Mercredi 24 juillet 2024.
J’ai une bonne nouvelle à vous annoncer : depuis quelques jours, nous avons relancé la Maison de la presse, ou la Press House - Palestine. Nous l’avions créée en 2013. C’était une idée de Omar Shaaban, Bilal Jadallah et moi. Le but de cette institution était de soutenir le travail journalistique, surtout celui des indépendants. Notre initiative partait d’un constat : la majorité des médias palestiniens, en Cisjordanie comme à Gaza, sont dirigés par les factions politiques, ce qui oblige les nouveaux diplômés à travailler pour des médias partisans, ou directement pour des partis, même s’ils n’ont eux-mêmes pas d’appartenance politique. L’idée était donc de soutenir ces jeunes diplômés, leur donner plus de liberté, leur donner de l’expérience. On organisait des formations, des stages. Des journalistes étrangers, français ou suisses entre autres, venaient donner des cours de journalisme, d’investigation, de tournage audiovisuel. C’était vraiment une très belle initiative. On a bien travaillé et la Maison de la presse était devenue un lieu très connu à Gaza, et même en Cisjordanie.
Tous les jeunes diplômés ou presque venaient suivre des cours, écouter des conférences, participer à des ateliers. Nous militions pour la liberté d’expression, dans un pays où il est difficile pour les journalistes d’exercer leur métier, soit à cause des Israéliens, soit à cause des autorités locales.
Bilal, c’était mon partenaire
Le vrai patron de la Maison de la presse, c’était Bilal. C’est vraiment grâce à lui qu’on a eu autant de succès. Bilal Jadallah était un ami que je considérais comme un frère. Nous nous étions rencontrés pendant la guerre de 2009. Malheureusement, il a été tué le 19 novembre 2023. Il était à Gaza-ville et il voulait revenir vers le sud.
Au rond-point Salaheddine, lui et son beau-frère sont descendus de leur voiture pour demander leur chemin, car à partir de là il fallait continuer à pied. Un obus de char a explosé juste à côté d’eux. Bilal a été tué sur le coup par un éclat, son beau-frère a été grièvement blessé, il est mort deux semaines plus tard. Bilal, c’était mon partenaire. On a exercé le métier de « fixeur » ensemble, de journaliste aussi, et on a fondé la Maison de la presse ensemble. Il y avait entre nous une amitié très forte. On a vécu ensemble des aventures pendant les guerres de 2009, de 2012, de 2014. Il ne travaillait pas sur le terrain avec moi, mais nous étions associés.
Nous étions l’opposé l’un de l’autre. J’avais tendance à faire profil bas, pas lui. Il s’énervait rapidement, j’avais tendance à garder mon calme. Il avait des ambitions politiques, pas moi. Même dans le travail, on n’avait pas les mêmes perspectives, on ne voyait pas les choses de la même façon. Mais il m’a toujours considéré comme son conseiller. Dans les pires moments, quand il fallait prendre des décisions importantes, il m’en parlait. Quand je voyais un appel de Bilal tôt le matin ou en fin de journée, je savais qu’il cherchait un conseil pour régler un problème.
Il m’avait tiré d’affaire
Revenons à la Maison de la presse. Bilal y passait toutes ses journées, il y passait plus de temps qu’avec sa famille et ses amis. Grâce à lui, en plus des jeunes diplômés, tous les journalistes, les intellectuels, et même des ambassadeurs, des consuls et des chefs de délégation passaient nous voir.
Nous avions été mis sur les rails grâce à la délégation suisse qui nous avait tout de suite soutenus, suivis par les Norvégiens, les Canadiens et les Français. Il y a eu un effet boule de neige : tout le monde voulait soutenir les journalistes via la Maison de la presse, grâce au travail de Bilal. Non seulement c’était un bon directeur, mais il avait de très bons contacts avec les autorités locales. Nous avions ainsi plus de marge de manœuvre que d’autres personnes isolées politiquement. Bilal a réglé beaucoup de situations difficiles, des arrestations de journalistes par exemple. Il ne l’a pas fait officiellement, en tant que directeur de la Maison de la presse, mais à titre personnel. Moi aussi, quand j’ai eu des difficultés avec les autorités locales et avec le Hamas, il m’avait tiré d’affaire.
Il avait aussi de très bonnes relations en Cisjordanie. C’était important parce qu’en tant qu’association à but non lucratif, nous dépendions du gouvernement de l’Autorité palestinienne, même si c’était le Hamas qui gouvernait à Gaza. Quand on avait un problème, c’était toujours Bilal qui le réglait, que ce soit à Gaza ou en Cisjordanie. Il travaillait beaucoup, il était brillant et tout le monde le connaissait. Durant les derniers mois avant la guerre, quand la Maison de la presse était de plus en plus un lieu de rencontre pour les diplomates, aussi bien que pour les journalistes, il a été tenté de tirer parti de sa notoriété, car il commençait à avoir des ambitions plus politiques que journalistiques. Il voulait faire autre chose que le journalisme. Mais l’obus tiré par le char a mis fin à ses ambitions et à ses rêves.
