...et Guy Mocquet
Le
cinéaste Djamal Sellali a eu la fabuleuse idée de faire un film – que
je n’ai pas encore vu - sur trois femmes qui ont allumé pour toujours
un bout d’orgueil dans nos obscures mémoires et donné un nom à nos
mères : Fatma Baïchi, Eliette Loup, Louisette Ighilahriz. Oh, oui, je
le sais, évoquer la mémoire n’est pas à la mode et dresser le portrait
de trois héroïnes de la guerre est moins excitant que de deviser sur la
dernière intrigue de Zerhouni. Je peux cependant vous assurer que se
souvenir du ventre d’où l’on vient passe très bien avec une bière, et
se rappeler qu’on n’est pas orphelin de bravoures passées accompagne
parfaitement le thé du soir ! Briser le sentiment de bâtardise ! Non
nous ne sommes pas bâtards d’une histoire, nous ne sommes pas
légataires du néant, nous venons d’un temps inoubliable où la vie
s’offrait pour le droit de dire « non ! ». Nous sommes les fils d’un
calvaire ancien. Et ce calvaire porte un nom : Fatma Baïchi, Eliette
Loup, Louisette Ighilahriz, Djamila Boupacha, Ourida Meddad, Hassiba
Ben Bouali, Zhor Zerrari, Baya Hocine…Et toutes ces sirènes de notre
terre, violées, torturées, qui éclairent encore aujourd’hui nos
dignités et qui ressurgissent aujourd’hui encore dans nos solitudes,
comme ce soir-là sur ma paillasse d’El-Harrach, en une conjuration à
mon fils :
Je suis fatigué, fils,
De ma prison et de toutes les prières qu'on m'a confiées
Mais sache, avant de t'en aller,
Si tu redoutes le chemin noir,
Que désormais nous savons tout du chandelier.
D'une flammèche nue et têtue,
Les sirènes de ma terre,
Violées, torturées puis égorgées,
En soixante années de calvaires,
Les sirènes de notre terre
Ont éclairé nos odyssées,
Allumé un bout d'orgueil
Et donné un nom à nos mères…
Je
parle de mon fils parce que nous sommes le 22 octobre et qu’aujourd’hui
les lycéens de France lisent la lettre du martyr Guy Mocquet, militant
communiste fusillé à 17 ans par les nazis. Une façon de rappeler à ces
adolescents de France qu’ils ne sont pas bâtards d’une histoire, qu’ils
ne sont pas légataires du néant, que s’ils sont libres aujourd’hui
c’est parce qu’ils viennent d’un temps inoubliable où la vie s’offrait
pour le droit de dire « non ! » Et nous ? Car enfin, pourquoi ne pas se
souvenir qu’Ourida Meddad est morte en martyre à l’âge de Guy Mocquet
et que sa lettre à sa mère c’était ce cri ultime qu’elle poussa en se
jetant de la fenêtre de Sarouy ? Oui se souvenir que Djamila Boupacha,
Zhor Zerrari, Fatma Baïchi, Louisette Ighilahriz, Baya Hocine, nos
adolescentes nues, ont été torturées à l’âge de Guy Mocquet, torturées
pour toujours, torturées pour nous… Se souvenir, oui se souvenir qu’au
5 rue des Abderames, sous les bombes de Bigeard, P’tit Omar n’avait que
douze ans…Ah, Eliette Loup ! Comment ne pas se souvenir que, comme Guy
Mocquet, comme nos martyrs, Iveton et Henri Maillot, elle était
communiste et que ce n’est pas le moindre des mérites du film de Djamal
Sellali que d’avoir rappelé l’inoubliable engagement des militants
communistes algériens pour la libération de leur peuple…
Elles portent le nom de nos ultimes orgueils et s'il scintille une lumière dans nos souvenirs et
que chavire un rayon de fierté dans nos désespoirs, sachons que ce sont
elles, les sirènes de notre terre qui narguent ce ciel gris qui
persiste sur nos têtes et qui illuminent de leur légendes nos vieilles nuits sans aurores...
C’est à l’une de ces nuits que m’est apparue, à El-Harrach, Louisette Ighilahriz :
Une larme est tombée sur mes rêves
Et tu pleurais devant mon pain rassis...
Que revenais-tu dans le noir d'El-Harrach ?
Tu regardais, au dessus des paillasses résignées,
Voler une caresse anonyme.
Elle avait reconnu ton sanglot
Et tes soirs de tortures,
Tes haillons sur ton corps souillé,
Le capitaine, le sang et la gazelle...
Tu voulais libérer les épis et les montagnes
Mais tu ne savais pas, Lila,
Que la liberté avait un prix : la mort
La mort un chemin : la torture
Et la torture un visage : Maurice Schmitt
C’était toujours à
l’occasion de ces nuits noires que me venaient le nom de nos mères
comme pour me rappeler des sentiers rouges qui ont mené à notre
délivrance. Comme pour me rappeler que pour abolir la descendance de
ces adolescentes nues, on a égorgé leurs filles, et que le bourreau ne
s’appelait plus Maurice Schmitt mais Kartali. On a égorgé leurs filles.
Se rappellera-ton un jour que Nour-El-Houda n’avait que douze ans ?
C’était alors à l’occasion d’une de ces nuits noires d’El-Harrach qu’il
m’a semblé avoir partagé un moment de détresse avec Ourida Meddad :
Ton siècle est mort, Ourida
Et le prochain s'est oublié.
Mais que nous reste-t-il de colère
Pour blâmer le poète ?
Puis je me suis résolu à l’idée que nous serons pour un temps encore
les fils d’un calvaire ancien. Et que ce calvaire restera comme une
balafre gravée dans nos chairs contre l’oubli, la lâcheté et le
désespoir. Que nos balafres porteront décidément, toujours le même
nom, Amel, Fatma Baïchi, Katia, Eliette Loup, Nour-El-Houda, Louisette
Ighilahriz, Djamila Boupacha, Ourida Meddad, Hassiba Ben Bouali, Zhor
Zerrari, Baya Hocine… Que parce nos balafres porteront décidément,
toujours le même nom, nous resterons toujours otages de leurs
douloureuses lumières :
Je t'appellerai Djamila et tu revivras, Katia
Au bras du chanteur napolitain,
Une crinière sur ta voix,
Et se rallumera le fusain
A l'appel d'un rêve exaucé
Sur Alger délivrée de ses cagoules...
Je t'appellerai Z'hor, Samia ou Ourida,
Et chaque nom t'embellira, Nour-El-Houda.
A douze ans tu fis trembler le Diable :
Tu as dit non à sa nuit
Et l'enfer se résigna.
Je t'appellerai Hassiba et tu te retourneras :
Amel, depuis la première flèche sur un croissant
Sur cette terre toutes nos sirènes hantent le même destin :
Elles naissent d'un ciel inespéré sur nos obscurités
Et brûlent leurs corps dans nos désespoirs.
Nous survivons tous par leurs filets de lumière
Qu'elles ont plantés au cœur de la nuit
Et nous rêvons de ce fil d'or du caftan sacré et de la pelisse de Dieu,
Pour broder ce message sur ta plaine soulagée :
« Merci... ».
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Mohamed Benchicou
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N.B.
Ces poèmes font partie du recueil de poèmes de prison : « J’ai épousé
la plus belle illusion de mon père » à paraître cet automne à Alger.
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