FEMMES PUISSANTES DE L’HISTOIRE ANCIENNE (4/5). Son esprit et son charisme ont séduit César et Marc-Antoine. Mais qui était donc Cléopâtre, cette reine exceptionnelle dont on n’a voulu retenir que la beauté supposée ?
« Le nez de Cléopâtre s’il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé », écrivait Blaise Pascal. Une phrase qui a été trop souvent prise au pied de la lettre alors qu’il s’agissait d’une illustration philosophique de ce que l’on nommerait aujourd’hui l’effet papillon. Pascal se moquait probablement de la taille de l’appendice nasal de la reine égyptienne comme de sa première vinaigrette. On ne va pas ici débattre de l’attrait supposé de Cléopâtre : les canons de beauté changent avec les pays et les époques et ce n’est pas son physique qui a fait l’essentiel de sa séduction – contrairement à ce qu’Hollywood a voulu nous présenter. L’atout numéro un de Cléopâtre était son esprit.
Les auteurs antiques ne manquent jamais de souligner son intelligence et son charisme. « On prétend que sa beauté, considérée en elle-même, n’était pas si incomparable qu’elle ravît d’étonnement et d’admiration : mais son commerce avait un attrait auquel il était impossible de résister ; les agréments de sa figure, soutenus des charmes de sa conversation et de toutes les grâces qui peuvent relever un heureux naturel, laissaient dans l’âme un aiguillon qui pénétrait jusqu’au vif, » écrit Plutarque dans ses « Vies des hommes illustres ».
Ces qualités, cette vivacité d’esprit associés à un sens politique aiguisé, ont pu mettre César et Marc Antoine à ses pieds.
Les enfants de la dynastie lagide (ou ptolémaïque) étaient très tôt plongés dans la politique et tout ce qui touche aux affaires de l’Etat – y compris la diplomatie et l’économie. Cléopâtre était une femme extrêmement cultivée, parlant couramment neuf langues – dont le grec, bien sûr, mais aussi l’égyptien, la langue des pharaons qu’elle avait fait l’effort d’apprendre. A cette époque, les monarques ptolémaïques, à l’image des patriciens romains, recevaient une éducation variée allant de la philosophie à la médecine en passant par la littérature, les mathématiques et l’astronomie. Cléopâtre connaissait probablement davantage de géométrie qu’un titulaire contemporain du brevet des collèges et savait, au contraire d’un conspirationniste d’aujourd’hui, que la Terre est ronde – après tout, sa circonférence avait été calculée à Alexandrie.
Elle est aussi l’héritière d’une culture qui, au contraire des autres contrées antiques, laisse toute leur place aux femmes. « Les femmes égyptiennes avaient le droit de faire leurs propres mariages », détaille Stacy Schiff, autrice d’une biographie de Cléopâtre.
« Au fil du temps, leurs libertés s’étaient étendues à des niveaux sans précédent dans le monde antique. Elles héritaient équitablement et avaient le droit de propriété de façon indépendante. Les femmes mariées ne se soumettaient pas au contrôle de leurs maris. Elles avaient le droit de divorcer et de recevoir un soutien après leur divorce… Elles prêtaient de l’argent et commandaient des barges. Elles servaient comme prêtresses dans les temples locaux. Elles faisaient des procès et embauchaient des joueurs de flûte. En tant que femmes, veuves ou divorcées, elles étaient propriétaires de vignobles, champs de papyrus, bateaux, parfumeries, équipement minier, esclaves, maisons, chameaux. Jusqu’au tiers de l’Egypte ptolémaïque a pu être dans les mains de femmes. »
Elle sort d’un sac pour rencontrer César
Il faut se représenter le monde occidental à l’époque de Cléopâtre. Rome avance partout, conquiert, écrase tout souverain qui ose faire preuve d’un peu de puissance. Le seul royaume encore indépendant dans le pourtour méditerranéen, c’est l’Egypte. L’Egypte, alors un grenier à blé – qui deviendra celui de l’Empire romain – a plus ou moins acheté cette indépendance sous Ptolémée XII, le père de Cléopâtre. Lorsqu’elle accède au trône, à 18 ans, co-pharaon avec son frère Ptolémée XIII qui devient son rival, elle ne peut pas avoir ignoré que la puissance de Rome et son appétit de conquêtes figuraient au premier plan des préoccupations internationales de son pays. Et qu’elle doit trouver un moyen sinon de vaincre Rome, du moins de l’apprivoiser.
