... au Maroc
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La première fois que nous avons rencontré Abdelhakim Aboullouz, c’était début septembre, à Marrakech. Nous souhaitions nous renseigner sur le Cheikh Mohamed Maghrawi, dont la fatwa autorisant le mariage d’une fillette de neuf ans, émise dans les premiers jours du ramadan, avait provoqué un tollé. Nous savions que M. Aboullouz avait effectué un travail de recherche sur le salafisme à Marrakech. Réalisée sous la direction de Mohamed Tozy, universitaire, spécialiste de l’islam politique, la thèse de Abdelhakim Aboullouz* brasse le paysage salafiste marocain. Ce que nous ignorions en revanche, c’est la portée de son travail. Nous avons demandé au chercheur de nous introduire auprès du Cheikh. Il a hésité... Et pour cause. Si Aboullouz, qui a longtemps vécu dans le “milieu”, n’a pas eu trop de difficultés à en sortir, il y a quand même laissé des plumes. Six ans chez les salafistes, ça vous change la vie. Six ans, ça vous change un homme. Forcément. Aujourd’hui, Abdelhakim Aboullouz choisit de livrer à TelQuel ses joies et ses peines, de raconter ses peurs et ses angoisses, mais surtout, de nous expliquer “ce monde”. Au risque de s’attirer les foudres de ceux qu’il appelait, il y a encore peu de temps, “ses frères”.
*(Les mouvements salafistes au Maroc de 1971 à 2004, soutenue en mai 2008)
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Je m’appelle Abdelhakim Aboullouz. J’ai 35 ans, et pendant près de six années, j’ai vécu dans une secte, dans l’intimité d’un gourou. J’ai mangé avec lui, j’ai prié avec lui, j’ai ri avec lui... bref, j’ étais de la famille. Lui, c’est Mohamed Maghrawi, chef de file salafiste, qui sévit à Marrakech…
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Le
Cheikh, comme ses adeptes le surnomment, dirige l’Association pour
l’appel au Coran et à la Sunna. Ma première rencontre avec Maghrawi,
c’était un soir d’été 2002. A l’époque, j’étais étudiant à la faculté
des sciences
politiques (Université Hassan II) de Casablanca. Lentement mais
sûrement, l’idée de me lancer dans la recherche et l’enseignement a
fait son chemin. Je concevais cette “mission” comme un sacerdoce. Il
fallait donc que je plonge littéralement dans un univers nouveau, que
je m’en imprègne. De fil en aiguille, j’ai décidé d’infiltrer les
salafistes. Le mot (infiltrer) n’est pas trop fort. J’en ai parlé à mon
père, pour avoir sa bénédiction, c’est comme ça que ça se passe dans ma
famille. Il a accepté, j’avais intérêt à ne pas le décevoir ! Alors
j’ai dit Bismillah, et j’ai foncé…
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Wahhabite tal’mout
“Pourquoi avoir choisi Maghrawi ?”, me demande-t-on. Tout simplement
parce qu’il dirige un mouvement qui compte des milliers d’adeptes qui
lui obéissent au doigt et à l’œil , et il incarne à lui tout seul la
présence du wahhabisme saoudien au Maroc. D’ailleurs, avec nos “amis”
saoudiens, principaux pourvoyeurs de fonds du mouvement, Maghrawi n’a
jamais vraiment coupé le cordon. Il faut dire que l’idylle ne date pas
d’hier. Au milieu des années 1960, il est reçu à l’Université Attaïf à
Médine en Arabie Saoudite, grâce à la médiation de Takyeddine El
Hilali, figure historique du wahhabisme marocain. Quelques années plus
tard, Maghrawi revient au Maroc avec une Tazkia (sorte de certificat
d’aptitude à l’enseignement islamique) en poche, remise par le grand
mufti saoudien Abdul-Aziz Ibn Abdullah Ibn Baz. Après un passage à
l’Université Al Qaraouiyine à Fès, il multiplie les prêches dans les
mosquées aux quatre coins du pays. En 1976, il fonde l’Association pour
l’appel au Coran et à la Sunna, qu’il dirige depuis. Et quand il n’est
pas en Arabie Saoudite, Maghrawi passe le plus clair de son temps dans
la ville ocre. En marge de son travail “associatif”, Maghrawi a
longtemps enseigné à la Faculté des lettres de Marrakech, adaptant le
programme universitaire à la sauce salafiste. Depuis quelques années,
il a pris son DVD (départ volontaire à la retraite), ce qui lui laisse
plus de temps pour l’associatif.
