Il m’a fallu […] l’exil, un bannissement atténué, l’exil géographique et l’exil, dès ma naissance, de la langue de mon père […] pour écrire sous le nom du père, au nom du père, pour devenir dans la langue de ma mère, le scribe de mon père sans l’arabe, avec un nom arabe1.
1Née en Algérie coloniale d’un père algérien et d’une mère fran- çaise, Leïla Sebbar a maintes fois expliqué, à l’instar des propos mis en exergue, que la privation au cours de l’enfance de la langue çaise, Leïla Sebbar a maintes fois expliqué, à l’instar des propos mis en exergue, que la privation au cours de l’enfance de la langue arabe et l’exil au seuil de l’âge adulte en raison de la guerre d’Indépendance ont créé chez elle un gouffre identitaire difficilement réparable. Dans un récit autobiographique émouvant2, la romancière revient sur cette absence de transmission et raconte en détail sa trajectoire douloureuse pour tenter de récupérer l’héritage paternel, précisant que le sentiment d’exil et d’aliénation par rapport à ses origines découle certes de sa transhumance, mais qu’il fut exacerbé en raison de l’acculturation de son père qui, à l’époque de l’Algérie coloniale, fut instituteur et directeur d’écoles de la République. Le refoulement de la langue et de la culture arabes dans la maison familiale a bouleversé la passation du legs ancestral. C’est ainsi que « l’exil se transmet3 » d’une génération à l’autre, ayant comme conséquence la fragilisation identitaire et la mésalliance. Dans Je ne parle pas la langue de mon père4, Sebbar entreprend une investigation minutieuse de cet état de rup- ture, attribuable non seulement au contexte colonial de sa jeunesse, mais surtout au silence endémique de son père, notamment en ce qui a trait à son statut d’ennemi dans les deux camps adversaires durant la guerre et à son incarcération. L’auteure croit qu’elle aurait pu obtenir des réponses aux questions qu’elle posait à son père sur ce chapitre de sa vie, si elle avait pu lui parler en arabe. Du bannissement de la langue du père, provoqué par l’instauration du français dans l’Algérie coloniale, ressort un immense chagrin, une position de non-coïncidence vécue comme une entrave à la compréhension de tout un substrat généalogique et ethnographique relié à son passé. Le retour littéraire sur soi par le truchement de pactes autobiographiques et autofictifs qui s’ensuit, après le décès du père, émane d’un besoin viscéral de reprendre possession de son ascendance maghrébine. La rédaction de Je ne parle pas la langue de mon père représente donc un geste dans le sens d’une anamnèse, afin que les deux générations puissent accéder à la commémoration du passé5, voire à la réconciliation. Essentiel dans le parcours de l’écrivaine, ce récit libère une volonté d’entreprendre la (re) création d’une géographie individuelle et collective, par laquelle elle entend rapprocher les deux rives de la Méditerranée qui la constituent. Bien que le thème de la transmission aléatoire ou avortée entre générations, caractérisant la dynamique des familles maghrébines de l’immigration, traverse en filigrane l’ouvre romanesque de Sebbar6, c’est surtout dans Mes Algéries en France7, sous-titré Carnet de voyages, qu’elle approfondit son ouvre (auto) biographique en se lançant dans une quête personnelle d’exploration et de sauvegarde de l’héritage franco-algérien, encore largement à découvrir et à archiver : « [j]e tente par les mots, la voix, l’image, obstinément, d’abolir ce qui sépare8. » Dans ce livre composite qui s’ouvre à une multitude de destinataires, la narratrice cherche concrètement, en tant que « diseus[e] de mémoire » (MAF, p. 32), à rectifier « la filiation algérienne troublée par la colonisation » (MAF, p. 96) et, partant, à forger des « filiations nouvelles » (MAF, p. 32), à transmettre. Le foisonnement générique du texte auquel participe une dimension iconique prépondérante facilite justement l’ouverture du tissu discursif à l’encodage d’autres voix, d’autres récits, essais, contes et légendes, témoignages marqués par la saga franco-maghrébine, permettant de combattre les séquelles de l’exil de la langue et du déracinement territorial. Si le Carnet de voyages vient corroborer lieux, personnages, dates et événements auxquels renvoie Je ne parle pas la langue de mon père, il représente par ailleurs l’émergence d’un espace imaginaire où s’esquisse une mémoire transcendée, visant à annuler la distance linguistico-affective entre père et fille, à combler les blancs entourant un riche patrimoine identitaire. Ce qui importe, c’est « d’entendre la voix de l’étranger bien-aimé, la voix de la terre et du corps de mon père que j’écris dans la langue de ma mère9 ».
2Privilégiant la notion de mémoire culturelle empruntée à Régine Robin, nous proposons dans la contribution qui suit de nous pencher sur Mes Algéries en France afin d’éclairer la manière dont cette entreprise littéraire, empreinte d’exil intergénérationnel, est conçue en fonction de diverses pratiques mémorielles, lesquelles s’inscrivent dans un cadre de réflexion basé sur ce qu’Édouard Glissant nomme la pensée d’errance. Notons à cet égard que le projet mémoriel que représente Mes Algéries en France consiste en une recherche d’un chez soi usurpé, d’un lieu originel éloigné, de l’oikos imaginaire, laquelle adopte diverses configurations, allant de la langue (conçue en tant qu’analogon identitaire selon Wittgenstein) à l’espace et aux emblèmes culturels faisant partie du patrimoine arabo-français. L’originalité de la démarche de Sebbar tient à la facture hétéroclite de cette ouvre de témoignage, à sa volonté de capter la « rencontre insolite de deux ou plusieurs altérités10 », soit celles de la France habitée par l’Algérie, lui permettant, à partir d’une position d’immigrée, d’explorer la dynamique passé-présent d’imbrications culturelles imprégnées autant de tensions postcoloniales que de cohabitations possibles. L’éditeur explique que le projet revient à faire converger une parole mémorielle et une prose de témoignage, précisant qu’il s’agit d’un « carnet de voyages autobiographique de Leïla Sebbar », de « l’inscription de ses Algéries en France11 ». Le carnet de voyages sebbarien participe ainsi d’une tradition d’écrits s’intéressant à la mémoire des expériences communes, à l’héritage et au savoir partagé, à la manière de l’immense projet de Lieux de mémoire de Pierre Nora ou de la mémoire collective et de la mémoire individuelle de Maurice Halbwachs12. Toutefois sa vocation s’en distingue, car le voyage de l’origine entrepris par la narratrice exilée, dont la transmission est bouleversée par des ruptures et des failles, se heurte aux « zones d’ombre13 » d’un passé refoulé. Pour cette raison, cette tentative de reconstruire une mémoire forclose par la médiation du littéraire qui, selon Régine Robin, renvoie à une « mémoire culturelle14 », se caractérise par la fragmentation, la dispersion, l’éclatement et le refus de re-totalisation.
