L’érosion de l’hégémonie occidentale s’étend au Liban où la population subit la menace israélienne depuis des décennies et vit au rythme des massacres à Gaza. Elle s’indigne largement du blanc-seing offert à Israël par Washington et ses alliés. Les discours critiques essaiment à présent au sein des couches sociales les plus « occidentalisées » de ce pays et touchent aussi la France.
Avec la présence de 250 000 réfugiés et la posture de « résistance » affichée par le Hezbollah depuis trois décennies, la cause palestinienne a souvent été instrumentalisée au Liban. Cependant, les enquêtes montrent que, depuis octobre 2023, elle fait l’objet d’une solidarité plus consensuelle. D’après le Centre arabe de recherche et d’études politiques (Carep), basé au Qatar et fondé par Azmi Bishara, le pourcentage « de Libanais estimant que la question palestinienne concerne tous les arabes et n’est pas simplement une cause palestinienne » est passé de 60 % l’année dernière à 84 % en janvier 20241. Comme l’analyse son directeur Mohamed Al-Masri,
les atrocités qui sont commises à Gaza, la réaction d’Israël qui refuse un cessez-le-feu tout comme des puissances occidentales, ont fait converger les Libanais par-delà leurs caractéristiques socioéconomiques et confessionnelles. L’opinion publique libanaise s’aligne sur celle des autres pays arabes en ce qui concerne le regard porté sur les pouvoirs occidentaux.
LE SOUVENIR DE CHIRAC ET VILLEPIN
En effet, le soutien sans grande réserve des pays occidentaux engendre une certaine désillusion chez les Libanais, alors que 89 % d’entre eux s’avouent affectés psychologiquement par la guerre à Gaza2. L’hypocrisie des tenants de l’ordre international qui s’indignent de la violence envers certains pour la légitimer à l’égard des Palestiniens entraîne colère et déception. Pour Steven Ghoul, mécanicien automobile vivant à Roumieh, « la vision que j’avais de la politique occidentale a complètement changé. Leur seule ligne politique est la protection d’Israël ». Nawal, commerçante libanaise de soixante ans installée à Paris, assure : « Pour nous, l’Occident, c’était les lois, les droits de l’homme, la démocratie… »
Or, « le génocide en cours à Gaza a révélé les limites de certaines valeurs telle que la liberté d’expression », observe Rana Sukarieh, professeure de sociologie à l’université américaine de Beyrouth (AUB) et spécialiste des mouvements de solidarité avec la Palestine. En témoigne la répression contre le soutien au peuple palestinien dans les rues, les universités et les médias. Rana Sukarieh précise :
Par conséquent, se développe chez les Libanais une critique accrue à l’encontre de la complicité occidentale avec le génocide et le colonialisme, ainsi que de l’hypocrisie de cette liberté d’expression sélective. Ceux qui étaient apolitiques, ou qui ne se faisaient pas entendre, sont devenus plus virulents dans leurs critiques.
L’écrasante majorité (97 %) des Libanais jugent « mauvaise » la réponse américaine au conflit. Pour 80 %, leur opinion sur la politique des États-Unis est devenue plus négative qu’avant octobre 20233.
L’Allemagne et la France cristallisent aussi les critiques. Certains attendaient davantage de Paris qui, il y a moins de vingt ans, se distinguait encore avec sa « politique arabe ». « Avant, je défendais la France, mais elle a perdu toute crédibilité vis-à-vis de ses valeurs », assène Nawal. Tony, consultant financier de 37 ans, avoue « être déçu par le comportement des élites françaises, leur double standard, et leur soumission à un État qui mène des actions génocidaires ». Même sentiment chez Ounsi Daif, franco-libanais travaillant pour une organisation environnementale :
Malgré ma conscience des intérêts économiques, géopolitiques, qui guident l’action des grandes puissances, demeurait en moi un reste inconscient de pensée selon laquelle Villepin, Chirac, étaient des personnalités dont les avis n’étaient pas exclusivement déterminés par les intérêts politiques et financiers. Mais à présent, c’est une claque monumentale. Il n’y a même pas un fond d’humanité ou de légalisme. Le peu de confiance que j’avais dans un système de valeur s’est complètement évanoui.
Ces remises en cause dépassent la simple réflexion et débordent sur la vie personnelle, entrainant parfois disputes familiales et ruptures amicales. Bien des Libanais interrogés témoignent de leur relecture du passé et de la déconstruction des récits hégémoniques qui tendent à propager une vision du monde occidentalisant les droits humains.