Maghrawi, pas touche !
Je n’ai pas trop de difficultés à localiser le Cheikh. Pour le
convaincre de m’introduire dans son univers, c’est une autre affaire.
La première fois que je l’ai vu en chair et en os, c’était à la sortie
de la mosquée. Au moment où il allait démarrer sa vieille Mercedes 240,
comme celle des taxis, j’ai toqué à sa vitre. L’homme a l’habitude
d’être sollicité en pleine rue, prodiguant ses conseils plus ou moins
avisés. Il descend la vitre, je me présente : “Bonjour Si Maghrawi,
Abdelhakim Aboullouz, je suis chercheur…”. Il me coupe net : “Vous les
chercheurs, vous ne faites que courir après l’argent”, me lance-t-il
droit dans les yeux, avant de démarrer en trombe. Heureusement que j’ai
décidé de ne pas lâcher l’affaire. Dès le lendemain, je guette le
moment où le cheikh quitte le siège de son association et je tente de
l’aborder, une fois de plus. Mais Maghrawi est rarement seul, ses
affidés ne le lâchent pas d’un pouce. Difficile donc de l’approcher. Je
reviens à la charge autant de fois que les règles de la bienséance le
permettent. Sans guère plus de succès.
Barakat al oualidine
Que faire ? Maghrawi est ma seule porte d’entrée. Même si l’Association
est ouverte au grand public, il m’est impossible de drainer des
informations essentielles s’il refuse de me parler. Je m’en remets à
mon père, qui connaît le Cheikh depuis des lustres. Ma famille,
originaire du Souss, est dans le négoce de l’huile d’olive depuis
plusieurs générations. Et depuis les années 1970, mon père commerce
avec Maghrawi. Ce dernier doit apprécier l’walid, vu que pour chaque
fête religieuse, il lui fait don de quelques bidons d’huile du bled. Je
parviens à convaincre mon père de contacter Maghrawi. Après quelques
coups de fil, rendez-vous est pris avec le Cheikh, au siège de
l’Association, un immeuble de quatre étages sis dans un quartier au
nord de Marrakech. Première barrière à franchir, les quelques “vigiles
en civil”. Enfin, façon de parler, car ils portent tous une gandoura
immaculée à la mode afghane, et des sandales noires. Le port de barbe
aussi est de rigueur, c’est une sorte de “tenue correcte exigée”, signe
distinctif des disciples de Maghrawi. Nous leur annonçons que le Cheikh
nous attend. Ils nous font signe de la main de les suivre. Nous nous
exécutons et franchissons une porte métallique, qu’un des hommes de
main de Maghrawi prend le soin de refermer. Ouf !
Bienvenue chez les fqihs
Nous pénétrons les lieux. A l’intérieur, l’ambiance est monacale. Pas
de fioriture, pas de tableau, pas même une plante verte. Toutes les
portes sont fermées. Pas un seul signe de vie non plus. Nous entrons
dans une des salles où Maghrawi donne un “Darss” (cours). A l’ordre du
jour, “l’enseignement sexuel”. Je suis surpris, et gêné. Surpris que
chez les wahhabites, on parle aussi ouvertement de sexe. Gêné, parce
qu’accompagné de mon père. Le Cheikh parle crûment de positions,
enseigne à ses disciples “l’art de faire jouir sa partenaire”. Soudain,
un disciple prend la parole, et lance à Maghrawi: “Cheikh,
ménagez-nous, on n’en peut plus là, baraka alina”. Le Cheikh lui
rétorque, sourire aux lèvres : “Mon garçon, libre à toi de faire ce que
bon te semble, marie-toi, trouve-toi une copine… Moi, je ne fais que
mon travail : dispenser un enseignement religieux digne de ce nom aux
fidèles”. A la fin du cours, nous allons trouver Maghrawi. D’un ton
malicieux, il lance à mon père : “Si Aboullouz, ça faisait si longtemps
! Vous ne vous êtes toujours pas laissé pousser la barbe... C’est
problématique car le jour où on vous enterrera, on ne saura même pas
par où vous prendre”. Ainsi donc, le Cheikh a le sens de l’humour, à
mille lieux de l’image austère qu’il véhicule, avec sa barbe
proéminente et son khôl. Bref, un Marrakchi pur jus.
