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Les hôtes de l’ancienne Sublime Porte ne se sont jamais bousculés au
portillon, s’avisant d’arborer vis-à-vis d’Alger une tiédeur rare.
Comparativement aux Français qui avaient occupé l’Algérie pendant 130
années, les Turcs, eux, qui y sont demeurés encore plus longtemps soit
quelques 314 années, n’ont pas tenté de faire la redécouverte du pays.
Quelle en est l’explication ? L’histoire du coup de l’éventail
vaut-elle plus que celle de l’appel au secours à Barberousse ?
Certainement les symboles ont vocation de délivrer le message qu’ils
veulent signifier. A ce niveau d’analyse on peut mesurer assez la
dissemblance entre les deux situations. Là, c’est un agresseur qui
s’invite à l’agression et ici, c’est un agresseur qu’on invite chez
soi.
Mais on se surprend à penser que tout de même la
population turque contrairement à la française n’a pas gardé d’attache
avec le sol national. Tiens, tiens ! Mais où sont passés ces Turcs, ou
plutôt ces Kourdoughlis, issus de mariages mixtes entre Algériennes et
Turcs et qui à un moment donné formaient une importante partie de la
population d’Alger ? On sait que dès le débarquement de Sidi Ferruch,
une forte proportion d’entre eux et même parmi la population algérienne
qui servait les Turcs a fui le pays pour regagner Istanbul. Je n’ai
jamais eu vent de ces Kourdoughlis « Pieds-noirs » turcs qui reviennent
en Algérie. On n’a pas croisé dans nos aéroports d’émigrés algériens de
Turquie. C’est fou comme le temps peut gommer d’un trait trois siècles
de présence. Je n’ai jamais entendu parler ne serait-ce que d’un seul
turcophone dans un pays qui compte des dizaines de milliers de
francophones ! Et dire que le turc fut la langue officielle de la
régence d’Alger. L’éclipse turque est vraiment surprenante. Et il faut
attendre le mouvement national pour voir réapparaître dans le ciel
d’Alger le croissant qui jadis l’avait illuminé. Même si celui-ci
revient sous une forme laïcisée avec Kemal Atatürk, il avait incarné
tout de même l’espoir pour la population algérienne colonisée. La
jeunesse turque avait inspiré en son temps le mouvement des Jeunes
Algériens qui avait préparé le lit du nationalisme séparatiste.
Cela
étant dit, il nous faut revenir à Erdogan. Je me souviens qu’il s’était
rendu à la Casbah où il a dû visiter tour à tour quelques vestiges de
l’ancien Odjak : la mosquée Ketchaoua, le palais du Dey Hussein et le
palais de Mustapha Pacha. Il était accompagné de M. Abdelhamid Temmar,
ministre de l’Industrie et de Mme Khalida Toumi, ministre de la
Culture. A vrai dire, j’ai été frappé par quelque chose d’assez
singulier. Je m’aperçois que Khalida Toumi porte le nom du dernier roi
d’Alger, Salim Toumi, le maître de Djazaïr Bani Mezghenna. Nous voulons
dire le dernier roi qui soit autochtone de ce pays.
Qu’importe
que ce souverain fût roi, prince, cheikh ou maître de la cité. Ce qui
est sûr, c’est qu’à l’époque l’Afrique du Nord était entrée dans une
phase d’effritement généralisé. Les royaumes souvent recoupaient des
réalités lilliputiennes. A l’ouest, le royaume zyanide de Tlemcen, déjà
affaibli par les coups de boutoir que ne cessaient de lui asséner les
Mérinides de Fès, est sérieusement ébranlé après qu’Oran eut été prise
par les Espagnols. A l’est dans le Constantinois, un dissident
constitue sur les décombres du royaume Hafcide de Tunis son fief qui
s’étend jusqu’aux villes de Bône et de Collo. Au centre, Alger dirigé
par Salim Toumi s’était constitué en principauté marchande que
défendaient les taâliba, tribus installées dans la Mitidja. A Tènès
Moulay Abdellah s’était proclamé roi tout en reconnaissant la
souveraineté de l’Espagne. En Kabylie, alors que Bejaia était tombée
entre les mains des Espagnols, la famille des Aït El Kadi et des
Mokrani fondent respectivement la dynastie de Koukou et des Beni Abbas.
