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Histoire d’une vie hors du commun
• Le prophète
• Le guerrier
• L’homme d’Etat
Janvier
2006. Des milliers de musulmans descendent dans les rues pour
manifester contre le journal danois Jyllands-Posten, coupable d’avoir
publié une série de caricatures du prophète Mohammed. A Damas,
Islamabad ou Copenhague, l’indignation des manifestants est sincère et
leur colère, parfois excessive, pouvait s’expliquer aisément : dessiner
leur
prophète en le présentant comme un fanatique, un terroriste avec une
bombe qui orne son turban, était perçu comme une provocation, une
atteinte grave à leur foi. Le prophète Mohammed n’est pas un simple
personnage historique. Il est le guide suprême d’une communauté
spirituelle et le symbole sacré de la religion musulmane. Et si plus
d’un milliard de personnes sont unies par une appartenance commune, un
lien qui transcende les différences ethniques, linguistiques et
culturelles, c’est grâce à cet homme. D’une petite bourgade au cœur de
la péninsule arabique, il a répandu un message qui a changé la face du
monde. Des califes et des princes ont régné sur d’immenses empires en
se réclamant de son héritage et son nom est prononcé tous les jours
dans les quatre coins de la planète.
Mais qui était donc Mohammed
Ibn Abdallah? Comment un homme, qui se présentait comme “l’enfant d’une
femme démunie de Quraych”, a-t-il pu fonder une formidable communauté
religieuse et politique ? Et quelles étaient les qualités et les atouts
qui l’ont mené à un destin aussi exceptionnel ?
Il était une fois l’Arabie
Selon
un cliché très répandu, l’Arabie n’était qu’un vague désert
intellectuel et spirituel avant que l’islam n’y soit révélé. Une terre
isolée, déconnectée du monde extérieur et de ses convulsions. Le terme
“Jahiliya”, qui désigne cette période, renforce l’idée d’ignorance et
d’indigence spirituelle. Rien n’est pourtant plus faux que cette vision
erronée de l’histoire. L’Arabie était certainement une terre aride,
sans ressources naturelles, mais elle abritait d’importants centres
d’échanges commerciaux, qui favorisaient la circulation des idées et
des tendances culturelles et politiques des temps anciens. La Mecque,
comme le rapporte d’ailleurs le Coran, était une ville de commerçants
qui sillonnaient la terre avec des caravanes chargées de marchandises,
pour approvisionner les marchés du Yémen, de Syrie et d’Irak. Ces
déplacements permanents ont permis aux Arabes de fréquenter d’autres
civilisations et de s’en imprégner. Les mots d’origine étrangère
(persane, abyssine…) qu’on retrouve dans la langue arabe de l’époque,
et même dans le Coran, attestent de ces échanges et de leur forte
influence.
Sur un plan politique, les Arabes suivaient avec grand
intérêt la rivalité entre les deux grandes puissances voisines de
l’époque : l’empire byzantin à l’Ouest et le sassanide à l’Est. De
petits royaumes arabes, en Syrie et en Irak, gravitaient comme des
satellites autour des deux empires. Des armées composées de tribus
arabes participaient également aux guerres qui opposaient les Byzantins
chrétiens aux Sassanides perses. Une sourate du coran (Al-Roum) se fait
même l’écho du conflit entre les deux géants et marque la sympathie des
Musulmans pour les Byzantins.
Côté spirituel, les Arabes étaient pour la plupart polythéistes et
vénéraient de multiples divinités à la fois, comme c’est le cas de la
tribu de Quraych qui vivait à la Mecque. Mais le monothéisme n’était
pas totalement absent. Certaines tribus arabes se sont converties au
judaïsme, d’autres ont adopté le christianisme, tandis qu’une minorité,
les “Hanifs”, observait un monothéisme qui se réclame d’Abraham, le
patriarche, ancêtre des juifs et des Arabes. Parmi les plus célèbres
Hanifs, on retrouve un certain Abdelmoutalib, grand-père du prophète de
l’islam. Selon les historiens arabes, Abdelmoutlib ne reconnaissait pas
les divinités adorées par son peuple, croyait à la résurrection et à
l’au-delà, et se réfugiait pendant le mois de ramadan dans les
montagnes proches de la Mecque pour la contemplation et la prière. On
attribue d’ailleurs à Abdelmouatlib le forage du puits de Zamzam, pour
abreuver les pèlerins.