Une foquia sur mesure
Le Cheikh a dit oui. Enfin. Il accepte que je sois des leurs. Mais à
une condition, que mon travail “contribue à donner une image positive
de la cause”. C’est donc donnant-donnant chez les salafistes. Que
dois-je faire ? Ai-je vraiment le choix ? Je me contente de répondre :
“Maykoun ghir l’khir a sidna Cheikh”. Je suis soulagé mais, dans le
même temps, j’appréhende cette immersion. Première étape pour rentrer
dans le moule du “Boy’s Band” de Maghrawi : je me laisse pousser la
barbe, histoire de passer inaperçu. Je me rends chez le couturier
salafiste, pour me confectionner ma fouqia immaculée. Du sur-mesure,
pour quelques centaines de dirhams. Le tissu est fourni par le khayat
lui-même. C’est bon, on y est. Le jour J est arrivé. La peur au ventre,
je me rends à ma première séance de Tajwid dans une “maison du Coran”.
Pour la première fois, je rencontre mes nouveaux “camarades de classe”.
Des jeunes et des moins jeunes, affluant des quatre coins du pays. Je
prends place dans la salle à côté des autres disciples, sur une natte à
même le sol. Nasser, un de mes voisins, s’adresse à moi en plein cours
en chuchotant : “C’est toi le chercheur ? Tu as de la chance d’être
parmi nous, c’est une occasion pour toi de renforcer ta foi et ta
connaissance de l’islam. Tu es béni. Amen”. Tous les jours, je me plie
aux rituels des adeptes de Maghrawi. J’assiste aux cours de
prédication, sans rater aucune prière. Je mémorise tout car je ne
prends aucune note, j’ai peur que ce ne soit mal vu, que les gens se
braquent. Je me fais discret, c’est toujours utile.
Parlez-vous salafiste ?
Cela fait désormais quelques mois que je baigne dans le “milieu”. Ma
barbe a atteint un niveau acceptable, respectable. J’ai pris mes
marques. Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes
(salafistes). Je me rapproche d’un certain Zakaria. Ce jeune homme
sympathique, d’une trentaine d’années, est en fait le bras droit de
Maghrawi. Il lui voue une admiration sans borne, ce qui lui a valu de
gagner sa confiance au fil des années. Au point que, en l’absence de
Maghrawi, c’est lui, Zakaria, qui tient la baraque. Il s’occupe du
volet administratif, gère l’emploi du temps du programme “pédagogique”,
et parle, à l’occasion, en son nom… Je monte voir Zakaria dans son
bureau, pour lui adresser une requête : “Frère, je voudrais que tu
m’aides dans mon travail de recherche”. Il me répond calmement mais
fermement : “L’aide vient de Dieu, frère, je ne peux rien pour toi !”.
Voilà, j’ai peut-être fait preuve d’indélicatesse. En fait, mon bagage
culturel ne m’aide pas. Etant soufi à l’origine, je suis confronté à
des rites dont j’ignorais tout jusque-là. Exemple : pendant que
j’accomplissais la prière collective, je ne savais pas où mettre mes
mains, les serrer contre la poitrine ou les laisser ballantes ? Mais le
temps passe, heureusement, je m’acclimate, j’apprends un nouveau code
de langage, facteur d’intégration par excellence. Trois expressions
reviennent souvent : “Allah yatawalak”, me lance le Cheikh, à l’issue
d’une conversation en tête à tête, où, semble-t-il, je le contredisais
un peu trop. Je comprends que pour lui, c’est une manière de clore les
débats. J’en prends acte. Je découvre dans la foulée une kyrielle
d’expressions, à utiliser dans un contexte précis. Quand les disciples
se retrouvent face à un “prospect” hésitant, ils lui adressent
inévitablement un “Allah al mousta3ane”, une manière de demander à Dieu
de ramener la brebis égarée dans le droit chemin. “Allah ya3tani bika”
(Dieu prenne soin de toi), est la formule qui revient le plus souvent,
mais seulement entre les disciples du Cheikh, entre affranchis. Pour
tout dire, on n’y a droit qu’une fois totalement intégré dans le
cercle. J’attendrai donc…
Le 16 mai, cette Moussiba
Quarante cinq morts ! Le bilan des attentats perpétré ce 16 mai à
Casablanca est triste. La police multiplie les rafles dans le milieu
salafiste, une cible de choix. J’ai un mauvais pressentiment. Je crains
que les portes ne se referment. Mais le cheikh me fait de plus en plus
confiance, au point de m’inviter aux réunions avec les autres cadors de
l’Association, une dizaine de proches tout au plus. On y parle de tout
et de rien, des horaires de cours, du remplacement d’un professeur
malade… Un jour, je rends visite à Maghrawi, dans le but de poursuivre
une série d’entretiens entamée quelques mois plus tôt. Allongé dans son
salon, il n’a pas l’air préoccupé par les évènements. “Je n’ai rien à
me reprocher, bien au contraire. Dès que je constate qu’une personne
sort du rang pour se lancer dans le jihad armé, je n’hésite pas à en
informer la police. Je ne risque pas d’être inquiété”, me confie-t-il,
droit dans les yeux. Je continue donc mon travail, j’apprends au jour
le jour, tout est bon à prendre, je ne sais pas pour combien de temps
encore.