C’est dans ce contexte que se déroule la fameuse scène « du tapis » : on est en pleine guerres civiles, au pluriel. César et Pompée d’un côté, Cléopâtre et son frère-époux Ptolémée XIII de l’autre. Fuyant après sa défaite à Pharsale (Grèce), Pompée est assassiné à son arrivée en Egypte sur ordre de l’entourage de Ptolémée, au grand désarroi de César. Alors qu’il poursuit les dernières troupes de Pompée, César décide de jouer les arbitres dans la querelle égyptienne et invite frère et sœur à une conférence pour régler leurs problèmes. Ptolémée XIII s’arrange pour en interdire l’entrée à sa sœur. Pour passer outre, celle-ci décide de se faire livrer incognito à César enroulée dans un tapis selon la légende – plus probablement dans un sac de toile grossière pour passer inaperçue.
On ne sait pas dans quel état elle en est sortie, sûrement passablement ébouriffée. Mais le résultat, que ce soit à cause de sa personnalité rayonnante ou de l’assassinat de Pompée par le camp de Ptolémée – qui avait choqué César – est que ce dernier prend parti pour Cléopâtre. Et en tombe amoureux.
César étant toujours un brillant stratège, il parvient à prendre le dessus sur ses opposants. Mais il est assassiné à Rome alors que la reine d’Egypte y séjourne. Elle rejoint Alexandrie et doit gérer son royaume au travers de plusieurs crises – dont une climatique. Elle se trouve aussi prise dans les guerres civiles romaines, avec les héritiers de César d’un côté, ses assassins de l’autre. Elle poursuit cependant ses efforts pour faire reconnaître leur fils – surnommé Césarion – comme son héritier légitime, mais César a déjà un héritier même s’il n’est que son fils adoptif : son petit-neveu Octave, que l’on appellera plus tard Auguste.
Les deux grandes racines de la défaite de Cléopâtre sont sans doute là : l’appétit de puissance de Rome et le désir d’un homme de succéder à celui qui était à deux pas du trône et ne l’a pas pris. Octave ne pouvait pas s’allier à Cléopâtre parce qu’ils étaient des ennemis naturels dans la succession de César. Et Rome ne pouvait pas ne pas conquérir l’Egypte. Elle pouvait cependant échouer, et Cléopâtre s’est employée à cela, avec l’aide de Marc Antoine.
Le rêve d’un empireoriental
La République romaine mourante attendait son maître. La mort de César porte au pouvoir un triumvirat désireux de poursuivre et châtier ses assassins, mais c’est bien là leur seul point commun. Octave a l’Occident, Antoine l’Orient – dont l’Egypte – et le troisième homme, Lépide, contrôle la province d’Afrique – peu ou prou l’actuel Maghreb. Comme tout triumvirat, il finit par éclater après la défaite des derniers meurtriers de César. Lépide est mis hors-jeu, et le conflit entre Octave et Marc Antoine peut éclater au grand jour.
Cléopâtre fait de nouveau preuve de son sens politique et du décorum : sa première rencontre avec Marc Antoine, en réponse tardive à ses multiples convocations, se fait sur une barge richement parée, où elle déploie un mélange de charme et de diplomatie. Antoine est conquis. Malgré les fréquents allers-retours de ce dernier à Rome et des triangles amoureux avec Octavia, demi-sœur d’Octave et épouse officielle d’Antoine (du moins jusqu’à ce que le conflit ouvert éclate avec Octave) la liaison entre les deux amants se poursuit. Ils finissent par former un couple de pouvoir qui organise l’est méditerranéen, planifiant un empire du Levant qui pourrait contrecarrer la puissance de Rome.