Ainsi était donc l’Arabie. Divisée par les rivalités tribales,
observant avec admiration et envie la puissance de ses voisins, et
gardant encore le souvenir d’un ancêtre commun, le patriarche Abraham.
Une Arabie qui attendait alors un grand homme capable de l’unifier et
de répondre à ses aspirations politiques et spirituelles : Mohammed.
Et la lumière apparut
C’est
à la Mecque, petite ville vénérée par les Arabes pour le sanctuaire
d’Al Kaâ0ba, que Mohammed Ibn Abdallah est né, vers 570. Son père meurt
quelques mois avant sa naissance, et sa mère Amina succombe à une
fièvre soudaine en rentrant de Yathrib, l’ancien nom de Médine.
Mohammed est âgé d’à peine six ans. L’enfant est pris en charge par son
grand-père Abdelmoutalib, chef des Bani Hachim, un clan prestigieux et
respecté mais pauvre et désargenté. Une grande rivalité oppose ce clan
aux riches Bani Chams, dont sera issue, quelques décennies plus tard,
la dynastie omeyyade. La rivalité entre ces deux clans est fondamentale
pour comprendre l’hostilité et l’adversité que va subir Mohammed,
pendant les premières années de l’islam. Abdelmoutalib couvre son
petit-fils d’une grande affection et le préfère à ses autres enfants,
en lui prédisant “un destin exceptionnel”. Les biographies
traditionnelles du prophète Mohammed rapportent que c’est le mythique
roi arabe, Sayf Ibn Dhi Yazan, qui a annoncé à Abdelmoutalib la gloire
dont son petit-fils sera tôt ou tard auréolé.
Pendant sa
jeunesse, Mohammed se démarque par son intelligence, son éloquence,
mais surtout par sa grande rigueur morale. Les Quraychites le
surnomment alors “Al Amin”, littéralement le secrétaire, celui qui
inspire et mérite la confiance. La vertu et la morale sont placées par
la suite au cœur de la religion dont il sera le fondateur. D’ailleurs,
dans un célèbre Hadith, le prophète précise qu’il n’a été envoyé par
Dieu que “pour parfaire et compléter les valeurs morales”. C’est pour
ces qualités que Khadija Bint Khuwaylid, une riche commerçante
divorcée, la quarantaine, choisit le jeune Mohammed, 25 ans, pour
convoyer ses caravanes et s’occuper de ses biens. L’entente entre la
fortunée négociante et son employé est si cordiale qu’elle se solde par
un mariage. Khadija sera la confidente, le soutien et le témoin des
premières heures de la révélation. Quelques années plus tard, Mohammed
pleurera sa mort et son souvenir reste indélébile dans son cœur, au
point d’irriter ses autres femmes et susciter leur jalousie.
Entouré d’une femme affectueuse et dévouée, d’une grande famille qui le
respecte et le protège, et d’une tribu qui le tient en estime, Mohammed
a tout pour mener une vie paisible, loin de toute turbulence. Mais
quelque chose le trouble, le tourmente, le plonge dans le doute (sur le
sens de sa vie et celle de son peuple). Son esprit est assailli de
mille et une questions et son âme ne connaît pas la quiétude. La
solitude lui devient ainsi chère. Le jeune homme s’isole pour passer de
longues nuits, seul, à méditer dans la caverne de Hira. Une pratique
observée d’ailleurs par son grand-père Abdelmoutalib, comme le
rapportent plusieurs sources historiques. C’est, en toute logique, dans
la caverne de Hira que Mohammed reçoit, dans un célèbre récit, la
révélation de l’ange Gabriel et l’annonce du message qu’il doit
transmettre au monde. Il a alors 40 ans.
Petite communauté, grandes ambitions
Pensant,
dans un premier temps, être victime de visions inspirées par un démon,
le messager ne s’en ouvre qu’à sa femme, Khadija, qui le réconforte et
le soutient. Son désarroi s’accroît quand il cesse de recevoir la
révélation pendant un certain temps. Il envisage même de se jeter du
haut d’une montagne pour mettre fin à son inquiétude. Un verset vient,
alors, le rassurer et lui confirmer que Dieu ne l’a pas abandonné.
