.
A une centaine de kilomètres de
Paris, la voiture dans laquelle il avait pris place, fit une
embardée et s'écrasa contre un platane. Albert Camus fut tué sur le
coup. On retrouva, dans sa serviette, les feuilles manuscrites d'une
œuvre qu'il avait intitulée Le Premier homme, œuvre dont il avait
commencé la rédaction et qu'il laissa inachevée. Dans les dernières
pages de ce manuscrit, se trouve un texte, d'une vingtaine de lignes,
qu'Albert Camus avait écrit, peu auparavant, sur l'avenir de
l'Algérie tel qu'il le souhaitait. Ce texte est le tout dernier que
Camus ait écrit sur l'Algérie. C'est ce texte que je me propose de
vous présenter. Il demeure peu connu parce que Le Premier homme n'a
été publié qu'en 1994, soit 34 ans après la mort d'Albert Camus, et
que ce texte difficile n'a guère été commenté jusqu'à ce jour (du
moins à ma connaissance). Je vous rappelle qu'Albert Camus est un
écrivain français, né en Algérie, d'une famille très modeste puisque
son père était ouvrier caviste sur une exploitation coloniale. Ce
dernier fut mobilisé en août 1914, et dès septembre de la même année,
il fut mortellement blessé à la bataille de la Marne. Il mourut peu
après. Son fils, Albert, avait moins d'un an, c'est dire qu'il n'a
pas connu son père. Dès la mobilisation de son mari, son épouse,
Catherine Sintès, d'origine espagnole, était venue s'installer à
Alger, chez sa propre mère, dans un appartement situé d'abord au 17
de l'ex-rue de Lyon, puis au 93 de la même rue, dans le quartier de
Belcourt. La mère d'Albert Camus ne sait ni lire ni écrire, une
maladie de jeunesse l'a rendue sourde et l'a empêchée d'être
normalement scolarisée. Elle fit courageusement des ménages chez les
autres pour faire vivre sa famille. Albert Camus eut, dès son enfance
et durant toute sa vie, une grande admiration pour le courage de sa
mère, qui surmontait, sans jamais se plaindre, le lourd handicap de
sa surdité, tout en faisant de pénibles journées comme femme de ménage
chez les autres. Albert fut scolarisé à l'école communale de son
quartier, puis au lycée d'Alger. Il poursuivit ensuite des études à
l'université d'Alger où il obtint une licence, puis un diplôme
d'études supérieures de philosophie. Plus tard, en une quinzaine
d'années, de 1942 à 1956, Albert Camus publia une série d'ouvrages qui
lui valurent de recevoir, en octobre 1957, le prix Nobel de
littérature. Comme je viens de le dire, il mourut accidentellement
le 4 janvier 1960. Il venait d'avoir 46 ans. Vous le savez, sans
doute, la position tenue par Albert Camus, concernant l'avenir de
l'Algérie, a évolué. Durant les années 1935-1937, inscrit au parti
communiste, il soutint l'Etoile Nord-africaine, organisation
nationaliste qui militait en faveur de l'indépendance de l'Algérie
(cf. AC-JG, 180). Mais plus tard, en 1958, il publia Actuelles III,
Chroniques algériennes, ouvrage dans lequel il refuse l'avènement
d'une telle indépendance. Il craint que celle-ci ne provoque le départ
des Français qui, à ses yeux, étaient, eux aussi, et au sens fort
du terme, des « indigènes » (IV, 389), et qui, à ce titre, devaient
avoir le droit de demeurer en Algérie. Il craint aussi que le FLN
n'installe en Algérie un régime totalitaire, imposant un parti unique
et supprimant la liberté d'expression, liberté à laquelle Camus était
très attaché. Cependant, doutant de lui, il disait : « Je peux me
tromper ou juger mal d'un drame qui me touche de trop près. » (IV,
305). Durant l'année 1959, la situation en Algérie évolua, ce qui
provoqua une évolution de la position de Camus sur l'avenir de
l'Algérie. En effet, l'opiniâtreté de la lutte des Algériens pour leur
indépendance conduisit le général de Gaulle à proposer, en septembre
1959, une sortie de la guerre par le recours à l'autodétermination
du peuple algérien. L'avenir politique de l'Algérie sera déterminé par
le choix des Algériens eux-mêmes. Albert Camus prit acte des
perspectives nouvelles que ce recours à l'autodétermination ouvrait
pour l'Algérie. En effet, il apparut, dès cette date, que les Algériens
choisiraient l'indépendance de leur pays. Camus accepta cette
perspective, en ce sens, du moins, que dans son dernier écrit sur
l'avenir de l'Algérie, il ne s'oppose plus à cette éventualité. C'est
ce qui apparaît dans ce texte que je vais, à présent, vous
présenter, texte dans lequel Camus dit, aussi, son espoir que
l'Algérie nouvelle soit édifiée en faveur des plus pauvres. Camus
attachait une grande importance à ce texte puisqu'il le fit
précéder du mot : Fin. Il estimait, sans doute, qu'il pourrait servir
de conclusion à l'œuvre dont il avait commencé la rédaction et qu'il
avait intitulée Le Premier homme. Je vous en donne à présent la
lecture en la fractionnant en quatre parties.