[C’est] un ensemble de textes, de rites, de codes symboliques, d’images et de représentations où se mêlent […] l’analyse des réalités sociales du passé, des commentaires, des jugements stéréotypés ou non, des souvenirs réels ou racontés, des souvenirs écrans, du mythe, de l’idéologique […]. [C’est une] structure d’hybridité et de mise en forme narrative du passé15.
3Dit autrement, il s’agit d’une mémoire qu’on s’efforce de reconquérir de façon artisanale, le discours qui en résulte réunissant des bribes recueillies, d’un côté, dans les images de la mémoire officielle et, de l’autre, dans des expériences individuelles et collectives, à l’aide de récits familiaux et de souvenirs épars d’un temps vécu. En raison de cette impossibilité de retotalisation, l’entreprise de reconstruction (auto) référentielle de Sebbar participe d’une poétique de l’errance. Si le concept d’errance qui découle de la philosophie de la Relation, empruntée à Édouard Glissant, renvoie dans un premier temps aux réalités de l’exilé (dépossession, nomadisme, vagabondage)16, il présuppose simultanément un sens plus abstrait dans la mesure où il désigne également un dynamisme modelé sur le rhizome, posé chez Glissant en tant que jeu d’interférences et de compénétrations interculturelles qui définit l’identité des auteurs migrants. Une poétique de l’errance permet à l’écrivain francophone aux prises avec une surconscience linguistique ou identitaire17, vue sa condition liminale (à cheval sur deux ou plusieurs langues réelles ou imaginaires), d’intégrer aux codes de son ouvre une dimension référentielle renvoyant à des systèmes de représentation culturelle qui diffèrent des textes classiques. Traduisible souvent à l’aide de dynamiques discursives d’accumulation, de répétition ou de redoublement, lesquelles contreviennent à la prévisibilité de formes narratives standard, cette poétique est irriguée par le ludique et l’éphémère ; elle s’avère plus proche d’une esthétique baroque que de la rigidité du classicisme, car l’errance s’affirme « comme mouvance et déplacement, comme exploration de l’inconnu en soi et hors de soi18 ». D’après Charles Bonn, cette mouvance, renvoyant au voyage, à la traversée et au télescopage culturels, thèmes exploités par des romanciers maghrébins postérieurs aux indépendances, résume bien l’un des traits essentiels de leur productivité romanesque, consacrée aux aléas et aux tensions de la bi-culturalité et de l’impossible retour : il s’agit de « textes errants dont la migration est le seul lieu véritable, l’entre-deux la seule réalisation19 ». L’errance énonciative se donne ainsi le droit à un territoire imaginatif travaillé par l’hybridité culturelle, de sorte qu’en vertu de cette tentative de « reconstitution d’une possession objectale, on en vienne à se posséder soi-même comme sujet20 ».
LE CARNET DE VOYAGES. MODELE D’ERRANCE GENERIQUE
4Fondre une mythologie affective du soi à même un portrait à la fois personnel et collectif d’appartenances et d’allégeances maghrébines aux contours ouverts, voilà l’objectif de Mes Algéries en France. Au moyen de cette entreprise éclectique, Leïla Sebbar affirme le surcroît de liberté créatrice que lui offre son état d’exilée. Réfléchissant aux ambiguïtés d’un héritage dépourvu de désignations identitaires catégorielles, elle constate qu’elle se trouve au fond « sujet libre » et « forte de la charge de l’exil21 ». En d’autres termes, le revers de sa condition d’exilée lui procure une optique d’altérité lui permettant de jouir d’une position privilégiée d’observation, d’un lieu d’énonciation fécond, phénomène attesté par Jean Sgard :
L’expérience de l’exil est en cela dynamique et contradictoire ; elle entretient un va-et-vient entre l’ici et l’ailleurs, entre le passé et le futur, entre la nostalgie et l’espérance, entre l’exclusion et l’inclusion, entre le moi et les autres. De là vient son malheur, mais aussi sa richesse ; de là aussi son rôle éminent dans la création littéraire22.
5Cette liberté créatrice sous-tend l’aspect polygénérique de Mes Algéries en France. Avatar d’errance, le Carnet de voyages se conçoit comme une dynamique d’entrecroisement et d’interférence impliquant prose autobiographique et récit de voyage23, ce dernier étant souvent assimilé au modèle orientaliste du xviiie et du xixe siècles. Or force est de rappeler que Leïla Sebbar comme d’autres auteurs féminins d’origine maghrébine (Assia Djebar, Malika Mokeddem) propose de retranscrire le récit de voyage orientaliste. Voilà pourquoi la forme générique de Mes Algéries en France s’appuie sur des modalités textuelles rencontrées dans les écritures migrantes conçues plus librement en tant qu’écritures « du corps et de la mémoire24 ». Travaillée par le sentiment de morcellement identitaire, la trame narrative de ces textes est structurée en fonction des périples ou des déplacements d’un narrateur à l’affut de maillons mnémoniques. Leïla Sebbar raconte elle-même que son éveil identitaire a impliqué ce genre d’expérience de déambulation, vécue non seulement dans des quartiers d’immigrés, mais aussi dans diverses régions de la France, axée sur la recherche de signes tangibles ou de rencontres avec d’autres exilés susceptibles de l’éclairer sur son héritage :
Sans savoir pourquoi, ni ce que je cherche, dans la ville capitale et les villes périphériques, je marche d’un square à l’autre, patio déplacé de la rive mère à la rive de l’exil25.