On retrouve ce dessein dans les Donations d’Alexandrie, un plan de partage de ce monde oriental (y compris de territoires restant à conquérir) entre les héritiers d’Antoine et Cléopâtre : Césarion, fils de César, et leurs trois enfants communs – les jumeaux Cléopâtre Sélène, Alexandre Hélios, et le plus jeune, Ptolémée Philadelphe. Comme certains de ces territoires font partie de la République romaine, le Sénat s’y oppose, tout naturellement. C’est le dernier casus belli entre Octave et Antoine… Mais Cléopâtre n’est pas au second plan dans ces manœuvres politico-militaires, bien au contraire.
La guerre perdue… à cause du climat et des eaux-mortes ?
On ne peut en aucun cas résumer l’action de Cléopâtre à l’aune de la politique colonisatrice de Rome. Elle a été avant tout une souveraine compétente et compatissante pour son peuple, même lorsque le climat s’en est mêlé. Joseph McConnell, de l’université de Reno, et ses collègues ont en effet émis une théorie surprenante : l’éruption d’un volcan sur l’île d’Okmok (Alaska) en 43 avant notre ère aurait modifié le climat de l’hémisphère nord et eu des conséquences dramatiques en Egypte. La crue du Nil, dont dépendait l’agriculture du pays, en a été modifiée durant plusieurs années, entraînant famines et maladies.
Cléopâtre géra de son mieux la crise, ouvrant les greniers à blé royaux pour nourrir ses habitants, dévaluant la monnaie… Mais les années - 43 et - 42 auraient été « parmi les plus froides des récents millénaires ». Une décennie entière de mauvaises récoltes et d’épidémies aurait ainsi affaibli le royaume de Cléopâtre au moment où, à l’extérieur, elle et Marc Antoine avaient le plus besoin de ressources.
Les rêves de puissance de Cléopâtre et Antoine s’écroulent en une bataille, dans la baie d’Actium (au nord-ouest de la Grèce actuelle), le 2 septembre de l’an - 31. Leurs flottes combinées subissent en effet une cuisante défaite face aux navires d’Octave. Les bâtiments de ce dernier, plus légers mais plus nombreux, l’ont emporté sur les puissantes galères de ses adversaires. Erreurs stratégiques ? Incompréhensions entre la flotte romaine d’Antoine et la flotte égyptienne ? Beaucoup d’analyses stratégiques ont été émises a posteriori sur la bataille.
Il est même possible que la défaite de leurs troupes ait été dues à un phénomène aquatique particulier : les eaux-mortes. Selon une étude menée par le CNRS, « la variation de la vitesse des bateaux piégés en eaux-mortes est due à des ondes qui agissent comme un tapis roulant bosselé sur lequel les navires se déplacent d’avant en arrière ». Cela pourrait expliquer certains comportements de la flotte égyptienne et sa défaite face à Octave.
Quelques mois plus tard, alors que tout semble déjà perdu et qu’Antoine tente encore de négocier une issue honorable, il montre à quel point il tient à son amante : « Montrant un amour désintéressé pour Cléopâtre, il propose même de se tuer lui-même si cela signifiait que Cléopâtre soit sauvée. Octave ne donna aucune réponse », raconte Diana Preston dans son « Cléopâtre et Antoine ». La suite est inévitable. Octave envahit l’Egypte. Antoine et Cléopâtre se donnent la mort.
On a tout dit sur le suicide de Marc Antoine, se jetant sur sa propre épée, agonisant dans les bras d’une Cléopâtre qu’il avait crue morte dans une scène digne de « Roméo et Juliette ». On a aussi beaucoup écrit sur les poisons que la reine aurait fait tester sur des esclaves avant de choisir le moins douloureux – la peu plausible vipère aspic et son venin fulgurant. Certains ont aussi suggéré que Cléopâtre avait plutôt été assassinée sur ordre d’Octave et que le suicide aurait été une opération de relations publiques. Qu’y a-t-il de vrai et d’imaginaire dans tout cela ? Nous n’en saurons rien.