Première partie
« Rendez la terre, la terre qui n'est à
personne. Rendez la terre qui n'est ni à vendre ni à acheter (oui
et le Christ n'a jamais débarqué en Algérie puisque même les moines y
avaient propriété et concessions). » (IV, 944). A première lecture,
ces lignes ne sont guère compréhensibles. Elles se présentent comme
une sommation : « Rendez la terre, la terre qui n'est à personne. »
Mais on ne sait pas qui est celui qui parle, ni de quelle terre
il parle. On peut penser, et la suite du texte le confirmera, que
celui qui parle n'est autre qu'Albert Camus lui-même. De même, on peut
penser que la terre dont il parle n'est autre que la terre
algérienne, comme, également, la suite du texte le confirmera. A qui
faut-il la rendre ? On ne le sait pas. Mais, là encore, la suite dira
qu'il faut la rendre aux pauvres. A qui s'adresse cette sommation
de rendre la terre ? Elle ne peut s'adresser qu'à ceux qui, en 1959,
en détenaient une part sans en avoir le droit, puisqu'on exige d'eux
qu'ils la rendent. Camus doit faire allusion, ici, au fait que la
terre algérienne a été jadis injustement conquise par les armes et
qu'elle a été ensuite confisquée pour être donnée à des colons venus
d'ailleurs. L'injuste spoliation initiale perdure, de sorte que
beaucoup de ceux qui, en 1959, s'en disaient les propriétaires,
l'avaient acquise et la détenaient de façon injuste. Ils devaient
donc la rendre. La suite immédiate du texte confirme cette
interprétation, car elle fait allusion à la façon illégitime dont des
terres algériennes ont été données en concession, notamment à des
moines. Nous savons que des moines trappistes venus de France
reçurent, en 1843, une concession de 1000 hectares près de Staouéli,
pour y fonder un monastère (voir Charles André Julien, Histoire de
l'Algérie contemporaine 1827- 1871, PUF, 1964, p. 243). C'est à cet
événement que Camus fait allusion quand il écrit : « Même les moines y
avaient propriété et concessions. » Les autochtones musulmans qui
vivaient sur ces 1000 hectares en perdirent la propriété ou l'usage.
Certains durent partir, tandis que d'autres devinrent des travailleurs
au service des moines, pour la mise en valeur d'une terre qui ne
leur appartenait plus et qui devint le domaine de la Trappe. (Comme
vous le savez, peut-être, ces moines trappistes quittèrent l'Algérie
en 1904, leur domaine devint celui de Borgeaud, puis, après
l'Indépendance, il devint le Domaine Bouchaoui, tandis que le vin
produit sur ce domaine continue d'être dénommé « Vin fin de la Trappe
»). Que veut dire Camus quand il ajoute : « Oui et le Christ n'a
jamais débarqué en Algérie ? » Il veut dire que le Christ n'y a pas
débarqué avec les moines qui se disaient ses représentants. Il
n'a pas débarqué avec eux, car, selon Camus, le Christ aurait refusé
de prendre part à une telle spoliation. Se disant non-chrétien, Camus
avait, cependant, une grande estime pour la personne de Jésus.
