De la « tolérance » en Algérie (1830-1962)
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L’ouvrage est d’un intérêt certain, car aborder les différents aspects de la vie sociale, quels qu’ils soient, durant la colonisation peut amener à mieux la comprendre encore. La connaissance qu’il apporte se mêle aussi d’émotion à l’évocation des destins cachés sous les faits ou statistiques. Il a réveillé en nous diverses digressions et références que nous nous permettrons d’apporter. Ce n’est qu’une fois assurée la conquête de l’Algérie, que la prostitution a été prise en charge d’abord par l’armée d’occupation pour protéger les troupes des maladies et leur assurer —qu’on nous pardonne le terme— des loisirs. Ces phénomènes sont le résultat de toute guerre. Le livre est riche d’informations sur ce processus. Il est utile de signaler l’inclusion dans le livre de dessins de Charles Brouty, tirés du livre Sur les pavés d’Alger (1950), ainsi que des photos d’époque, malheureusement mal reproduites. Ces scandaleuses illustrations de femmes alignées comme devant un peloton d’exécution, dans des poses répétitives, sans un sourire, les bras ballants et l’air absent, renseignent aussi sur la condition de ces femmes. On y mesure toute l’hypocrisie de l’expression fille de joie. Mais qui a catalogué ces femmes, ramenées on ne sait d’où, misère oblige, comme étant forcément des « Ouled Naïl » ? Youssef Nacib rapporte dans son livre Cultures oasiennes, qu’après le siège de Bou Saâda, la ville tomba entre les mains de l’armée coloniale qui administra la ville avant la création du Bureau Arabe. La population décimée, les meilleures terres confisquées, les tribus dispersées, l’ordre nouveau instaura la terreur. C’est alors que la mairie, pour la somme de 500 francs, loua un local à un juif qui en fit un cabaret. Ce locataire créa un lieu de débauche, genre café-concert avec une vingtaine de chambres sous-louées à des femmes en détresse avec obligation contractuelle de payer un loyer et de danser dans le bar. Comme Blida, Sidi Bel Abbès, Constantine, etc. Bou Saâda se vit imposer cette fameuse « rue de la joie » dans « l’oasis du bonheur » ! A signaler également que Teddy Alzieu, dans son livre Sidi Bel Abbès (Ed. Alan Sutton), parle de la violence avec laquelle les Béni Ameur et les Ouled Brahim furent massacrés le 12 juillet 1843 par la Légion Etrangère. Par la suite, fut créé le village colonial appelé Sidi Bel Abbès du nom du saint local. Alzieu écrit encore : « Dans la rue de l’Ambulance (appelée par la suite Village Elleft, aujourd’hui rasé) déambulent des femmes un peu dévergondées (algériennes et européennes). C’est le quartier réservé, indispensable dans une ville de garnison ». Les photographes d’Alger s’étaient enrichis à produire des cartes postales suggestives de tous genres où les femmes sont représentées dans le mystère des alcôves ou le charme de l’oasis, souvent les seins nus. Les soldats, mais pas seulement eux, envoyaient ces cartes en France, donnant une image de cette « Algérie heureuse ! » Les écrivains ne sont pas en reste. Maupassant consacre définitivement l’image d’Epinal sur les naïliates : « Ces prostituées, écrit-il, venaient jadis d’une seule tribu, les Ouled Naiel. Elles amassaient ainsi leur dot et retournaient ensuite se marier chez elles, après fortune faite ». Pourquoi les touristes et les écrivains ont-ils longtemps insisté sur ces naïliates des contreforts de l’Atlas saharien ? Comment a-t-on attribué un fait social à une localisation précise pour ensuite faire croire qu’il s’étendait à toute l’Algérie, comme si les prostituées de la rue Saint Denis à Paris pouvaient représenter les femmes de France ! Berkahoum Ferhati apporte des précisions sur le sujet : « L’avènement du tourisme (…) consacra les courtisanes et les prostituées du Sud de l’Algérie en tant que danseuses. Elles furent organisées en une corporation appelée » groupe chorégraphique Ouled Naïl. » Elles représentèrent le genre indigène aux manifestations officielles. Folklorisé, ce groupe était érigé en une institution reconnue. (…) C’est ainsi qu’effectivement s’est construit durablement le mythe de l’Ouled Naïl (p. 35). Le mérite du livre est justement de dévoiler le regard des conquérants sur nos ancêtres et de battre en brèche des spéculations d’auteurs comme certaines publiées, sans référence sérieuse, dans la Revue Africaine qui, cela dit, comprend aussi des travaux de qualité. Le livre de Barkahoum Ferhati, par son approche critique des sources, est une invitation à une écriture vigilante de l’histoire. S’appuyant sur une riche bibliographie, l’ouvrage permet de prendre connaissance du dispositif mis en place au fil du temps par l’administration coloniale. Après avoir fait ressortir les différents points de vue sur la prostitution, l’auteur traite du Règlement du fait public à l’époque coloniale pour détailler ensuite son contenu et, enfin, aborder les enjeux et affrontements autour de la loi Marthe Richard (1946-1962). L’un des mérites du livre est justement de bien décrire la chronologie des processus de codification de la prostitution pour « protéger le client, assurer l’ordre et la santé publics ». Alors que les maisons de tolérance régressaient en France, l’administration coloniale en Algérie les a institutionnalisées en 1842, arguant de nécessités spécifiquement