Avec Désobéir en guerre d’Algérie. La crise de l’autorité dans l’armée française, et à travers les traces laissées dans les archives des tribunaux, Marius Loris Rodionoff passe en revue les différentes formes de la désobéissance de soldats réfractaires de l’armée française en Algérie. Compte-rendu, suivi d’un entretien avec l’auteur.
Il faut parfois attendre des décennies avant de mesurer l’ampleur d’un événement et de ses effets sur une société, un pays, un État. Ce qui se passa en Afrique du Nord, et plus précisément en Algérie, de 1954 à 1962, était alors identifié par des périphrases, des expressions, choisies avec constance pour diminuer, démilitariser ce qu’il se passait de l’autre côté de la Méditerranée : « événements d’Algérie », « opérations de police », « actions de maintien de l’ordre », « opérations en Afrique du Nord » ou encore « pacification ». Tandis que les combattants du FLN n’étaient surtout pas nommés, réduits à la qualité de « suspects, terroristes, hors-la-loi ou rebelles ».
Sur le terrain, les combattants du FLN, les militaires français engagés et appelés, les insoumis pacifistes employaient, eux, les mots pour la dire, cette guerre d’Algérie qui changea radicalement l’État français. Il fallut attendre 1999 pour que l’Assemblée nationale vote la reconnaissance de cette « guerre ».
En se concentrant sur les soubresauts au sein de l’armée française durant la guerre d’Algérie, sur les désobéissances, désertions, révoltes qui agitèrent la « Grande Muette », jusqu’à une tentative de coup d’État contre le général de Gaulle, Marius Loris Rodionoff nous donne à comprendre aussi l’évolution de la France depuis les années 1960 jusqu’aujourd’hui. Son livre Désobéir en guerre d’Algérie. La crise de l’autorité dans l’armée française est issu d’une thèse soutenue en 2013, grâce à une ouverture partielle des archives de la justice militaire, à la faveur de l’arrivée au pouvoir du gouvernement Jospin. Ouverture temporaire : conservées dans une caserne de la ville de Le Blanc, une sous-préfecture de l’Indre, siège en outre d’un célèbre lycée militaire, elles sont redevenues inaccessibles pour des raisons politico-sanitaires : le bâtiment serait gangréné par l’amiante…
L’originalité de l’approche de l’auteur réside dans la mise en regard de réfractaires qui s’insurgèrent pour des choix radicalement opposés : d’un côté ceux — le plus souvent des appelés — qui refusaient de servir cette guerre, avatar de plus d’un siècle de colonisation, et une hiérarchie qui n’hésitait pas à recourir à la torture et aux assassinats. De l’autre, de petits chefs et des officiers supérieurs qui voulaient la mener jusqu’au bout, et par toutes les méthodes, décidés qu’ils étaient à garder la mainmise de la France sur l’Algérie. Dans les deux camps se trouvaient des soldats passés par la résistance, une constatation perturbante parmi d’autres.
Cette autre guerre, au sein de l’armée française, portait aussi en germe l’abandon du service militaire et l’avènement d’une armée exclusivement de métier, a priori obéissante sans réserve. Pas sûr que les citoyen·nes y aient gagné en pratique démocratique.
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Sylvie Braibant. — Vous dédiez votre livre à vos grands-parents, Andrée Tissot-Rodionoff qui vous a donné « le goût de l’histoire » et Nicolas Rodionoff « qui réussit à ne pas partir en Algérie ». Est-ce cela qui vous a mené vers l’étude de la guerre d’Algérie ?
Marius Loris Rodionoff. — En 1960, mon grand-père terminait ses études et il ne voulait pas partir en Algérie. C’était la fin de la guerre, mais en 1961-1962, et jusqu’en 1964, on continuait à y envoyer des appelés, et lui ne voulait vraiment pas y aller. Alors, il a organisé, avec d’autres, des grèves de la faim, plus précisément des grèves de réfectoire, ces grèves qui avaient lieu aussi bien en Algérie qu’en France. Il a fait ce qu’il a pu, il n’a pas été déserteur, il n’a pas été insoumis, mais il a été sanctionné. Il a quand même réussi à ne pas partir, à rester dans sa caserne en France, grâce à un acte de désobéissance.
Mon intérêt pour l’Algérie passe par le lycée Buffon, dans le XVe arrondissement de Paris, grâce à Claude Basuyau, un professeur d’histoire, à la retraite aujourd’hui, qui recueillait, avec ses élèves la parole de témoins, d’abord de déportés revenus d’Auschwitz, puis quand moi je l’ai eu pour professeur, de 2002 à 2004, il faisait la même chose avec les appelés du contingent en Algérie. Et donc j’ai découvert la guerre d’Algérie par cette recherche orale, et aussi par des archives que nous avions consultées. Quand en 2011 je suis arrivé en master, à l’université, mon parcours a croisé celui d’une Franco-Algérienne, écrivaine, donc mon intérêt pour l’Algérie passe aussi par l’intime. Il y avait aussi une question générale, politique, qui m’intéressait : cette mémoire cachée d’un événement fondamental.
S. B. — Vous évoquez donc la « mémoire cachée » de la guerre d’Algérie. Vous citez nombre de sources militaires dans votre ouvrage ; l’accès aux archives sur cette période a donc été possible ?
M. L. R. — Au début des années 2000, avec Lionel Jospin, il y a eu une première ouverture. Elle a permis à des historiennes comme Raphaëlle Branche ou Sylvie Thénault de mener leurs travaux universitaires sur cette période, grâce à des demandes de dérogation. Cette période a duré, mais il restait des pans d’archives totalement inaccessibles, notamment du côté des archives de la justice militaire. Moi, je suis arrivé au bon moment. J’ai commencé ma thèse en 2013, nous étions alors en période d’alternance politique, et les socialistes revenaient au pouvoir. S’ouvrait la possibilité d’accéder aux archives de la justice militaire en Algérie, conservées dans une caserne à Le Blanc dans l’Indre.
Bien sûr, il faut toujours s’y prendre longtemps à l’avance, passer les obstacles des demandes, des autorisations, mais elles sont progressivement ouvertes, ce qui me permet de terminer ma thèse. Depuis, ces archives se sont refermées, avec le changement de gouvernance et la mise en œuvre en 2019 d’une interprétation beaucoup plus restrictive de l’instruction générale interministérielle (IGI) 1300 sur la protection du secret de la défense nationale), et la fermeture du bâtiment en raison de la présence d’amiante. Et en plus aujourd’hui, les archives de la défense sont en plein déménagement… Ça va devenir très compliqué de faire de la recherche en histoire militaire et sur les guerres de décolonisation.
S. B. — Est-il nécessaire de revoir, de transformer l’historiographie de la guerre d’Algérie ? L’histoire de l’armée durant cette période est-elle l’un des moyens d’y parvenir ?
M. L. R. — Il y avait eu la thèse sur La justice dans la guerre d’Algérie de Sylvie Thénault (1999), qui allait dans ce sens, puis celle de l’historienne Raphaëlle Branche, L’armée et la torture pendant la guerre d’Algérie : les soldats, leurs chefs et les violences illégales (2001), celle de Tramor Quemeneur : Une guerre sans « non » ? Insoumissions, refus d’obéissance et désertions de soldats français pendant la guerre d’Algérie : 1954-1962 (2007). À leur suite est arrivée une génération d’historiens — dont moi — intéressés à travailler sur d’autres champs, tels « la doctrine de la guerre révolutionnaire » mise en œuvre durant la guerre d’Algérie avec Denis Leroux, le rôle du « cinquième bureau », les camps de regroupement avec Fabien Sacriste, ce qui était assez nouveau.
Mais dans le même temps — celui où j’arrive —, la guerre d’Algérie est passée de mode dans le champ universitaire, au profit de la colonisation en général. J’ai soutenu en 2018 ma thèse Crises et reconfigurations de la relation d’autorité dans l’armée française au défi de la guerre d’Algérie (1954-1966), dirigée par Raphaëlle Branche, mais je n’ai toujours pas de poste universitaire en France, ce qui montre le désintérêt pour la question.
Ce qui m’a intéressé, c’est de faire une histoire sociale de la justice militaire, de comprendre de manière beaucoup plus globale ce que sont les relations d’autorité, de négociation et de résistance dans l’armée, et je me suis aussi inspiré, au-delà de la guerre d’Algérie, des recherches de ceux qui ont travaillé sur l’histoire sociale de l’armée en général et des historiens et des sociologues de l’autorité, tel Yves Cohen.
S. B. — Vous faites le parallèle entre ceux qui ont désobéi parce qu’ils étaient contre la guerre d’Algérie, et ceux qui se sont insurgés parce qu’ils étaient pour plus de guerre contre les combattants algériens…
M. L. R. — Je les distingue clairement dans le livre. Mais ce que je voulais montrer c’est la crise de l’autorité dans l’armée. Et cette crise prend des chemins différents, à l’image de la société française. Il y a ceux qui pensent que la guerre est un droit et qu’il faut aller plus loin, et ceux, à gauche, qui luttent contre cette guerre. Ces résistances ne vont pas dans le même sens, mais elles ébranlent, les unes et les autres, l’institution. C’est une réalité majeure de la guerre qui fait que cette institution, qui n’est pas un monolithe, sort très affaiblie de la guerre d’Algérie. C’est aussi une réalité, plus généralement, des mouvements sociaux : par exemple, dans celui des « Gilets jaunes », on trouvait aussi bien l’extrême gauche que l’extrême droite.
Il ne s’agit pas de mettre en équivalence — et je ne le fais pas — les actions de l’Organisation armée secrète (OAS) et celles des réfractaires. Dans cette histoire des résistances militaires durant la guerre d’Algérie, il n’y a pas que ceux du contingent, il y a aussi ceux de « l’active », etc. L’armée est le reflet de la société française, de la France coloniale, et des forces très différentes s’opposent.
S. B. — Ces multiples désobéissances, petites ou grandes, sont-elles la manifestation d’une demande de plus de liberté ou de plus d’obéissance ?
M. L. R. — C’est l’une des questions sous-jacentes au livre. Dans le chapitre consacré aux formes discrètes de désobéissance, la question qui se pose est : est-ce un vrai refus d’obéissance ou bien au contraire une manière de mieux accepter ? Une question qui reste irrésolue, mais qui semble indiquer quand même un rejet général de la discipline, même si le rejet ne va pas jusqu’à la remise en cause de la guerre parce que c’est trop risqué. Aller jusqu’à la désertion, au risque de l’emprisonnement, très peu de personnes peuvent le faire.
Mais certaines formes de désobéissance témoignent aussi d’un souhait d’être mieux ou plus commandé, c’est le paradoxe soulevé par Michel Foucault à travers plusieurs crises de désobéissance. La révolte contre un chef, c’est au cas par cas. Elle naît d’un ras-le-bol de la discipline, et aussi de la peur de se faire tuer à cause de ce chef.
S. B. — Pourquoi les combattants indépendantistes algériens et les harkis sont-ils si peu présents dans le livre ?
M. L. R. — Les tirailleurs ou les appelés algériens sont présents. J’évoque plus rapidement les « supplétifs » (les harkis), parce que d’autres travaux leur ont été consacrés, et que ce sont d’autres ressorts qui sont à l’œuvre : ils sont, par exemple, mieux payés que les soldats normaux, les appelés du contingent. Il me semble qu’ils ne sont pas soumis à la même relation contractuelle d’obéissance avec l’armée.
S. B. — À travers l’approche des soubresauts au sein de l’armée durant la guerre d’Algérie, vouliez-vous aussi montrer ses conséquences sur la société et la République françaises, jusqu’à aujourd’hui ?