Au sud les Ben Djellab de Touggourt règnent sur les oasis de l’Oued
Righ. On est aux environs de 1516. C’est un moment charnière. Quelques
années plutôt, en 1492, les Espagnols avaient achevé de reconquérir la
péninsule ibérique. Entre-temps, la découverte de l’Amérique a eu pour
conséquence de ruiner la route de l’or qui avait jusque-là permis aux
cités du Maghreb d’entretenir le commerce avec le Soudan ou « Pays des
Noirs ». La chute d’Oran et de Bejaia contraint Salim Toumi à conclure
avec Ferdinand le catholique un traité par lequel il reconnaissait sa
souveraineté. Les retombées de cet accord qui déplut à de nombreux
Algérois sont désastreuses. Les Espagnols érigent sur l’un des îlots
faisant face à la ville une forteresse, le Pegnon, d’où ils peuvent
contrôler le mouvement des bateaux algérois. Perçu comme une « épine
plantée dans le dos de Djazaïr », le Pegnon désormais est en passe
d’asphyxier la vie économique de la cité algéroise. C’est dans ce
contexte marqué par une insécurité totale que Salim Toumi va concevoir
l’idée de faire appel aux frères Barberousse pour l’aider à se
débarrasser des Espagnols.
S’ouvre alors une des plus obscures
pages de la régence d’Alger. Car c’est d’un meurtre dont elle va
retentir. La majeure proportion des histoires de rois fortunés de par
le monde porte certes le sceau d’assassinats fabuleux, c’est pourquoi
d’aucuns peuvent être tentés de ramener l’histoire du dernier souverain
d’Alger à quelque chose qui friserait l’anecdotique. L’histoire
officielle est la première à s’autoriser de tels procédés. On a déjà
vu, avec la conquête musulmane de l’Afrique du Nord, comment
l’historiographie officielle passera sous silence la mise à mort par la
Kahina du chef arabe Okba Ibn Nafé. Salim Toumi après avoir réservé un
accueil triomphal à Aroudj Barberousse, corsaire dont la notoriété en
Méditerranée était solidement établie, sera exécuté quelque temps après
par ce dernier. C’est ainsi que celui qui n’avait pour mission que de
venir porter secours aux Bani Mezghenna devient roi d’Alger.
On
connaît l’histoire qui, peut-être, n’est qu’une légende, laquelle
s’était brodée autour de cette prise de pouvoir qui allait sur de longs
siècles consacrer le règne des janissaires. La légende a alimenté
l’imagination des romanciers car le meurtre de Salim Toumi se double -
quand bien même il n’a pas eu lieu -, d’un viol fourbe sur l’épouse de
la victime : Zaphira. Aroudj pour ainsi dire voulait tout : le trône et
la femme. Son premier rêve fut exaucé, mais pas le second. En se
donnant la mort, Zaphira témoigne sa fidélité à son mari et du coup
l’établit comme le dernier roi d’Alger. C’est un moment fort, fait
d’une halte qui souligne des principes et des positions. L’histoire
officielle ne considère pas l’établissement ottoman en Algérie comme
une occupation. Elle s’inscrit ainsi en porte-à-faux avec l’histoire
occidentale qui assimile le pouvoir turc à un pouvoir étranger. Si le
constat ne manque pas de pertinence néanmoins les Occidentaux y ont
puisé les arguments qui leur permettent de se considérer comme les
légitimes héritiers des Turcs arguant que la terre nord-africaine est
une terre de passage pour toutes catégories d’envahisseurs confondues.
