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C'est la terre algérienne qui a insufflé à Camus, dès sa naissance,
son goût de vivre et sa sensualité.
C'est un fils de ce "soleil algérien qui
brûle les yeux autant que le coeur".
"J'ai aimé passionnément cette terre
où je suis né, j'y ai puisé tout ce que je suis, et je n'ai séparé de
mon amitié aucun des hommes qui y vivent, de quelque race qu'ils soient.
Bien que j'ai partagé et connu les misères qui ne lui manquent pas, à ce peuple,
elle est restée pour moi, la terre du bonheur, de l'énergie et de la création"
Nous sentons dans ce court extrait d'un article de Combat,
la force créatrice qui animera Camus pendant toute sa vie. Camus aime la terre
méditerranéenne, Camus aime l'Homme méditerranéen.
Camus est fils du soleil, fils de la lumière de la Méditerranée ; de ce soleil
et de cette lumière de Méditerranée qui tuent autant qu'ils font vivre, de
cette lumière qui fait apparaître l'ombre plus noire que partout ailleurs;
de ce soleil qui plaque au sol les ombres des vivants en les colorant de noir
!
A travers ses textes méditerranéens, ses textes "solaires" comme
il aime à les appeler, il chante la mer, la lumière, le peuple, algérien d'abord,
mais aussi, tout le peuple méditerranéen, peuple chantant d'Espagne, marins
errants sur les quais de Gênes, criants sur le port de Marseille ... , fils
de Socrate, de Plaute ou d'Augustin; c'est son peuple,
un peuple de passions, de chair, de sang, de cris, de larmes et d'amour!
C'est d'ailleurs l'ivresse de ses noces charnelles avec la terre qui le conduit à se
plonger dans l'autre réalité de la vie, celle du malheur, de l'absurdité et
de la mort et il éprouve, ainsi, la totalité de la condition humaine.
" Il n'y a
pas d 'amour de vivre sans désespoir de vivre " écrit-il
dans " L'envers et l'endroit ".
" Jamais un pays, sinon la Méditerranée, ne
m'a porté à la fois si loin et si près de moi-même "
("L'envers et l'endroit ")
C'est un pays où se vivent d'extrêmes passions .La nature, plus que partout ailleurs, révèle, saison après saison, les deux aspects de l'existence, le tragique et la jouissance. " Quoi de plus exaltant que les amandiers d'Alger " quand il les regarde refleurir, ils sont symbole de vie et d'espoir.
Il écrit en 1940, dans " L'été " :
"Quand j'habitais Alger, je patientais
toujours dans l'hiver parce que je savais qu'en une nuit, une seule nuit
froide et pure de février, les amandiers de la vallée des Consuls se
couvriraient de fleurs blanches. Je m'émerveillais ensuite de voir cette
neige fragile résister à toutes les pluies et au vent de la mer.
Chaque année, pourtant, elles persistaient, juste ce qu'il fallait, pour préparer
le fruit; ce n'est pas là qu'un symbole, il y faut plus de sérieux; je veux
dire seulement que, parfois, quand le poids de la vie devient trop lourd dans
cette Europe encore toute pleine de son malheur, je me retourne vers ces pays éclatants
où tant de forces sont encore intactes; je les connais trop pour ne pas savoir
qu'ils sont la terre d'élection où la contemplation et le courage peuvent s'équilibrer;
la méditation de leur exemple m'enseigne que si l'on veut sauver l'esprit,
il faut ignorer ses vertus gémissantes et exalter sa force et ses prestiges;
ce monde est empoisonné de malheur et semble s'y complaire; il est tout entier
livré à ce mal que Nietzsche appelait l'esprit de lourdeur ... n'y prêtons
pas la main.
Devant l'énormité de la partie engagée, qu'on n'oublie pas la force de caractère
... c'est elle qui dans l'hiver du monde préparera le fruit".
Camus me semble être l'Homme de notre siècle qui a donné la meilleure
réponse à l'interrogation de Nietzsche " Qu'est ce qui est noble?"