Pour arriver à moi, pour dire « je », il m’a fallu marcher longtemps, parler et vivre à distance réelle, proche dans l’imaginaire, il m’a fallu entendre, loin du pays natal, partout où elle se parlait, la voix de la langue de mon père, la voix de l’arabe, la langue étrangère, l’étrangère intime26.
Autant de détours, volontaires et involontaires, pour parvenir jusqu’à moi avec les complices de la tribu élargie à la France. […] Je reviens à mon enfance dans la colonie, à ma famille, père et mère, frère et sœurs, au village et au pays fondateurs, aux miens, à moi, la distance dans le temps et l’espace abolie. Je suis partie loin, et je reviens27.
6Une volonté de compensation par rapport aux ruptures de la transmission filiale sous-tend et propulse Mes Algéries en France : forte d’un parcours de diverses routes algériennes (re) découvertes en France, soit de manière interposée ? à travers des récits personnels, des documents historiques, des entrevues, des reportages, des photos et des images ? ou par voie strictement fantasmée, la romancière vise à tirer de l’oubli fragments, épaves et vestiges, reliés à deux générations, celle des parents, souvent renfermée dans un mutisme, et celle d’une jeunesse délocalisée. Adoptant un schéma de déplacement spatial et temporel, que ce soit sur le territoire français ou en sol algérien à l’aide de narrateurs à qui on cède la parole, le sujet énonciateur multiplie les facettes de cette identité franco-arabe protéiforme, traversée de résistances et de non-dits, à l’aide d’une forme littéraire polyphonique, trans-générique, seul modèle énonciatif capable de traduire les complexités d’un vécu et d’un héritage culturel encore méconnus et entourés de ratures. Contrairement au récit autobiographique traditionnel, le Carnet de voyages offre une très grande souplesse pour mettre en valeur une écriture fragmentaire et éclatée, où intervient la voix de nombreux narrateurs et narratrices, cette pluralité discursive étant reflétée par le substantif « voyages », renvoyant ainsi aux notions de retour, de reprise, et d’itération. Régine Robin souligne que ce genre d’entreprise mémorielle inédite, dépourvue d’archives institutionnelles, où le personnel et le familial fusionnent avec le culturel et le social, exige souvent l’invention de formes nouvelles28.
7Au xxie siècle, le récit de voyage apparaît comme un rempart contre le syncrétisme culturel qui sème l’Ailleurs partout et donc nulle part. Que ce soit du côté de la world fiction ou du travel writing anglo-saxons, une figure émerge, celle du nomade, qui enjoint à l’Occident de ne plus façonner le monde à son usage, mais à s’ouvrir à l’Autre. Sur ce plan, le récit de voyage au féminin, à travers les époques, les cultures et les auteures, d’Isabelle Eberhardt à Flora Tristan (auxquelles s’intéresse Sebbar dans ses écrits), révèle des distinctions par rapport à la définition canonique du genre, puisque l’objet du regard féminin qui jouit d’un surcroît d’autonomie et de mobilité ne se limite pas à se poser comme le contraire du modèle masculin29. Dans Mes Algéries en France, la figure de Shérazade30, à la base de la trilogie romanesque de Sebbar intitulée Shérazade 3131, réapparaissant dans une incarnation intertextuelle, fait justement écho au nomadisme inhérent au récit de voyage au féminin. Elle permet à la voix énonciative de s’inscrire dans une visée subversive par rapport au récit de voyage orientaliste, et ce faisant éclaire l’éclatement générique de la démarche sebbarienne. Rappelons que dans Carnets de Schérazade, consacré à une relecture contemporaine du personnage célèbre des Mille et une nuits, c’est par l’intermédiaire d’une jeune fugueuse beur que s’élabore un discours axé sur l’autonomisation du regard féminin impliquant la mobilité du corps et de l’esprit ainsi qu’une volonté de retranscription culturelle32. À la place d’un voyage aux sources projeté en Algérie, l’héroïne des Carnets de Shérazade décide plutôt de traverser de long en large la France, accompagnée d’un routier ; ceci permet à l’auteure de fondre les époques et les espaces mémoriels, en retraçant, d’une part, les déplacements des Sarrasins lors de leur occupation du sud-ouest du pays au cours du Moyen-Âge (du viiie au xie siècles33), et d’autre part, le chemin parcouru dans la marche de protestation des beurs, de Lille à Marseille, en 1983. Cette préoccupation de retracer des vestiges de la présence arabe à même des régions de la province française se double d’un intérêt à l’endroit des tableaux de peintres orientalistes, incarnant odalisques et courtisanes de harems, observés dans divers musées à travers la France. Ces images de l’exotisme oriental représentent l’unique moyen accessible à la jeune Schérazade pour s’initier à ses origines arabes. Or, face à celles-ci, elle entreprend un travail de retranscription identitaire associé au geste de l’écriture : elle possède en effet sept carnets, un pour chaque jour que dure son voyage, où elle note ses impressions et découvertes qui relatent le récit de ses origines en tant que femme d’origine arabe transplantée en sol français. Mes Algéries en France s’organise également en sept chapitres permettant de regrouper de manière paradigmatique réflexions et anecdotes autour de thèmes identitaires34. Si le personnage fictif de Shérazade y intervient, sa présence intertextuelle s’avère plutôt méta-énonciative dans la mesure où elle sous-tend et informe un contexte de voyage et de questionnement des stéréotypes35. Or le voyage de la narratrice dans Mes Algéries en France se prolonge et aboutit bel et bien en Algérie par le truchement d’un tiers : témoignages, entrevues, artefacts mémoriels, cartes postales, photos et objets de la vie quotidienne. Il s’agit pour la narratrice de creuser la signification non seulement de lieux et d’espaces névralgiques, inséparables d’une identité arabo-algérienne à (re) conquérir, mais aussi, de se remémorer la vie sociale, diverses contributions humaines, des éléments de nature, des impressions gustatives et des odeurs, soit tout un substrat préconscient, mémoriel et référentiel algérien, porté en soi, et qu’on (re) découvre en territoire français.