Pourquoi, toujours selon Camus, la terre algérienne « n'est à personne
? » Pourquoi n'est-elle « ni à vendre ni à acheter ? » C'est parce
qu'à ses yeux, la terre algérienne est un espace de beauté et de
lumière. Espace qui en raison, précisément, de sa beauté et de sa
lumière n'appartient en propre à personne. Camus note qu'en Algérie
: « La mer et le soleil ne coûtent rien » (I, 32). En effet, la
splendeur d'un coucher de soleil sur la mer ne coûte rien. Elle
n'appartient à personne en particulier, car elle est donnée à tous.
Pour Albert Camus, je le cite : « Tout ce que la vie a de bon, de
mystérieux (...) ne s'achète et ne s'achètera jamais. » (IV, 910). Or,
par sa lumière et par sa beauté, la terre algérienne fait partie, à
ses yeux, de ce qui est bon, de mystérieux et donc de ce qui ne
s'achète et ne s'achètera jamais. Elle fait naître en ceux qui y
vivent des sentiments d'émerveillement et d'amour, comme autant de
dons que cette terre offre gratuitement. Nous pouvons à présent relire
cette première partie. C'est Albert Camus qui parle. Il s'adresse à
tous ceux qui, venus d'ailleurs, détenaient (en 1959) une part de la
terre algérienne. Cette terre avait été, jadis, conquise injustement
par les armes, en sorte qu'elle était, aujourd'hui encore,
détenue injustement par certains Français, qui s'en disaient les
propriétaires. Elle n'est ni à vendre ni à acheter, car, pour Camus,
la valeur de la terre algérienne n'est pas, d'abord, sa valeur
marchande. Elle est d'être comme elle l'a été pour lui : « La terre du
bonheur de l'énergie et de la création. » (IV, 379). En effet, par sa
beauté et sa lumière, cette terre fait naître du bonheur en ceux
qui y vivent, de plus, elle leur donne le désir et, donc, l'énergie de
faire de leur vie quelque chose de beau, qui soit en harmonie avec la
beauté de cette terre. L'allusion aux moines, qui ont reçu une
concession de 1000 hectares dans la région de Staouéli, permet à Camus
d'exprimer son indignation : « Même des moines ont participé à
cette injuste spoliation ! Mais le Christ n'a pas débarqué avec eux en
Algérie, car, lui le juste, n'aurait pas participé à une telle
injustice. »
Deuxième partie
Et il s'écria, regardant sa mère, et puis les autres
: « Rendez la terre. Donnez toute la terre aux pauvres, à ceux qui
n'ont rien et qui sont si pauvres qu'ils n'ont même jamais désiré
avoir et posséder, à ceux qui sont comme elle dans ce pays,
l'immense troupe des misérables, la plupart Arabes, et quelques-uns
Français et qui vivent ou survivent ici par obstination et endurance,
dans le seul honneur qui vaille au monde, celui des pauvres,
donnez-leur la terre comme on donne ce qui est sacré à ceux qui sont
sacrés. » De façon inattendue, nous apprenons que la mère d'Albert
Camus ainsi que d'autres personnes aussi pauvres qu'elles sont
présentes auprès de Camus. En effet, c'est en les regardant qu'il
renouvelle sa sommation : « Rendez la terre. Donnez toute la terre aux
pauvres. » Or, Camus était en France quand, peu avant sa mort, il
rédigea ce texte. A cette date, sa mère se trouvait en Algérie ainsi
que « les autres » qui sont à ses côtés. Ces personnes ne sont donc
pas présentes physiquement près de lui, elles sont présentes dans
sa pensée. C'est en les regardant, c'est-à-dire en pensant à elles,
qu'il renouvelle son appel à rendre la terre et qu'il explicite
sa pensée en déclarant qu'il faut la rendre aux pauvres. Qui sont ces