L’héritage de Cléopâtre
Hormis la légende, que reste-t-il de Cléopâtre ? Son tombeau – et celui de Marc Antoine – n’a pas encore été retrouvé. Les textes anciens le situent dans les environs d’Alexandrie. Certains archéologues, professionnels et amateurs, en on fait l’objectif d’une vie, telle la docteure Kathleen Martinez qui, aux dernières nouvelles, fouillait le site de Taposiris Magna, à une cinquantaine de kilomètres au sud-ouest d’Alexandrie. Mais la plupart des archéologues pensent qu’il se trouve désormais sous les eaux, avec la plus grande partie de la ville antique d’Alexandrie, submergée à la fois par les tremblements de terre et la montée du niveau de la mer.
L’héritage qui n’a pas été entièrement accaparé par les Romains, ce sont ses enfants. Si Césarion a été tué, probablement sur ordre d’Auguste, les trois autres, ceux qu’elle a eus avec Marc Antoine, ont peut-être survécu. Cléopâtre Sélène, sa fille, a été élevée par Octavia, la sœur d’Auguste et ex-femme de Marc Antoine. Elle a été ensuite mariée à Juba II, roi de Numidie. Auguste leur a reconnu conjointement la souveraineté sur la Maurétanie (une partie de l’actuel Maghreb), et Sélène a eu la réputation d’une reine bonne et juste. Leurs descendants se seraient liés par mariage à de multiples reprises avec la noblesse romaine.
Son jumeau Alexandre Hélios aurait, lui aussi, été épargné, de même que le plus jeune fils, Ptolémée Philadelphe. S’ils ont survécu, ils ont pu être élevés avec leur sœur et peut-être l’ont-ils accompagnée en Maurétanie. Mais nous n’avons aucune certitude.
« Déviante, socialement dérangeante »
Il faut cependant être conscients qu’aucun texte ou compte-rendu contemporain de Cléopâtre n’a été retrouvé – et encore moins venant de son propre camp. Les seuls récits proviennent d’historiens qui ont vécu au moins un siècle plus tard, influencés sinon dictés par la volonté des empereurs, Auguste au premier plan. Le rouleau compresseur culturel et historique de 400 ans de monde romain a décidé de l’image de certains personnages du passé qui n’étaient pas du bon côté de Rome. Les vaincus, comme les Gaulois. Ou Cléopâtre et Marc Antoine.
Le personnage de Cléopâtre a donc été façonné par ses vainqueurs, qui avaient tout intérêt à la mettre au rang de puissance malfaisante pour magnifier leur propre victoire et la grandeur de la civilisation romaine. En plus, elle avait l’infortune d’être une femme, ce qui lui a valu une réputation de séductrice impitoyable, de sorcière tentatrice et autres épithètes issus d’une histoire écrite par des hommes.
Le reste est à l’avenant : de l’Antiquité à Hollywood en passant par Shakespeare, c’est une Cléopâtre imaginaire qui s’est ancrée dans les esprits et a sublimé un portrait frisant la caricature. Comme le résume Stacy Schiff :
« Cléopâtre semble la création commune de propagandistes romains et de metteurs en scène hollywoodiens. »
« Elle souffre d’avoir séduit deux des plus grands hommes de son temps alors que son crime était en fait d’avoir scellé les mêmes partenariats dont profitait chaque homme au pouvoir », analyse l’autrice. « Qu’elle le fasse à l’envers et sous son propre nom la rendait déviante, socialement dérangeante, une femme contre nature. Il ne lui reste qu’à mettre une étiquette vintage sur quelque chose dont nous avons toujours connu l’existence : une puissante sexualité féminine. » A-t-elle été amoureuse des grands hommes qu’elle a séduits ? « On ne sait pas si Cléopâtre a aimé Antoine ou César, mais nous savons qu’elle a fait en sorte que chacun d’eux fasse ses quatre volontés », répond Stacy Schiff.
Dans l’histoire de Cléopâtre, il faut donc savoir lire entre les lignes et le non-écrit semble nous raconter la vie d’une souveraine brillante qui a utilisé tous ses pouvoirs de séduction et de persuasion pour préserver à tout prix la grandeur de son pays et le protéger contre la convoitise romaine. Qu’elle ait échoué dans cette opération ne diminue en rien son mérite.
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