8Dans Mes Algéries en France, une pratique mémorielle programme les jeux de la focalisation énonciative, lesquels adoptent une configuration d’oscillation où l’on passe d’un discours personnel au récit à destinataire collectif pour revenir sur les fragments les plus intimes du soi. Cette isotopie d’errance dérive d’un fondement affectif dominé par une nostalgie exprimée tantôt en évocations positives, tantôt en termes de regret. C’est dire que le retour sur des moments de plénitude côtoie la blessure entourant l’inaccessibilité à la langue paternelle, douleur lovée dans les couches profondes du texte, pouvant à tout moment se manifester sous forme d’incises, ou à même des phrases isolées. À titre d’exemple, cette déchirure resurgit à propos du rapprochement que la narratrice aurait souhaité vivre avec les femmes algériennes exilées ayant suivi leur mari chibani dans des routes migratoires vers le travail en France. D’où son sentiment d’être « étrangère de la famille » (MAF, p. 52) et son immense regret lorsqu’elle se compare à une collègue maghrébine, Nora Aceval, en mesure de recueillir des contes et légendes de ces femmes médiatrices de rites et de traditions dans la langue du pays d’enfance :
Comme Nora, j’aurais pu, […] écouter les sœurs aînées de mon père, elles m’auraient raconté les légendes de Chenoua dans la langue de la vieille ville comme à une petite fille de la famille (Nora Aceval dans la tribu maternelle peut dire « les miens » moi pas). […] J’aurais pu, comme Nora, vingt ou trente années plus tard, […] écouter les contes traduits par un ami. Mais il n’y a pas eu d’ami pour transmettre parce que le père lui-même n’a rien transmis. […] Jamais, dans l’enfance algérienne, je n’ai entendu le plus petit mot de légende arabe ou française (MAF, p. 56-58).
9En tant que passion ambivalente associée à l’exil, au mal du pays, la nostalgie conjugue les racines grecques nostos, dérivé de nestoi, signifiant retourner chez soi, et algos, renvoyant au manque et à la douleur et se définit en tant que maladie du corps et de l’esprit provoquée par l’éloignement du lieu des origines. D’après Jankélévitch36, la nostalgie est un état fonda- mentalement doux-amer, car la tristesse ressentie coïncide avec le rappel du bonheur : l’affect douloureux présuppose le rappel euphorique d’un état fusionnel avec le monde, situé dans le passé, et le désir de revenir à cette condition d’ipséité37.
10Ce sentiment de cohésion et d’unité par rapport au mutisme et aux fragments épars de la saga algérienne s’obtient par le roman familial sebbarien qui encadre Mes Algéries en France, dont une composante essentielle s’élabore à l’aide d’un ensemble de photographies en noir et blanc situées dans la partie liminaire du livre (MAF, p. 16-45) évoquant, mieux que les mots, l’atmosphère idyllique du paradis de l’enfance. Le premier cliché capte le jeune couple parental élégant et amoureux en 1945, à Mascara ; un deuxième, la mère sereine accompagnée de ces trois jeunes filles endimanchées lors d’une escapade dans un cadre champêtre ; un troisième, le père élève instituteur à l’École normale à Bouzaréa à Alger en 1932 et, enfin, le père encore une fois représenté avec sa première classe d’élèves en 1935 à El-Bordj. Parce qu’il le dépasse dans la chronologie, l’album familial apporte une intensité émotionnelle au récit de la rencontre inusitée des parents en France, relatée sous forme de conte intitulé « Le bal » (MAF, p. 18-25), où l’eau s’érige en symbole unificateur. Tandis que la mère, Marie, est identifiée dès la naissance, selon un rite pratiqué par sa grandmère, aux courants de la Dronne dans sa région natale du Périgord (« un jour elle irait au-delà de l’autre rive », MAF, p. 19), Mohammed, le futur père, élève à Alger, ville portuaire, étudie en classe les affluents de la Dronne, en suivant la rivière depuis sa source, du val d’Aran en Espagne, jusqu’à l’estuaire, « là où le fleuve rencontre la mer, l’eau douce se mêle à l’eau salée, […] tourbillon [ne] » (MAF, p. 23). La confluence des réseaux aquatiques distincts rappelle non seulement la rencontre des parents, source de la biculturalité familiale, mais signale surtout la fluidité, l’hybridation d’éléments identitaires hétérogènes constitutifs d’une nouvelle intégralité. À partir de la rencontre parentale se déploie une incursion du côté des écoles, autre entité unificatrice du couple. Celles-ci fonctionnent en effet comme les « copies conformes de la colonie à la métropole impériale » (MAF, p. 42), malgré certaines distinctions illustrées par des photos de couverture de manuels scolaires des enfants indigènes (MAF, p. 41)38 et d’anciennes cartes postales des écoles coraniques (associées à la jeunesse du père). On verra que les diverses composantes du carnet de voyages sebbarien circulent entre elles selon le modèle de différences culturelles du couple parental, transcendées par les eaux de l’estuaire.