pauvres ? Pour Camus, ce ne sont pas les mendiants assis sur les
trottoirs de nos rues (même si eux aussi ont droit à notre
attention). Les pauvres dont il parle sont des travailleurs courageux,
peu payés, telle sa mère qui faisait des ménages pour faire vivre les
siens. Les pauvres dont il s'agit sont, écrit-il, « l'immense
troupe des misérables, la plupart arabes, et quelques-uns français qui
vivent ou survivent (en Algérie) par obstination et endurance. » Des
hommes des femmes qui vivent ou survivent ainsi, Camus en a côtoyés
dès son enfance, notamment il a vu sa mère. A son sujet, il écrit
qu'elle endurait la dure journée de travail au service des autres,
lavant les parquets à genoux, ignorante, obstinée. » (cf., IV,
775). Des hommes, des femmes, qui vivent ou survivent par obstination
et endurance, Camus en a rencontrés également en Kabylie, région où
il se rendit en mai 1939. Il y découvrit, selon ses propres termes,
« des hommes courageux, une des populations les plus fières et des plus
humaines en ce monde » (IV, 328 et 336). « Lorsque, dans
certains villages, les ressources en grains étaient épuisées, les gens
survivaient, en se nourrissant d'herbes, de racines et de tiges de
chardon » (cf. IV, 309). Et, il en était sans doute ainsi en
d'autres régions d'Algérie qui connaissaient, à la même date, des
situations semblables. Selon notre texte, ce sont ces êtres courageux
et misérables qui ont le droit de posséder la terre algérienne. Ils
ont ce droit, précisément, parce qu'ils sont pauvres et courageux. Il
faut la leur donner, écrit Camus, « comme on donne ce qui est sacré à
ceux qui sont sacrés ». Selon le dictionnaire Le Robert, est sacré
ce qui est digne d'un respect absolu. C'est bien ce sens qu'il
convient de donner ici au mot « sacré ». Les pauvres qui, en
Algérie, vivent ou survivent par endurance et obstination sont sacrés,
c'est-à-dire dignes de notre respect absolu.
Nous pouvons même nous humilier devant eux, car ils
sont plus courageux que nous. Albert Camus écrivait en 1958 : «
Dans le secret de mon cœur, je ne me sens d'humilité que devant les
vies les plus pauvres ou les grandes aventures de l'esprit. »
(1,35). Avec tous ceux de son milieu familial et social, Albert Camus
jugeait que le courage était « la vertu principale de l'homme » (IV,
841-2). Ayant partagé, dans son enfance, la pauvreté de sa famille,
Camus reconnaissait la valeur humaine de ceux qui, avec courage et
comme les siens, assumaient les situations difficiles qui étaient les
leurs. Après avoir reçu le prix Nobel, qui est la plus haute
distinction à laquelle un écrivain puisse prétendre, Camus se disait
certain « d'être moins que le plus humble, et rien en tout cas auprès
de sa mère », laquelle n'était rien aux yeux du monde (IV, 910).
Dans ce texte, la terre algérienne est reconnue également comme sacrée
et donc digne de notre respect absolu. En quel sens l'est-elle ?
Avant tout en ce sens qu'elle a été pour Camus, ce qu'elle peut être
pour d'autres : « La terre du bonheur, de l'énergie et de la création »
(IV, 3). Camus a reconnu que, dans son enfance, il avait été
élevé dans le spectacle de la beauté qui était sa seule richesse et
qu'il avait commencé par la plénitude (cf. III, 609). Cette terre a
éveillé en lui, comme elle peut l'éveiller en d'autres, l'amour et
l'admiration ainsi que l'énergie. L'énergie, c'est-à-dire le désir et
la volonté de faire de sa vie quelque chose de beau qui soit en
harmonie avec la beauté de cette terre.