D’ailleurs l’Espagnol Diego de Haëdo, auteur d’une « Histoire des rois
d’Alger », fait débuter son récit par un chapitre sur Aroudj
Barberousse dont il dressa un portrait peu amène. Il le décrit comme «
le premier des Turcs qui régnèrent sur le pays et la ville d’Alger dont
il s’était emparé par violence et par trahison ».
En prenant
le contre-pied de l’histoire de Haëdo, l’histoire « algérienne »
inverse les termes du débat. Selon elle, Barberousse n’a ni agi en
usant de violence ni trahi. C’est pourquoi dans sa logique, Salim Toumi
n’existe pas tout autant que son assassinat. A propos, voici ce que dit
le même auteur espagnol : Salim Toumi « en particulier, ne pouvait
supporter le dédain d’Aroudj, ni l’arrogance avec laquelle celui-ci le
traitait publiquement dans son propre palais. Il se méfiait déjà de ce
qu’il lui arriva quelques jours après ; car Barberousse, qui pensait
nuit et jour à s’emparer de la ville, s’était enfin résolu, au mépris
des lois de l’hospitalité, à tuer traîtreusement le cheikh de ses
propres mains et à se faire reconnaître roi par force et à main armée.
Afin d’accomplir son dessein sans bruit et à l’insu de tous, il choisit
l’heure du midi où Salim Toumi était entré dans son bain pour y faire
ses ablutions en récitant la salat, prière de cette heure (…) il entra
dans le bain sans être vu, car il logeait, comme nous l’avons dit, dans
le palais même. Il y trouva le prince seul et nu, et à l’aide d’un Turc
qu’il avait amené avec lui, il l’étrangla et le laissa étendu sur le
sol ».
Evidemment Barberousse a réussi à chasser les Espagnols
du Pegnon avant de jeter les bases de la régence turque d’Alger. Le
fait n’a été rendu possible cependant que grâce à l’alliance contractée
avec Istanbul. Salim Toumi disparaît faute d’avoir eu le temps de
consolider son Etat. Du coup, l’histoire officielle ne lui réserve que
peu de place et curieusement c’est le seul point sur lequel l’histoire
européenne et l’histoire officielle semblent s’accorder. Trois siècles
plus tard, la Régence d’Alger s’écroule sous les assauts des troupes du
Général de Bourmont presque dans les mêmes conditions qui ont vu la
disparition du petit royaume de Salim Toumi. Ce n’est que récemment que
des historiens ont commencé à plancher plus sérieusement sur la
situation ayant prévalu dans la région algéroise à la veille de
l’arrivée des corsaires turcs. Ainsi, il y apparaît de plus en plus que
les tribus taâliba de la Mitidja dont est issu Salim Toumi sont à
l’origine de l’émergence de la ville d’Alger, c’est sous leur règne
qu’elle avait pu s’extraire du tiraillement qui l’avait inscrite
longtemps dans un rapport de vassalité tantôt avec les pouvoirs de Fès,
de Tunis et de Tlemcen.
L’obstination dont l’histoire
officielle a fait montre en remontant aussi loin que possible le temps
pour aller exhumer des abysses du lointain passé les premiers rois
nationaux, ne nous a pas fait entrevoir que les derniers peuvent
s’avérer les plus intéressants. A condition de ne pas se laisser
prendre par des lectures orientées comme celles inspirées par
l’idéologie nationaliste, il faut bien avoir de la sympathie pour cet
anti-héros pris dans le tourbillon d’un pays en proie à la
fragmentation politique, mais qui en dépit de tout était aimé par son
peuple, vénéré par sa femme. Salim Toumi était imprégné des valeurs de
son époque, il était trop humain comme dirait Nietzsche, donc sincère,
et avait cru tout aussi sincèrement pouvoir sauver son pays en
s’attachant les services d’un homme, fût-il étranger.
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Par Larbi Graïne
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