11Un point de vue unificateur s’obtient grâce à l’ancrage de la subjectivité et ses traces corrélatives du côté de la nostalgie. Cette passion des exilés peut se définir comme une absence présentifiée, comme « une présence devenue sensible dans un champ d’absence39 ». La nostalgie vient ainsi sous-tendre les infléchissements subjectifs du discours ainsi que leur fonction de mise en valeur. Elle se manifeste dans le rôle important joué par les déictiques, notamment dans des fragments essayistes d’apparence neutre, par exemple, « mes » Algéries, l’école de « mon » père (MAF, p. 34), « mes » sœurs étrangères (MAF, p. 48). La modalité nostalgique suscite le discours au moyen de questions rhétoriques auxquelles on répond : « La machine de ma mère était-elle une Singer ? Je ne sais pas » (MAF, p. 64), ou « Mon père a-t-il su que des militants du FLN, en 1958, ont mitraillé et assassiné de jeunes normaliens de Bouzaréa ? C’est Bernard Zimmerman qui me le raconte en 2003 » (MAF, p. 32). On note également les transformations de la voix en vue d’une repossession des faits, à savoir l’usage d’une voix extra-diégétique qui se transforme dans le corps textuel en une voix auto6diégétique, notamment dans les récits consacrés à Safia, orpheline et future maquisarde (MAF, p. 66-67), et à Josette Audin (MAF, p. 133-138) qui, pour cacher l’intense douleur de la disparition prolongée de son conjoint, se réfugie derrière la rigueur de son enseignement. Aussi, l’expression de la temporalité répond-elle à un désir de prise en charge personnelle du passé, celui-ci étant systématiquement intégré au présent de la narration, tel qu’il se produit dans le fragment suivant : « Dans l’enfance algérienne, j’entendais ces paroles de chanson : “ Aïsha, Fatima, Mériem. Tres morillas, Aïsha, Fatima, Mériem. ” » (MAF, p. 72) ; le même refrain est repris au temps verbal du présent : « Et voici que j’entends, dans les rues de la Goutte d’Or à Paris la même chanson, les noms de l’Orient espagnol, algérien, français » (MAF, p. 72). La narratrice accorde, de plus, un espace textuel au signalement de personnes intermédiaires, passerelles d’une mémoire à conserver, rencontrées en France, par exemple, Mohammed Kacimi el-Hassani, qui relate sa vie dans une puissante confrérie musulmane située au sud de l’Algérie, la zaouïa, dirigée par une femme, Lalla Zineb, et où a séjourné Isabelle Eberhardt40. Elle reproduit la mise en récit d’invitations reçues pour commenter des images (par exemple, la photo « Femmes au cimetière » en Algérie avec Agnès Varda), ou en vue de collaborations, comme dans le cas de Rachid Koraïchi qui demande un texte en hommage pour commémorer l’un des sept moines du monastère Tibhérine en Algérie, assassinés en 1996 par un groupe islamiste (MAF, p. 102)41. À cela s’ajoute l’inclusion d’entrevues ethnographiques avec des femmes pieds-noirs juives, ayant subi le départ forcé d’Algérie au début des années soixante, de la même génération que les parents de la narratrice, à savoir, Aimée Chouraqui-Bensoussan témoin des massacres commis par l’OAS à Oran en 1962, et Marthe Stora, mère de l’historien Benjamin Stora, qui revient sur les aléas de son immigration en France. On tient également compte du témoignage de Michelle Perrot, fervente intellectuelle et sympathisante de la cause algérienne qui décrit son action pour soutenir les résistants algériens en France durant la guerre d’Indépendance et son implication dans une délégation d’intellectuels se prononçant contre le traitement réservé de nos jours aux femmes en Algérie (MAF, p. 152-167). La subjectivité se détecte dans le choix des ouvertures intertextuelles, que ce soit l’inclusion d’une bande dessinée signée Farid Boudjellal, portant sur les tensions homme-femme dans les cités d’immigrés maghrébins (MAF, p. 104), ou le récit de la mère du sportif Zidane, renvoyant à une saynète rédigée par Leïla Sebbar, « Zidane mon fils » (MAF, p. 108-109).
12Dans l’errance spatio-temporelle (ici-là-bas ; aujourd’hui-hier), l’instance énonçante se réclame d’une axiologie postmoderne : l’activité synthétique d’un méta-sujet cède à un mouvement perpétuel de mise en relation et de contextualisation entre entités hybrides. En résulte une mémoire culturelle métissée, au sens où l’entend Régine Robin, où s’enchevêtrent les images de traditions laïques et celles d’explorations nouvelles au fil d’un voyage textuel et visuel, parcours indispensable à l’appropriation personnelle du temps et de l’espace, de l’histoire et de la géographie. Le décloisonnement de la dichotomie Occident/Orient permet de moduler le rapport à l’histoire à la fois personnelle et collective, de s’approprier « une ascendance et […] une descendance42 ». Une telle pratique discursive invite à valoriser des significations non enregistrées d’un vécu culturel enclavé, à les intégrer à même une immense toile verbale et picturale offerte aux narrataires touchés d’une manière ou d’une autre par le déracinement.
REMÉMORATION ET PORTRAIT DES HARKIS
13La dimension mémorielle du carnet de voyages s’inscrit pour cette raison dans une visée de commémoration tout autant que de réconciliation. Leïla Sebbar précise, en effet, que le « travail mémoriel permet de suturer ce que les violences meurtrières ont produit » et que « la remémoration historienne, individuelle ou collective, est nécessaire pour que la vie ne s’arrête pas au désespoir et à la mélancolie. C’est ainsi que je poursuis ce travail de deuil et de survie43 ». L’objectif de la romancière est clairement attesté dans le portrait sociologique qu’elle brosse des harkis (MAF, p. 192-202)44. Il s’agit de rendre hommage à ces supplétifs indigènes pro-français engagés dans l’armée française de 1957 à 1962, durant la guerre d’Indépendance, traîtres aux yeux des sympathisants du FLN et donc victimes de représailles après la guerre. La France, qui met du temps avant d’approuver leur rapatriement, leur offre des conditions de vie extrêmement précaires. Entre 1962 et 1970, on les installe dans des logements de fortune situés soit dans des hameaux forestiers, soit à la périphérie des villes où règnent le désouvrement et l’indigence. Or, de quelle manière aborder le sort de ces floués de la République nullement récompensés pour leur allégeance ? Ils ont vécu ? et nombreux de leurs descendants vivent encore ? comme des parias, subissant la honte, la haine et l’infamie. Un besoin viscéral de rectification de cette injustice commande la narration des visites que Leïla Sebbar a elle-même effectuées des emplacements d’hébergement (la plupart aujourd’hui démantelés) des harkis. Il lui importe de tenir compte textuellement du nombre de ces lieux perdus où ces humiliés et leurs familles ont été installés, ne serait-ce que pour réactiver la mémoire de ce chapitre sombre de l’histoire de France : Beaudésert, Bias, Bourg-Lastic, Le Logis d’Anne, Mas Thibert, Collobrières, Rivesaltes, Rosans, Saint-Maurice-l’Aroise, Saint-Maxim. Adoptant un comportement d’ethnologue, assimilable au processus perceptif inhérent au récit de voyage, la narratrice autodiégétique relate ses déplacements et sa découverte de certains campements perdus, véritables pérégrinations étalées entre 1981 et 2003. Lorsqu’on l’accuse de voyeurisme, elle rétorque en stipulant qu’elle a « besoin de voir pour savoir, c’est l’histoire de l’Algérie avec la France, je ne suis pas la fille d’un harki, mais. » (MAF, p. 197). Ce qui laisse supposer qu’elle ressent une alliance avec ces anciens militaires traités en transfuges, statut inséparable de l’ambiguïté entourant son propre père. D’où l’urgence de préserver des traces de ces vaincus de l’histoire.