Après
avoir réclamé que la terre algérienne soit rendue et donnée aux
pauvres, comme on donne ce qui est sacré à ceux qui sont sacrés,
Albert Camus écrit :
Troisième
partie
« Et moi alors, pauvre à nouveau et enfin, jeté
dans le pire exil à la pointe du monde, je sourirai et mourrai
content, sachant que sont enfin réunis sous le soleil de ma naissance
la terre que j'ai tant aimée et ceux et celles que j'ai révérés. »
Camus sait qu'il ne pourra pas venir s'installer dans l'Algérie
nouvelle et cela pour plusieurs raisons. Une de ces raisons est que,
grâce à l'argent du prix Nobel, il a pu acquérir une maison dans le
sud de la France à Lourmarin, village dont la lumière et la beauté lui
rappellent son Algérie natale, et où il dispose de bonnes conditions
de travail. Une autre raison est qu'on est sur le point de lui
confier la direction d'un théâtre à Paris où il devra donc résider une
partie de l'année. On sait que le jour de sa mort, le 4 janvier 1960,
une lettre lui fut adressée du ministère français des Affaires
culturelles, confirmant l'octroi d'une telle direction (cf. Todd,
753). C'est à cette obligation de résider à Paris, cette pointe du
monde, que Camus fait allusion, lorsqu'il se voit « jeté dans le pire
exil à la pointe du monde ».
En France, il se sentira en
exil, car loin de l'Algérie dont il disait qu'elle était sa « vraie
patrie » (III, 596). A l'inverse, sa mère et les siens, qui n'ont
jamais pu s'habituer à vivre en France, pourront, espère-t-il,
demeurer dans l'Algérie nouvelle. Lorsqu'il tenta de faire venir sa
mère en France, elle ne s'y sentit pas à l'aise. Elle dit à son fils
: « C'est bien, mais il n'y a pas d'Arabes » (C3, 182). Il n'y a pas
d'Arabes comme à Belcourt et en Algérie où elle vit depuis toujours,
où elle se sent chez elle. Ainsi, Albert Camus prévoit-il de demeurer en
France où il pense partager son temps entre Lourmarin et Paris,
avec périodiquement des voyages à Alger pour y revoir sa mère. Il
espère cependant, que, même vivant loin de sa « vraie patrie », il
sourira et mourra content, car il saura que sont réunis, sous le
soleil de sa naissance, la terre qu'il a tant aimée et ceux et celles
qu'il a révérés. Cet avenir entrevu par Albert Camus pour l'Algérie
est un souhait, un vœu qu'il fait pour elle.
Un peu comme
au début de chaque année, nous adressons des souhaits de bonheur, de
santé, de réussite aux personnes que nous aimons, tout en sachant que
ces souhaits ont peu de chance d'être réalisés et que, sans doute,
l'année à venir ne sera guère meilleure que l'année qui vient de
s'écouler. Et, cependant, ces vœux sont sincères car vraiment, nous
voulons du bien aux personnes que nous aimons et auxquelles nous
adressons nos vœux les meilleurs. On sait que, peu avant sa mort, Albert
Camus adressa ses vœux de nouvel an à sa mère qui avait
soixante-dix-sept ans. Il lui écrivit : « Chère maman, je souhaite que
tu sois toujours aussi jeune et aussi belle et que ton cœur, qui
d'ailleurs ne peut changer, reste le même, c'est-à-dire le meilleur de
la terre. » (Todd, 751). Or, au cours de la prochaine année, sa mère
vieillira d'un an, de sorte que son visage prendra, sans doute,
quelques rides supplémentaires.
Cependant, Camus est sincère
quand il souhaite à sa mère, parce qu'il l'aime d'être toujours
aussi jeune et aussi belle. De même, Albert Camus formule pour l'Algérie
future un souhait qui peut paraître irréel, et qui, cependant, exprime
ce qu'il espère de mieux pour sa terre natale qu'il a tant aimée. Son
souhait serait que la terre algérienne soit enlevée à ceux qui l'ont
injustement accaparée, et qu'elle soit donnée aux pauvres. Ce
souhait, même irréel, est sa façon de dire un « oui » à l'Algérie
nouvelle : l'Algérie qui sortira des urnes lors du vote
d'autodétermination, lequel, comme vous le savez, n'intervint que deux
ans et demi après la mort d'Albert Camus. Je lis à présent la
quatrième et dernière partie de ce texte. Il s'agit d'une courte
phrase mise entre parenthèses.