L’ANCRAGE D’ISRAËL DANS UN ORDRE COLONIAL
Ces témoignages convergent pour inscrire la politique d’Israël dans un ordre colonial qui « légitime » les massacres à Gaza, une « violence prétendument nécessaire » qui a fait de l’Occident la force dominante du système international. Ainsi, au sein de franges intellectuelles et militantes, le combat de la Palestine s’inscrit dans un continuum de luttes mondiales contre l’impérialisme telle que la résistance algérienne, les luttes autochtones ou le combat contre l’apartheid en Afrique du Sud. Youssef, monteur et réalisateur, conçoit « ce qui se passe à Gaza comme la confrontation à un projet européen, colonial et impérialiste, inscrit dans une longue histoire de l’oppression ». Hadi, étudiant de 20 ans, ajoute :
Le Liban lui-même, en tant qu’entité dans ses frontières délimitées, est une idée de l’Occident, une entité créée par la colonisation. Nous devons décoloniser nos esprits et nos territoires du Nord global, construire un imaginaire politique de solidarité entre les peuples.
La dépendance militaire et économique du pays est remise en cause. Youssef prend l’exemple de Nestlé qui a racheté la marque d’eau minérale libanaise Sohat : « Il s’accapare des ressources pour les revendre à prix fort, ce qui va conduire à des pénuries et à la pollution des sols ».
Ces discours ont trouvé écho dans les pages du premier quotidien francophone de la région L’Orient-le-Jour. Dans une tribune du 20 janvier, l’ancien diplomate égyptien Mohamed El-Baradei, prix Nobel de la paix affirme :
Une rupture imminente se profile entre l’Occident et le monde arabo-musulman [qui] a perdu confiance dans les normes occidentales qu’il perçoit : droit international et institutions mondiales, droits de l’homme et valeurs démocratiques.
Et dans un article commentaire paru le 27 avril, la journaliste franco-syro-libanaise Soulayma Mardam Bey dénonce la « criminalisation » du soutien à la cause palestinienne considéré comme une « apologie du terrorisme », répétant qu’il y a « quelque chose de pourri au royaume de France »4.
Néanmoins, ces critiques ne conduisent pas à se réfugier dans le camp opposé et ne se transforment pas en alignement sur des pays comme l’Iran. La perte par l’Occident du monopole de la raison morale peut s’opérer au bénéfice d’États comme le Brésil ou l’Afrique du Sud, dont l’initiative portée à la Cour internationale de Justice (CIJ) est célébrée sans illusion. Beaucoup pensent comme Lina, employée d’une ONG : « C’est un beau symbole de voir un pays du Sud global prendre la parole, tenir des pays occidentaux pour responsable, toutefois je doute que ça mène quelque part ».
Dans un tout autre registre, depuis une décennie déjà, la Russie a pu consolider son image auprès d’une partie de la population libanaise favorable au régime syrien, du fait de son intervention militaire visant à soutenir ce dernier (aux côtés du Hezbollah). Depuis les frappes israéliennes à Gaza, la propagande pro-russe s’est même amplifiée5.
MCDONALD’S ET STARBUCKS À COURT DE CLIENTS
Ces prises de distance s’accompagnent d’un boycott des biens issus de sociétés épinglées par la campagne Boycott, désinvestissement et sanctions (BDS) et identifiés grâce à l’application No Thanks. Quoique moins prononcé qu’en Jordanie ou aux Émirats arabes unis (EAU), le mouvement prend de l’ampleur. Rana Sukarieh assure :
On peut observer une progression certaine de [ces] pratiques à l’encontre de compagnies américaines ou connues pour leur complicité avec le colonialisme israélien. Prenez McDonald’s ou Starbucks : certains établissements sont désormais vides.
La volonté de consommer des produits estampillés libanais fait son chemin, défi difficile dans un pays où 80 à 90 % des biens consommés sont importés. Ainsi, l’entreprise de soda, Cedars Premium, voit son chiffre d’affaires augmenter depuis octobre, car elle approvisionne les restaurants de Beyrouth qui remplacent Pepsi et Coca-Cola par des produits alternatifs tels que Jalloul et Zee Cola. Des Libanais relatent leurs recherches pour modifier leur mode de consommation : ils évitent des objets aussi variés que les films de Hollywood, les shampoings l’Oréal et Pantene, ou certaines marques de vêtements.