Mohammed commence donc à exposer son message à ses proches et aux
membres de sa famille. Son ami Abou Bakr, son jeune cousin Ali et son
serviteur Zayd sont les premiers à se convertir. Une nouvelle religion
est née.
Le prophète élargit progressivement le cercle de sa
prédication à d’autres franges de la population mecquoise. En dehors de
ses proches, il attire les pauvres, les déshérités, les esclaves et
quelques commerçants. Mais la nouvelle religion ne séduit pas encore
l’aristocratie de La Mecque et ses notables.
Le caractère égalitariste du message porté par le prophète explique la
conversion des pauvres et des esclaves à l’islam. Mohammed propose un
nouveau modèle d’organisation sociale, révolutionnaire pour l’époque.
Ce ne sont plus la noblesse des origines, la richesse et la puissance
du clan qui confèrent à l’individu sa valeur et son rang social, mais
plutôt l’intensité de sa foi et sa soumission à Dieu.
Anecdote : quand, des années plus tard, l’empereur byzantin Héraclès
apprend que les compagnons de Mohammed sont des pauvres et des
esclaves, il fait remarquer à ses interlocuteurs, en haussant les
épaules, que tous les prophètes ont œuvré de la même manière : Moïse
quittant l’Egypte avec son peuple juif humilié et Jésus entouré de
déshérités. Cela nous renvoie à cette célèbre citation de Karl Marx,
quelques siècles plus tard : “La religion, soupir de la créature
opprimée, l'âme d'un monde sans cœur”.
Nul n’est prophète en son pays
D’abord
indifférents, voire amusés, les Quraychites deviennent hostiles quand
ils sentent le vent tourner. La petite communauté des musulmans s’est
agrandie et la religion prônée par Mohammed Ibn Abdallah menace l’ordre
économique et la hiérarchie sociale de la tribu. Exemple : les esclaves
sont nombreux à rejoindre très vite l’islam, dans l’espoir de recouvrer
leur liberté. Ce qui fera dire à leurs maîtres, les notables de La
Mecque, que Mohammed corrompt considérablement les esprits et appelle
au soulèvement, voire à l’anarchie.
Très forte, la rivalité entre
les clans qui composent alors la tribu mecquoise explique également
l’hostilité grandissante des Quraychites à l’égard du prophète. Le
pouvoir était toujours fragmenté et éclaté entre les différents clans,
qui se neutralisaient par de complexes jeux d’alliance. Il n’existait
pas de chef unique et absolu dans la tribu de Quraych, mais des hommes
puissants et influents qui se répartissaient le pouvoir et les tâches
selon les besoins du moment. Se soumettre à Mohammed en tant que guide
et lui prêter allégeance était, selon eux, une abdication et une
manifestation d’infériorité. Abou Al Hakam Ibn Hicham, plus connu par
le surnom d’Abou Jahl, explique ainsi son refus de rejoindre l’islam
par la concurrence ancestrale entre son clan et celui du prophète, les
Banou Hachim : “Avec les Banou Hachim, nous avons toujours été comme
deux chevaux de course. Et comme nous sommes arrivés à égalité, ils
nous disent maintenant : nous avons parmi nous un prophète. Pourquoi
eux et pourquoi pas nous ?”.
La mort d’Abou Talib, oncle et protecteur du prophète, a enhardi ses
adversaires, les incitant à harceler la faible communauté musulmane.
Des fidèles, et notamment les esclaves parmi eux, sont torturés à mort
pour abjurer leur nouvelle foi. Ils figurent ainsi parmi les premiers
martyrs de l’islam. Mohammed lui-même ne sera pas épargné par la
persécution : des Quraychites lui crachent au visage, d’autres lui
jettent du sable sur la tête au moment de la prière. Un groupe de
musulmans mené par Jaâfar, cousin du prophète, se refugie alors auprès
du Négus, roi chrétien de l’Abyssinie (l’actuelle Ethiopie). L’idée de
quitter La Mecque germe dans tous les esprits, y compris celui du
prophète. L’exil, ou la Hijra, devient une nécessité. Mais pas
n’importe où, ni n’importe comment.