14Dans ce segment textuel, la narratrice adopte la position d’un sujet sensori-moteur qui par ses trajets en voiture et à pied ouvre l’espace, crée un champ perceptif à mesure qu’elle se rapproche et entre dans des campements bien cachés, enregistrant divers attributs que lui renvoient ses sens. Par exemple, au camp de Bias, près de Villeneuve-sur-Lot, le regard procède par gradients. On passe des premières impressions de l’extérieur, « [à] l’extérieur du village, un hameau séparé, ni murs d’enceinte, ni portail cadenassé. Des maisons alignées, petites et vétustes, des hommes assis, vieux, absents. […] Le silence. Des femmes, foulards, larges robes à fleurs, travaillaient en bavardant sur le seuil des maisons » (MAF, p. 197), à ce qui s’observe à l’intérieur : « [s]ommiers rouillés, fauteuils défoncés, appareils ménagers hors d’usage, la voirie municipale oubliait régulièrement le hameau des harkis » (MAF, p. 197). Aussi relate-t-elle son arrivée à Mas Thibert, en Camargue, en 2000, afin de mener une enquête au sujet de Bachaga Boualam, un capitaine de réserve bien réputé de l’Armée française, rapatrié en 1962 et dont la stèle au cimetière choque par sa modestie extrême et l’absence d’inscriptions en arabe. D’autres voyages d’enquête à Lodève, à Jouques pour voir Le Logis d’Anne, et à Rosans, près de Gap, adoptent tous une structure similaire de mise au jour perceptive, engageant la mobilité, l’observation, la rencontre et l’attestation descriptive dans le but de divulguer les aspects occultés, tus, de la vie de ces réfugiés :
Les pères de famille fidèles à la France […] auraient dû recevoir contre leurs services de guerre un peu de terre de France ([…] ils s’étaient battus pour elle, la France) qu’ils auraient cultivée comme ils savent le faire et ils auraient ensemble construit la maison s’aidant les uns les autres, les enfants, garçons et filles, auraient échappé à l’école du camp où on les maltraitait, ils le racontent souvent. On les a enfermés, surveillés, ils ont été trompés et on oublie que des enfants sont nés sur la terre de la République (MAF, p. 200-201)45.
15Les photographies qui viennent appuyer l’éthique mémorielle au sujet des harkis ont également pour fonction de contrer l’amnésie. Cinq clichés en noir et blanc tirés des archives, illustrant le camp à Bourg-Lastic (Puyde-Dôme) en 1962 (au moment de l’établissement des camps composés de tentes), qui attestent les conditions de vie insalubres de ses nombreux habitants, sont juxtaposés aux photographies plus récentes en couleur, prises par la narratrice (en 2000 et en 2003), lesquelles reflètent l’état de délabrement ou d’abandon des camps transformés en habitation de fortune, dépourvus de toute trace humaine. S’il est question de revenir sur la journée d’hommage que la France a inaugurée à la mémoire des harkis en 2001 (par une photographie de la plaque commémorative érigée aux Invalides), la narratrice signale que le ressentiment est loin d’être apaisé et que c’est de leurs survivants dont il faut tirer de l’espoir. Grâce aux livres produits par des descendants des harkis, « des objets de mémoire pour l’histoire à venir », on parvient à témoigner « contre le silence et l’oubli […], pour la vie possible, pour les enfants à naître » (MAF, p. 202).
VERS DES FILIATIONS NOUVELLES. ENTRE ÉCRITS ET IMAGES
16Dans sa préface, Michelle Perrot signale que les lieux de mémoire algériens demeurent éminemment fragiles (MAF, p. 12), menacés tant par l’usure du temps que par celle des hommes et que ce qui résiste le mieux, ce sont les écrits et les photographies. Ce travail de mise au jour, soit d’une mémoire collective, soit d’un réseau d’appartenances culturelles, s’appuie davantage sur des images et des émotions que sur des analyses historiques, précises et rationnelles46. C’est autour de ceux et celles associés au savoir, à la communication et à la littérature que s’ouvre chez Sebbar, « une route majeure » (MAF, p. 13), facilitant l’établissement de filiations nouvelles. Permettant d’amoindrir son sentiment d’être « séparée de la langue et des corps » (MAF, p. 70), sa propre filiation culturelle et spirituelle se renforce par le truchement d’écrivains, de créateurs et d’intellectuels qui ont dû quitter la terre ancestrale, ou qui en sont devenus des passionnés, ayant choisi l’Algérie comme objet de travail ou d’étude.