Quatrième
partie
(Alors le grand anonymat deviendra fécond et il
me recouvrira aussi - je reviendrai dans ce pays). Quel est ce grand
anonymat ? Pour répondre à cette question, il faut se rappeler que,
dans ses dernières années, Albert Camus avait entrepris des
recherches pour savoir qui était son père, ce père qu'il n'avait pas
connu. Au terme de ses recherches, qui furent vaines, il écrivit : «
Non, il ne connaîtra jamais son père. » Pourquoi ne le connaîtra-t-il
jamais ? Parce que son père, comme la plupart des hommes, n'a laissé
aucune trace de son passage sur terre, de sorte qu'à son sujet, il
peut écrire : « C'était bien cela que son père avait en commun avec
les hommes (. . .). Cela, c'est-à-dire l'anonymat. » (IV, 860).
Tous, comme son père et comme lui-même un jour, ont ou auront, la
même destinée : celle d'entrer dans cet anonymat des morts sans nom.
Pour Camus, qui ne croit pas en une vie au-delà de la mort, la mort
est un anéantissement. Ceux qui nous ont précédés sombrent
progressivement dans un immense oubli, sans laisser de traces, si ce
n'est, peut-être, celle d'une inscription qui, peu à peu, devient
illisible sur des pierres tombales (cf., IV, 859). Tous, dans le
futur, sont destinés au même avenir : celui de retourner à ce grand
anonymat qui est le destin commun. Et lui-même y retournera, car la
mort le ramènera auprès de son père et des siens dans cet anonymat qui
le recouvrira à son tour. Mais comment cet anonymat peut-il devenir
fécond ? Je ne pense pas que, pour Camus, l'anonymat des morts sans nom
puisse devenir fécond. Cependant, à ses yeux, il est un autre anonymat
qui, lui, peut devenir fécond, c'est celui des pauvres.
De
1935 à sa mort, Albert Camus a noté, sur des cahiers, des réflexions
personnelles. L'une des premières concerne l'univers de la pauvreté
dans lequel il a vécu. Il écrit : « Le monde des pauvres est un des
rares, sinon le seul, qui soit replié sur lui-même, qui soit une île
dans la société » (II, 795). Or, dans leur retrait du reste du monde,
ces pauvres sont, dès cette vie, des anonymes, car ils ne laissent
aucune trace, jour après jour, de ce qu'est leur vécu quotidien. C'est
ainsi que Camus évoque, « le mystère de la pauvreté qui fait les
êtres sans nom et sans passé » (IV, 937). Des êtres sans nom et sans
passé sont, à proprement parler, des êtres qui vivent dans l'anonymat.
Cependant, cet anonymat peut devenir fécond, dans la mesure où ces
êtres pauvres détiennent de vraies valeurs qu'ils sont capables de
transmettre à d'autres. C'est ce qui se passa pour Albert Camus qui
reconnut que les siens, « qui manquaient de presque tout et n'enviaient à
peu près rien », lui donnèrent des exemples de noblesse et de
courage, qui l'ont moralement aidé à vivre.
Camus a exprimé
cela en ces termes : « Par son seul silence, sa réserve, sa fierté
naturelle et sobre, cette famille qui ne savait même pas lire, m'a
donné alors mes plus hautes leçons, qui durent toujours. » (1, 33).
Détenteurs de valeurs authentiques, les pauvres les transmettent à
d'autres, et c'est ainsi que leur anonymat devient fécond. Lui-même a
bénéficié de cette fécondité. Il a tenté, ensuite, de transmettre à
d'autres ce qu'il avait reçu des siens. Les études universitaires
qu'il a faites, puis son travail d'écrivain ne l'ont pas coupé de ses
racines familiales et sociales. « Pour moi, écrivait-il en 1958, je
sais que ma source est (. . .) dans ce monde de pauvreté et de lumière
où j'ai longtemps vécu » (1,32). C'est auprès des siens et dans
l'Algérie de son enfance qu'il a puisé son inspiration littéraire et
qu'est né son désir de prendre la défense des humbles. Cette défense
fut une de ses motivations d'écrivain. En 1953, il déclarait : « De
mes premiers articles jusqu'à mon dernier livre (il s'agit de L'Homme
révolté) je n'ai tant, et peut-être trop, écrit que parce que je ne
peux m'empêcher d'être tiré du côté de tous les jours, du côté de
ceux, quels qu'ils soient, qu'on humilie et qu'on rabaisse. » (III,
454).