Le pourquoi de l’exil
A
350 kilomètres de La Mecque se trouve Yathrib, une oasis où vivent des
tribus arabes et juives. Le prophète n’est pas étranger à cette terre :
sa grand-mère est originaire de l’une de ses tribus et son père y est
enterré. Lors de la saison du pèlerinage à La Mecque, Mohammed
rencontre un groupe de la tribu Khazraj, l’une des deux principales
tribus de Yathrib. Il leur expose son message, lit des versets du Coran
et les invite à se convertir. Le petit groupe de pèlerins est séduit
par le message, qui leur rappelle la religion de leurs voisins juifs.
De retour chez eux, ils font écho de la rencontre avec le prophète venu
de La Mecque. Le contact entre le messager et les pèlerins de Yathrib
va durer deux ans et se termine par une “islamisation” massive des
habitants de la petite bourgade. La première communauté musulmane de La
Mecque commence à prendre le chemin de l’exil vers la future Médine.
Après avoir épuisé toutes les options de dialogue pour convaincre son
peuple de rallier son message, Mohammed décide de quitter à son tour sa
Mecque natale pour rejoindre Yathrib. Nous sommes en l’an 622. Comme le
note l’historien marocain Abdellah Laroui dans son dernier livre
Tradition et modernité (Centre culturel arabe, 2009) : “L’exil ne peut
signifier qu’une seule chose : la prédication ne suffit pas, le verbe
n’ouvre pas le cœur de l’Homme, plus dur que la pierre. L’Homme est
sourd, aveugle, obstiné, il fait un usage pervers de son libre
arbitre”.
La nature des versets coraniques révélés à La Mecque témoigne des
efforts consentis par le prophète pour convaincre Quraych. Le “Coran de
La Mecque” est marqué par un appel constant à la contemplation, à
l’introspection, à méditer sur les origines de l’homme et de sa
création. Il fustige notamment la cupidité et l’arrogance de l’être
humain qui le mènent à sa perte. On y retrouve peu de traces de
dispositions juridiques ou politiques, contrairement aux versets
révélés à Médine.
Quand Mohammed décide définitivement de prendre le chemin de l’exil, il
est accompagné de son fidèle ami et disciple Abou Bakr. Une nouvelle
histoire est inaugurée avec ce voyage, qui sera adopté par les
musulmans, sous le calife Omar, comme début du calendrier musulman. Un
choix qui reflète l’importance de l’exil de Mohammed dans l’histoire
musulmane. Le temps de la patience et de l’endurance est révolu, pour
laisser place à la construction effective d’un nouvel Etat musulman,
rigoureusement organisé, sous la conduite du prophète.
Médine, une histoire politique
Dès
son arrivé à Yathrib, ou Médine, le messager s’attelle rapidement à la
fondation d’un nouvel ordre politique et social. Sa première décision
est de construire une mosquée, destinée à devenir le centre névralgique
de la future capitale de l’Etat musulman. La mosquée est alors une
simple cour rectangulaire entourée d’un mur en pierres séchées. C’est
ici que le prophète dirige la prière, reçoit les délégations, consulte
ses compagnons pour les affaires de l’embryonnaire Etat musulman. Le
modèle de Médine va exercer une grande influence sur l’architecture
urbaine musulmane, toutes époques confondues, où la mosquée est le
centre de la ville, regroupant autour d’elle toutes les activités
économiques et politiques.
Le prophète fait preuve d’une fine
intuition politique en fondant son Etat sur un nouveau lien : la
fraternité spirituelle. Mohammed est conscient que le danger des
clivages tribaux et claniques est fortement enraciné dans l’esprit de
ses fidèles. Il l’a constaté amèrement à La Mecque et ne veut pas le
revivre à Médine. D’autant plus que la communauté musulmane est un
mélange composite de tribus médinoises, d’émigrés mecquois, et
d’anciens esclaves d’origines multiples. Les différences et les
susceptibilités sont telles, qu’un simple poème à la gloire d’une
tribu, ou un mot de travers égratignant la dignité d’un clan, pouvait
suffire pour ébranler tout l’édifice savamment construit.