17Leïla Sebbar se considère ainsi héritière directe de Mohammed Dib, le fils éloigné de la maison maternelle, où les femmes, mères, sœurs, tantes, analphabètes, ayant précieusement conservé la planchette coranique, sur laquelle « l’enfant a tracé des lettres » (MAF, p. 92), furent elles-mêmes incapables de déchiffrer « des arabesques noires » (MAF, p. 95) dans les livres du fils « qu’elles ne liront jamais » (MAF, p. 95). D’une part, il est question de déplorer cette division qui perdure dans des familles algériennes traditionnelles entre les femmes (mères, tantes, sœurs) n’ayant pas eu l’accès à l’instruction, et les hommes lettrés (pères, oncles, fils), ce qui résume parfaitement la situation de la branche paternelle de la famille de Sebbar. Mais, d’autre part, c’est par l’intermédiaire de cette mise en représentation du geste scriptural, allant de l’enfance à l’âge adulte, que la filiation se resserre d’abord, avec son propre père, Mohammed Sebbar, mathématicien doué, maître de classes de garçons indigènes en Algérie, et ensuite avec Mohammed Dib, l’un des fondateurs de la littérature algérienne française contemporaine. S’y ajoute le nom de Mouloud Feraoun, auteur de Le fils du pauvre et La terre et le sang, un collègue de son père que Leïla Sebbar en tant que jeune fille a écouté et admiré. Accusé de traîtrise, il fut assassiné par le FLN en mars 1962. Il faudrait également signaler d’autres rencontres mémorables avec des écrivains ayant ouvert la voie à une littérature maghrébine moderne, Jean Pélégri et Kateb Yacine. « Je suis la fille de ces fils qui écrivent des livres si loin de la maison qu’ils ont quittée pour n’y plus revenir et, parce qu’ils sont partis, parce qu’ils ont subi l’épreuve du passage pour tous les autres, nous écrivons, j’écris » (MAF, p. 95). Son initiation à l’écriture et au monde du savoir est redevable d’un milieu familial qui prise les valeurs inspirées des Lumières et constitue pour la narratrice un moyen de rapprochement du monde masculin, de celui des écrivains illustres et enfin de son propre père, permettant ainsi de racheter, ne serait-ce que partiellement, ses lacunes en langue arabe.
18Parallèlement, certaines filiations féminines sont célébrées. Leïla Sebbar rend hommage entre autres à Germaine Tillion, ethnologue de renom, parcourant à dos de mule plateaux, montagnes et déserts à l’écoute de contes, d’histoires et de légendes de femmes arabes (Kabyles des crêtes, Berbères des hauts plateaux, Aurès, nomades). Elle a ainsi capté et transmis la mémoire des familles et des villages de l’Algérie rurale, mais aussi ce qui reste encore plus fragile : les tessitures de la voix des femmes dans les tribus. On retient le nom de Juliette Grandgury, infirmière française, sage-femme devenue la roumia, guérisseuse sacrée et aimée, qui abandonne père et patrie pour ouvrer en Algérie auprès de familles indigènes pauvres et malades, habitants des plateaux. Défiant son chef de service, elle se déplace vers des communes éloignées pour soigner celles qui accouchent ; elle parle aux femmes dans leur langue et décrit les maladies, ses conditions de travail dans un carnet de route. Il y a également le cas de Josette Audin, professeure de mathématiques de Léïla Sebbar au lycée de Kouba à Alger, veuve courageuse de Maurice Audin, victime de la torture et assassiné par les forces françaises durant les années de guerre. Exilée en France, Josette Audin ne renonce pas au cours de longues années à chercher justice pour la séquestration brutale de son conjoint (MAF, p. 135). Enfin, la narratrice retient le nom de Danièle Minne, née en Algérie de parents franco-arabes, qui choisit de s’engager dans le combat des maquisards. Elle est incarcérée dans des prisons françaises, mais retourne vivre en Algérie avec ses enfants après la guerre de libération ; elle doit toutefois s’exiler en France car les Intégristes sont xénophobes à son égard. Motivée par une détermination radicale, Danièle Minne fait paraître l’un des premiers livres consacrés à la contribution des femmes de l’ombre (MAF, p. 70) à l’indépendance de l’Algérie. Incarnant l’action et le sacrifice, ces quatre femmes offrent à la postérité de nouveaux visages du féminin maghrébin, des mythologies affectives révisées qui viennent remplacer les images réductrices et stéréotypées peuplant les romans coloniaux, de Maupassant à Loti, de Gide à Louÿs, à Elissa Rhaïs et à Étienne Dinet. Ces savantes françaises « deviennent les scribes privilégiés, graphiques et photographiques, d’une mémoire qui se serait perdue, mémoire gestuelle et rituelle qui se transmet certes de mère en fille mais la précarité est si grande, et parfois la misère, que les gestes de la survivance oblitèrent le devoir de transmission » (MAF, p. 112)47.