Ce que Maghrawi veut…
En théorie, il n’existe pas d’organigramme au sein de l’Association
pour l’appel au Coran et à la Sunna, du moment que Maghrawi estime que
c’est une hérésie. Mais en théorie seulement. Dans les faits, les
adeptes observent un strict respect de la hiérarchie. A quelques
exceptions près. Dans les années 1980, un des disciples du Cheikh a eu
la mauvaise idée de le contredire en plein public, sur l’interprétation
qu’il faisait d’un hadith. Mal lui en a pris, il s’est fait expulser du
Darss manu militari. Aujourd’hui encore, on ne contredit pas le Cheikh.
Si quelqu’un a une question à lui poser, il faut suivre “la procédure”.
Cela consiste à lui envoyer une question écrite. Le Cheikh décide alors
s’il accepte (ou non) d’y répondre, censurant au passage les questions
qui pourraient l’embarrasser, ou sur lesquelles il n’a pas d’avis. Et
quoi qu’il dise, ses mots sont sacrés, que ses disciples boivent comme
du petit lait. Un beau jour, alors qu’il s’en prenait à l’Occident,
“dont il faut s’écarter à cause de ses valeurs corrompues”, je me suis
prêté au jeu des questions-réponses. J’ai opposé au Cheikh un hadith,
qui dit en substance qu’il faut tolérer son prochain, et tenter d’en
tirer le meilleur. Réponse de Maghrawi, visiblement vexé : “On en
reparlera quand tu auras parfait ton enseignement. Pour l’instant,
contente-toi d’écouter ce qu’on te dit”. On ne discute pas avec
Maghrawi, on l’écoute.
Mes condisciples, mes amis ?
Le temps passe vite. Trop vite. Cela fait deux ans, déjà, que j’évolue
dans le bain salafiste. Jusqu’ici, je n’ai pas rencontré de femme dans
l’enceinte même de l’établissement. Mais j’ai appris par les membres de
l’association, que plusieurs centaines de femmes assistent aux séances
de lecture du coran. En fait, l’emploi du temps est aménagé de telle
sorte que les deux sexes ne sont jamais présents au même endroit au
même moment. Quant à mes congénères mâles, des commerçants, des
fonctionnaires, tous issus de la classe moyenne, je suis de plus en
plus proche d’eux. Pour autant, nous ne sommes pas amis. Je me demande
même si ce mot existe vraiment dans leur vocabulaire. J’ai plutôt
l’impression que, soit on est identique à eux, qu’on fait partie du
même ensemble, soit on est différent, auquel cas on en est exclu, de
facto. Tous les affidés de Maghrawi ne se rendent pas forcément à la
maison du coran, ce qui n’empêche pas Maghrawi de faire salle comble.
En fait, il existe deux catégories de fidèles : ceux qui assistent de
manière régulière aux Dourouss du Cheikh, et ceux qui intègrent
l’Association pour une longue durée. Le Cheikh a bonne réputation dans
les milieux populaires. Un beau jour, une personne vient le voir pour
lui faire part d’un problème personnel. Le Cheikh lui remet une
cassette audio, qui lui servira “à faire face aux problèmes de la vie”.
Séduite, la personne revient quelques jours plus tard remercier le
Cheikh. Celui-ci lui propose d’assister aux cours de Tajwid. De temps
en temps, l’hameçon prend, et le poisson devient de plus en plus
assidu, jusqu’à faire partie du mouvement. Le bouche-à-oreille fait le
reste. Beaucoup viennent de coins reculés du pays, sans savoir vraiment
où ils mettent les pieds. Leur but est de parfaire leur connaissance du
livre saint, et décrocher une Chahada (certificat) d’études du Coran,
au terme de 6 années de rudes enseignements. Les meilleurs parviennent
à décrocher une bourse d’études pour poursuivre leur apprentissage en
Arabie Saoudite. Le cheikh, en tout cas, se félicite sans cesse du
nombre grandissant de ses fidèles.