M. L. R. — Ce qui est sûr, c’est qu’on vit les conséquences de la guerre d’Algérie, ne serait-ce que parce que l’avènement et les modalités de la Ve République en sont issus, tels les pouvoirs exceptionnels du président, renforcés par son élection au suffrage universel, un mode de scrutin directement lié à la guerre, puisque c’est la tentative d’assassinat de Charles de Gaulle par l’OAS en août 1962 qui le conduit à faire ce choix constitutionnel.
D’un autre côté la guerre d’Algérie a aussi provoqué une crise d’autorité générale. Les soldats qui rentraient en métropole ne supportaient plus aucun ordre, en particulier de la part des chefs, des patrons, dans les usines, les ateliers où beaucoup travaillaient. Ce n’est pas un hasard si les années 1960 sont un moment de révolte contre l’autorité, dont bien sûr celle de Mai 1968. Il y a eu aussi un grand recyclage des chefs de l’armée, dans les préfectures, dans les grandes entreprises françaises. Ainsi Marcel Bigeard, dont je parle souvent. Bigeard, c’est l’Indochine, c’est l’Algérie, et où le retrouve-t-on dans les années 1970 ? Secrétaire d’État à la défense nationale, un poste qui lui est offert en 1975 par le président Valéry Giscard d’Estaing, qui lui demande explicitement, entre autres, de lutter contre les comités de soldats1.
Et puis bien sûr, il y a la question de la mémoire de la guerre d’Algérie, en particulier pour les Algériens de France et pour leurs descendants, mais aussi pour les pieds-noirs et leurs enfants. On entre alors dans la question plus générale de la mémoire de la colonisation. Entre la France et l’Algérie, la guerre n’est pas terminée sur le plan mémoriel et elle ne le sera pas tant qu’un discours au plus haut niveau, tel celui, en juillet 1995, de Jacques Chirac sur la responsabilité de Vichy dans le génocide des juifs, ne viendra pas reconnaître cette guerre. En France, le champ politique est encore polarisé sur ce sujet, avec par exemple, un parti, le Front national (rebaptisé depuis Rassemblement national, RN,) directement issu de cette histoire. On voit aussi que la recherche sur cette guerre est encore minée en France.
S. B. — Votre livre raconte une histoire d’hommes, comme souvent quand il s’agit de l’armée. Et pourtant les femmes sont « entrées » officiellement dans l’armée en 1952.
M. L. R. — Dans les épisodes de la guerre d’Algérie que je rapporte, je ne rencontre effectivement pas de femmes. Il y a des femmes dans l’armée qui occupent divers postes, mais sur les questions d’autorité, comme elles ne sont pas dans les troupes combattantes, je ne les vois pas. Les femmes que je « rencontre » sont des Algériennes, victimes de viols dont les auteurs sont très rarement poursuivis devant la justice militaire.
S. B. — Vous évoquez un « devoir de désobéissance » à tout ordre manifestement illégal. Un principe inscrit dans la loi en 1972, puis réaffirmé par une « instruction » parue au Bulletin officiel des armées en décembre 2005. Est-ce une réponse directe, par un vrai droit, à la tentative de putsch des généraux en avril 1961 à Alger ?
M. L. R. — Il y a une querelle byzantine sur la formulation. Le fait est que finalement, pour éviter un nouveau putsch, dans le discours militaire, de Gaulle, ses ministres et chefs d’état-major ont opté pour une formulation alambiquée : il faut désobéir si on est face à des ordres illégaux, mais si l’ordre n’est pas jugé illégal, alors il ne faut pas désobéir. Et le fait que ce soit juste un texte réglementaire, et pas un devoir inscrit dans la Constitution, en atténue considérablement la portée. Par ailleurs, lorsque l’armée n’était pas seulement de métier, lorsqu’il y avait encore un contingent d’appelés, la désobéissance était encore envisageable. Avec la fin du service militaire, la possibilité d’un contre-pouvoir à l’armée de métier disparaît.
Illustration : Paris, 30 septembre 1955. Des appelés français se sont rassemblés dans l’église Saint-Séverin pour protester contre leur dép
L'Algérie est le premier — et, jusqu’à présent, le seul — pays du continent africain qui ait conquis son indépendance les armes à la main. Sept années de guerre, pendant lesquelles les « fellagha » eurent très peu d’amis ; et ceux qui se prétendaient tels prouvèrent bien souvent que cet appui n’était pas totalement désintéressé. En 1964, la charte d’Alger porte encore les traces de l’amertume ressentie :
« La guerre d’Algérie a démontré que la convergence entre mouvements révolutionnaires et entre peuples ayant un ennemi commun n’était pas automatique. » D’où la volonté d’introduire des principes nouveaux dans les relations internationales. Ils sont énoncés dans la charte : « Le développement du socialisme en Algérie est lié aux luttes des autres peuples dans le monde... Le recours à la lutte armée peut s’avérer décisif pour l’accession à la souveraineté nationale. Pour tout mouvement révolutionnaire, l’appui à cette lutte est sacré et ne saurait faire l’objet d’aucun marchandage. »
D’où la décision de donner asile et moyens de subsistance à tous les mouvements qui luttent pour l’indépendance de leur pays, contre le colonialisme, le racisme, l’impérialisme. Et le principe de base est énoncé : reconnaissance du droit des peuples à choisir leur propre destin. Lieu commun, s’il en fut, que l’on trouve dans la plupart des Constitutions et déclarations onusiennes, mais que l’Algérie a traduit dans les faits. Elle n’a cessé, depuis dix ans, d’accueillir les exilés et militants venus de tous les continents. Et les détracteurs de l’Algérie indépendante ont trouvé là toute l’eau nécessaire pour faire tourner leur moulin : « Alger la Blanche devenue Alger la Rouge », thème favori des cartiéristes, qui dénoncent à la fois ce « foyer d’infection installé à nos portes » et les « dépenses fabuleuses » que cette politique entraîne.
On a cité des chiffres : 500 000 francs par mois consacrés par le gouvernement algérien à cette aide. Nos interlocuteurs d’Alger seront aussi discrets sur le nombre des hébergés que sur les sommes attribuées. En fait, toute statistique globale est faussée par la présence de nombreux Palestiniens (on a avancé le chiffre de vingt mille) dont la situation, dans l’ensemble, est plus celle de réfugiés que de combattants : qu’on n’aille pas s’imaginer vingt mille fedayin armés jusqu’aux dents, entraînés dans des camps... La plupart des Palestiniens d’Algérie sont professeurs ou coopérants et gagnent leur vie. Ce qui ne les empêche pas de militer politiquement.
Nous n’avons donc pu dénombrer les révolutionnaires installés en Algérie. Il est, en revanche, relativement facile de faire le compte des mouvements de libération représentés ici : nous sommes arrivés à vingt-sept...
Des beaux quartiers aux caves des H.L.M.
Pour l’Algérie, cette générosité s’explique aussi par l’enthousiasme de la libération et l’euphorie des premières heures de l’indépendance : tout révolutionnaire était un « frère », chaque mouvement de libération un prolongement de la lutte algérienne. On allait faire mentir Mao Tse-toung, qui avait dit : « Un révolutionnaire est toujours seul. » L’Algérie était là pour prouver le contraire.
Entre-temps, l’Algérie est devenue une nation, avec ses intérêts particuliers, ses ambitions et ses problèmes de relations internationales. Si la présence des mouvements de libération a contribué à la dédouaner vis-à-vis de son peuple, et lui a permis de faire pièce à Nasser, aux Baas irakien et syrien, à Nkrumah, et, dernièrement, au colonel Kadhafi, dans la compétition pour le « leadership » du monde arabe-africain, cette présence est devenue parfois gênante dans les rapports avec certains pays occidentaux, dont l’aide ou les investissements sont utiles au développement de l’économie algérienne. En effet, comment le Canada peut-il investir sans réticence en Algérie, si le F.L.Q. (Front de libération du Québec), installé à Alger, accuse publiquement le gouvernement canadien de « colonialisme » et de « discrimination raciale vis-à-vis de la population francophone » et essaie d’y mobiliser des appuis à la cause du Québec libre ? Comment les Etats-Unis, désireux de rétablir des relations diplomatiques avec l’Algérie, peuvent-ils accepter sans broncher l’existence d’une « ambassade parallèle » des Noirs américains, d’où les Panthère noires dénoncent les crimes de guerre de l’impérialisme américain et la persécution des militants noirs en Amérique ? Et comment concilier le principe de non-ingérence dans les affaires intérieures d’Etats amis avec la présence sur le sol algérien de mouvements qui contestent la légitimité de la présence éthiopienne en Erythrée ou l’authenticité de l’indépendance du Tchad ? Peut-on donner asile et assistance matérielle à des hommes qui qualifient l’indépendance de la plupart des pays africains de « cadeau empoisonné » et s’organisent pour lutter les armes à la main contre le néo-colonialisme, sans violer l’accord de 1965 entre membres de l’Organisation de l’unité africaine (O.U.A.) et hypothéquer sérieusement la politique africaine de l’Algérie ?
L’Algérie ne pouvait renier sa profession de foi révolutionnaire sans perdre la face devant son propre peuple et sans ternir son image de pays progressiste « de pointe » ; mais elle pouvait moins encore donner un appui inconditionnel à tous les mouvements de libération sans risquer un isolement dangereux. Un compromis s’imposait. Il fallait nuancer l’importance reconnue aux mouvements révolutionnaires en fonction des impératifs de l’intérêt national et doser prudemment les appuis matériels et moraux. Le principe énoncé dans la charte d’Alger, selon lequel aucun mouvement de libération ne saurait faire l’objet de marchandage, allait être adapté aux réalités de la politique étrangère.
C’est ainsi que l’hospitalité algérienne a développé ses nuances et ses hiérarchies. Elles apparaissent déjà quand on cherche à situer les adresses des mouvements de libération sur le plan de la capitale : il y a ceux des beaux quartiers, ceux des banlieues ouvrières, ceux du centre, ceux de très lointaine banlieue (et ces révolutionnaires-là prennent l’autobus), ceux des villas blanches de El Biar ou d’Hydra, ceux des H.L.M., ceux des caves de H.L.M., etc. Nous en avons même découvert un qui campait dans un garage (1).
Au sommet de la hiérarchie se trouve le gouvernement révolutionnaire provisoire du Vietnam du Sud (G.R.P.). Sa représentation a rang d’ambassade et occupe dans les hauts de El Biar une villa entourée de bougainvillées. Un personnel nombreux et un policier dans une guérite témoignent du statut officiel. Ici, c’est un gouvernement ami qui est reconnu comme tel et dont les représentants se comportent en diplomates ; ce qu’ils sont effectivement : conférences de presse, cocktails d’ambassade, présence aux cérémonies officielles du gouvernement algérien, à côté des autres membres du corps diplomatique.
Le FUNK (mouvement de libération du Cambodge), dirigé par le prince Sihanouk, est lui aussi reconnu comme représentant légitime du peuple cambodgien, avec rang d’ambassade (2).
A ce niveau, l’atmosphère n’a rien de « révolutionnaire » ou de « conspiratrice » : « Monsieur l’ambassadeur par-ci, Excellence par-là... » On est pointilleux sur le protocole. Limousines avec chauffeur, drapeaux flottant sur les villas blanches.