Pour consolider les liens au sein de la fragile communauté musulmane,
le prophète demande donc à ses fidèles de Médine, appelés Al Ansar,
d’adopter (et de les considérer comme “frères”) les émigrés venant de
la Mecque, baptisés Al Mouhajiroun. Chaque Médinois doit choisir un
frère mecquois, à qui il porte aide et assistance. Des mariages vont se
concrétiser entre les deux groupes, ainsi que des associations
commerciales. Une sorte de “Constitution”, appelée Al Sahifa, est
proposée par le prophète pour entériner le pacte de paix sociale entre
les Médinois et les Mecquois.
Le prophète peut ainsi concentrer ses efforts sur de nouveaux
objectifs, plus grands. “Mohamed a réussi assez rapidement à faire de
Médine un bastion social, militaire et religieux bien solide. Il
pouvait dès lors se concentrer sur son objectif véritable : instaurer
dans la péninsule arabe un régime politique qui reposerait sur les
principes de l’islam”, remarque le grand intellectuel iranien Ali
Shariati, dans sa biographie du prophète (Mohammed de l’Hégire à la
mort, Ed. Al Bouraq, 2007). Un islam offensif et dominant se profile à
l’horizon.
Homme d’Etat, chef militaire
En
comparant les histoires des différentes religions, Machiavel note que
“les prophètes armés réussissent toujours, tandis que les prophètes
désarmés échouent”. Le destin de Mohammed Ibn Abdallah confirme le
constat du penseur florentin. Après plus de treize ans de prédication,
de dialogue et de patience avec les Quraychites, le prophète recourt,
obligé, aux armes pour propager son message et asseoir les fondements
de l’Etat musulman.
En fait, l’objectif de construire un Etat,
regroupant les Arabes sous la bannière de l’islam, a toujours été
présent chez Mohammed, même aux pires des moments, quand cela semblait
proprement impossible. A ce propos, les biographes du prophète
rapportent l’anecdote suivante, qui s’est déroulée à La Mecque, peu
avant l’Hégire : Abou Talib, oncle du prophète, a organisé une
rencontre pour réconcilier les notables de Quraych avec son neveu
Mohammed. Ce dernier interpelle ses interlocuteurs en leur disant :
“Donnez-moi une parole seulement. Avec elle, vous dominerez les Arabes
et les étrangers vous obéiront”. Quand les Quraychites lui demandent la
nature de cette parole, il leur répond : “Dites seulement, il n’y a
d’autres dieux qu’Allah, et abandonnez les divinités que vous adorez”.
Les aristocrates quraychites refusent l’offre du prophète, qui ne
désespère pas, pour autant, de voir un Etat musulman naître et
s’étendre.
A la tête d’une petite armée d’une centaine de fantassins et quelques
cavaliers, le prophète dirige ses premières attaques militaires contre
les caravanes mecquoises. L’objectif est double : déséquilibrer
l’économie de Quraych, qui repose sur le commerce avec les régions
voisines, et renflouer la maigre trésorerie de Médine. La situation
matérielle des musulmans qui ont émigré de La Mecque reste précaire,
malgré la solidarité des Médinois.
Le temps est à la guerre. Inévitable. La jeune armée musulmane remporte
une victoire éclatante à Badr, subit une défaite douloureuse à Ouhoud,
recourt à la ruse et à la stratégie militaire inspirée des Perses dans
la bataille de la tranchée (Al Khandaq). Dans la foulée, le prophète
envoie des expéditions contre les tribus voisines qui refusent
d’embrasser l’islam ou de se soumettre à son autorité. Petit à petit,
la puissance militaire musulmane s’affirme. Au point que les armées de
Mohammed, fortes de dizaines de milliers de combattants, sont prêtes
pour la grande bataille, celle qui va définitivement faire basculer
l’histoire : la conquête de la Mecque.
“Partez, vous êtes libres !”
Au
mois de ramadan de l’an 8 de l’Hégire, le prophète convoque ses hommes.
Dix mille combattants armés et disciplinés sont réunis à Médine, en
attendant les ordres de leur chef. La destination de l’expédition est
longtemps tenue secrète et seuls quelques compagnons du prophète sont
mis dans la confidence. Après des jours de marche, l’armée musulmane se
retrouve sur le chemin qui mène à La Mecque et le prophète annonce,
publiquement, le but de la mission : s’emparer de la ville sainte,
vénérée par tous les Arabes.
