Camus était très attaché à sa mère, mais il n’est jamais parvenu véritablement à communiquer avec elle. Son œuvre se ressent de ce vide, de cette absence. On eut dit qu’elle s’est efforcée à le combler par l’idéalisation de cette mère qu’il n’a jamais connue à fond.
On lui tient rigueur de ce côté-ci de la Méditerranée d’avoir proféré sa petite phrase «Si j’avais à choisir entre cette justice et ma mère, je choisirais encore ma mère» En contexte de colonisation, c’est assez pour prononcer l’accusation du parti pris en faveur de qui vous savez.
De toutes les manières Albert Camus est devenu lui-même un mythe. Ses romans et ses essais sont eux-mêmes presque des objets réels dont il faut périodiquement vérifier «l’intégralité physique». Alger, c’est lui, Tipaza c’est lui. L’atmosphère, la chaleur moite de la ville, la rue de Lyon à Belcourt, (actuellement rue Belouizdad) bref, le topo algérois porte le sceau de l’écrivain. Du côté français, on a intériorisé le mythe. La presse algérienne, disent les bien-pensants au niveau des médias français, doit se déterminer par rapport à ce personnage, qui à leurs yeux, a construit l’Alger et l’Algérie littéraires, voire réelles. Albert Camus, c’est l’Algérie, une certaine Algérie, et ce personnage doit aujourd’hui nous incommoder tant il serait gênant pour nous. Tiens ! Même Oran, c’est lui. Le Minotaure et La Peste en parlent, plus que ne l’ont fait Noces et L’Etranger s’agissant d’Alger. Le meurtre de l’Arabe par Meursault survient à quelques kilomètres d’Alger, l’effacement de beaucoup de quartiers, laisse place à Belcourt qui commence au Champ de Manœuvres, et à Alger-Centre qui s’étale de la place du Gouvernement jusqu’au chais Ricome, en passant par Bab-el-Oued, avec les rues de la Marine et les bains Padovani. Ce qui intéresse Camus, ce sont les quartiers populeux et les lieux de la pauvreté. L’homme s’est signalé par sa sensibilité envers la masse déshéritée. On cite souvent le reportage qu’il publia en 1939 en tant que journaliste dans Alger Républicain sur la misère en Kabylie. La famille Sintès est venue des Baléares en 1914 pour habiter rue de Lyon avec le jeune Albert Camus. Sa mère, Catherine Sintès, d’origine espagnole, est une femme de ménage servant son oncle tonnelier. C’est elle qui nourrit ses deux fils, Lucien et Albert. Elle est illettrée, sourde, «pense difficilement» et son vocabulaire est d’une pauvreté affligeante. Pour se faire comprendre, elle fait des gestes, à la manière de son frère, à demi-muet. Camus est très attaché à sa mère, mais il n’est jamais parvenu véritablement à communiquer avec elle. Son œuvre se ressent de ce vide, de cette absence. On eut dit qu’elle s’est efforcée à le combler par l’idéalisation de cette mère qu’il n’a jamais connue à fond. Le père, Lucien Camus mobilisé et blessé à la bataille de la Marne en septembre 1914, meurt à l’hôpital militaire de Saint-Brieuc à l’âge de 28 ans. Le petit Albert ne connaîtra de son père qu’une photographie et des anecdotes circulant à propos de son aversion pour les exécutions capitales. La Grand-mère Sintès, une femme «dure et dominatrice» trouve même à Belcourt le moyen de s’exprimer en dialecte valencien. Albert Camus est né en novembre 1913 à Mondovi, non loin de Bône, aujourd’hui Annaba. Camus joue dans la cour, il a dans le voisinage des copains musulmans et européens. Les Espagnols de Belcourt, dans leur majorité ont renoncé à leur nationalité. Ils hésitent à sortir de leur quartier pour ne pas devoir affronter le mépris que leur porte la ville française. Camus devient populaire grâce à son talent de footballeur, plus exactement de gardien des but. Il est recruté au Racing Universitaire en équipe juniors. Les premiers bidonvilles d’Alger apparaissent dans les abords du quartier «arabe» du Hamma. Camus attrape la tuberculose, une maladie qui tue chaque année à peu près mille Algérois. Il est sauvé après qu’on lui ait prodigué les soins nécessaires au niveau du nouveau service de l’hôpital Mustapha.
