Florence Beaugé. Journaliste et auteure.
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Journaliste
au Monde, Florence Beaugé est à l’origine du « retour de mémoire » en
Francesur la guerre d’indépendance de l’Algérie dans le courant de
l’année 2000. Dans Algérie. De la guerre à la mémoire. Paris-Alger :
quel avenir (éditions du Cygne), elle recueille huit ans de reportages,
d’enquêtes en Algérie et en France, de témoignages de victimes de la
torture et d’officiers français qui la pratiquaient. L’un d’entre eux,
le général Paul Aussaresses, qu’elle a rencontré à de multiples
reprises, revient dans un livre d’entretiens réalisés par le
journaliste Jean-Charles Deniau Je n’ai pas tout dit. Ultimes
révélations au service de la France, éditions du Rocher (lire El Watan
du 20 mai, ndlr) sur des révélations qu’il a déjà faites dans son
premier livre Services spéciaux, Algérie 1955-1957 (éditions Perrin,
2002) et dans ses interviews à Florence Beaugé, concernant notamment
les circonstances de l’exécution du leader du FLN, Larbi Ben M’Hidi en
1957.
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Vous avez approché le général Aussaresses de nombreuses fois. Avez-vous la conviction que dans Je n’ai pas tout dit. Ultimes révélations au service de la France, Aussaresses a enfin tout dit sur son passé algérien ?
Non, le général Aussaresses n’a pas tout dit, c’est évident, en particulier sur la mort de Maurice Audin, ce jeune mathématicien qui a disparu en juin 1957, à Alger, après être tombé aux mains des parachutistes français. Il y a une bonne raison à cela, et qu’on ignore trop souvent en Algérie : en cas de disparition, il n’y a pas prescription. Autrement dit, les lois d’amnistie ne s’appliquent pas. Aussaresses a été évidemment briffé par ses avocats. Il sait qu’il risque d’être rattrapé par la justice s’il parle trop sur ce sujet. Du coup il se tait. Voilà pourquoi, je pense, Massu, avant sa mort en 2002, a interdit à Aussaresses de révéler la vérité sur le sort d’Audin. Je n’ai pas tout dit n’apporte, à mon avis, rien de neuf, du moins en ce qui concerne l’Algérie. Le titre, voulu par l’éditeur, est racoleur, mais il ne reflète pas le fond. Aussaresses a dit l’essentiel depuis longtemps : la torture et les exécutions sommaires en Algérie n’ont pas été des « bavures » commises par l’armée française, mais le produit d’un système (ce qui ne veut pas dire que tous les militaires français ont torturé en Algérie). La femme d’Aussaresses aurait d’ailleurs préféré que ce nouveau livre s’appelle Tu aurais mieux fait de fermer ta gueule ! C’est en effet la phrase que tous les vieux généraux français à la retraite, passés par l’Algérie, écrivent, furibards, à Aussaresses depuis qu’il a commencé à briser l’omerta, à l’automne 2000 !
Quel homme est Aussaresses ?
Je suis partagée au sujet d’Aussaresses. Faut-il passer du temps à faire le profil psychologique de cet homme complexe, âgé aujourd’hui de 89 ans ? D’un côté, je trouve qu’il ne faut pas lui accorder trop d’importance. De l’autre, je reconnais qu’il a fait avancer l’Histoire par ses révélations. Bien sûr, il l’a fait sur un mode cynique, épouvantable pour les victimes et les rescapés de la guerre d’Algérie, mais il a le mérite d’avoir confirmé des faits que des témoins s’évertuaient à rapporter depuis cinquante ans ! Je préfère donc un Aussaresses qui parle et qui assume, aussi monstrueux soit-il, à un général Maurice Schmitt, qui a l’audace et l’indécence de traiter les Algériens de menteurs quand ils disent ce qu’ils ont subi. Un Schmitt, en s’évertuant à nier les faits, ne sauve pas l’honneur de l’armée française, au contraire. Le paradoxe est qu’avant de devenir un exécuteur de basses œuvres en Algérie, Aussaresses a été un héros de la résistance. Il a, par exemple, sauté en parachute en uniforme de l’armée allemande derrière les lignes allemandes, pendant la Seconde Guerre mondiale, pour ouvrir les camps de déportés ! S’il n’avait été qu’un salaud ou un médiocre, le malaise n’aurait pas été si grand, en France, quand il a dévoilé les secrets de famille de « la grande muette ». C’est un gaulliste de la première heure, commandeur de la Légion d’honneur, la plus haute distinction française ! Cette décoration lui a été enlevée sur ordre de Jacques Chirac, en 2001. Une sanction qu’il n’a jamais comprise. Il a le sentiment d’être sanctionné pour ce qu’il a dit, non ce qu’il a fait (ce qui n’est pas tout à fait faux !).
Il dit qu’il ne regrette rien...
