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Un récit géographique précieux et exceptionnel
A
l’issue des trois funestes guerres Puniques durant lesquelles la grande
métropole phénicienne, Carthage, la rivale de Rome, fut détruite et
incendiée (146 av.J.-C.), la disparition totale de la littérature
carthaginoise qui s’en est suivie, fut, comme celle de la littérature
phénicienne en général, un désastre irréparable pour la géographie
antique et les connaissances humaines, de façon globale. Pour s’en
rendre compte, on peut en juger par le fragment historique et
exceptionnel qui a survécu à ce naufrage : le Périple de Hannon.
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Une datation hasardeuse et imprécise
Le Périple de Hannon est le récit du voyage d’exploration entrepris par l’un des plus illustres amiraux carthaginois, Hannon, dont le but était, entre autres, l’exploration des côtes africaines et la découverte de nouvelles contrées. On ne sait pas à quelle époque cela a eu lieu, et sur son époque on a tardé à se mettre d’accord : les uns le faisaient remonter à 1000 ans avant J.-C., d’autres à 300 ans ; la moyenne de 570, étant admise par beaucoup d’historiens. Il existe aussi des arguments qui feraient plutôt opter pour celle qui situe l’expédition en 465 avant notre ère. Cette époque correspond pour Carthage à une réorientation de sa politique commerciale, son objectif étant désormais de s’accaparer les richesses situées à l’ouest du Bassin méditerranéen et de l’Europe méridionale.
Dans ce cadre-là, le Périple de Hannon est sans doute la plus ancienne description d’un voyage entrepris pour la découverte des côtes occidentales de l’Afrique. Il a été transcrit sur les murs d’un temple de la célèbre ville antique, puis traduit dans un traité rédigé en langue grecque.
Ce qu’on conserve est la traduction de cette inscription consacrée par le chef de l’expédition, Hannon, au retour de l’audacieuse expédition, en commémoration de cette mémorable entreprise ou d’un extrait d’un ouvrage plus considérable, écrit primitivement en phénicien.
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Les côtes visitées par l’expédition
Il résulte de ce curieux et précieux document que les navigateurs
puniques, sortis du détroit de Gibraltar, ont longé la côte orientale
de l’Afrique. Passant par le Maroc, ils ont fondé quelques villes et
comptoirs commerciaux.
Mais déjà au XIXe siècle, on avait considéré que ce voyage avait atteint la Corne du sud qui serait le cap Noun (à 28° de latitude nord), tandis que d’autres le prolongent jusqu’au Sierra-Leone, vers le parallèle 8° de latitude nord.
C’est sur ordre du Sénat carthaginois qui avait ordonné à Hannon d’établir des colonies et de faire des découvertes en dehors du détroit et des colonnes d’Hercule qu’il avait entrepris cette aventureuse expédition.
Sorti du détroit reliant l’océan Atlantique à la mer Méditerranée, cet intrépide marin entra dans des courants marins qui vont pousser ses bateaux avec une grande rapidité du nord au sud, et il devait faire au moins trente lieues par jour (120 km). Enfin, il est possible que la flottille ne s’arrêtait pas la nuit mais continuait sa marche comme de jour.
Hannon s’avançait en longeant la côte occidentale de l’Afrique et y établissait des colonies. Il visita l’île de Kerné qu’on place, généralement, vers le large de Rio de Oro, où un îlot (entre 23° et 24° de latitude nord) porte toujours le nom de Herné. Cette île fut, par la suite, le terme ordinaire des navigations dans cette direction; mais Hannon continua pendant vingt-six jours de s’avancer vers le sud. Il paraît avoir atteint le golfe du Sierra Leone (entre 7° et 8° de latitude nord) comme il est très possible qu’il ait continué jusqu’au golfe de Guinée où il s’arrêta, relevant la présence d’une très haute montagne, probablement la montagne de Sagrés que certains pensent qu’il s’agissait de la montagne du Cameroun (10° de latitude nord). Ce lieu resta, probablement, le terme des connaissances les plus courantes des Anciens. Cette expédition avait ressemblé, dit-on, soixante vaisseaux et 30 000 hommes et beaucoup de femmes, d’énormes provisions et toutes choses nécessaires. Mais peut-être que ce récit est celui de plusieurs voyages, et non d’un seul avec de toute évidence des objectifs différents. De toutes les façons, on a affaire pour commencer à une entreprise de colonisation. Des implantations carthaginoises ont bien lieu le long des côtes atlantiques au nord-ouest de l’Afrique. Et sans doute cela implique-t-il après tout beaucoup de monde. D’autres voyages ont dû avoir lieu, et probablement de véritables routes maritimes ont-elles même été ouvertes. Les contradictions d’ailleurs pourraient être volontaires : les Carthaginois pourraient avoir voulu se vanter de leurs exploits ou célébrer leur puissance maritime et commerciale, mais sans en donner les clés à leurs adversaires et concurrents comme ils le faisaient souvent, d’ailleurs. En tout cas, cela expliquerait bien pourquoi il a été toujours impossible de reconstituer ce périple avec certitude...
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Description du voyage relaté par Hannon
Voici comment est relatée cette expédition dans le bref passage qui suit :
«Après nous être embarqués et après avoir passé par le détroit, nous
naviguâmes durant deux jours, et fondâmes ensuite une ville du nom de
Thymiatérium. Il y avait à côté d’elle une grande plaine. De là, nous
fîmes voile à l’ouest, vers le cap libyen de Soloës garni de toutes
parts d’arbres.