Dur dur d’être salafiste
L’emploi du temps est plutôt contraignant. Quatre à cinq heures de
cours par jour, lecture du coran, prière... Pas vraiment le temps de
flâner. Et puis, ce ne serait pas vraiment du goût du Cheikh, qui
veille sur ses ouailles. Selon son humeur, le Cheikh peut juger que ses
séides n’ont pas le droit de fréquenter les boîtes de nuit, ce que je
conçois aisément. Mais les orientations doctrinales du cheikh vont même
jusqu’à considérer les cafés comme des lieux profanes. En revanche, la
pratique du sport est tolérée, voire encouragée. Presque tous les
jours, c’est réveil aux aurores, rendez-vous à la mosquée, puis
direction le terrain en hamri (terre battue) pour taquiner la balle.
C’est l’une des rares occasions où les adeptes ne portent pas leur
foquia, eux qui ne portent quasiment jamais de pantalon. J’ai du mal à
suivre, il faut être sacrément motivé pour mener un train de vie aussi
austère et respecter cette discipline quasi militaire… Evidemment, les
“Maghrawistes” ne fument pas, ne boivent pas. Normal. Le sport reste
donc un défouloir, le seul. D’où, peut-être, cet attrait pour les arts
martiaux comme le karaté ou le taekwondo, souvent pratiqués en plein
air. Le vendredi en revanche, c’est séance relaxation au hammam. La
seule coquetterie qu’ils s’autorisent, c’est l’utilisation du “3itr”,
parfum provenant d’Orient. Je trouve personnellement l’odeur trop
forte...
Fouille au corps
Et puis les temps changent. Mes craintes se confirment. Mes hôtes se
font de plus en plus suspicieux. Ça devait bien arriver un jour... Tout
est parti du jour où le roi a prononcé un discours sur la nouvelle
politique religieuse de l’Etat. “Les rites étrangers aux traditions
marocaines ne sont plus les bienvenus au Maroc”, expliquait le
monarque. Le message subliminal est clair : exit le wahhabisme et
autres doctrines liées à des pays “frères et amis”. Tout simplement.
Les autorités joignent l’acte à la parole : sur les neuf maisons du
coran de Maghrawi, huit sont fermées. La police a placé en garde-à-vue
deux fidèles du cheikh, des personnes que je venais d’interroger pour
les besoins de ma thèse quelques jours plus tôt. Je me défends, je
réfute, je jure, mais rien n’y fait. On ne me regarde plus de la même
manière. Je suis devenu suspect (de délation) aux yeux des fidèles. Un
jour, je me fais même fouiller par un responsable. Il pensait que je
portais un micro sur moi... J’ai l’impression d’être dans un mauvais
rêve. Tout avait si bien commencé. Je fais contre mauvaise fortune bon
cœur. Maghrawi n’a pas totalement mis les clés sous le paillasson : le
siège de l’Association est toujours ouvert.
Un mariage…
Hiver 2005. Aujourd’hui, c’est jour de fête. Un frère se marie et je
suis invité. Je suis excité car je risque d’apprendre beaucoup de
choses ce soir. Ce qui est pratique, c’est qu’on doit s’habiller comme
dans la vie de tous les jours. Vers le coup de 21 heures, j’enfile ma
foquia pour rallier la maison où se déroule le mariage. La cérémonie
est un sommet d’austérité. Pas de youyou, pas de “sla ou slam 3la
rassoul Allah”. Après un dîner arrosé de thé, l’auditoire a droit à une
séance de psalmodie du Coran. Une seule personne prend la parole
puisque la lecture du Coran en groupe constitue une hérésie (“Ce n’est
pas ainsi que ça se passait à l’époque du prophète”, me prévient-on).
Je demande à un des convives comment le marié a rencontré sa moitié.
“C’est une dame d’un certain âge qui n’a pas trouvé chaussure à son
pied. Elle craignait de finir vieille fille. Apparemment, lui, c’est
quelqu’un de bien, nous nous sommes assurés de sa moralité”. Les
salafistes ont leur propres réseaux pour se marier. Priorité aux
“sœurs” salafistes, une piste très prisée. Dans le cas contraire, on se
rabat sur une “fille bien, connue pour la ferveur de sa foi”. Une fille
bien, à qui on fera endosser le voile noir salafiste, le fameux Niqab.
Pas un seul centimètre de peau à l’air libre, de la tête aux orteils,
et une fine ouverture au niveau des yeux. Dans la rue, on les appelle
“les femmes ninja”, mais pour désigner leur compagne, les salafistes
préfèrent le doux nom de “hlilti”, qui signifie “ma permise”. Juste un
détail, ce soir-là, je n’ai vu aucune femme !