Les musulmans campent à quelques
kilomètres de la ville et allument, la nuit venue, dix mille feux pour
intimider leurs ennemis. La démonstration de force fait mouche et les
Quraychites comprennent qu’une bataille contre une force aussi
nombreuse et galvanisée est perdue d’avance. L’armée musulmane
s’enfonce ainsi dans l’antique ville sans rencontrer la moindre
résistance. Les rues sont vides et les habitants de La Mecque restent
cloîtrés chez eux, comme l’a exigé le prophète, pour éviter toute
effusion de sang. La victoire est nette et sans bavure.
Après avoir été banni, humilié, battu, affamé, Mohammed revient à sa
terre natale, conquérant et victorieux. Il tourne autour de la Kaâba et
détruit, l’une après l’autre, les quelque 63 divinités et idoles qui
jalonnent le sanctuaire. Le geste est hautement symbolique : La Mecque
redevient une terre monothéiste, et le messager fait revivre le
souvenir et l’âme d’Abraham, l’ancêtre des Arabes et le fondateur de la
Kaâba.
Le prophète demande par la suite aux Mecquois de sortir de leurs
maisons et les réunit dans une grande place. Il regarde la foule
terrifiée à l’idée de subir une terrible sentence. Mohammed, calme et
serein, reconnaît des hommes et des femmes qui l’ont persécuté et
opprimé lors des premières années de l’islam. Dans un geste magistral
de clémence et de mansuétude, il leur annonce : “Partez, vous êtes
libres !”. Pas de représailles, ni de vengeance. Dans son élan, le
prophète pardonne même à un homme qui avait pourtant juré de le tuer,
et qui avait poursuivi Zaynab, fille de Mohammed, alors qu’elle fuyait
la Mecque, la blessant avec sa lance. Zaynab était enceinte, elle avait
perdu du coup son enfant...
L’ultime voyage
Après
son triomphe, Mohammed choisit de demeurer à La Mecque avant de
retourner, quelques semaines plus tard, à Médine, sa capitale et sa
ville d’adoption. Le prophète assoit définitivement son pouvoir
spirituel et politique dans l’Arabie musulmane. Le noyau d’une
communauté religieuse a donné naissance à un Etat musulman, qu’il a
fondé et porté avec une poignée d’irréductibles fidèles. Mission
accomplie.
En l’an 10 de l’Hégire, Mohammed entreprend son
dernier voyage et ultime visite à La Mecque. “Le pèlerinage des
adieux”, comme l’appellent les historiens musulmans. Le messager y
livre un célèbre sermon, bijou de la rhétorique arabe, et véritable
testament, où il prépare les musulmans à sa disparition. “Aujourd'hui,
j'ai parachevé votre religion, accompli sur vous mon bienfait et j’ai
agréé pour vous l'islam comme religion” est le verset coranique révélé
lors de ce dernier pèlerinage. C’est la fin d’une épopée, mais aussi la
naissance d’une nouvelle ère, où les musulmans, désormais constitués et
rassemblés, sont appelés à se prendre eux-mêmes en charge.
Quelques mois après le pèlerinage, le prophète tombe malade. Ses jambes
ne le portent plus, il a de la fièvre et demande à être transporté chez
sa femme Aïcha. Le messager n’a pas de maison propre, il passe les
nuits chez ses épouses, dont les demeures sont attenantes à la mosquée
de Médine. Le prophète reste ainsi cloué au lit pendant plusieurs jours
et ne peut plus diriger la prière. Une fonction qu’il confie à son
fidèle Abou Bakr, ce qui sera interprété comme un signe de succession
et de passage de témoin au premier calife de l’islam.
Le lundi 13 Rabii 1er de l’an 11, correspondant au 8 juin 632, Mohammed
Ibn Abdallah meurt, à l’âge de 62 ans, la tête posée sur le genou de sa
femme Aïcha. Comme l’écrit Maxime Rodinson, dans une célèbre biographie
(Mahomet, Ed. Seuil, 1994). “Ce n’en était pas fini du prophète de
l’islam… Sa vie est terminée, sa grandeur commence à peine”. Le devoir
accompli, le message transmis, l’homme, unanimement décrit comme
“humble, simple, d’une grande rigueur morale”, s’en est allé
définitivement, léguant au monde musulman une religion, une
organisation, un Etat.
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