Après y avoir élevé un temple à Poséidon [ou plutôt au Dieu de la mer phénicien], nous nous dirigeâmes, pendant une demi-journée, de nouveau vers l’ouest jusqu’au moment de toucher à un lac voisin de la mer, et rempli de joncs. Il s’y trouvait des éléphants et beaucoup d’autres animaux herbivores [sauvages]. Nous longeâmes le lac pendant une journée, et nous construisîmes des villes sur la mer, que nous appelâmes Karikum Theichos, Gytte, Acra, Melitte et Arambé .
En partant de ces lieux , nous arrivâmes au grand fleuve Lixus, qui descend de la Libye. Le long de ses rivages demeure un peuple nomade, les Lixites, qui faisaient paître leurs troupeaux ; nous y fîmes quelque séjour en contractant avec eux alliance.
Mais au-dessus d’eux vivaient des Ethiopiens sauvages, occupant un pays montagneux et riche en animaux féroces, où le Lixus prend naissance. Les montagnes étaient habitées par des hommes d’une figure étrange, que l’on nomme Troglodytes, et que les Lixites dépeignaient comme plus agiles à la course que des chevaux.
Nous prîmes des interprètes parmi les Lixites, et nous passâmes près [ou nous naviguâmes au-delà] du désert durant deux jours. Nous nous portâmes de là à une journée vers l’est. Ici, nous rencontrâmes au fond d’un golfe une petite île ayant cinq stades de circuit ; nous y établîmes des colons en lui donnant le nom de Kerné. Selon notre calcul, il nous semblait qu’elle devait être aussi éloignée des Colonnes d’Hercule que l’était Carthage, car on mit autant de temps pour le trajet de là aux Colonnes que de celles-ci à Kerné. Nous arrivâmes à un lac, où nous remontâmes un grand fleuve, nommé Chrêtes. Ce lac renfermait trois îles plus grandes que Kerné. A partir de ces îles, il nous fallut une journée pour atteindre l’extrémité du lac.
Au-dessus de ce lac, on voyait s’élever de hautes montagnes, couvertes d’hommes féroces, revêtus de peaux d’animaux qui nous lancèrent des pierres, et nous empêchèrent d’aborder. En continuant notre route, nous parvînmes à un autre grand fleuve, rempli de crocodiles et d’hippopotames Nous rebroussâmes chemin, et nous allâmes rejoindre Kerné.
De cet endroit, nous nous embarquâmes vers le sud, et nous longeâmes les côtes pendant douze jours. Toute la contrée était habitée par des Éthiopiens, qui, en nous voyant arriver, prirent la fuite.
Ils parlaient un langage inintelligible, même pour les Lixites qui nous accompagnaient. Le dernier jour, nous abordâmes près de quelques montagnes élevées, et garnies de différentes espèces de bois odoriférants. Nous naviguâmes deux journées plus loin, et nous mouillâmes près d’un très grand golfe, ayant des deux côtés un terrain plat, sur lequel nous vîmes brûler partout, la nuit, des feux à une certaine distance ; et à une élévation plus ou moins grande. Nous y fîmes de l’eau, et nous côtoyâmes les rives pendant cinq jours; au bout de ce temps nous vîmes devant nous un grand golfe , auquel nos interprètes donnèrent le nom de Corne d’ouest .
Il y avait dans ce golfe une grande île dans laquelle se trouvait un lac, qui à son tour renfermait une île plus petite.
Nous abordâmes en ce lieu, où nous ne vîmes, tout le jour, que des forêts, mais la nuit beaucoup de feux; et nous entendîmes le son de flûtes, de cymbales, de timbales, et des cris violents.
La terreur s’empara de nous, et nos devins (prêtres) nous ordonnèrent de quitter l’île. Nous mîmes aussitôt à la voile, et nous passâmes près d’une contrée brûlante nommée Thymiamata. Elle était pleine de torrents de feu qui se jetaient dans la mer. Mais cette terre était inaccessible à cause de sa grande chaleur. La crainte nous fit encore quitter promptement ces parages.
Pendant quatre jours en mer, nous aperçûmes, la nuit, les côtes couvertes de feux. Nous vîmes, au milieu de ce pays, un feu énorme qui semblait toucher jusqu’aux étoiles. Le jour nous y distinguâmes une montagne très élevée, que l’on appelait le Char des dieux.
Durant trois jours nous passâmes près des torrents de feux, et nous approchâmes d’un golfe appelé la Corne du Sud. Dans l’angle (l’enfoncement) de ce golfe, il y avait une île pareille à l’autre dont nous avons parlé, laquelle contenait un lac; celui-ci renfermait à son tour une autre île, habitée par des hommes sauvages, mais la plupart d’entre-eux étaient des femmes aux corps velus, que nos interprètes appelaient Gorilles.
Nous ne pûmes pas attraper les hommes : ils s’enfuirent dans les montagnes et se défendirent avec des pierres. Quant aux femmes, nous en prîmes trois, qui mordirent et égratignèrent leurs conducteurs, et ne voulurent pas les suivre. Nous les tuâmes, et nous leur ôtâmes la peau, que nous apportâmes à Carthage car nous ne pûmes pas aller plus loin, faute de provisions.»
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Mihoubi Rachid
22-10-2008
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