Conclusion
En
conclusion, il apparaît que ce dernier texte de Camus sur l'avenir de
l'Algérie fait apparaître une double évolution de sa pensée par
rapport à celle qu'il avait exprimée en 1958. Tout d'abord, dans ce
dernier texte, il ne s'oppose plus à l'indépendance de l'Algérie. Il
accepte cette éventualité. Il sait qu'une Algérie nouvelle va naître,
il souhaite qu'elle soit édifiée en faveur des pauvres. Pourquoi en
leur faveur ? Parce que les pauvres, du moins ceux qu'il a connus dans
son milieu familial et social, lui paraissent être les plus aptes à
posséder et à faire fructifier la terre algérienne. Ils en sont les
plus aptes, car ils détiennent, et sont capables de transmettre, des
qualités de courage, d'obstination et de générosité, lesquelles
assureront la réussite de l'Algérie de demain.
En second
lieu, Camus qui, en 1958, affirmait le droit des Français à demeurer
en Algérie ne leur reconnaît plus ce droit. Il déclare, au contraire,
que les Français, même nés en Algérie, n'y sont pas chez eux. Le pays
n'est pas à eux, et il n'a jamais été à eux, car, jadis, ils l'ont
acquis injustement par la force des armes. Camus rejoint, à présent, la
pensée de Mouloud Feraoun qui, en 1956, écrivait dans son journal : «
Dites aux Français que le pays n'est pas à eux, qu'ils s'en sont
emparés par la force et entendent y demeurer par la force. Tout le
reste est mensonge et mauvaise foi. » (p. 76).
On ne devrait
plus considérer, aujourd'hui, que la position tenue par Camus en 1958,
et publiée par lui dans Chroniques algériennes, a été et demeure sa
position définitive. Même en 1958, Camus avait douté de lui-même
quand il s'était exprimé sur l'avenir de l'Algérie. Il avait craint,
disait-il, de se tromper et de juger mal d'un drame qui le touchait de
trop près (cf. IV, 305). Il n'est pas étonnant que des évènements
nouveaux l'aient conduit à modifier sa position. C'est ce que révèle ce
dernier texte écrit par Camus peu avant sa mort accidentelle. Dans
ce texte, comme nous l'avons vu, il ne s'oppose plus à l'avènement
d'une Algérie indépendante. Il reconnaît que les Français n'avaient
aucun droit de posséder la terre algérienne, ils n'en avaient pas le
droit parce que, jadis, ils l'avaient conquise injustement par la
force, et que, ensuite, le pouvoir colonial en avait disposé
injustement en la donnant en concession à des gens venus de
l'extérieur, fût-ce à des moines, qui n'avaient aucun droit de la
posséder. C'est pourquoi, affirme-t-il, cette terre doit être donnée à
ceux qui en ont été dépossédés.
Annexe
Pourquoi
Camus a-t-il choisi d'habiter à Lourmarin plutôt qu'en Algérie ? Il
est une question que beaucoup se sont posée. Quand Albert Camus a reçu
l'argent du prix Nobel, pourquoi n'a-t-il pas choisi d'habiter en
Algérie dont il disait qu'elle était sa vraie patrie, au lieu
d'acheter une maison à Lourmarin en France, pays où, disait-il, il se
sentait en exil ? Jean Grenier, son ancien professeur de philosophie
devenu son ami, lui posa cette question, sans doute, durant la période
où Camus cherchait une habitation dans le sud de la France. II lui
demanda : « Pourquoi ne choisissez-vous pas d'habiter une belle maison
à la campagne ou au bord de la mer en Algérie ? » Jean Grenier
relate, en ces termes, la réponse qu'il reçut de son ancien élève : «
Il me répondit, d'un air contraint : c'est parce qu'il y a les
Arabes, ne voulant pas dire que les Arabes le gênaient par leur présence
mais par le fait qu'ils avaient été dépossédés. » (J. Grenier, Albert
Camus (Souvenirs), Gallimard, 1968, p.170-171).