… et deux enterrements
Un “frère” est mort. Nous nous rendons par dizaines au cimetière. Après
la mise en terre, nous observons un silence, comme le veut la tradition
salafiste. Pas pour longtemps, car, non loin de là, un groupe de
personnes pleurent leur mort et psalmodient des versets du coran. Les
gens de Maghrawi apprécient moyennement qu’on vienne déranger ce moment
de recueillement : “S’il vous plaît, taisez-vous, respectez nos morts”,
lance un des disciples du Cheikh au groupe voisin. La réponse fuse :
“Nous enterrons les nôtres comme nous l’entendons et comme nous l’avons
toujours fait. Vous n’allez pas nous imposer votre islam”. Aïe, c’était
le mot de trop. Sans trop comprendre ce qui est en train de se passer,
je prends la poudre d’escampette pour m’abriter des jets de pierre qui
fusent des deux côtés. La rixe prend fin quand deux leaders des deux
camps exhortent les leurs de tout arrêter. Plus de peur que de mal, pas
de blessés à déplorer. Il s’en est fallu de peu. Quelques mois plus
tard, j’assistais de nouveau à des obsèques, celles d’un chahid tombé
sur le champ de bataille en Irak. “C’est un moutahamiss, me lance le
Cheikh, il voulait activer le jihad contre les agresseurs. Je lui ai
bien dit qu’il courrait droit au suicide, il n’en a fait qu’à sa tête.
Allah irahmo”. Ce jour-là restera gravé à jamais dans ma mémoire. Au
moins 10 000 personnes, tout de blanc vêtues, ont déferlé sur le
cimetière.
Le gourou et la secte
Difficile d’évaluer avec précision le nombre de fidèles de Maghrawi. En
revanche, j’ai pu identifier pas moins de trente associations
salafistes rattachées à l’Association pour l’appel au Coran et à la
Sunna. Généralement, elles sont indépendantes financièrement mais, d’un
point de vue doctrinal, elles suivent à la lettre les préceptes de
Maghrawi. Souvent, ce dernier sillonne le Maroc pour inaugurer ses
“filiales”. Nombreux sont les adeptes qui, après avoir achevé leur
cursus, s’en retournent à leur ville d’origine, et fondent leur
association. Autour de Marrakech, il existe quantité de villages
salafistes : Douar Coco, Mimi, Sraghna, etc. Des adeptes se regroupent,
et construisent leur “maison”. Ils comptent des disciples par
centaines. Leur dénominateur commun : leur “allégeance” à Maghrawi.
J’irai plus loin, en disant que le mouvement de l’Association pour
l’appel au Coran et à la Sunna s’apparente à une secte. Maghrawi en est
le gourou, le chef spirituel. Il transmet une idéologie puritaine, dans
un espace fermé, dans lequel on pratique des rites spécifiques. La
boucle est bouclée. Le Cheikh dispose de divers moyens pour transmettre
sa pensée : les cours (Dourouss), les cassettes audio, où encore
Internet (maghrawi.net). Au total, il y a une quinzaine de salariés à
Dar el Coran qui travaillent à temps plein, un corps professoral et un
service administratif.
Adieu “frères”
Tout va mal. Je n’arrive plus à écrire. Je me retrouve face à l’écran
de mon ordinateur, à des heures tardives. “Man 3achara qawman sara
minhoum (Qui se ressemblent s’assemblent )” dit l’adage. En ce qui me
concerne, je suis contraint à changer plusieurs fois (par jour)
d’habit, de langage... bref, je mène plusieurs vies, plusieurs
quotidiens à la fois. Certes, de temps en temps, je souffle, je voyage,
histoire de couper les ponts… mais aussi cette barbe qui commence à me
peser. Six ans que ça dure. Mes parents, chez qui j’habite encore,
sentent que quelque chose ne tourne pas rond. Ils ne croient pas si
bien dire. Ils ignorent ce qui peut bien se passer dans ma tête. Je ne
leur fais pas part de mes troubles, mes doutes… C’est sûr, à présent,
il faut que je raccroche. D’autant que j’ai récolté suffisamment de
matière pour ma thèse. J’arrête tout, c’est décidé. Moussamaha, mes
“frères”, je vous dit adieu.