coloniales et de précautions médicales qui n’allaient pas sans préjugés. On en comptait 14 à Alger en 1856, tenues par des « dames de maison » françaises avec des pensionnaires européennes. L’ouvrage fourmille de détails semblables, de chiffres et extraits de lois. La préface de Wassila Tamzali, écrite avec humilité et sagacité, nous permet de considérer comment, partout dans le monde, la prostitution est au cœur-même de la condition féminine. Elle éclaire aussi la démarche de l’auteur qui s’est appliquée à mettre en lumière aussi les représentations idéologiques qui entourent le fait étudié. Il est indéniable qu’un conditionnement a été opéré pour faire accepter des images produites durant plus d’un siècle de colonisation. Ainsi, cette tendance que relève Barkahoum Ferhati à considérer « la prostitution, dite Ouled Naïl, apparue comme une preuve indéniable du paganisme de cette société Algérienne » (p. 75). A travers les mœurs, le livre fait apparaître un côté peu connu de la société de l’époque. Mais nous aurions voulu cependant disposer de plus de données concernant la situation qui prévalait avant 1830. Dans son récit, Un été au Sahara, écrit à la suite de plusieurs voyages en Algérie, le peintre-écrivain Eugène Fromentin n’avait signalé ni paganisme, ni graves dissolutions des mœurs, telles que prétendues. Sakina Messaadi dans son livre Les romancières coloniales et la femme colonisée, aborde le sujet et montre comment une prétendue source traditionnelle de la prostitution a été mise en avant quand elle répondait simplement à des nécessités vitales chez quelques rares familles dépossédées et réduites à la misère absolue. Il ne fait pas de doute que la prostitution existait dans les ports et les villes, mais que l’Algérie soit alors présentée comme un lupanar pour touristes, il y avait une intention libérée d’avilissement de l’image d’un peuple, la preuve étant qu’à notre connaissance aucune carte postale ne représentait les prostituées européennes en Algérie. L’image de la prostitution dans l’Algérie d’alors est, dans le fond, la même que celle des autres pays colonisés ou dominés, avec seulement quelques variantes de couleur locale. Les Tahitiennes en savent quelque chose depuis le temps des premiers explorateurs, avec la réputation qu’on leur collât parce qu’entre autres, Gauguin les a peintes poitrines nues dans des poses suggestives. Et aujourd’hui, ce sont par exemple les Thaïlandaises dont l’image a été fortement façonnée par le tourisme sexuel et certains relais médiatiques. Mêmes procédés, mêmes fantasmagories, c’est la continuité. La colonisation a construit une vision de la société algérienne où l’exotisme a été utilisé comme moyen de masquer la misère du peuple ou de l’enjoliver, à l’exemple des cireurs de chaussures qualifiés de pittoresques ! Il s’agissait de dresser une façade et un décorum savamment organisés et de suggérer un portrait de l’indigène à travers la prostituée. Une grande partie de la peinture orientaliste, mais surtout de nombreux écrits, sont venus renforcer cette démarche. On apprend par ailleurs ainsi que « Duchesne considérait la prostitution juive comme accidentelle : « la société juive protégeait la femme, car la loi judaïque ne tolère pas la débauche de la femme. Elle ne suscitât pas chez lui grand intérêt bien qu’il ne cachât pas son antisémitisme, les juifs, selon lui, formaient un peuple » rapace « qui n’hésiterait pas à envoyer ses filles à la débauche si la religion ne le lui interdisait pas. De ce fait la prostitution juive était rarement évoquée ». (p.60). A notre sens, aucune des religions qui marquaient le champ social de l’Algérie sous la colonisation ne tolère la débauche. Cette séparation entre les races et les catégories sociales montre l’esprit dans lequel les auteurs de l’époque abordaient les problèmes de la société algérienne que certains d’entre eux, trop rares, découvriront dans sa réalité. Barkahoum Ferhati souligne comment ce docteur Duchesne, responsable de l’hygiène publique de Paris, chargé d’une enquête en Algérie en 1851, en arrive à opposer les prostitutions selon leurs origines ethniques. « Il était convaincu de la « mission civilisatrice de la France », son but était de relever leurs différences et d’annoncer son programme : élever le niveau de l’une, qui était dans un état « primitif », au niveau de l’autre, « civilisé ». (p.60). Comme si une prostitution pouvait être élevée et civilisée ! En nous informant utilement, le livre de Barkahoum Ferhati nous révèle aussi les fondements d’une vision ethnocentriste. Comme le rappelle Kaddour M’hamsadji dans une chronique : « Il faudrait d’abord que l’on soit d’accord pour ne plus tolérer d’être au-dessous des exigences de l’Histoire générale de notre pays qui vaut tout aussi bien que celle du monde qui l’entoure ». Nous ajouterons qu’il convient de lire intelligemment ce qui a été écrit sur nous et ne pas hésiter à corriger. C’est ce que fait courageusement Barkahoum Ferhati en abordant même dans sa conclusion la manière dont la prostitution est considérée en Algérie depuis l’indépendance…
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De la « tolérance » en Algérie (1830-1962).
Enjeux en soubassements.
Barkahoum Ferhati.
Ed. Dar El Othmania. Alger, 2007-
Prix 400 DA.
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