Un autre Grand encore : la Palestine. Elle est hébergée dans un charmant hôtel particulier du centre d’Alger, tout emmitouflé de glycines. Décor qui fut somptueux, mais atmosphère des plus déprimantes. Ici sont venus échouer ceux dont le calvaire aurait pu, tout autant que l’expérience algérienne, inspirer la charte d’Alger. Un cas typique de révolutionnaires devenus monnaie d’échange. En privé, quelques-uns se défoulent, disent leur amertume : « Les pays arabes voisins nous avaient d’abord gardés dons des camps de réfugiés et utilisés comme moyen de pression, pour nous en sortir ensuite, afin de laver l’humiliation de leur propre défaite. Exaltés alors comme représentant le fer de lance de l’arabisme révolutionnaire, nous sommes devenus les instruments des intérêts contradictoires de nos protecteurs. Et lorsque nous fûmes assez forts pour voler de nos propres ailes, ils nous ont sacrifiés et abandonnés à la vengeance de Hussein de Jordanie. » Sauf peut-être dans la Chine des années 30, jamais révolutionnaires n’ont été aussi cyniquement utilisés comme objets de marchandage. Leur présence massive à Alger, si loin de leur champ de bataille, est un avertissement, un enseignement, pour tous les révolutionnaires réunis dans la capitale et qui ne mâchent pas leurs mots quand ils évoquent « le cas palestinien ».
L’attitude des Palestiniens reflète l’impasse dans laquelle ils se trouvent après tous ces avatars. Que peuvent-ils nous dire, ceux auxquels nous rendons officiellement visite ? Que les nations arabes continuent de les menacer de représailles si les différents mouvements ne se fondent pas dans une seule organisation, l’O.L.P. ? Qu’à la rivalité irako-syro-égyptienne pour le contrôle de la résistance palestinienne est venue s’ajouter celle entre la Libye et l’Algérie ? Le représentant intérimaire d’El Fath, profitant de ce que nous ne le connaissons pas de vue, joue les fantômes et, chaque fois que nous nous présentons, dit de lui-même qu’il est absent. Comment lui en vouloir quand, après notre cinquième visite, nous découvrons son identité ? Pourquoi nous fâcher quand les hommes du service de sécurité essaient de confisquer les films que nous avions tournés, où l’on montrait la villa, allant jusqu’à porter la main à leur revolver ? Ces hommes se sentent cernés d’ennemis — réels ou imaginaires — ils sont malades de méfiance.
L’ambassade du peuple noir d’Amérique
Une atmosphère assez semblable nous attend chez le quatrième Grand : la section internationale des Panthères noires. La maison qui, en l’absence d’une représentation diplomatique des Etats-Unis, fut considérée comme l’« ambassade du peuple noir d’Amérique », ressemble aujourd’hui à un camp retranché où les derniers occupants font figure d’assiégés.
Elridge Cleaver vient de se démettre de toutes les fonctions qu’il avait au sein de cette section internationale du parti fondée par lui à Alger en 1970, et ambitionne de devenir le chef d’une armée de libération du peuple afro-américain. Sa démission était devenue inévitable, du moment où ses vues radicales n’étaient plus partagées par les leaders des Panthères noires aux Etats-Unis. Huey Newton et Bobby Seale prêchent aujourd’hui la modération. Ils veulent une politisation systématique et en profondeur, et à longue durée, des masses noires et non l’action violente d’une poignée de militants coupés de la base. Ces divergences se sont propagées au sein du petit groupe — une dizaine de Panthères — restés à Alger. Elles éclatent au grand jour lorsque deux militants du mouvement détournent un avion de la Western Airlines sur la capitale algérienne, avec, pour tout bagage, une rançon de 500 000 dollars. Laquelle des deux tendances se verra-t-elle attribuer cette somme ? Qui ira la réclamer au gouvernement algérien lorsque l’avion aura atterri ? Les durs ou les modérés ? Dispute prématurée et bien inutile... Après avoir compté les billets en présence des deux pirates et d’un diplomate américain, les autorités algériennes restituaient l’argent à ceux auxquels il avait été extorqué. Une chose est d’accorder l’asile politique à des pirates de l’air réclamant le statut de réfugiés politiques, une autre de devenir complice, ou receleur.
Et, du coup, les Panthères noires se mettent à parler : ces garçons, qui avaient refusé toute interview pour éviter d’avoir à évoquer leurs divergences, se soudent comme un seul bloc devant l’absurdité de ce demi-million de dollars qui se ré-envole pour les Etats-Unis.
Sékou, au faciès de Massaï et à l’élégance recherchée, ex-pirate de l’air lui-même, est véhément : « Nos détournements d’avion ne peuvent être qualifiés d’actes criminels : ce sont des actions révolutionnaires accomplies par des révolutionnaires. Nous, les combattants afro-américains, "libérons" les avions seulement quand il nous est nécessaire de quitter le territoire des Etats-Unis, ou — comme cette fois-ci — pour réunir des fonds. Cet argent est prise de guerre, ce n’est pas un vol. Nous sommes en guerre avec Babylone » (3).
Larry Mack, qui a perdu un œil dans une bataille de rue et a, lui aussi, détourné un avion sur Cuba, profite de notre présence pour nous faire enregistrer un appel aux « hommes de gauche du monde entier ». Il leur demande de faire pression sur les gouvernements progressistes pour qu’ils ne cèdent pas à la « torsion de bras » des Etats-Unis, accompagnée de menaces pour qu’ils retirent leur appui aux mouvements de libération. « Cette pression de Washington s’exerce surtout sur l’Algérie, à l’heure actuelle : l’Amérique la menace de blocus économique et de boycottage de la port des compagnies aériennes. Nous espérons que l’Algérie et les autres pays résisteront au chantage de l’impérialisme américain. Mais, s’ils cèdent, nous, les Black Panthers, rentrerons dans la clandestinité totale et continuerons seuls notre lutte jusqu’à la victoire finale. »
Cette voix aux accents pathétiques sonne-t-elle le glas de la présence des Panthères noires à Alger ? L’Amérique obtiendra-t-elle, en échange de la reprise des relations diplomatiques, la disparition de cette « ambassade des Noirs » ? La réponse à ces questions montrera où se situe la frontière tracée par l’Algérie entre solidarité révolutionnaire et intérêts nationaux.
C’est, du moins, l’argument qu’utilisent les Panthères noires pour convaincre les autres mouvements de libération de faire simultanément pression sur le gouvernement algérien. Les autres révolutionnaires sont bien embarrassés : comment mettre le gouvernement algérien au pied du mur pour la défense d’hommes dont la représentativité reste, pour le moment du moins, à prouver ? Au niveau des Quatre Grands, la fraternité n’est pas inconditionnelle, même s’ils disent tous se battre contre le même ennemi : le capitalisme aux multiples visages — impérialiste, colonialiste, raciste, fasciste...
En tête du peloton : les rebelles de l’Afrique australe
Une certaine fraternité — ne serait-ce que dans la façon de vivre, — nous l’avons trouvée à l’autre bout de la ville, dons deux immeubles genre H.L.M. pauvre, peuplés de révolutionnaires moins prestigieux, jusqu’à présent du moins. Dans un de ces immeubles, une dizaine de mouvements de libération s’entassent, du cinquième — sans ascenseur — jusqu’à la cave. Bien que les boîtes aux lettres ne cherchent aucunement à dissimuler l’identité des occupants, nous n’en donnerons pas l’adresse : elle ne nous a pas été fournie par les autorités algériennes responsables. Cet oubli s’explique peut-être par le fait que la présence d’un certain nombre d’entre eux pose quelques problèmes à Alger : ou bien ils s’attaquent à des gouvernements avec lesquels l’Algérie entretient des rapports amicaux, ou bien ils représentent, dans le monde arabe, des tendances trop radicales pour être acceptables — ceux qui veulent « apporter Mao chez les Bédouins », comme on dit ici, — ce qui semble déplaire foncièrement à tous les régimes arabes, pour lesquels le « socialisme » doit avoir pour corollaire un retour aux sources islamiques pour s’accorder « à la spécificité arabe ».
C’est le cas du P.F.L.O.A.G., l’ex-Front du Dhofar, devenu Front de libération d’Oman et du golfe Arabique, dont les leaders n’hésitent pas à déclarer : « Si le pétrole doit être l’obstacle qui se dresse entre nous et notre indépendance, nous ferons sauter le pétrole. » Déclaration qui doit être ressentie comme parfaitement hérétique par ceux qui pensent qu’il suffit de nationaliser l’or noir pour accéder à l’indépendance réelle et totale.
Le représentant du P.F.L.O.A.G. à Alger est une sorte de révolutionnaire-modèle : réveil à six heures, lecture de la presse, traduction des dépêches, contacts permanents avec les autres mouvements de libération, diffusion des informations en provenance du Front, création de comités de soutien à l’étranger... Nous retrouvons avec amusement la vivacité, la précision, propres aux gens du Sud arabique. Issa fait du café pour tout le monde, répond au téléphone : « Bonjour, désolé, le F.U.I.E.S. vient de sortir, mais le F.L.E. sera bientôt là... Non, non, celui qui vous répond c’est le P.F.L.O.A.G. »
Joyce, jolie Afro-Américaine, épouse d’un militant du SWAPO (Mouvement de libération de la Namibie) est venue en voisine avec son petit garçon et apprend au F.L.O. la recette du poulet frit. On va chercher chez les Erythréens les deux chaises qui manquent... Nous nous trouvons pour la première fois dons une atmosphère de commune révolutionnaire telle que l’on se l’imagine au quartier Latin. Dans cette vie quasiment collective, les militants ont la possibilité d’échanger informations et idées, de comparer leurs combats.
Il y avait là, porte à porte, les Québécois du F.L.Q., deux mouvements marginaux portugais, un représentant de la « Somalie-Occidentale » et des Erythréens, qui ont la malchance de vouloir libérer leur pays de l’emprise de celui qui a précisément pour capitale la ville choisie par l’Organisation de l’unité africaine (O.U.A.), l’empereur Haïlé Sélassié. Cela pose évidemment un problème délicat.
Le SWAPO (Organisation des peuples du Sud-Ouest africain), et le ZAPU (Union du peuple africain du Zimbabwe), par contre, sont très officiellement reconnus comme mouvements de libération de la Namibie (Sud-Ouest africain) et du Zimbabwe (Rhodésie). Eux, au moins, ont le mérite de se battre contre l’ennemi déclaré de toute l’Afrique, qu’elle soit noire ou arabe : les minorités blanches, qui refusent aux majorités africaines le droit à l’autodétermination. Leurs déclarations ne risquent pas de mettre les autorités algériennes dans l’embarras, et, quand la pénurie de logements se fera moins grande à Alger, ils rejoindront sans aucun doute dans les immeubles à grand standing du centre le peloton de tête des mouvements de libération : ceux qui se battent contre le colonialisme portugais et contre l’Afrique du Sud.
La bénédiction de l’ONU
Ceux-là se nomment P.A.I.G.C. (parti africain de l’indépendance de la Guinée et du Cap-Vert), M.P.L.A. (Mouvement populaire pour la libération de l’Angola), FRELIMO (Front de libération du Mozambique), et A.N.C. (Congrès national africain, d’Afrique du Sud). Ce dernier étant le doyen : son action a commencé en 1912 déjà, par des méthodes pacifistes à la Gandhi, avec si peu d’agressivité qu’un de ses présidents, Albert Luthuli, a reçu en 1961 le prix Nobel de la paix.
Avec ces mouvements, nous sommes en pleine « légalité internationale » : les régimes contre lesquels ils s’insurgent ont été condamnés par les Nations unies. L’Assemblée générale de l’ONU a recommandé à ses membres de reconnaître la légitimité de leur lutte armée et de leur prêter assistance matérielle et morale. Elle a également enjoint à ses membres de rompre les relations diplomatiques, économiques et militaires avec le gouvernement de Pretoria. Devant la passivité avec laquelle ces recommandations ont été reçues, par les puissances européennes en particulier, le Conseil de sécurité est intervenu pour recommander l’arrêt des livraisons d’armes à l’Afrique du Sud, armes qu’elle n’utilise pas seulement Contre les populations noires, mais peut, le cas échéant, être amenée à employer dans une intervention en Angola ou au Mozambique, si les mouvements de libération y remportent des succès décisifs. Pretoria a, en effet, fait savoir qu’elle considère les frontières septentrionales des colonies portugaises comme les siennes propres et les défendra si besoin est.