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Par Youssef Ziraoui
et Abdellah Tourabi
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Histoire. Quand le Maroc a failli devenir wahhabite
En
1811, Moulay Slimanemane, sultan du Maroc, reçoit une lettre de Saoud
Ibn Abdelaziz, nouveau maitre de la péninsule arabique, où il exposait
les fondements de la doctrine religieuse qu’il entend défendre et
promouvoir : le wahhabisme. Les idées et les thèses formulées dans
cette doctrine sont accueillies avec enthousiasme par le sultan, car
elles coïncident avec ses propres convictions religieuses. Pieux,
austère, porté sur les sciences religieuses et auteur d’ouvrages
théologiques, Moulay Slimane souhaite alors expurger le royaume des
pratiques qu’il estimait déviantes et hétérodoxes. Il voyait d’un
mauvais œil et critiquait ouvertement les coutumes et usages populaires
au Maroc à l’époque, comme le culte des saints, la vénération des
chorfas et le respect dû aux marabouts et guides des confréries. La
doctrine wahhabite offrait une arme idéologique, cohérente et
redoutable, pour combattre ces pratiques. Toutefois, le sultan a pris
soin de marquer son désaccord avec certains aspects du wahhabisme,
notamment l’excommunication des musulmans dont la foi est jugée
suspecte. Moulay Slimane entame, donc, une série de mesures destinées à
affaiblir les puissantes confréries et mettre en application sa
nouvelle politique religieuse : interdiction des moussems organisés
autour des différents saints, destruction des coupoles qui ornent les
mausolées, annulation des taxes et impôts non religieux (ce qui a
entraîné l’affaiblissement du budget du Makhzen). Dans une lettre, lue
dans toutes les mosquées du Maroc, il fustige les rituels et les
cérémonies organisés par les confréries, et demande de les bannir. La
politique de Moulay Slimane a fini par susciter une violente levée de
boucliers des zaouïas et des chorfas, dont le prestige et l’influence
sociale et politique étaient compromis. Une révolte populaire secoue
ainsi la ville de Fès en 1820, sous l’influence d’une alliance
d’oulémas, de grandes familles et de chefs de confréries, qui vont
jusqu’à demander la destitution du sultan. En 1822, Moulay Slimane
finit par rendre l’âme, épuisé, isolé et incapable de mener à terme ses
réformes religieuses.
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Classification . Le salafisme pour les nuls
Comme
l’indique la racine “salaf”, qui signifie les ancêtres ou les
ascendants, le salafisme se présente comme un retour aux sources de
l’islam et aux pratiques pures et non corrompues du prophète et de ses
compagnons. Son apparition au début du 19ème siècle coïncidait avec une
phase de décadence de la civilisation islamique, et d’affaiblissement
du califat ottoman. Devant la puissance économique, militaire et
technique d’un Occident dominant et sans cesse menaçant, le salafisme a
été conçu comme une réponse endogène aux assauts des puissances
européennes. Le mouvement salafiste considérait que les racines de
cette décadence sont à chercher dans les rapports qu’entretiennent les
musulmans avec leur religion. L’éloignement progressif de ces derniers
d’un état initial de pureté, de simplicité, d’unité doctrinale,
liturgique et politique représente la raison majeure de l’évanescence
de la civilisation et de la puissance musulman. Deux courants se
distinguaient déjà dans ce mouvement salafiste : un salafisme
réformateur, accordant une grande importance aux réformes politiques
pour sortir le monde musulman de sa déchéance, et un salafisme
wahhabite, où les questions de la foi, de la pratique rigoriste de
l’islam sont mises au premier plan. Le salafisme réformateur, développé
par des penseurs comme Al Afghani et Mohammed Abdou, n’était pas
hostile à l’Occident en tant que civilisation et espace ayant enfanté
la modernité politique, mais il s’y opposait en tant qu’impérialisme et
volonté de domination. Ce salafisme réformateur a influencé fortement
le mouvement nationaliste marocain, et a fourni les fondements
intellectuels, qui ont présidé à la création du Parti de l’Istiqlal.
Moulay Mossafa Belarbi al Alaoui, figure tutélaire de ce salafisme au
Maroc, était même l’un des fondateurs de l’UNFP. Après la guerre de
1973 et le choc pétrolier, le salafisme dans sa dimension wahhabite
commençait à exercer une grande influence dans les pays musulmans.