Aussaresses revendique le fait qu’il n’a pas de remords. Sa femme prétend qu’il en a. Moi, je pense que non. Ce qui est sûr, c’est qu’il n’a pas parlé pour soulager sa conscience, mais parce qu’il s’ennuyait et qu’il est tombé sur moi, à l’automne 2000. Il avait besoin de se distraire. Au départ, j’ai représenté une distraction, rien d’autre !
Dans quelles circonstances l’avez-vous rencontré la première fois ?
En
juillet 2000, j’avais lu une petite interview de lui dans le Journal du
Dimanche. On lui demandait de réagir aux récents articles publiés dans
Le Monde sur la guerre d’Algérie. J’ai pris contact avec lui. Il a
accepté de me rencontrer. Et pendant plus de deux mois, de septembre à
novembre 2000, il est venu prendre des petits déjeuners avec moi au
journal, en moyenne deux fois par semaine. Ces conversations se sont
transformées en interviews, avec son plein accord. C’est parce qu’il
savait que je ne cherchais pas à le piéger qu’il a parlé, je crois. Ses
premiers aveux sont sortis dans Le Monde en novembre 2000. Ensuite, il
a pris goût au vedettariat et a décidé d’écrire un livre. Il m’a
demandé de le faire avec lui, ce que j’ai refusé.
Pourquoi n’avez-vous pas accepté ?
Pour
écrire un livre avec quelqu’un ou sur quelqu’un, il faut être capable
de faire preuve d’empathie. Je n’aurais pas pu avec Aussaresses ! Mais
je lui ai recommandé de focaliser son récit sur l’Algérie et elle
seule, et de laisser tomber tout le reste. Je lui ai suggéré aussi de
se trouver un « nègre ». ça a donné six mois plus tard Services
Spéciaux Algérie 1955-1957 où Aussaresses révèle qu’il a pendu Larbi
Ben M’Hidi et fait précipiter du haut d’un immeuble l’avocat Ali
Boumendjel.
Dans
Je n’ai pas tout dit, Aussaresses affirme que l’ordre de mise à mort de
Ben M’Hidi est venu du Garde des Sceaux François Mitterrand ? Cela vous
semble-t-il vraisemblable ?
Il me l’a dit à plusieurs reprises, mais je ne sais pas si c’est vrai. En tout cas, il y a eu un consensus au sein du pouvoir politique, à Paris comme à Alger, pour liquider Ben M’Hidi, à partir du moment où l’on avait compris qu’il ne collaborerait pas avec la France.
Aussaresses ne fait donc aucune révélation nouvelle, pas même sur Ben M’Hidi ?
A
ma connaissance, il n’apporte strictement rien de nouveau. Les détails
— affreux, mais importants pour l’Histoire — de la mort du chef FLN
figuraient déjà dans mon livre Algérie, une guerre sans gloire : le
fait que Ben M’Hidi ait refusé qu’on lui bande les yeux au moment de
son exécution, ses dernières paroles, ou encore le fait qu’il a fallu
s’y prendre à deux reprises pour le pendre, la corde ayant cassé. Pour
la mort de Ben M’Hidi, on se retrouve donc avec trois versions : celle
de l’armée française qui, en 1957, a affirmé, contre toute
vraisemblance, que Ben M’Hidi s’était suicidé. Celle des Algériens pour
qui Ben M’Hidi a été fusillé, comme un soldat, après qu’on lui ait
rendu les honneurs militaires (pour ce qui est des honneurs, c’est
exact). Et celle d’Aussaresses qui dit avoir pendu Ben M’Hidi dans une
ferme de la Mitidja, appartenant à un colon extrémiste du nom de
Martel. Je crois, pour ma part, qu’il faut retenir la version
d’Aussaresses. En particulier parce que je dispose du témoignage d’un
ancien combattant algérien en qui j’ai toute confiance : Mohamed Cherif
Moulay, dont le père a été torturé et exécuté par Jean-Marie Le Pen à
La Casbah en mars 1957. Quand Mohamed Cherif Moulay est allé à la
morgue de Saint-Eugène pour récupérer le corps de son père, il est
tombé sur le corps de Ben M’Hidi. Il s’en souvient parfaitement et m’a
raconté cette scène à plusieurs reprises. Ben M’Hidi se trouvait sur
une table métallique. Sur l’un de ses gros orteils était accrochée une
étiquette avec son nom. Le corps ne portait aucun impact de balle, pas
la moindre trace de sang. En revanche, il avait à la hauteur du cou une
sorte de bleu rougeâtre, comme un œdème. Ce témoignage, je vous le
répète, est à mes yeux essentiel car il confirme, de source totalement
indépendante, la version d’Aussaresses.
Comment avez-vous été amenée à travailler sur la guerre d’indépendance de l’Algérie ?
