à l'affirmation de Camus, celle-ci nous montre une vérité que l'expérience démontre : lorsqu'un individu sait que quelque chose en lui est nié, il comprend aussi que cela « ne lui appartient pas seulement, mais est un lieu commun où tous les hommes, même celui qui l'insulte et l'opprime, ont une communauté prête ».
La conséquence éthique est que l'homme révolté ne nie pas le fait que son maître soit un de ses semblables ; mais nie seulement son statut de maître. Dans le but d'exister, l'homme doit se révolter contre ceux qui nient son humanité, mais l'acte de révolte doit en même temps reconnaître une limite et respecter l'humanité de l'oppresseur.
En un mot, l'homme révolté refuse à la fois de demeurer esclave et de transformer ses anciens maîtres en esclaves. Les méthodes pacifistes des manifestants égyptiens reflètent la revendication éthique de Camus : faire face à nos anciens oppresseurs comme n'étant rien de moins que des êtres humains qui ébranlent la légitimité morale de la cause que nous défendons.
Révolte ou révolution ?
Ci-dessus réside le drame actuel de l'Afrique du Nord. Réussiront-ils ? Ces hommes et femmes révoltés trouveront-ils un juste milieu entre l'étreinte d'idéaux scintillants et la dure réalité du pouvoir ? La réponse, pour Camus, réside dans la différence entre révolte et révolution. La première est limitée et sa portée est modeste ; la dernière est abstraite et sans limites.
Bien que Camus eût Paris en tête en 1794 [la Grande Terreur, ndlr] et Moscou dans les années 30 [les purges staliniennes, ndlr], il n'aurait pas été étonné de l'évolution de la révolution iranienne de 1979 ; après tout, n'a-t-il pas écrit que « la révolution triomphante » se révèle « par ses polices, ses procès et ses excommunications » ?
Pour cette même raison, Camus aurait préféré l'expression « mouvement vert » à « révolution verte » pour décrire les récentes manifestations en Iran. Ces jeunes hommes et femmes sont révoltés et non révolutionnaires, car ils comprennent que « la liberté la plus extrême, celle de tuer, n'est pas compatible avec les raisons de la révolte ».
Au contraire, le premier essai organisé par de vrais révoltés met la notion de liberté absolue sur la sellette. L'homme révolté reconnaît que « la liberté a ses limites partout où se trouve un être humain, la limite étant précisément le pouvoir de révolte de cet être ». L'absence de telles limites permet au régime iranien, tout comme elle l'a permis aux régimes nord-africains, de terroriser, humilier et tuer leurs citoyens.
Camus conclut que la logique de l'homme révolté est :
« De vouloir servir la justice pour ne pas ajouter à l'injustice de la condition, de s'efforcer au langage clair pour ne pas épaissir le mensonge universel et de parier, face à la douleur des hommes, pour le bonheur. »
A la première publication du livre, cette phrase a été critiquée, considérée comme pure grandiloquence. Pourtant, nous nous trouvons aujourd'hui face à cette vérité qui dit que rien n'est simple, vérité beaucoup moins creuse que l'affirmation de Camus.
La modération « au contraire, est une pure tension »
Elle reconnaît plutôt la difficulté et les doutes liés à tout effort fourni lors d'une vraie révolte. Elle exige que nous vivions de résultats provisoires et de revendications relatives, restant depuis le début consciente d'une vérité absolue : ne jamais laisser notre révolte se transformer en révolution.
Cet axiome nous apporte les fondements de la « philosophie des limites » de Camus. La révolte « ne vise qu'au relatif et ne peut promettre qu'une dignité certaine assortie d'une justice relative ».
Compte tenu des grandes attentes mais aussi des grandes inquiétudes suscitées par les évènements gigantesques en Afrique du Nord, il nous aide à nous souvenir qu'il existe finalement un aspect tragique à la philosophie de la révolte de Camus.
L'esprit de modération est bien plus difficile à mettre en œuvre et à maintenir que celui de la révolution. Alors que l'on tombe facilement dans l'excès, la modération « au contraire, est une pure tension ».
Pour Camus, ceux qui souhaitent conserver le parti de l'humanité n'ont pas d'autre choix que d'étreindre cette tension. En d'autres termes, tandis que le révolutionnaire croit que la fin justifie les moyens, l'homme révolté répond toujours que seuls les moyens justifient la fin.
.
.
Par Robert Zaretsky Professeur d'histoire
Traduit de l'américain par Agathe Raymond Carlo.
Les commentaires récents