Mais, de même que la majorité des membres de l’ONU, qui souscrivent solennellement au droit des peuples à l’autodétermination, continuent de soutenir les régimes qui violent ce droit, les chefs d’Etat africains ont tendance à se souvenir de existence des mouvements de libération seulement quand cela les arrange : pour proclamer leur foi dans la solidarité africaine pendant les campagnes électorales ou lorsqu’il s’agit de surenchérir sur un collègue qui a su se poser en champion de ces mouvements pour se parer de prestige.
Nous avons eu la chance de mener notre enquête à un moment animé : avant, pendant et après la conférence « au sommet » de l’O.U.A., qui s’est tenue en juin à Rabat. Les représentants des mouvements africains y étaient invités. Nous avons pu comparer leurs colères et leurs satisfactions d’« avant » à celles d’« après », entendre au jour le jour l’écho de leurs rivalités et des manœuvres de couloir qui alimentaient toutes les conversations des milieux politiques de la ville.
Par certains côtés, l’impression qui s’en dégageait devait être comme « du miel et du lait » pour les dirigeants de Lisbonne et de Pretoria. En effet, obligés de se soumettre à l’autorité collective d’une Afrique désunie afin d’obtenir des subventions, les mouvements de libération africains sont, en fait, les prisonniers et les victimes s contradictions qui déchirent ce continent.
Lorsqu’il s’agit, par exemple, de définir une stratégie globale pour achever la libération de l’Afrique, la masse des intérêts particuliers pèse plus lourd que l’objectif à atteindre. En ce qui concerne cette stratégie, deux théories, actuellement, s’affrontent : l’une, dite des « corridors », des semble pour le moment convenir à la plupart des Etats. Elle repose sur la constatation que l’ennemi le plus difficile à mettre à genoux sera l’Afrique du Sud, et en déduit qu’il convient de l’attaquer en dernier. En attendant, il faudra évincer le plus faible, le Portugal en l’occurrence, et fournir ainsi aux révolutionnaires sud-africains les bases d’appui et les « sanctuaires » qui leur permettront de se lancer à l’assaut final contre Pretoria.
Une stratégie contestable
Quelques esprits réalistes — ceux de l’A.N.C. en tête — répliquent que cette tactique est erronée : jamais l’Afrique du Sud ne tolérera que les colonies portugaises se muent en nations africaines hostiles à son régime. En admettant que le Portugal s’avère impuissant à contrôler la situation, Pretoria soutiendra les colons blancs, leur pour faire massif de ses troupes s’il le faut, pour faire du Mozambique et de l’Angola autant de nouvelle Rhodésies. Dans ces deux colonies Portugaises d’ailleurs, les colons ne manquent pas qui préféreraient cette indépendance-là à la dépendance actuelle d’une métropole où l’opposition marque des points, depuis la mort de Salazar.
Cette analyse mène les adversaires de la théorie des « corridors » à la conclusion qu’il faut, frapper partout à la fois et que les coups les plus forts doivent être portés en Afrique du Sud. En effet, en fournissant à l’A.N.C. les moyens de déclencher la lutte armée, en lui permettant de laisser exploser la violence révolutionnaire au cœur même de la forteresse ennemie, l’O.U.A. mettrait l’Afrique du Sud dans l’impossibilité, selon eux, d’intervenir massivement dans les colonies portugaises. Selon eux, encore, l’Afrique australe tout entière devrait bouger en même temps, sinon l’ennemi aurait tout loisir d’écraser une à une les révoltes africaines et de forger un bloc sans faille d’Etats gouvernés par les colons blancs, un bloc qui aurait pour frontières celles de la Tanzanie et du Zaïre.
Officiellement, l’O.U.A. n’a pas tranché. Mais le fait que l’aide matérielle accordée par le comité de libération aux mouvements des colonies portugaises dépasse de beaucoup celle consentie aux autres mouvements africains, indique clairement son choix.
Ce choix est apparemment justifié par l’étendue des zones libérées et l’ampleur de la lutte armée qui prévalent dans les colonies portugaises. Mais peut-on établir des critères en fonction de régions dissemblables à l’extrême et comparer des formes de lutte incomparables ? En Guinée-Bissau, par exemple, colonie d’encadrement et d’exploitation, ayant une poignée de colons seulement, il a été relativement facile de « libérer » des territoires à faible densité de population, dans lesquels le colonisateur n’avait pour ainsi dire jamais mis les pieds. Cela fait des années que le P.A.I.G.C. contrôle ainsi les deux tiers du territoire sans avoir étendu son domaine d’un pouce. Les villes continuent de lui échapper.
Au Mozambique et en Angola, ce sont également des régions de brousse éloignées des centres, démographiquement peu importantes, qui ont pu être libérées.
En Afrique du Sud, en revanche, le haut degré d’industrialisation et de concentration des masses africaines autour des centres urbains pose des problèmes de tout autre nature et permet, le cas échéant, de porter des coups bien plus décisifs que ne peut le faire un groupe de maquisards en action aux frontières du pays, parmi des populations restées étrangères à un système de production national.
Certains observateurs et théoriciens de la lutte armée pensent d’ailleurs que c’est ce sous-peuplement des colonies portugaises qui rend impossible toute perspective de victoire militaire des maquisards sur le Portugal. Ils ne pourront jamais aligner une quantité suffisante d’hommes au moment des batailles décisives. Sans leurs réserves en hommes, l’Algérie n’aurait pu gagner la guerre, ni le Vietnam résister comme il l’a fait jusqu’à présent.
L’O.U.A. continue néanmoins à mesurer son aide en fonction de ces critères de « zones libérées » — même après la conférence de Rabat, où ces thèses ont été vivement mises en question. Et là, une fois encore, la solidarité des révolutionnaires n’a pas joué, l’intérêt immédiat des bénéficiaires l’emportant sur leur adhésion à une stratégie globale.
Le capitalisme international, ennemi n° 1
A Alger, les révolutionnaires s’interrogent : pourquoi tant d’Etats africains ont-ils soutenu une thèse qui, de toute évidence, ne peut que reculer les perspectives de victoire totale, sinon les anéantir ? La plupart des militants admettent en général que la stratégie des « corridors » n’est qu’une manœuvre destinée à maintenir les mouvements de libération dans leur stagnation actuelle, ou même à les acculer à la défaite. Ils en sont arrivés à la conclusion que l’écrasante majorité des chefs d’Etat africains ne souhaitent au fond pas la disparition des régimes d’Afrique du Sud, de Rhodésie et des colonies portugaises, dont la stabilité semble être le garant de leur propre sécurité.
En effet, au cours des années de lutte, les militants africains se sont idéologiquement radicalisés, au point que la plupart d’entre eux ne se battent plus pour ce qu’ils nomment l’indépendance formelle, mais pour donner à cette indépendance un contenu socialiste.
« L’ennemi — nous ont-ils dit — est partout le même : le capitalisme. En Afrique australe, il exerce brutalement sa domination, par le truchement de régimes racistes et coloniaux, tandis que dans la majorité des autres Etats africains, il s’accommode fort bien d’une indépendance apparente. Pretoria et Lisbonne sont les alliés objectifs de tous les Etats africains, dont le système capitaliste est fondamentalement le même. Voilà pourquoi l’O.U.A. se voit obligée de freiner les mouvements de libération, et la récente création de hauts commandements militaires régionaux n’est qu’un moyen supplémentaire de les contrôler. »
Les bruyantes professions de foi progressistes et anti-impérialistes, ou anticolonialistes, de nombreux chefs d’Etat ne seraient que le voile de fumée destiné à masquer une manœuvre, et à tromper les populations que l’on apaise par cette apparence de progressisme.
Si les mouvements de libération des colonies portugaises se sont prêtés à ce jeu, on peut en conclure que, actuellement, les tendances modérées l’emportent sur les radicales. Ce virage se manifeste de la façon la plus visible dans le cas du P.A.I.G.C. de Guinée-Bissau. Son leader, Amilcar Cabral, s’est fait la réputation d’un des plus brillants théoriciens révolutionnaires du tiers-monde. Nous sommes d’autant plus surpris de constater la modération de son représentant à Alger, qui va jusqu’à dire que l’indépendance économique, « c’est un objectif bien lointain auquel ils n’aspirent pas tout de suite, que tout ce qu’ils réclament, c’est la souveraineté nationale qui leur permettrait de faire entendre leur voix dans le concert des nations et de participer au progrès. »
Et les révolutionnaires d’Alger comprennent de leur côté pourquoi à Rabat, où il était leur porte-parole, il n’avait pas sauté sur l’occasion, offerte par Hassan II, de faire siéger les dirigeants des mouvements de libération aux côtés des chefs d’Etat, et à égalité avec eux. Une fois son gouvernement formé, Cabral siégera d’office parmi les chefs d’Etat.
Si le P.A.I.G.C. a contribué activement à orienter l’O.U.A. vers la modération, le M.P.L.A. d’Angola est manifestement la victime de cette orientation nouvelle : sous peine de se voir retirer l’aide matérielle fournie par l’organisation, il a dû accepter de former un front commun avec le G.R.A.E. (Gouvernement de la révolution angolaise en exil), mouvement angolais rival, expulsé il n’y a pas longtemps d’Alger comme l’« émanation de la C.I.A. et l’instrument de l’impérialisme ».
Le M.P.L.A. se voulant révolutionnaire et progressiste, et le G.R.A.E. étant le poulain du président Mobutu, la nature des pressions exercées semble, aux yeux des révolutionnaires, parfaitement claire.
A Alger, l’amertume était à son comble. Loin d’être seuls, comme le dit Mao Tse-toung, les révolutionnaires sont trop sollicités, entourés et encadrés, et à la merci de ceux qui les aident, rarement libres en tout cas de décider eux-mêmes pour eux-mêmes. Certains de ceux que nous avons rencontrés en pleuraient.
Entre la Chine et l’U.R.S.S.
Ils devraient être endurcis, pourtant, après les coups que leur a portés l’antagonisme sino-soviétique. Au plus aigu de leur conflit, la Russie et la Chine exigeaient de chaque mouvement, en échange du soutien apporté, une dénonciation en bonne et due forme de l’autre « Grand ». Une seule chose comptait pour ces deux géants : mobiliser un maximum de supporters pour leur thèse dans les conférences internationales du tiers-monde, U.R.S.S. et Chine n’hésitaient pas à reconnaitre la représentation d’organisations ouvertement réactionnaires, pour réunir un maximum d’adhérents.
Entre-temps, les choses se sont améliorées. Elles se sont même inversées : il suffit aujourd’hui qu’un mouvement de libération inféodé aux Soviétiques se rapproche de la Chine pour provoquer une plus grande sollicitude de la part de l’U.R.S.S., et vice-versa. De la concurrence à mort, on en est arrivé à la surenchère, ce qui est moins nuisible aux mouvements de libération et élargit leur liberté de manœuvre.
Nous n’avons rencontré à Alger qu’un seul mouvement qui puisse se permettre de ne tenir compte d’aucune de ces entraves : le FROLINAT (Front de libération nationale du Tchad), dont Mokhtar, le jeune représentant, nous dit candidement : « Nous ne sommes pas en guerre avec la France, mais la France, elle, est en guerre avec nous. » Ce qui est la manière la plus cursive de résumer la situation née des accords de coopération franco-tchadiens, qui apportent une caution « légitime » à l’intervention des troupes françaises contre les combattants du FROLINAT. Ce mouvement n’est ni reconnu par l’O.U.A., ni soutenu par les pays du camp socialiste : d’un côté, il se bat contre un gouvernement membre de l’O.U.A., de l’autre, il n’a jamais prétendu être marxiste.