Pour les gérants du restaurant Mezyan, institution mythique au cœur du quartier de Hamra, l’actualité n’a fait qu’accélérer un processus de promotion de produits libanais engagé depuis des années, notamment en raison de la crise. De l’autre côté de la rue, sur les murs de la librairie Barzakh, sont étalés des posters appelant au boycott avec le QR code permettant de se renseigner sur l’origine des produits. Toutefois, Mansour Aziz, co-gérant des deux lieux estime que « le boycott est un signe de solidarité, mais concrètement ça peut se révéler très compliqué. Pour de nombreux produits, seule une très faible part provient de sociétés occidentales ou israéliennes complices ». Il a tenté de convaincre d’autres commerces de délaisser les produits occidentaux au profit d’une production locale, sans succès.
Cette grammaire d’action vise aussi certains médias européens accusés d’une couverture « criminelle du génocide ». Pour certains franco-libanais comme Nawal, la mobilisation passe par le refus de voter dans l’Hexagone afin de « ne plus être complice ».
UNE ATTITUDE PARTERNALISTE
Si, comme dans les autres pays arabes de la région, les réseaux sociaux représentent la matrice privilégiée de la contestation, des rassemblements prospèrent également dans les rues. « Le 7 octobre a engendré une vague de mobilisations anti coloniales », témoigne Hadi, lui-même actif au sein d’un syndicat étudiant. Elles ne ciblent pas les autorités libanaises car elles n’entretiennent pas de relations diplomatiques avec Israël contrairement à des États comme le Maroc dont la normalisation des liens avec celui-ci est au cœur des critiques. Les manifestations visent les symboles du pouvoir occidental.
Le 17 octobre, alors que débutent les bombardements israéliens sur l’hôpital Al-Ahli Al-Arabi, les cortèges se dirigent spontanément vers les ambassades des États-Unis et de la France, mais aussi vers celles de l’Allemagne et de l’Union européenne. Des manifestants ont affiché des slogans de solidarité palestinienne lors d’une rencontre entre la ministre des affaires étrangères allemande Annalena Baerbock et son homologue Abdallah Abou Habib. Les rassemblements sont régulièrement organisés par des syndicats, des militants d’associations, et des partis de gauche et regroupent quelques dizaines ou centaines de personnes selon les jours. Ils sont réprimés par les forces de sécurité intérieure et par l’armée, ainsi que par les services de sécurité de l’ambassade américaine, avec mesures de détention préventive, arrestations et interrogatoires.
Par ailleurs, s’exacerbe un sentiment de frustration à l’égard de l’attitude paternaliste des institutions occidentales, tendant à imposer leurs « solutions » au pays et à monopoliser des activités que les organisations libanaises, qui connaissent mieux le terrain, pourraient mener à bien. Hadi a participé à la perturbation d’événements organisés par la Fondation Konrad-Adenauer à l’université Saint-Joseph.
Le 8 mars 2024, une centaine de manifestants se sont rassemblés devant le bureau d’ONU Femmes dans le quartier de Sin El-Fil à Beyrouth, pour dénoncer le silence de l’agence sur les massacres perpétrés par Israël à Gaza et cet « outil au service d’intérêts impérialistes, blancs, libéraux et capitalistes [qui] contribue à l’oppression, à l’agression et au meurtre des femmes à Gaza et en Palestine ». Pour les Libanais recevant des salaires de la part de ces organisations qui « parlent le langage de l’oppresseur », cette situation entraîne des « contradictions émotionnelles », s’épanche Lina.
Même son de cloche du côté de la culture, souvent dépendante de financements européens. Active dans le secteur du cinéma, Nour confie qu’elle ressent
toute cette énergie qui vient du monde arabe. Cela renforce ce sentiment d’appartenir à une nation qui se révolte, qui se réveille. On fait quand même partie d’un continent auquel on tourne complètement le dos. On ne regarde que ce qui se passe de l’autre côté de la Méditerranée !
Dalia, photographe très critique du Western gaze6 qui sévit dans son milieu professionnel, affirme qu’elle « veut adresser [ses] messages au Liban, pas à l’Occident ».
D’autres artistes ont quitté des collectifs américains tel que Women Photograph ou Diversify Photo en raison de leur absence de solidarité avec la Palestine, tandis qu’un mouvement timide de boycott des manifestations culturelles européennes s’est esquissé pendant l’hiver, visant notamment le festival du film de la Berlinale. « Plutôt que d’attendre qu’ils nous excluent, c’est nous qui décidons de ne plus y aller », conclut Nour.
Chercheuse en science politique à l’université d’Anvers, docteure en sociologie, spécialisée sur le Liban.
Photojournaliste franco-libanaise, basée à Beyrouth.
SÉGOLÈNE RAGU
https://orientxxi.info/magazine/au-liban-le-desamour-de-la-france-et-de-l-occident,7257
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