La mer, la mère
Face à la ville, face au béton, en contrebas, la mer méditerranée s’étend immense masse plate et heureuse. La mer, (la mère) est un élément clé pour comprendre la mythologie camusienne. Faire corps avec l’Algérie, être mêlé à son destin, équivaut à une étreinte épidermique. A une immersion cosmique. C’est uniquement en sentant qu’il fait partie du cosmos que l’homme existe et vice-versa. Les plaisirs du corps et les plaisirs de la mer ne font qu’un, ainsi qu’il l’écrit dans l’étranger «Je comprends ici ce qu’on appelle gloire: le droit d’aimer sans mesure. Il n’y a qu’un seul amour dans ce monde. Etreindre un corps de femme, c’est aussi retenir contre soi cette joie étrange qui descend du ciel vers la mer». Emmanuel Roblès qui avait côtoyé Camus a su trouver des expressions imagées pour son témoignage : «Réellement, il semblait puiser toute son énergie, tout son voluptueux et sombre bonheur dans ses noces quotidiennes avec le soleil et la mer. Plusieurs fois je l’ai retrouvé dans la librairie d’Edmond Charlot, ou au café des Facultés, à son retour d’une baignade au bout du môle, le maillot encore humide roulé dans le poing. Il était alors détendu, comme apaisé, et répondait en souriant à la question inévitable : « Elle était bonne ? En quelques mots précis il parlait de l’eau, du plaisir de la baignade, de ses rencontres. Il m’approuvait de bon cœur lorsque je lui affirmais qu’en définitive il n’existait que deux grandes joies au monde : être couché sur une femme et nager dans une eau claire». Le plongeon, thème très développé dans La Peste introduit en filigrane le motif religieux en énonçant la symbolique du baptême qui est, au reste, une espèce de purification dans l’eau. «Rieux plongea le premier…Un lourd clapotement lui apprit que Tarrou avait plongé…Rieux se retourna, se mit au niveau de son ami, et nagea dans le même rythme… Pendant quelques minutes, ils avancèrent avec la même cadence et la même vigueur, solitaires, loin du monde, libérés enfin de la ville et de la peste».
Camus, Don Juan
Si notre auteur a choisi sa mère aux lieu et place de la justice, la cause tiendrait pourtant au fait que Camus souffre comme l’ont dit nombre de ses biographes du «complexe de Don Juan». Le dernier d’entre ceux-ci, José Lenzini, en l’occurrence le confirme dans Les Derniers jours de la vie d’Albert Camus. Voilà, donc, notre écrivain de légende qui prend un coup. Comment cet essayiste hors pair dont la réputation, bien établie en Europe et en Amérique en référence à ses théorisations sérieuses sur la philosophie de l’absurde, peut-il à ce point être aussi terre-à-terre ? Notre écrivain avait été toujours hanté par la figure maternelle. «J’aimais ma mère avec désespoir. Je l’ai toujours aimé avec désespoir» écrit-il dans ses Carnets. Mais rappelons-nous de la première phrase de l’Etranger «Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J’ai reçu un télégramme de l’asile : "Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués."Cela ne veut rien dire. C’était peut-être hier». Le personnage souffrant de donjuanisme est un séducteur-né, toujours à la recherche de nouvelles conquêtes féminines, parce qu’aucune femme n’incarne la mère qu’il cherche à débusquer chez les unes et les autres. Dans La Peste, Camus brosse le portrait de la mère du docteur Rieux, mais ce portrait est celui de sa propre mère : «…sagement assise dans un coin de la salle à manger, sur une chaise (…) les mains réunies sur les genoux (…) celle qui connaissait tout sans jamais réfléchir». Une mère, certes vivante, mais un peu morte d’où peut-être la philosophie de l’absurde. Camus n’a pas caché son admiration pour La Douleur d’André de Richaud dont la toile de fond traite du désir d’une femme et de son fils de vivre jusqu’à la fin de leur vie sans se séparer. «Au moins si nous mourrions, nous serions ensemble» s’exclame la mère dans le roman.
