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Une scène du film algérien de Tariq Teguia, "Inland" ("Gabbla").
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Tariq Teguia est la meilleure nouvelle cinématographique que nous envoie l'Algérie depuis des lustres. Après un premier long métrage riche de grosses promesses (Rome plutôt que vous, 2008), odyssée godardienne d'un jeune couple algérien en partance pour nulle part, Inland, sélectionné en compétition à la dernière Mostra de Venise, sonne l'heure de l'entrée de ce cinéaste de 40 ans, venu de la philosophie et des arts plastiques, dans la cour des grands inventeurs de formes.
L'histoire d'Inland commence à Oran de nos jours. Malek, un topographe solitaire habité par une étrange mélancolie et vivant reclus de la société, est chargé par un cabinet d'études de partir en mission dans l'Ouest algérien pour y déterminer le tracé d'une ligne électrique qui alimenterait les hameaux environnants.
Une précédente équipe mandatée pour la même mission au plus fort des attentats terroristes qui décimaient le pays avait déjà trouvé la mort, voilà une dizaine d'années, dans cette enclave saharienne. Brefs adieux à une femme déjà délaissée, plans furtifs sur les discussions politiques d'un groupe d'intellectuels qui cherchent fiévreusement une porte de sortie.
Parti de longue date, Malek se met en route, comme pour renouveler son absence. Sur place, il s'installe dans une casemate de tôle désaffectée, où les traces sanguinolentes de l'assassinat de ses prédécesseurs n'ont jamais été effacées. Faut-il reconstruire sur cela ?
Soleil, sable et silence composent son quotidien, entrecoupés de quelques rares visites, guère moins laconiques, que lui font les autochtones. Un officiel, coq menaçant imbu de son importance, le houspille et le menace. Plus tard, une nuit, des détonations se font entendre. Au matin, la gendarmerie recouvre de linceuls les corps de clandestins d'Afrique noire. Un survivant est vigoureusement interrogé à l'hôpital par la police.
Une femme manquerait au sinistre décompte. Malek la trouve dans son gourbi, informe, terrorisée, recroquevillée sur elle-même. Dans leur effroi mutuel, ils luttent. Puis se comprennent, à demi-mots, faute de partager la même langue.
Malek, qui a trouvé plus malheureux et plus digne que lui, renonce d'un coup à apporter l'électricité dans les zones reculées de ce pays qui ne connaît de la révolution que le cycle désespérant des vaines promesses et du carcan autoritaire. Alors, il laisse tout en plan, la casemate, les officiels d'Oran aux abois qui se lancent à sa poursuite, les notabilités locales. Et il part dans le désert avec cette femme, vers une autre promesse, une autre lumière, d'autres rencontres, peut-être avec un autre lui-même enfin réconcilié avec le monde.
Au début, le couple se dirige vers le nord, vers cette frontière marocaine, dont Malek suppose qu'elle est la destination de sa compagne, avant les côtes convoitées de l'Espagne. Mais ils tombent en panne en plein désert, et la femme, recrue de fatigue, minée par l'errance sans fin, change d'avis et lui dessine sur le sable la direction opposée. Secourus par des nomades, ils rebroussent chemin, font route vers le Mali.
Retour à la case départ, à pied, en train, en voiture, en moto. Séquences infinies, saturées de lumière, zébrées de plans rapprochés, fragmentés. Lyrisme photographique du désert, de la fuite et de la perte, commotion des corps qui se serrent, des visages qui se donnent sans contrepartie.
Ce road-movie de plus en plus halluciné montre deux laissés-pour-compte qui réinventent au passage l'amour et le monde au cours d'une halte électrisante dans les montagnes rouges, tout près d'une frontière dont on ne voit nul tracé. C'est que le monde, désormais, est tout entier à eux, parce qu'ils ont pris le risque de s'y perdre, de s'y fondre, de s'y trouver au rythme des musiques traditionnelles ou modernes, également ensorcelantes, qui accompagnent leur marche vers l'inconnu.
Ce voyage du topographe et de l'immigrée clandestine dans un paysage mental, qui nous fait rêver d'un nouveau monde, évoque naturellement quelques spectres fameux. Par son sens de la cruauté, de l'absurde et de la révolte, par sa beauté solaire et minérale, par son profond humanisme qui hurle silencieusement à perte de vue, ce film semble multiplier Kafka par Camus et y additionner Antonioni. L'équation est complexe, son résultat bouleversant.
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Film algérien de Tariq Teguia avec Abdelkader Affak, Ina Rose Djakou. (2 h 18.)
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