Nous avons perdu beaucoup de collègues
Aujourd’hui, et à la demande du conseil d’administration, moi qui ai pris la direction de la Maison de la presse. Ce n’était pas du tout mon objectif, je n’aime pas être mis en avant. Mais j’y suis obligé, car il y a beaucoup de questions administratives en suspens : il y a des employés qui n’ont pas perçu leur salaire, des personnes qui ont rendu des services et qui n’ont pas été payées, etc. Tout passait par Bilal, les relations avec la banque, avec l’administration, la signature. On a eu beaucoup de difficultés pour régler tout cela après sa mort. Finalement on s’est mis d’accord pour que je prenne temporairement la direction de l’association, jusqu’à la fin de la guerre.
Le problème, c’est que tous nos projets arrivaient à échéance fin décembre 2023. Avec le début de la guerre en octobre 2023, il n’y avait plus de projets pour 2024. En outre, notre local de Gaza-ville a été détruit en février 2024. Entre temps, Bilal a été tué. Nous avons perdu d’autres collègues très brillants : Ahmad Ftima, qui était le passe-partout de la Maison de la presse, touché directement par un missile de drone. Son fils de cinq ans a été grièvement blessé mais il a survécu. Mohamed Ajaja, responsable des projets administratifs et des demandes de financement. Il a été tué avec sa femme et tous ses enfants dans le bombardement de leur maison. Ces drames nous ont paralysés pendant un bon moment. Maintenant, on a repris le travail, grâce à la Délégation canadienne en Cisjordanie, qui a financé la location d’un nouveau local, l’électricité et une connexion internet grâce à l’énergie solaire. Trouver un local, de l’électricité et une connexion sont autant de défis aujourd’hui pour un journaliste.
Pour tout cela, les prix sont devenus exorbitants. Dans notre local de Gaza-ville, on avait 24 panneaux solaires qui fournissaient 5 kW. Ils nous avaient coûté environ 12 000 dollars (environ 11 000 euros), et on avait de l’électricité 24 heures sur 24. Aujourd’hui, nous avons seulement deux panneaux solaires et des batteries ; tout est d’occasion car plus rien de neuf n’entre dans la bande de Gaza, et le tout nous a coûté… 15 000 dollars (près de 14 000 euros). Pareil pour la ligne internet : à cause des bombardements, l’infrastructure de la compagnie de télécommunication et d’internet a été détruite.
J’espère être à la hauteur
On a d’abord cherché un endroit où on pouvait avoir une connexion. Dès qu’on l’a trouvé, on a commencé à travailler. On va reprendre les projets. Les jeunes journalistes sont très contents de retrouver la plateforme qui va les accompagner, ainsi qu’une source d’électricité et de connexion internet, en plus des cours, des stages etc.
Une ONG française, Supernova, va nous soutenir dès le mois prochain, pour mettre en place des cours et des stages pour les nouveaux diplômés, surtout dans les camps de déplacés. La majorité des jeunes, aujourd’hui, n’ont pas de travail. Ils n’ont rien à faire, et il n’y a plus d’enseignement. Or, comme on le voit avec les réseaux sociaux, la majorité des gens ont des portables et filment ce qui se passe à Gaza, mais de façon aléatoire. Nous avons donc eu l’idée de donner des cours à tous ces jeunes qui sont dans des camps, pour leur apprendre à mieux se servir de leurs téléphones portables. On ne va pas dire qu’ils vont devenir des journalistes, mais au moins on va leur apprendre les bases du métier, pour qu’ils utilisent les images de façon un peu plus professionnelle.
La Maison de la presse manquait à tous. Pendant les guerres précédentes, elle avait toujours gardé ses portes ouvertes. Sur notre site internet, on pouvait voir des centaines de journalistes, locaux ou étrangers, qui nous rendaient visite, et à qui on fournissait tout ce dont ils avaient besoin. Mais dans cette guerre-ci, notre soutien a bien manqué, surtout aux jeunes journalistes palestiniens indépendants qui ont peu de moyens. Avant la guerre, nous avions pu fournir environ 85 gilets pare-balles aux journalistes qui ne travaillent pas pour les grands médias ni pour les grandes boîtes de production.
La Maison de la presse a aidé plusieurs de ces jeunes à monter leur propre boîte, certains sont maintenant très connus, et nous en sommes fiers. Et moi je suis fier de faire partie de cette association, et d’avoir été un frère pour Bilal. J’ai voulu partager cette histoire avec vous, après hésitation, parce que je craignais que les mots ne rendent pas vraiment justice à Bilal, ni à la tristesse qu’a engendrée sa perte. Mais je voulais lui rendre hommage, parler de lui, même avec des mots simples qui ne traduisent pas complètement la tristesse que je ressens, ni mon admiration pour tout ce qu’il a fait. Voilà. J’espère être à la hauteur pendant cette période temporaire, j’espère que la Maison de la presse va continuer jusqu’au bout, parce que c’est un peu notre enfant à tous, mais surtout celui de Bilal. Et j’espère qu’on va préserver son héritage.
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