Si la révolte est grande et continuelle, c'est parce qu'il sait que, justement,
le bonheur est possible, et qu'il ne faut jamais désespérer de l'Homme.
Dans ces pays méditerranéens, la nature montre l'exemple, elle aussi, prend
la forme des grandes passions, soudaines, exigeantes, généreuses. Sur cette
terre offerte, chaque instant est un instant d'union charnelle, avec la lumière,
la mer, le vent, les parfums et les corps.
"Noces" avec les dieux de la terre, Éros et Dionysos, " Noces à Tipasa " :
" Au printemps, Tipasa est habitée
par les dieux et les dieux parlent dans le soleil et l'odeur des absinthes,
dans la mer cuirassée d'argent, le ciel bleu écru, les ruines couvertes
de fleurs et la lumière à gros bouillons dans les amas de pierre. A certaines
heures, la campagne est noire de soleil ; l'odeur volumineuse des plantes
aromatiques raclent la gorge et suffoque dans la chaleur énorme …
Nous entrons dans un monde jaune et bleu où nous accueille le soupir odorant
et âcre de la terre d'été en Algérie.
Partout des bougainvillées rosat dépassent les murs des villas ; dans les jardins,
des hibiscus au rouge encore pâle, une profusion de roses thé épaisses comme
de la crème et de délicates bordures de longs iris bleus.
Toutes les pierres sont chaudes … Nous marchons à la rencontre de l'amour et
du désir… c'est le grand libertinage de la nature et de la mer qui m'accapare
tout entier"
Il n'y a pas de honte à être heureux! A
Tipasa, comme sur tout autre terre méditerranéenne, "Je vois" équivaut à "Je
crois".C'est le credo d'un homme qui a trouvé la paix dans l'union recherchée;
celle souhaitée par Plotin et Spinoza, les noces de l'Homme et
de la Nature!
Il n'y a pas de bonheur surhumain, pas d'éternité en dehors de la courbe des
jours et des plantes ployées par le vent, en dehors de la courbe des corps.
"Dérisoires ces vérités non essentielles? les autres, les idéales, je n'ai, sans doute, pas assez d'âme pour les comprendre"
"Je ne trouve pas de sens au bonheur des anges"
"Il n'est pas toujours facile d'être un Homme, moins encore un Homme pur; mais c'est être pur, c'est retrouver cette patrie de l'âme où devient sensible la parenté du monde, où les coups de sang rejoignent les pulsations violentes du soleil de deux heures"
Quelle paix, quelle sérénité trouvée dans cette terre méditerranéenne;
sérénité des Sages grecs de l'Antiquité.
Savoir que, au delà de toute tempête, est l'Harmonie ; et que la tâche essentielle
de l'Homme, durant son existence, est de la découvrir!
"Heureux celui des Vivants qui a
vu ces choses"
" ...voir cette terre , comment peut-on oublier la leçon ? "
La Terre, mais aussi la Mer…
La mer, halètement de la Vie:
"Il me faut être nu et puis plonger
dans la mer, encore tout parfumé des essences de la terre, laver celles-ci
dans celle-là "
écrit-il dans " Noces ", noces de la mer et de la terre scellées
dans l'Homme:
"Nouer sur ma peau l'étreinte pour laquelle
soupirent, lèvres à lèvres, depuis si longtemps la Terre et la Mer… Puis,
la nage et les bras vernis d'eau sortis de la mer pour se dorer dans
le soleil ... la course de l'eau sur mon corps, cette possession
tumultueuse de l'onde par mes jambes, et… sur le rivage, la chute
dans le sable, abandonné au monde, rentré dans ma pesanteur de chair
et d'os, abruti de soleil avec, de loin en loin, un regard pour mes
bras où les flaques de peau sèche découvrent avec le glissement de
l'eau le duvet blond et la poussière de soleil".
Quelle volupté !