Paradoxalement, c’est l’hostilité générale qui lui permet une liberté de manœuvre et d’expression sans égales. Nous pouvons donc citer le Dr Aba Siddik, secrétaire général du FROLINAT, sans l’exposer à des sanctions (d’autant qu’il ne met en cause ni l’Algérie qui le tolère, ni la Libye qui l’héberge). Pour expliquer l’hostilité de la plupart des Etats africains à l’égard du Front, il dit :
« Le FROLINAT est un très mouvais exemple : ce n’est pas un mouvement de libération luttant contre une forme classique de la colonisation, car il ne s’agit pas de chasser la France ou de chasser une population européenne quelconque du Tchad. Le FROLINAT s’attaque à un pouvoir mis en place par l’ancienne puissance coloniale et qui défend les intérêts, d’une manière subtile, de cette puissance coloniale. Or si l’on voit ce qui se passe en Afrique, nos voisins et autres Etats sont des copies conformes du Tchad que nous combattons. Je ne veux pas dire que tous ces Etats-là sont contre nous, mais nous n’avons pas réussi à susciter auprès de la plupart d’entre eux de la sympathie, ou bien une "atmosphère de fraternité", comme on dit communément en Afrique. »
Lorsque nous lui demandons s’il ne craint pas une intervention de la port de certains de ces pays africains, au cas où le FROLINAT remporterait des succès spectaculaires, il répond : « Ce n’est pas l’envie qui leur manque, mais ce sont les moyens. S’ils en avaient les moyens, ils seraient déjà intervenus. »
A propos de l’idéologie qui est à la base de : son mouvement : « Vous voulez, n’est-ce pas, que j’ajoute un "isme" de plus à tous les "ismes" qui existent ? Evidemment, pour ne pas détonner sur mes confrères, mes camarades en révolution, je dirai que le Tchad de demain sera socialiste. Mais je pense que l’essentiel, ce n’est pas de parler de socialisme : il y en a tellement. Il y a même te socialisme bouddhiste, je crois. L’essentiel, pour nous, c’est d’être maître de son pays et de son économie, de façon que la masse des déshérités puisse en profiter. »
Quand nous faisons allusion à la théorie des zones libérées, si chère à l’O.U.A., le Dr Siddik confirme l’originalité de sa position : « Habituellement, lorsque la presse prend contact avec les mouvements de libération nationale, la question classique que l’on pose est celle-ci : “Quelle est l’étendue de vos zones libérées ?” Quant à nous, nous sommes contre la conception dite des zones libérées, pour la bonne raison que cela pourrait nous imposer trop de charges. Pour nous, ce qui importe, c’est le contrôle politique de la population. Au lieu des lourdes charges d’une administration relevant d’une zone libérée, la population est facilement contrôlée lorsqu’on résout immédiatement un problème qui lui tient à cœur. Nos comités de soutien ont la tâche facile. D’abord, la population est favorablement disposée, parce que “y’en a marre”, comme on dit. Les gens sont plutôt entraînés par ce que les théoriciens appellent les “motivations subjectives”. Les gens ne peuvent comprendre les motivations “objectives” qu’à partir des motivations subjectives. Lorsque le paysan ou l’éleveur s’engage dans les forces combattantes, il ne le fait pas parce qu’il gagne peu, il ne le fait pas parce que son pays n’est pas mis en valeur, il le fait d’abord parce qu’on l’a dérangé dons ses habitudes (4), on l’a humilié, on l’a mis dans un cul-de-sac moral, et ce n’est qu’à partir de ce moment-là que se révèlent les motivations concrètes qui sont dues ou à l’existence de la lutte armée, ou aux difficultés mêmes de cette lutte armée. »
Le Dr Siddik regrette de ne pas pouvoir nous montrer le trophée qu’il a laissé à Tripoli. Un militant du FROLINAT l’aurait dérobé pour lui dans la maison du général Cortadellas. L’objet symbolise la cruauté de la lutte : c’est un porte-clé dont la breloque est une oreille tannée, celle d’un combattant du FROLINAT.
Si l’on était tenté d’évaluer l’échelon hiérarchique sur lequel le gouvernement algérien a placé le FROLINAT, en utilisant le critère du standing de l’habitat, il ne serait pas très haut : le représentant du Front doit se contenter d’un sous-sol dans un H.L.M. éloigné et, lors de ses passages à Alger, le Dr Siddik descend dans un hôtel de second ordre. Mais, en vérité, il est tout à l’honneur du gouvernement algérien d’accorder son hospitalité « révolutionnaire » même à un mouvement mis au ban de l’O.U.A.
Des absents
Tous les mouvements de libération du monde ne sont pas à Alger, il s’en faut. Si l’on peut bien se douter des raisons pour lesquelles ni les antifranquistes, ni l’opposition grecque ne sont représentés, les révolutionnaires du Brésil, pays avec lequel l’Algérie entretient d’aussi bonnes relations qu’avec l’Espagne ou la Grèce, sont bel et bien présents. Nous les avons rencontrés, ainsi que les représentants du Front de libération du Portugal. Nous avons recueilli auprès d’eux un passionnant bilan comparé des résistances et des guérillas urbaines dans les différents pays, mais cela dépasserait le cadre de cet article, de même que la dénonciation du tourisme allemand-néo-colonial par le mouvement de libération de l’archipel canarien.
En partant pour Alger, nous avions établi, dans nos hypothèses de travail, une hiérarchie des mouvements de libération, basée sur la « justesse » plus ou moins évidente de leur cause. En tête venaient les victimes du colonialisme (colonies portugaises) et, tout de suite après, celles de l’apartheid (Afrique du Sud, Namibie, Rhodésie), ensuite celles d’une agression impérialiste (Vietnam, Cambodge), puis les minorités opprimées ou victimes de discriminations culturelles et économiques, comme les Québécois, les Basques — que nous avons aussi trouvés là, d’ailleurs — et, enfin, les victimes de dictatures militaires de style fasciste (Brésil, Portugal, Espagne, Grèce, etc.), mais, comme toutes les hypothèses de travail, celle-ci s’est modifiée en cours de route. Les révolutionnaires que nous avons rencontrés l’ont trouvée sommaire, et surtout de nature à déboucher sur des conclusions erronées. Ils nous ont dit : « Si les différents visages pris par l’injustice, l’oppression et l’exploitation nous obligent à concevoir différentes formes de lutte, il ne faut pas perdre de vue une chose : c’est que l’ennemi que nous combattons est partout le même : le capitalisme international. »
Claude Deffarge
Journaliste au magazine ouest-allemand Stern.
Gordian Troeller
Journaliste au magazine ouest-allemand Stern. Il est décédé en 2003.
(1) Un militant — fort bien logé — devant lequel nous faisions allusion à cette hiérarchie, l’a contestée : elle serait due au hasard et surtout à la date d’installation, le problème du logement s’étant considérablement aggravé depuis quelques années.
(2) FUNK : Front de l’unlté nationale khmère. Le cas de l’ambassade du Cambodge est particulier : au moment de l’éviction de Norodom Sihanouk, le gouvernement algérien n’ayant pas reconnu le gouvernement de Lon Nol. les représentants du Cambodge à Alger sont restés en place, mais au lieu du régime de Phnom-Penh, Ils continuent de représenter celui, en exil, de Sihanouk, et le FUNK qu’il dirige.
(3) « Babylone » : terme employé par les Panthères noires pour parler des Etats-Unis.
(4) Par « dérangé dans ses habitudes ». le Dr Siddik fait allusion au travail forcé des planteurs de coton qui ne pratiquent pas cette culture te leur plein gré.
Le médecin anesthésiste-réanimateur Raphaël Pitti raconte « le désastre humanitaire » dont il a été témoin lors d’une récente mission médicale dans la bande de Gaza. Il décrit des conditions de vie très difficiles avec une population entassée qui peine à recevoir des soins adéquats et appelle à un cessez-le-feu immédiat.
Il était plus facile il y a quelques décennies de critiquer en France la politique de Tel-Aviv qu’aujourd’hui. Les analyses de Raymond Aron, chroniqueur à L’Express et au Figaro, incisives et dénuées de tout sentimentalisme vis-à-vis de sa judaïté, tranchent avec le tropisme pro-israélien actuel des médias dominants.
Portrait daté du 17 juin 1983 du philosophe français Raymond Aron avant un débat à Draguignan. Raph GATTI/AFP
Raph GATTI/AFP
Raymond Aron est à la mode. Le penseur libéral, l’universitaire doublé d’un éditorialiste influent par ses éditoriaux dans Le Figaro puis dans L’Express, des années 1950 à 1980, a été convoqué à l’occasion du quarantième anniversaire de sa disparition par des médias de droite à la recherche des références intellectuelles qui leur manquent dans la production actuelle : « un maître pour comprendre les défis d’aujourd’hui », « un horizon intellectuel », « un libéral atypique ».
Curieusement, les prises de position les plus incisives de son œuvre journalistique, à savoir celles consacrées à Israël et à la Palestine, sont absentes des injonctions à « relire Raymond Aron ». Elles n’en restent pas moins d’une actualité brûlante.
On comprend cette gêne si on les relit, effectivement. Certaines de ces idées, exprimées dans une presse de droite par un homme de droite d’origine juive, le feraient classer en 2024 comme « antisioniste » (voire pire) par des médias et des « philosophes » de plateaux télé qui se contentent de paraphraser le narratif israélien.
C’est une véritable réflexion qui se déclenche le 27 novembre 1967, à la suite de la célèbre conférence de presse du général de Gaulle dénonçant, après la victoire éclair d’Israël et l’occupation des territoires palestiniens : « les Juifs (…) qui étaient restés ce qu’ils avaient été de tout temps, c’est-à-dire un peuple d’élite, sûr de lui-même et dominateur ». Chaque mot de cette déclaration « aberrante » choque Raymond Aron. En accusant « les Juifs » éternels et non l’État d’Israël, de Gaulle réhabilite, écrit-il, un antisémitisme bien français : « Ce style, ces adjectifs, nous les connaissons tous, ils appartiennent à Drumont, à Maurras, non pas à Hitler et aux siens ».
INTERROGATIONS SUR LE CONCEPT DE « PEUPLE JUIF »
Mais Aron, en vrai philosophe, ne saurait s’arrêter là : « Et maintenant, puisqu’il faut discuter, discutons », écrit-il dans Le Figaro. Il se lance alors dans une étude socio-historique, adossée à une auto-analyse inquiète qui n’a pas vieilli. Quel rapport entre ses origines et l’État d’Israël ? L’obligent-elles à un soutien inconditionnel ? Et d’ailleurs qu’est-ce qu’être juif ? Ces questions parfois sans réponse définitive, on les trouve dans un ouvrage qui rassemble ses articles du Figaro1 puis, plus tard, dans ses Mémoires2 publiées l’année de sa mort, en 1983, et enfin dans un livre paru récemment qui comporte, lui, tous ses éditoriaux de L’Express3. Les citations de cet article sont extraites de ces trois livres.