Mais malgré la variété des personnages qu’il met en scène, Camus leur fait dire la même chose. La séduction c’est aussi Clamence dans La Chute, texte qui décortique la dialectique du maître et de l’esclave sous ses différents angles : politique, rhétorique et érotique. Pensant à sa propre chute, Camus a le souci de reprendre l’opinion (publique), c’est-à-dire la femme. Pour se tirer d’affaire, le séducteur étant du côté de l’art, il a intérêt à faire sienne l’économie de marché, idéologie ou le système de la séduction avec lequel on a de fortes chances de captiver l’attention de l’Europe libre.
Retour à l’Algérie
Et pourtant l’intertexte maghrébin révèle l’audience de Camus. L’écriture katébienne en porte la trace ainsi que les textes de Rachid Boudjedra et d’Assia Djebar, pour ne citer que ceux-là. Il faut noter le dialogue qui s’établit entre Nedjma de Kateb Yacine et l’œuvre camusienne, toutes les deux dominées par la figure maternelle. La mère «folle» de l’écrivain algérien a son équivalent pied-noire dans Catherine Sintès ! Toujours est-il que Camus reste présent dans la presse algérienne. Christiane Chaulet-Achour dans un article a montré comment les journaux algériens peuvent-ils insérer une phrase de Camus, même pour commémorer le 8 Mai 1945, le massacre de Sétif!. Elle relève une citation de Camus à côté d’une sourate du Coran dans un appel lancé par un homme politique algérien. Dans Le Blanc de l’Algérie, Assia Djebar, tente de broder une histoire imaginaire autour de la mère qui vient de perdre au mois de janvier 1960 son fils, alors au sommet de sa gloire dans un accident de voiture près de Sens, au lieu-dit «Le Grand Frossard» en Montereau. Camus était au volant de la voiture du célèbre éditeur parisien Gallimard, alors qu’il travaillait à un autre roman, le Premier Homme (posthume, 1994) «Jours de janvier à Alger, non loin du jardin d’essai : les martinets sont presque tous partis…quelques-uns encore dans les branches des platanes. Soleil vif, presque blanc de l’après-midi froid. La dame attend à la fenêtre. […] Enfin, elle a compris : leur silence, leur manière à chacun de la regarder, leur gêne. Elle a su : un voile noir d’un coup tombe sur elle habillée de noir. […] Six mois plus tard, la mère d’Albert sera inhumée tout à côté de sa mère morte trois ans auparavant : deux dames, la vieille et terrible Espagnole et sa fille douce, la presque muette… Albert Camus repose en face d’elles, à Lourmarin, de l’autre côté de la mer». Pour Assia Djebar « Albert Camus ouvre la première procession, première mort que suivent celles de Frantz Fanon, de Mouloud Feraoun, de Jean Amrouche. Tous les quatre seraient «annonciateurs de l’écriture algérienne, écriture inachevée» ajoute-t-elle. Certes par ici, des lectures strictement politiques de l’œuvre camusienne persistent. On peut remonter jusqu’à la lettre de Ahmed Taleb Ibrahimi adressée à l’écrivain français de la prison de Fresnes pour en cerner la genèse. Mais les évolutions récentes indiquent que loin de rebuter, la mythologie de Camus, est au contraire de plus en plus intégrée dans le capital littéraire algérien. On peut revisiter Camus avec le romancier algérien Abdelkader Djemaï, lui-même originaire d’Oran, qui publie Camus à Oran, une approche sympathique qui restitue l’itinéraire qu’aurait suivi l’écrivain dans sa ville natale. Djemaï cependant y déplore le silence qui entoure les Algériens dans La Peste. «invisibles, absents de la ville, du décor, de l’histoire, de l’écriture de "La Peste", ombres fugaces ou débris de silouettes, comparses à peine esquissés, nous voici représentés par Amar le boxeur…». A l’instar des Français, les Espagnols revendiquent Camus. Javier Figuero dans Albert Camus ou l’Espagne exaltée cite cette phrase de notre écrivain qui passe inaperçue sous le ciel francophone «par le sang, l’Espagne est ma seconde patrie» et d’ajouter plus loin «La France, c’est le père ; l’Espagne, la mère ; simple déduction à partir de données transmis par tous les biographe». «L’Espagne s’est insinuée en lui, au plus profond et de façon déterminante». Quant à la France officielle, elle a voulu en vain à l’occasion du cinquantenaire de sa disparition transférer la dépouille au Panthéon…
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