C'est la volupté qu'éprouve Camus à aimer sans mesure:
"Il n'y a qu'un seul amour dans le monde, étreindre un corps de femme, c'est aussi retenir contre soi, cette joie étrange qui descend du soleil sur la mer"
" Mer, campagne, silence, parfums
de cette terre, je m'emplissais d'une vie odorante et je mordais dans
le fruit déjà doré du monde, bouleversé de sentir son jus sucré et fort
couler le long de mes lèvres. … J'aime cette vie avec abandon et veux
en parler avec liberté ; elle me donne l'orgueil de ma condition d'homme.
Pourtant on me l'a souvent dit : il n'y a pas de quoi être fier … si il y a
de quoi… c'est à conquérir cela que l'homme doit appliquer sa force et ses
ressources.
Tout ici me laisse intact, je n'abandonne rien de moi-même, je ne revêts aucun
masque ".
Ainsi la force du paysage méditerranéen, c'est aussi cela ; par sa pureté, son dépouillement, la sécheresse de cette Nature fait tomber les masques. Elle entraîne l'innocence et l'honnêteté de celui qui la regarde.
" Ce qui compte c'est d'être vrai, et alors tout s'y inscrit, l'humanité et la simplicité ; et quand donc, suis-je plus vrai que lorsque je suis ici ".
Camus parle d'une "lucidité aride".
C'est un "poids de vie" qui
s'impose. Être entièrement dans cette passion, c'est sa manière de pactiser
avec la Vie.
Magie du monde méditerranéen où on s'oublie et on se trouve. Magie des soirs méditerranéens, ces crépuscules qui sont comme des promesses de bonheur, des moments de détente qui basculent dans la nuit, dans l'épaisseur du ciel.
"Soirs fugitifs inégalables pour
délier tant de choses." Douceur
laissée sur les lèvres!
"L'idée de l'innocence, c'est à des soirs semblables
qu'on la doit",
quand tout devient silence!
Silence, le silence méditerranéen, silence-attente, et non silence-absence!
Il y a le silence de midi sur les places écrasées de soleil;
il a le silence de la sieste que l'on peut mesurer "au
mélodieux bourdonnement des
mouches", le corps est là, silencieux, en attente; temps de
solitude et de réflexion!
Et ces villes méditerranéennes, qui s'ouvrent sur la mer "comme
des bouches", où les plages sont des dialogues de mer et de
chair.
Le paysage méditerranéen, c'est un mélange d'ascèse et de jouissance où la
tristesse n'est qu'un commentaire du Sublime. Florence, Fiesole, les jardins
Boboli, Djemila ou Tipasa, Épidaure ou Corfou, la Provence ou la Toscane se
mélangent dans la même respiration.
Le même souffle s'accomplit à quelques secondes de distance, reprenant de loin
en loin "le même air, celui d'une fugue à l'échelle
du monde". La pierre chauffée au soleil, ou le cyprès que "le
ciel découvert agrandit" limite "le
seul univers où avoir raison
prend un sens".
Singulier instant où la spiritualité répudie la Morale, où le bonheur naît
de l'absence d'espoir et où l'esprit trouve sa raison dans le corps. " L'Esprit
est dans la matière ", disait Aristote.
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Sylvie Petin
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Stèle à la mémoire d'Albert Camus (1913-1960) qui a écrit "Noces à Tipaza" en 1939.
"Je comprends ici ce qu'on appelle gloire : le droit d'aimer sans
mesure. Il n'y a qu'un seul amour dans ce monde. Etreindre un corps de
femme, c'est aussi retenir contre soi cette joie étrange qui descend du
ciel vers la mer. Tout à l'heure, quand je me jetterai dans les
absinthes pour me faire entrer leur parfum dans le corps, j'aurai
conscience, contre tous les préjugés, d'accomplir une vérité qui est
celle du soleil et sera aussi celle de ma mort."
Extrait de l'essai d'Albert Camus, "Noces à Tipaza".
Cette stèle est placée devant le massif de Chenoua qui est évoqué dans l'essai.
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Cactus en fleurs à Tipaza
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