Et d’abord, qu’est-ce que ce « peuple » juif comme le dit le président de la République, commence par se demander Raymond Aron. Il n’existe pas comme l’entend le sens commun, répond-il, puisque « ceux qu’on appelle les Juifs ne sont pas biologiquement, pour la plupart, les descendants des tribus sémites » de la Bible. « Je ne pense pas que l’on puisse affirmer l’existence objective du "peuple juif" comme celle du peuple français. Le peuple juif existe par et pour ceux qui veulent qu’il soit, les uns pour des raisons métahistoriques, les autres pour des raisons politiques ». Sur un plan plus personnel, Aron se rapproche, sans y adhérer complètement, de la fameuse théorie de son camarade de l’École normale supérieure, Jean-Paul Sartre, qui estimait qu’on n’était juif que dans le regard des autres. L’identité n’est pas une chose en soi, estime-t-il, avec un brin de provocation :
Sociologue, je ne refuse évidemment pas les distinctions inscrites par des siècles d’histoire dans la conscience des hommes et des groupes. Je me sens moins éloigné d’un Français antisémite que d’un Juif marocain qui ne parle pas d’autre langue que l’arabe…
Mais c’est pour ajouter aussitôt : « Du jour où un souverain décrète que les Juifs dispersés forment un peuple "sûr de lui et dominateur", je n’ai pas le choix ». Cette identité en creux ne l’oblige surtout pas à soutenir une politique. Aron dénonce « les tenants de l’Algérie française ou les nostalgiques de l’expédition de Suez qui poursuivent leur guerre contre les Arabes par Israël interposé ». Il se dit également gêné par les manifestations pro-israéliennes qui ont eu lieu en France en juin 1967 : « Je n’aimais ni les bandes de jeunes qui remontaient les Champs-Élysées en criant : "Israël vaincra", ni les foules devant l’ambassade d’Israël ». Dans ses Mémoires, il va plus loin en réaffirmant son opposition à une double allégeance :
Les Juifs d’aujourd’hui ne sauraient éluder leur problème : se définir eux-mêmes Israéliens ou Français ; Juifs et Français, oui. Français et Israéliens, non – ce qui ne leur interdit pas, pour Israël, une dilection particulière.
Cette « dilection », il la ressent émotionnellement. Lui qui en 1948 considérait la création de l’État d’Israël comme un « épisode du retrait britannique » qui « n’avait pas éveillé en lui la moindre émotion », lui qui n’a « jamais été sioniste, d’abord et avant tout parce que je ne m’éprouve pas juif », se sentirait « blessé jusqu’au fond de l’âme » par la destruction d’Israël. Il confesse toutefois : « En ce sens, un Juif n’atteindra jamais à la parfaite objectivité quand il s’agit d’Israël ». Sur le fond, il continue de s’interroger. Son introspection ne le prive pas d’une critique sévère de la politique israélienne, puisqu’Aron ne se sent aucune affinité avec les gouvernements israéliens : « Je ne consens pas plus aujourd’hui qu’hier à soutenir inconditionnellement la politique de quelques hommes ».
LE REFUS D’UN SOUTIEN « INCONDITIONNEL »
Cette politique va jusqu’à le révulser. Il raconte comment il s’emporte, au cours d’un séminaire, contre un participant qui clame : « La raison du plus fort est toujours la meilleure ». Le digne professeur explose : « Contre mon habitude, je fis de la morale avec passion, avec colère. Cette formule… un Juif devrait avoir honte de la prendre à son compte ». Mais en général, le philosophe-journaliste reste attaché à une analyse froide des réalités du moment. Raymond Aron n’oublie pas qu’Israël est aussi un pion dans la géopolitique de la guerre froide : « S’il existe un "camp impérialiste" [face à l’URSS], comment nier qu’Israël en fasse partie ? » Puis : « Dans le poker de la diplomatie mondiale, comment le nier ? Israël, bon gré mal gré, est une carte américaine ».
Il pousse loin le principe de la « déontologie » intellectuelle. S’il juge qu’en 1967, Israël a été obligé d’attaquer, il peut être bon, pour le bien de la paix régionale, qu’il perde quelques batailles : « Je jugeai normale l’attaque syro-égyptienne de 1973 », écrit-il, ajoutant même : « Je me réjouis des succès remportés par les Égyptiens au cours des premiers jours », car ils permettraient au président Anour El-Sadate de faire la paix.
Mais Aron reste tout de même sceptique devant l’accord de 1978 entre Menahem Begin et Sadate à Camp David, simple « procédure » qu’il « soutient sans illusion » car il lui manque le principal : elle ne tient pas compte du problème « des colonies implantées en Cisjordanie ». En 1967 (rejoignant, cette fois, les prémonitions du général de Gaulle, dans la même conférence), il décrit l’alternative à laquelle Israël fait face : « Ou bien évacuer les territoires conquis… ou bien devenir ce que leurs ennemis depuis des années les accusent d’être, les derniers colonisateurs, la dernière vague de l’impérialisme occidental ». L’impasse est totale, selon lui : « Les deux termes semblent presque également inacceptables » pour Tel-Aviv.
Ce pessimisme foncier s’exprime dans ses articles écrits pour L’Express dans les dernières années de sa vie. En 1982, il salue la portée « symbolique » et la « diplomatie précise » de François Mitterrand, qui demande devant le parlement israélien un État pour les Palestiniens, en échange de leur reconnaissance d’Israël. Tout en restant lucide : « Mitterrand ne convaincra pas Begin, Reagan non plus ». Selon lui, écrit-il toujours en 1982, Israël n’acceptera jamais de reconnaître l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) comme seul représentant des Palestiniens. Dix ans plus tard, les accords d’Oslo connaîtront finalement l’échec que l’on sait, et Israël facilitera la montée du Hamas, dans le but d’affaiblir l’OLP.
L’invasion du Liban par Israël en 1982, le départ de Yasser Arafat et de ses combattants protégés par l’armée française donnent encore l’occasion à Raymond Aron de jouer les prophètes : même si l’OLP devient « exclusivement civile (…), d’autres groupements reprendront l’arme du terrorisme (…). L’idée d’un État palestinien ne disparaîtra pas, quel que soit le sort de l’OLP ».
Israël ne peut rejeter sa responsabilité dans les massacres de Palestiniens (…). Pendant les trente-trois heures de la tuerie, des officiers de Tsahal ne pouvaient ignorer ce qui se passait dans les camps.
Et les prédictions d’Aron, en décembre de la même année, résonnent singulièrement aujourd’hui. À l’époque, le terme d’apartheid est encore réservé à l’Afrique du Sud. Le philosophe évoque un autre mot et une autre époque :
D’ici à la fin du siècle, il y aura autant d’Arabes que de Juifs à l’intérieur des frontières militaires du pays. Les Juifs porteront les armes, non les Arabes. Les cités grecques connaissaient cette dualité des citoyens et des métèques. Faut-il croire au succès de la reconstitution d’une cité de ce type au XXe siècle ?
Oui, il faut relire Raymond Aron.
PIERRE PRIER
Journaliste. Son premier contact avec le Proche-Orient date de 198
Série documentaire en cinq épisodes, conçue et réalisée par Georges-Marc Benamou et Benjamin Stora, sur la base d’archives rares, restaurées et colorisées, « C’était la Guerre d’Algérie » prend le parti d’un film sans tabou et à hauteur d’hommes.
Des massacres de Sétif en mai 1945 à l’Indépendance de juillet 1962, « C’était la Guerre d’Algérie » raconte l’histoire de la plus chaotique et aussi la plus méconnue des indépendances, en croisant la grande Histoire avec la « petite », les témoins d’hier et les mémoires d’aujourd’hui parmi lesquels : Nicole Garcia ou Cédric Villani pour les Français d’Algérie ; Ali Haroun l’ancien patron du FLN en France ou Kahina Bahloul la jeune imame franco-algérienne ; sans oublier des appelés de l’armée en Algérie ou des descendants de harkis, comme l’ancien maire de Volvic, Mohamed Hamoumou.
Par-delà les archives, le film est incarné au travers d’un certain nombre de figures identifiables et leurs destins contrastés : Ferhat Abbas et Messali Hadj, les pionniers malheureux du nationalisme algérien ; Albert Camus, le libéral engagé d’Alger ; François Mitterrand qui sera en première ligne de 1954 à 1957 ; le paradoxal Jacques Soustelle, immense intellectuel libéral devenu un « dur » ; Ahmed Ben Bella, Hocine Ait Ahmed, parmi les plus fameux « fils de la Toussaint », à l’origine de l’Insurrection ; Massu et ses paras, durant la Bataille d’Alger ; Germaine Tillion qui, de 1934 à 1957, filme l’Algérie, lutte et raconte ; Yacef Saâdi, le chef de la Casbah d’Alger ; ou encore, Charles de Gaulle, arrivant en Sauveur, recherchant désespérément « la Paix des braves », et ne la trouvant pas.
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Série documentaire écrite par : Georges-Marc Benamou et Benjamin Stora
Coréalisée par : Mickael Gamrasni et Stéphane Benhamou
Racontée par Benoit Magimael /Année : 2022
Coproduction : Siècle Productions / ECPAD / France Télévisions, avec le soutien de la région Île-de-France, avec la participation du Centre National du Cinéma et de l'image animée, du Ministère des armées et de LCP-Assemblée nationale
LUNDI 19 FÉVRIER À 20H30
ÉPISODE 1 : L’ALGÉRIE FRANÇAISE (1830-1945)
Pour comprendre la Guerre d’Algérie, il faut remonter l’histoire, avant le 1er novembre 1954, son déclenchement officiel ; et mars 1962, son terme tout aussi officiel. Il faut remonter, à la conquête de 1830, à la « première guerre d’Algérie » avec l’Émir Abdelkader, et découvrir « l’Algérie française »… Durant 130 ans, la France va tenter de faire de l’Algérie, une « région française » en assimilant des territoires, en développant le pays ou en accueillant une population d’exilés (qui deviendront les pieds noirs), sans jamais assimiler les populations « indigènes ». Nombreux seront les rendez-vous manqués et les promesses non-tenues de la République, jusqu’à l’explosion du 8 mai 1945, l’émeute nationaliste de Sétif et sa terrible répression – qui annonce la guerre, dix ans plus tard.
Suivi d'un débat présenté par Jean-Pierre Gratien sur le thème "Algérie : une colonisation impardonnable" avec :
Benjamin STORA, historien, co-auteur du documentaire
Pascal BLANCHARD, historien, spécialiste du fait colonial
Rediffusion le lundi 26 février à 00h30
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MARDI 20 FÉVRIER À 20H30
ÉPISODE 2 : L’INSURRECTION (1954-1955)
Malgré Sétif et sa terrible répression, dans cet après-guerre, rien n’a vraiment changé en Algérie. Même si certains musulmans, comme Ferhat Abbas, croient toujours en la France et ses promesses d’égalité et de liberté. En 1947, un statut de l’Algérie plutôt « libéral » est voté par l’Assemblée algérienne. Il soulève bien des espoirs. Mais pour le parti des « grands colons », il y a le feu ! Il faut bloquer ce dangereux statut. Alors les autorités françaises vont organiser une élection truquée : le bourrage des urnes est massif et systématique dans toute l’Algérie. Six ans avant le début de cette guerre, le modéré Ferhat Abbas tire alors la sonnette d’alarme. Lui qui croyait encore en la France et ses promesses, se sent trahi… Au même moment, les jeunes du parti de Messali, le rival de Ferhat Abbas, créent une branche clandestine. L’Organisation Spéciale. Ils se décident à agir. Plus efficacement que les « anciens ». Et, de 1947 à 1954, cette Organisation spéciale va tisser sa toile. Parmi eux on retrouve Ahmed Ben Bella, revenu décoré par De Gaulle et déterminé à agir, et un jeune intellectuel kabyle de bonne famille Hocine Ait Ahmed. Pour les jeunes dissidents comme Ben Bella et ses amis, Dien Bien Phu est un déclic. Il faut passer à l’action. Sans tarder. Comme en Indochine. Une date est choisie pour l’insurrection générale. Ce sera le 1er novembre 1954, le jour de la Toussaint
Rediffusion le mardi 27 février à 00h30
ÉPISODE 3 : LA « SALE GUERRE » (1956-1957)
Début 1956, la guerre dure depuis deux ans même si tout le monde feint de l’ignorer. Avec les Pouvoirs spéciaux, votés par l’Assemblée nationale, Guy Mollet envoie le 3 contingent en Algérie. Dans les années qui suivent, un million et demi de jeunes français, des appelés venus de métropole, vont débarquer pour un service militaire porté à 30 mois. Une génération entière va découvrir la guerre. Marquée par de terribles attentats, l’année 1956 voit s’affronter différents fronts. Les ultras radicaux de l’Algérie française, soutenus par certains militaires cherchent à faire pression sur la population et le gouvernement. Tandis qu’en réaction à la guerre contrerévolutionnaire menée par l’armée française, le « FLN des débuts » va se structurer, éliminer ses rivaux, étendre son influence politique et mener son combat dans les villes. La vraie guerre d’Algérie peut alors commencer.