Quand j’ai commencé à venir en Algérie pour Le Monde, à partir de l’an 2000, je me suis rendue compte que le présent et le passé se mêlaient tout le temps et qu’on ne pouvait comprendre l’un sans aborder l’autre. Je me suis donc retrouvée amenée à enquêter sur un sujet, la guerre d’Algérie, que je ne connaissais pas (comme l’immense majorité des Français). Edwy Plenel, alors directeur de la rédaction du journal, m’a donné un bon conseil : faire parler les bourreaux français, plutôt que les victimes algériennes, afin qu’en France on accepte d’écouter et de croire cette vérité insupportable. Il avait raison. J’aurais pu me contenter de faire parler beaucoup d’autres victimes, telles que Louisette Ighilahriz, la première à avoir brisé le tabou et parlé des supplices infligés aux femmes lors des interrogatoires. Mais je me suis tournée vers Massu, Bigeard, Aussaresses, et d’autres anciens d’Algérie, en particulier le sergent Raymond Cloarec que j’ai « retourné » et amené à révéler ce qu’il a commis pendant la guerre d’Algérie en dépit des menaces du général Schmitt.
Vous
avez appuyé vos enquêtes du Monde par la rédaction d’un premier livre
L’Algérie, une guerre sans gloire (2005 et en Algérie en 2006 aux
éditions Chihab), puis tout récemment par un recueil de vos articles
Algérie, de la guerre à la mémoire. Paris-Alger : quel avenir ?.
Ce
deuxième ouvrage rassemble mes principaux articles parus dans Le Monde
depuis l’an 2000, concernant la guerre d’Algérie. C’est une toute jeune
maison d’édition, les Editions du Cygne, qui a eu cette idée. Je ne
touche pas de droits d’auteur sur ce livre. Son principal intérêt est
qu’il permet de dater, d’« acter » le travail du Monde. On sait ainsi,
précisément, quand et comment s’est produit en France ce « retour de
mémoire » totalement inattendu sur la guerre d’Algérie, au tournant des
années 2000.
Je reste présente et intéressée par ce dossier, bien entendu. Mais je ne veux plus mener de nouvelles enquêtes comme celles que j’ai faites, par exemple, sur le passé algérien du leader d’extrême droite, Jean-Marie Le Pen, ou du général Schmitt, l’ancien chef d’état-major des armées françaises. Ma famille ne le supporterait plus. Elle a vécu cela de très près, pendant plus de six ans, en particulier les deux procès que m’a intentés Jean-Marie Le Pen (procès qu’il a perdus !).
A la reconnaissance réclamée par les Algériens, l’Etat français répond « pas de repentance ». Ce terme n’est pas algérien et il n’est pas innocent.
Je
n’ai en effet jamais entendu en Algérie un responsable réclamer une
« repentance ». C’est Nicolas Sarkozy qui a martelé ce mot pendant tous
ses meetings de campagne électorale, l’année dernière, pour mieux en
rejeter l’idée. Il faut savoir qu’en France, le mot repentance a une
connotation religieuse, et qu’il est synonyme d’autoflagellation, ce
qui le rend insupportable. Il faudra bien pourtant qu’un jour l’Etat
français reconnaisse ce qui s’est passé en Algérie, ne serait-ce que
les milliers d’exécutions sommaires et l’utilisation massive de la
torture. Il ne pourra pas éternellement renvoyer dos à dos les
exactions de l’armée française et celles du FLN.
Deux ambassadeurs de France en Algérie ont fait, chacun, un pas vers cette reconnaissance, mais est-ce suffisant ?
Une
occasion a été ratée avec Jacques Chirac. Lui y était prêt. Mais la loi
du 23 février 2003 vantant les mérites de la colonisation a tout fait
capoter. Les autorités algériennes ont eu le sentiment que la France
jouait double jeu et ont refusé du coup le traité d’amitié qui aurait
pu être l’occasion de tourner la page. Nicolas Sarkozy, lui, a fait une
avancée assez importante à l’occasion de son voyage officiel en
décembre 2007. Et les récentes déclarations de l’ambassadeur de France,
Bernard Bajolet (après celles de son prédécesseur, Hubert Colin de
Verdière) montrent que les choses n’ont pas fini de bouger. M. Bajolet,
je vous le rappelle, a reconnu la « très lourde responsabilité des
autorités françaises de l’époque » dans « les épouvantables massacres »
de Sétif en mai 1945, et parlé de « tache indélébile » pour la
République française. « Le temps de la dénégation est terminé ! », a
encore dit Bernard Bajolet. L’ambassadeur n’a pas pu tenir ces propos
sans le feu vert de l’Elysée. Et si ce n’est pas des excuses, qu’est-ce
que c’est ? Jamais, en tout cas, je n’avais entendu un responsable de
l’Etat français aller aussi loin dans cette voie. Bien sûr, il s’agit
de 1945, donc d’événements éloignés, par conséquent moins difficiles à
évoquer que la période 1954-1962. Tôt ou tard, la France devra faire ce
« geste significatif » que lui réclame l’Algérie. J’espère qu’elle
n’attendra pas trop afin que les familles des victimes et les rescapés
de la torture obtiennent de leur vivant un semblant de réconfort.
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