Propulsé par les fonds généreusement octroyés par les Etats du Golfe,
et notamment l’Arabie Saoudite, le wahhabisme a pu s’implanter dans
tous les pays musulmans à travers les universités islamiques et les
fondations qui s’y sont installéss. Toutefois, la position de l’Etat
saoudien lors de la guerre du Golfe en 1991, ainsi que l’installation
des troupes américaines sur son territoire ont provoqué un schisme au
sein de ce salafisme à dominance wahhabite, avec l’apparition d’un
courant plaçant le salut de la société musulmane dans l’accomplissement
du jihad, considéré comme “le plus haut point de l’islam”, selon un
hadith du prophète. Ce courant portera alors le nom de “salafisme
jihadiste” pour se distinguer des autres branches du salafisme.
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Polémique. Maghrawi vs Yassine
Un
ancien militant de l’UNEM, syndicat étudiant frondeur des années 60 et
70, se frottera les yeux, incrédule, en découvrant la nature de ceux
qui ferraillent actuellement contre la domination des militants d’Al
Adl Wal Ihsane dans les universités marocaines : les héritiers des
groupes d’extrême gauche ont cédé la place aux salafistes, comme
principale force d’opposition idéologique aux adeptes de Cheikh
Yassine, notamment dans les facultés de lettres. Une chose qui n’est
pas étonnante finalement, car les critiques les plus acerbes de la
pensée politico-mystique de Abdeslam Yassine, ont été l’œuvre des
oulémas salafistes marocains. Le plus véhément des détracteurs de
Abdeslam Yassine, n’est autre que Mohamed Maghrawi. Ce dernier est
l’auteur d’une série de livres, où il essayait de démontrer
l’incohérence des idées du guide d’Al Adl, et le danger qu’elles
représentaient pour une pratique saine, selon lui, de l’islam. Dans ses
livres, Maghrawi reproche à Yassine les fondements mystiques de sa
pensée qu’il considère comme une déviance et une forme
d’associationnisme (shirk). Maghrawi rappelle l’influence exercée par
le mystique andalou Ibn Arabi sur les thèses développées par Abdeslam
Yassine et exhume l’excommunication d’Ibn Arabi par des oulémas
musulmans, comme une preuve de la déviance d’Al Adl. Le salafiste
marocain ne pardonne pas à Yassine sa fascination pour la révolution
iranienne de Khomeiny en 1979, quand on connaît toute l’aversion portée
par les wahhabites au chiisme et au régime iranien. Abdeslam Yassine
n’est pas tendre également avec les oulémas salafistes et ne les ménage
pas. Il a souvent fustigé la connivence entre ces théologiens et les
régimes en place dans le monde musulman, et les accuse d’être “des oulémas du Palais”.
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Plus loin. Ijtihad !
On
peut tout reprocher à Mohamed Maghrawi, sauf son manque de cohérence.
Malgré les tombereaux de critiques, les cris d’indignation, l’action en
justice menée contre lui, Mohamed Maghrawi continue à camper sur ses
positions. Il soutient mordicus que son avis sur la possibilité du
mariage d’une fille de 9 ans n’est qu’une lecture fidèle et
littéraliste d’un hadith authentique, rapporté dans Boukhari et
Mouslim. Durant des semaines, la ligne de défense de Mohamed Maghrawi
était claire et formulée sans ambiguïté : s’attaquer à sa fatwa
équivaut à mettre en doute des textes religieux et une pratique du
prophète rapportée par ces deux sources authentiques de l’islam. Et
c’est là où réside le malaise que cette fatwa a suscité au sein des
producteurs du sens religieux au Maroc. Ceci explique probablement le
retard mis par le Conseil supérieur des oulémas pour répondre à l’avis
émis par le cheikh wahhabite. Ces oulémas sont confrontés à une impasse
où la production théologique musulmane s’est enferrée depuis des
siècles : pas d’ijtihad, ni possibilité d’innovation quand un texte
religieux existe.
Selon cette conception, le Coran et la Sunna ne
sont conditionnés dans leur lecture ni par le temps ni par l’espace.
Ils traversent les siècles et les continents, sans que leur contenu ne
soit susceptible de questionnement ni d’interprétation. Partant, les
appels à l’ijtihad demeurent des effets de style et de simples vœux
pieux. La fatwa de Maghrawi a la vertu de nous mettre devant une
situation où la morale publique réprouve et rejette le contenu d’un
texte religieux. Les oulémas ont été ainsi obligés de suivre
l’évolution des mœurs au Maroc, en déployant des trésors de rhétorique
pour dissimuler leur malaise. Cet exemple démontre, au final, le
décalage qui pourrait exister entre ces institutions religieuses et les
transformations culturelles et sociales que connaît le pays. Car la
société marocaine avait déjà produit son propre ijtihad.
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Abdellah Tourabi
et Youssef Ziraoui
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