Rediffusion le mardi 27 février à 00h30
MERCREDI 21 FÉVRIER À 20H30
ÉPISODE 4 : 1957, LA BATAILLE D’ALGER
1957. Trois ans déjà, la guerre a commencé. Plus de 200 000 soldats, jeunes appelés du contingent, viennent de débarquer pour prêter main forte à l’Armée qui se bat dans les djebels, contre le front de libération national algérien, le FLN. Bientôt ils seront un million cinq cent mille, venus des quatre coins de la France, à participer à « cette guerre sans nom » qui est devenue une « sale guerre » où l’armée, les paras, la légion traquent les maquisards du FLN. Une « sale guerre » dans les campagnes où le FLN attaque et s’en prend aux européens et aux musulmans pro-français. 1957, une année pivot où, dans les deux camps, les durs vont l’emporter… L’armée française d’une part qui va imposer ses vues à un pouvoir politique en perdition. Et côté algérien, la montée en puissance du FLN, qui se structure, s’impose face à ses rivaux, et va inaugurer une nouvelle stratégie, un nouveau front : porter la terreur dans les villes et d’abord à Alger. Ce sera la bataille d’Alger
Suivi d'un débat présenté par Jean-Pierre Gratien avec :
Benjamin STORA, historien, co-auteur du documentaire
Tramor QUEMENEUR, historien
Rediffusion le mercredi 28 février à 00h30.
JEUDI 22 FÉVRIER À 20H30
EPISODE 5 : VERS L’INDÉPENDANCE (1959-1962)
C’est le vrai-faux coup d’état du 13 mai d’Alger qui ramène de Gaulle au pouvoir, après 12 années de traversée du désert. Il est l’homme providentiel pour les « pieds noirs » et l’armée. Mais très vite, des doutes s’installent chez ceux qui l’ont porté au pouvoir. Où va-t-il ce De Gaulle de 1958 ? Où conduit-il l’Algérie ? Pense-t-il déjà à l’Indépendance ? Ou seulement, comme on le dit, à quelques réformes profondes pour donner à l’Algérie un statut d’autonomie ? De 1958 à 1959, De Gaulle va tenter de trouver son chemin vers l’Orient compliqué de l’Algérie… Il lance l’ambitieux Plan de Constantine, pour développer économiquement l’Algérie et lier son destin à celui de la France. Il jure « Jamais, moi vivant, le drapeau du FLN ne flottera sur Alger » et il poursuit la guerre militaire, avec plus de force encore que ses prédécesseurs. Un déferlement militaire est 4 déclenché avec le plan Challe pour écraser le FLN. Mais de faux-semblants en équivoques, la Guerre d’Algérie va durer trois années de plus. Et ce sera la plus chaotique des indépendances.
Suivi d'un débat présenté "Algérie : l'indépendance, et après ?" par Jean-Pierre Gratien avec :
Malika RAHAL, historienne spécialiste du Maghreb contemporain et notamment de l'histoire de l'Algérie (politique, société et culture) et auteure de Algérie 1962 : Une histoire populaire - Éditions de La Découverte
Rediffusion le jeudi 29 février à 00h30
SUIVIS DE DÉBATS PRÉSENTÉS PAR JEAN-PIERRE GRATIEN
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Après la diffusion de ces cinq documentaires, Jean-Pierre Gratien animera cinq débats en compagnie de nombreux invités.
Personnages célèbres de l’histoire immortalisés notamment par Cervantès, les pirates barbaresques, qui écumaient la Méditerranée au XVIe siècle, le faisaient aussi au nom de l’islam. Sans oublier de s’enrichir au passage.
LE XVIe SIÈCLE EN MÉDITERRANÉE : CORSAIRES ET BARBARESQUES (1/3) – Dans l’un des romans picaresques les plus célèbres– sinon le plus célèbre – de la littérature occidentale, Don Quichotte de Cervantès, le protagoniste, qui n’est autre que le futur auteur, raconte sa mésaventure de captif juste après la fameuse bataille de Lépante, où une coalition chrétienne envoie par le fond la flotte ottomane. Nous sommes alors en 1571. « Je me vis, dans la nuit qui suivit cette fameuse journée, avec des fers aux pieds et des menottes aux mains […]. Je me trouvai l’année suivante, qui était 1572, à Navarin, ramant dans la capitane appelée Les Trois Fanaux. […] Pendant tous ces événements de la guerre, je restai attaché à la rame sans nul espoir de recouvrer la liberté, du moins par ma rançon, car j’étais bien résolu de ne pas écrire à mon père la nouvelle de mes malheurs. »
Après tout une odyssée forcée en tant que galérien, le voici emmené prisonnier à Alger, bastion des corsaires en Méditerranée. Cette relation nous donne une idée du calvaire subi et vécu par les milliers de captifs chrétiens tombés aux mains des corsaires barbaresques, dans l’attente d’une hypothétique libération par le truchement de religieux : les trinitaires ou les mercédaires, deux ordres spécialisés dans les négociations d’otages.
Cette littérature esquisse également à quel point l’imaginaire européen est alors traumatisé par les exactions on ne peut plus féroces des pirates barbaresques qui sévissent sur ses côtes sud, de l’Espagne à l’Italie, en passant par la France. Mais qui sont donc ces corsaires barbaresques qui sèment la désolation en Méditerranée ?
Des galères à la pointe de la technologie
« Barbaresque », dérivé de « Barbarie », est le terme commun entre le XVe et le XIXe siècle pour évoquer les habitants de l’Afrique du Nord. Le Maroc, l’Algérie, la Tunisie et la Libye. Aux XVIe et XVIIe siècles, lorsque la piraterie maghrébine vit son âge d’or, ces pays de l’Afrique du Nord n’ont pas l’aspect politique qu’ils ont aujourd’hui. Alors que le Maroc est isolé à l’ouest, l’Algérie, la Tunisie et la Libye sont des régences. Elles rendent compte à la Sublime Porte. Ainsi cette course en Méditerranée est-elle pour l’essentiel armée et financée par les Ottomans. Les corsaires sont pour la plupart des Turcs, des Maures et des renégats, c’est-à-dire des chrétiens convertis à l’islam.
Ce sont donc dans l’ensemble des musulmans qui mènent des pillages, desrezzous, non seulement à l’encontre des navires chrétiens navigant sur la Grande Bleue, mais également sur les littoraux espagnol, français et italien, semant la désolation dans les villages de pêcheurs et les petites villes portuaires. Leur objectif est de piller, de prendre des otages et de massacrer celles ou ceux des habitants qu’ils ne peuvent embarquer. Dans le contexte politique du XVIe siècle, ces actes de piraterie sont vus par les musulmans comme un acte de guerre, un Jihad al-Bahr, ou « jihad maritime ».
« Au printemps 1505, les corsaires de Mers el-Kébir lancèrent des raids dévastateurs sur la côte d’Ibérie, notamment contre Malaga, Elche et Alicante », rapporte l’historien Jacques Heers. D’une pierre, deux coups : les barbaresques pillaient en même temps qu’ils menaient la guerre sainte. Et la Reconquista chrétienne n’était pas étrangère à cela. « L’installation des ‘Andalous’ et autres musulmans d’Espagne, qui fuyaient devant la Reconquista castillane et aragonaise, donna à la course un nouvel élan […]. Les corsaires y trouvèrent leur compte, enrichis plus que d’ordinaire, mieux informés des défenses sur les côtes de Castille ou de Valence, et des mouvements de navires », continue Jacques Heers. Ainsi, l’expulsion des morisques de l’Andalousie ne faisait qu’apporter du sang neuf à la course.
Mahdia, Sfax, Bougie, Tunis, Alger étaient les principaux repaires d’où mettaient les voiles les galiotes et fustes des Sarrasins. Dans ces ports, les raïs, ces chefs corsaires dont les plus fameux furent les frères Barberousse, arment leurs navires. Les raïs possèdent généralement eux-mêmes des esclaves, des maîtres charpentiers, des calfats, des remolats… Sans oublier bien évidement les rameurs. Ceux-ci sont de deux types : les esclaves, généralement des captifs chrétiens, et les galériens libres, le plus souvent des Maures (Maghrébins). Ces derniers recevaient une somme de douze pièces d’or. Par contre, ils étaient astreints à la même ration d’huile, de vinaigre et de biscuits. Les galères barbaresques étaient légères et rapides. Cette structure allégée leur permettait de s’approcher facilement des estuaires et de remonter les fleuves afin de razzier également les populations du hinterland.
À leur bord, on comptait environ deux cents rameurs galériens, enchaînés à des perches de soixante pieds, qui subissaient constamment la morsure du fouet. Les raïs étaient à la pointe de la technologie marine de l’époque, utilisant la boussole, le cadran solaire, l’astrolabe, tous ces instruments qui avaient facilité, dès le XVe siècle, les grandes découvertes des Portugais. Parfois, les corsaires voguaient en flottille. Pour communiquer entre bateaux, ils usaient de signaux et de fanaux. Pour aborder les vaisseaux chrétiens, ils comptaient tout naturellement sur la rapidité de leurs galères.
Tout un cérémonial
Mais ils usaient également de leurres : de faux pavillons et des annonces lancés par des renégats dans la langue des chrétiens. Ils mettaient donc toutes les chances de leur côté pour réussir du premier coup leurs attaques. Enfin, le départ ou l’arrivée donnent lieu à tout un cérémonial. Les départs se faisaient le vendredi, jour de prône. On égorgeait deux ou trois moutons, que l’on jetait à la mer. À Alger, par exemple, on priait le marabout Sidi Bacha, censé avoir arrêté les Espagnols de Charles Quint lors de l’expédition de représailles de 1541. Le retour des galères, quant à lui, était marqué par des canonnades et les youyous des femmes perchées aux fenêtres et murailles.
Une fois les captifs et le butin débarqués, on effectuait le tri, séparant les captifs de valeur du « menu fretin ». Les premiers sont des captifs « de rachat » ou « d’échange », généralement des dignitaires, dont on fixe la rançon au maximum. Les autres prisonniers, de moindre valeur, iront gonfler les rangs de l’esclavage domestique, des travaux publics et évidemment de la chiourme des galères, tel le jeune Cervantès. Attendre une libération ou le paiement d’une rançon peut prendre des années. Aussi, l’un des exutoires est souvent la conversion à l’islam. Ainsi naissent les fameux « renégats ». Pour ces derniers, embrasser la foi de Mahomet rimait souvent avec ascension sociale.
Toujours est-il que le monnayage de la rançon est loin d’être voué au simple hasard. Il est réglementé par des modalités et une codification bien précises. Par ailleurs, on négocie la alafia – nom arabe signifiant « grâce » donné à cette pratique – directement sur la plage. Les négociations se font soit avec des religieux, on l’a vu, soit avec des familiers du captif. Aujourd’hui encore à Melilla, l’enclave espagnole du nord du Maroc, on retrouve sur une des plages une torre de la alafia, une « tour de grâce », témoin de ces transactions.