Ce
témoignage est très intéressant car, dans cette réponse, Camus reconnaît
que les Algériens autochtones ont été dépossédés de leur terre par
la colonisation française de sorte qu'aujourd'hui encore, ils en
demeurent dépossédés. Cette réponse est conforme au souhait que Camus
formulait, peu avant sa mort, dans son dernier écrit sur l'avenir de
l'Algérie. Ce souhait, rappelons-le, était que ceux qui, en 1959,
détenaient injustement une part de la terre algérienne devaient la
rendre à ceux qui en avaient été injustement dépossédés. En formulant ce
souhait, Camus reconnaissait que la spoliation initiale de la terre
algérienne avait provoqué une transmission toujours injuste de cette
même terre aux Français qui, par la suite, avaient été faussement
reconnus comme étant les propriétaires d'une terre qui, de fait, ne leur
appartenait pas. On comprend qu'en conscience Albert Camus n'ait pu
accepter l'idée d'acquérir une habitation en Algérie sur une portion
de terre dont les possédants légitimes avaient été dépossédés.
A l'époque où Camus allait s'installer à Lourmarin, il pouvait
estimer que le moment n'était pas encore venu, pour lui, d'exprimer
clairement sa nouvelle position, car certains de ses proches ne
l'auraient, sans doute, pas comprise. Il l'a exprimée « d'un air
contraint » à Jean Grenier car, lui, pouvait la comprendre. Il l'a
exprimée, à nouveau, peu avant sa mort, dans les dernières pages des
Annexes de son ouvrage posthume. Il l'a fait, il est vrai, en termes
peu compréhensibles. Mais il est probable qu'il n'aurait pas publié ce
texte en l'état où il se trouve actuellement. II l'aurait réécrit
pour l'intégrer, peut-être en final, de l'ouvrage dont il avait
commencé la rédaction, et qu'il avait intitulé Le Premier Homme.
Références des citations :
Les
sigles, ci-dessous, suivis du numéro de la page de la citation,
renvoient aux ouvrages suivants :
1- A. Camus, Œuvres complètes, Gallimard, 2006, Bibliothèque de la
Pléiade, tome l, 1931-1944.
II- A. Camus, Œuvres complètes, Gallimard, 2006, 'Bibliothèque de la
Pléiade', tome II, 1944-1948.
III- A. Camus, Œuvres complètes. Gallimard, 2008, Bibliothèque de la
Pléiade, tome III, 1949-1956.
IV- A. Camus, Œuvres complètes, Gallimard, 2008, Bibliothèque de la
Pléiade, tome IV, 1957-1959. AC-JG A. Camus Jean Grenier,
Correspondance 1932 -1960, Gallimard, 1981. Todd Olivier Todd, Albert
Camus une vie, Gallimard et Olivier Todd, 1996.
François Chavanes
(*) Conférence à la Maison
diocésaine d'Alger, le vendredi 8 janvier 2010 (à l'occasion du
cinquantième anniversaire de la mort d'Albert Camus)
Références des citations :
Les sigles, ci-dessous, suivis du numéro de la page
de la citation, renvoient aux ouvrages suivants :
1- A. Camus, Œuvres complètes, Gallimard, 2006,
Bibliothèque de la Pléiade, tome l, 1931-1944.
II- A. Camus, Œuvres complètes, Gallimard, 2006,
'Bibliothèque de la Pléiade', tome II, 1944-1948.
III- A. Camus, Œuvres complètes. Gallimard, 2008,
Bibliothèque de la Pléiade, tome III, 1949-1956.
IV- A. Camus, Œuvres complètes, Gallimard, 2008,
Bibliothèque de la Pléiade, tome IV, 1957-1959.
AC-JG A. Camus Jean Grenier, Correspondance 1932
-1960, Gallimard, 1981.
Todd
Olivier Todd, Albert Camus une vie, Gallimard et Olivier Todd,
1996.
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