La course barbaresque engendre ainsi des mannes financières considérables, donnant lieu parfois même à des spéculations. Exception faite des œuvres de charité ou des ordres de rédemption, certains marchands ou diplomates spéculent en effet sur le rachat des captifs. Ainsi en est-il, durant la seconde décennie du XVIIe siècle, de Wijnant de Keyser, le consul néerlandais à Alger, qui compte tout un réseau en Europe. Cette véritable économie de la rançon va s’appuyer sur un système de crédits : des contrats de rachats garantis, d’un côté et de l’autre de la « mer intérieure », par des notaires et des cadis.
Loin d’être un simple acte de piraterie, la course barbaresque constitue donc un véritable système d’échange entre chrétiens et musulmans, qui contourne subrepticement l’interdiction ecclésiastique de commercer entre l’Orient et l’Occident. La course continuera à enrichir le Maghreb et à donner du fil à retordre à l’Occident jusqu’à l’entame du XIXe siècle, lorsque les Européens décideront de siffler la fin de la récréation en bombardant les repaires barbaresques. Annonçant ainsi la stratégie dont useront les mêmes puissances occidentales face au terrorisme contemporain : celle des représailles tous azimuts.
En accusant sans preuves une partie du personnel de l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA) d’avoir participé à l’opération du 7 octobre, le gouvernement israélien tente de marginaliser la question des réfugiés palestiniens et de remettre en question le droit au retour. C’est également une manière de faire oublier que le pays s’est créé sur la base d’un nettoyage ethnique.
Des soldats israéliens devant un compound évacué de l’UNRWA dans la ville de Gaza, le 8 février 2024.
JACKGUEZ/AFP
Le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou a été on ne peut plus clair lorsqu’il a déclaré, lors de sa rencontre avec une délégation d’ambassadeurs à l’Organisation des Nations unies (ONU), le 31 janvier 2024, que la mission de l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA) devait prendre fin, car elle ne fait selon lui que « maintenir vivante la question des réfugiés palestiniens, et il est temps que l’ONU et la communauté internationale comprennent que cela doit cesser ». Plusieurs pays occidentaux, avec en tête les États-Unis, se sont alors empressés de prendre des mesures pour aider Nétanyahou à atteindre son objectif ultime : abolir l’UNRWA ou plutôt le principe juridique à l’origine de son existence.
Outre la tentative de semer le doute sur l’intégrité des rapports de l’UNRWA et des organisations apparentées – au lendemain de l’ordonnance de la Cour internationale de justice (CIJ) du 26 janvier, qui reposait en grande partie sur ses rapports -, la déclaration de Nétanyahou révèle le véritable objectif stratégique de la violente campagne israélienne contre l’organisation, durant laquelle Israël a accusé 12 de ses employés d’avoir participé aux attaques du 7 octobre, ou d’avoir exprimé leur joie à la suite de l’événement. Rappelons que ces accusations concernent seulement douze individus sur plus des treize mille travailleurs que compte l’organisation.
L’INSTITUTIONNALISATION D’UN DROIT
Le Premier ministre israélien réitère ainsi une position israélienne bien ancrée sur la question des réfugiés et du droit au retour, qu’Israël perçoit comme une menace tant au niveau historique que géographique. Le simple fait de rappeler la question des réfugiés de 1948 saperait ainsi les fondements sur lesquels l’État d’Israël a été créé. Quant au droit au retour des réfugiés, quelles que soient les solutions précédemment proposées le concernant dans le cadre des Accords d’Oslo, il aurait certainement un impact géographique et démographique qui changerait toutes les équations sur le terrain.
En effaçant la question des réfugiés palestiniens, les Israéliens veulent perpétuer le mensonge « d’une terre sans peuple pour un peuple sans terre ». Et en essayant d’abolir l’UNRWA, les Israéliens tentent de faire oublier au monde entier comment leur État a été créé, soit à travers un processus de nettoyage ethnique et le déplacement de 750 000 Palestiniens, même s’ils cherchent à l’oublier eux-mêmes.
On peut citer ici une étude publiée en 1994 par le Centre d’études stratégiques de l’Université de Tel-Aviv, réalisée par Shlomo Gazit qui a été entre 1974 et 1978 chef du renseignement militaire après voir travaillé comme coordinateur des activités dans les territoires occupés. Cette recherche, qui faisait partie d’un ensemble de documents établis en prévision de possibles négociations fixées par Oslo sur une solution permanente, était consacrée exclusivement au « problème des réfugiés palestiniens ».
La question des réfugiés figurait officiellement parmi les questions liées à une solution permanente, censée être discutée à partir de mai 1996 selon l’agenda décidé à Oslo, négociations que les tergiversations israéliennes sont parvenues à empêcher pendant plus de cinq décennies, à savoir depuis 1948.
En préparation de ce qui pourrait être (mais n’a jamais été) les négociations d’Oslo sur une solution permanente, Shlomo Gazit prévient le futur négociateur israélien que la première étape devrait inclure « l’abolition de l’UNRWA » et le transfert de la responsabilité des camps aux pays hôtes. Il s’agissait là d’abolir le « statut légal/officiel » des réfugiés qui permet aux Palestiniens d’acquérir le « droit au retour », conformément à la résolution n°194 de l’Assemblée générale des Nations Unies (11 décembre 1948), stipulant dans son onzième article que l’Assemblée générale
Décide qu’il y a lieu de permettre aux réfugiés qui le désirent, de rentrer dans leurs foyers le plus tôt possible et de vivre en paix avec leurs voisins, et que des indemnités doivent être payées à titre de compensation pour les biens de ceux qui décident de ne pas rentrer dans leurs foyers et pour tout bien perdu ou endommagé lorsque, en vertu des principes du droit international ou en équité, cette perte ou ce dommage doit être réparé par les Gouvernements ou autorités responsables.
Or, d’un point de vue purement juridique, la résolution de l’Assemblée générale de l’ONU est toujours valable et la communauté internationale n’a pris aucune décision ultérieure pour l’annuler ou la modifier.
Même si personne dans les gouvernements arabes ne se soucie de cette question ou fasse les efforts nécessaires pour activer (ou du moins rappeler) les résolutions internationales, le fait est que Nétanyahou, comme ses prédécesseurs, n’a pas oublié que l’UNRWA, de par son statut juridique, est l’agence qui consolide le statut juridique des réfugiés en accordant la carte de réfugié, et en établissant les camps de réfugiés comme des unités échappant à la responsabilité des États hôtes, et distincts de leur environnement naturel, avec toutes les conséquences juridiques que cela entraîne.
UNE POSITION HISTORIQUE
Tout comme son prédécesseur Naftali Bennett, qui a tenu des propos similaires lors d’une interview sur CNN le 2 février 2024, Nétanyahou ne fait ici que reprendre d’anciennes positions israéliennes. L’on se souvient d’une première proposition américaine en 1949, stipulant qu’Israël autorise le retour d’un tiers du nombre total de réfugiés palestiniens, « à condition que le gouvernement américain prenne en charge les dépenses liées à la réinstallation du reste des réfugiés dans les pays arabes voisins ». Cependant, David Ben Gourion, fondateur de l’État d’Israël et son premier Premier ministre d’alors, avait rapidement rejeté la proposition américaine, avant même que les pays arabes concernés ne se soient prononcés.
Il n’y a donc rien de surprenant dans la position israélienne qui se perpétue de Ben Gourion à Nétanyahou, dans la mesure où la reconnaissance par Israël du droit des réfugiés impliquerait une reconnaissance de sa responsabilité dans l’émergence du problème et ce qui en découle légalement, c’est-à-dire le droit au retour. Rien de surprenant non plus dans la position du leader israélien à l’égard de l’UNRWA, qui est l’incarnation juridique du problème des réfugiés.
Au moment de la création de l’UNRWA, on pensait que cette agence serait « temporaire », en vertu des deux résolutions de l’Assemblée générale la créant (résolution 212 en novembre 1948 et résolution 302 en décembre 1949). Son travail, voire son existence même, devait prendre fin lorsque les réfugiés palestiniens dont elle s’occupait retourneraient dans leurs maisons et sur leurs terres saisies par les milices sionistes en 1948. Au lieu de cela, leur nombre a augmenté à mesure que l’État d’Israël s’est emparé de davantage de territoire pendant la guerre de 1967. Puis Nétanyahou est venu tenter de mettre fin à ce problème de réfugiés, non pas en leur permettant de rentrer dans leurs foyers, comme cela semblerait être la solution naturelle face à un tel problème, mais en éliminant l’organisation internationale qui « rappelle leur existence ».
En conclusion, la campagne israélienne contre l’UNRWA a plusieurs objectifs, dont deux principaux. Elle a tout d’abord un objectif immédiat qui, comme le soutient l’éminent professeur d’histoire anglo-israélien Avi Shlaim, est lié à la décision de la CIJ. En prévision des prochaines délibérations de celle-ci, la campagne israélienne entend déformer l’image de l’UNRWA, intimider ses responsables et les pousser à garder le silence sur les violations israéliennes qui n’ont pas cessé, en plus de saper la crédibilité de ses rapports et déclarations sur lesquels le tribunal s’est appuyé dans sa décision initiale. Très probablement, comme le font habituellement les avocats du mensonge lorsqu’ils manquent de preuves, ce sera la principale carte présentée par la défense israélienne à la reprise de l’audience (au moins pour des raisons de propagande). Le deuxième objectif de la campagne israélienne est stratégique, avec un impact plus profond. Il s’agit d’une tentative nouvelle et ancienne d’effacer totalement la question des réfugiés qui, du point de vue du droit international, est toujours d’actualité et n’a pas encore été éliminée.
Bien que Nétanyahou veuille faire oublier la question des réfugiés, avec toutes ses dimensions juridiques et humanitaires, sa position sur l’UNRWA et sa déclaration claire à ce sujet révèlent qu’à l’instar d’autres porteurs de l’étendard du sionisme comme idée et stratégie, il n’a pas oublié ce qui est dit dans les statuts de l’agence des Nations unies sur la définition du réfugié ; il peut être attribué à toute personne
qui a eu sa résidence normale en Palestine pendant deux ans au moins avant le conflit de 1948 et qui, en raison de ce conflit, a perdu à la fois son foyer et ses moyens d’existence, et a trouvé refuge, en 1948, dans l’un des pays où l’UNRWA assure ses secours
Selon les registres de l’UNRWA, le nombre de réfugiés palestiniens dépasse les six millions. Ce chiffre serait donc une menace démographique pour le sionisme ? L’idée, la stratégie (et l’État) d’Israël seraient-ils au-dessus de toute tentative de porter cette question là où le droit international pourrait être applicable — et efficace ?
AYMAN AL-SAYYAD
Journaliste et ancien conseiller du président de la République égyptien (2012).
Invité d'honneur de la 2e édition du Festival du livre africain de Marrakech, Edgar Morin philosophe français, à dénoncé le silence des Etats face à ce que subit le peuple palestinien. Il a eu des mots puissants contre Israel, Lui qui a été un résistant juif de la Seconde Guerre mondiale en ayant combattu en tant que lieutenant dans les forces de la France Libre de De Gaulle.
UN FAIT IGNORÉ CHERCHELL l’école oubliée aura formé 8000 officiers de réserve qui assureront 90% des commandements de section de l’Armée de terre pendant toute la guerre d’Algérie ! Nous, les officiers, avons pris directement en charge routes, écoles, villages, administration, santé, créations d’emplois… Hommes de Cherchell : voilà les acteurs de ce travail de Titan qui amènera l’Algérie dans le rang des pays en voie de développement rapide. Reportage effectué en février 2013 lors d’un regroupement à Neuilly/Seine des anciens de CHERCHELL. Claude MILLET ancien du 1er RCP représentait son frère Bernard MILLET de la Promotion 102. En fin de déjeuner les Cherchelliens se sont libérés de souvenirs qui ont marqué cette intense période de leur vie, notamment pour Arnaud de VIAL promotion 102.
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