19Un semblable objectif de transmission préside à l’importante composante iconographique du texte, laquelle renvoie aux lieux, aux gens et aux artefacts culturels, illustrés par l’inclusion de photos personnelles ou signées par d’autres, d’anciennes cartes postales coloniales, des dessins ou des tableaux (certains du fils de Leïla Sebbar, Sébastien Pignon). À cet égard, Michelle Perrot précise que l’expérience de la perte, qu’elle soit celle de la séparation, de l’exil, ou de la mort, rend encore plus précieuses les photographies : « elles tiennent dans ce mémoriel une place de choix, non pas seulement illustrations mais pièces du puzzle, éléments du paysage, fragments du corps [du père] à composer » (MAF, p. 13). Dans un passage méta-énonciatif, la narratrice explique que la composante visuelle du texte résulte de ses expériences déambulatoires engageant l’œil et l’esprit. Au hasard de ses pérégrinations, elle a fixé sur papier glacé, avant disparition, « tout ce qui pouvait se lire encore, que le temps et les élus n’avaient pas effacé […]. Comme pour Germaine Tillion […] soucieuse d’une société qui bientôt ne sera plus, l’émotion est la même […] devant la trace lisible qui peut durer à l’image » (MAF, p. 42). Le sous-discours des images revient à souligner combien la présence des femmes d’ascendance maghrébine enrichit la texture sociale de la République. Leur intégration s’illustre notamment par le photo-portrait en couleur de Noria Boukhobaza (MAF, p. 53), anthropologue auvergnate, s’intéressant aux rites matrimoniaux dans les familles de l’immigration maghrébine, et qui « ressemble à ces belles “ Femmes du Sud ” sur cartes postales » (MAF, p. 56). À l’image nationale de Marianne, icône de liberté et d’affrontement, se greffent d’autres visages basanés de jeunes filles et de femmes de la banlieue parisienne, notamment celles appartenant au regroupement de « [Ni] putes ni soumises » (MAF, p. 44), déguisées en « Mariannes d’aujourd’hui » (MAF, p. 44) lors de leur protestation devant l’Assemblée nationale : « Mariannes métisses » (MAF, p. 44), « ces traversières, filles des pères et des mères de l’ancien Empire colonial, donnent voix et corps à la République qui s’essouffle » (MAF, p. 44). Assimilable à la volonté de reconnaissance de ces nouvelles Mariannes, une photographie se démarque, celle en noir et blanc prise par Marc Garanger, qui a servi en tant que photographe militaire en Algérie de 1960 à 1962, période durant laquelle il fut chargé de produire des cartes d’identité permettant aux forces coloniales de distinguer entre indigènes et colons français48. Faisant référence à cette photographie dans ses ouvres fictives, Sebbar l’insère dans son carnet, puisqu’elle évoque le récit encrypté d’une agression ainsi que celui d’une contestation assourdie mais persistante. Objet de la photo, une femme algérienne de provenance rurale est obligée de se dévoiler publiquement et de se faire photographier pour la première fois ; elle s’en prend à ce geste violent d’usurpation par l’intensité désarmante du regard (les yeux et l’expression du visage). Située aux antipodes des odalisques des peintres orientalistes, cette photographie représente un signe de résistance devant le point de mire du photographe et traduit ainsi le retour du regard (return of the gaze) 4949, critiquant ainsi les tendances à la stéréotypie, à la discrimination et à la marginalisation à l’endroit des femmes immigrées, que l’auteure voudrait voir éradiquées50. D’autres photographies, celles prises par Juliette Grandgury de jeunes filles de Hauts plateaux (MAF, p. 117), celles de militantes (MAF, p. 68) et de maquisardes infirmières (MAF, p. 161) durant la guerre, celles de conteuses algériennes voilées, les visages et les mains décorés de henné (MAF, p. 49) révèlent des aspects inédits du féminin maghrébin non-stéréotypé.
20Dépourvues de l’exotisme réducteur, différentes images, comme les cartes postales réalistes glanées dans des brocantes en France ou reçues de la part d’amis se substituent par ailleurs aux allusions faites aux personnages orientalistes, telle Aziyadé de Pierre Loti (MAF, p. 148), et à la toile, l’Odalisque rouge d’Eugène Giraud (MAF, p. 73) reprise dans le texte. Des cartes postales font référence aux femmes en costume traditionnel de la région d’Ouled Naïls (MAF, p. 87), auxquelles se sont attachés certains Orientalistes, aux jeunes écolières de la colonie (MAF, p. 36, 60), aux femmes voilées de tissu blanc priant aux cimetières (MAF, p. 101), aux promeneuses au Jardin d’Essai à Alger (MAF, p. 98), aux Kabyles en situation domestique (MAF, p. 90). À l’aide de ces femmes échappant à la lentille orientaliste, la narratrice avoue « [se] fabriquer secrètement une mémoire d’emprunt » (MAF, p. 48), grâce à laquelle s’affirment ses sentiments d’affiliation et de solidarité :
Avant d’entendre les femmes de la migration des hommes, j’ai reconnu leurs ancêtres sur cartes postales coloniales, comme elles pauvres, sans terre ni trousseau de mariée, exilées de la maison paternelle, quel destin ? L’exode au-delà des mers, l’exode vers « les villages nègres » des villes, un jour béni ou maudit leur jeune beauté arrête le regard du Nazaréen et je les vois à l’image, toujours jeunes, toujours belles, c’est elles que je cherche de brocante en brocante (MAF, p. 48).
21Par un effet d’ironie, on observe sur les cartes postales coloniales incluses le profil discret de Marianne sur les timbres, comme si on avait prévu d’avance cette coprésence annonciatrice du métissage, effet inévitable du rapprochement des deux rives de la Méditerranée. « [C] es femmes sont des femmes du peuple de mon père et la filiation aurésienne, nomade, berbère, oranaise ou constantinoise, juive ou turque s’impose partout où je marche, je les vois, je les entends (MAF, p. 52)51. » Du côté masculin, on peut également souligner la présentation de nombreuses cartes postales et de photographies, rappelant subtilement les leçons de Roland Barthes et de Susan Sontag, à savoir que les images sont des signes complexes dans la mesure où elles possèdent la capacité d’évoquer et le souvenir et son défaut, la présence et l’absence. Ce phénomène s’observe à partir des clichés désignant des élèves d’écoles coraniques, des chibanis solitaires, des hommes au café maure, des caïds, divers types de régiments militaires coloniaux (les Tirailleurs, les Spahis et les Zouaves), des tombes musulmanes en France, d’autres plaques commémoratives, celle notamment érigée en l’honneur des manifestants pacifiques, abattus lors d’une sanglante répression en octobre 1961 à Paris (MAF, p. 178), ayant également été le point de départ d’un roman sebbarien52. On vise ainsi à immortaliser tant l’existence que les contributions concrètes des oubliés et des victimes, qui échappent aux annales de l’Histoire officielle.
POUR CLORE : VERS UNE RETERRITORIALISATION IMAGINAIRE
22Les multiples routes algériennes qu’abrite le carnet de voyages, comme les affluents d’une rivière, mènent vers le jardin de l’enfance, celui de la jeune Leïla Sebbar accompagnée des membres de sa famille, au chapitre final (MAF, p. 219-238). Il s’agit de la partie la plus intimiste voire nostalgique du livre, où prévalent les rappels d’expériences primaires ? sensorielles et affectives ? vécues par l’artiste en devenir dans l’enceinte de la maison familiale en Algérie, à l’intérieur des confins de l’école de la République à Hennaya, près de Tlemcen53. S’exprime ainsi le désir de reterritorialisation qui s’opère dans l’espace mobile de la forme même du Carnet de voyages, dont la dynamique est celle d’un engendrement perpétuel de sens possibles et différés54. Car d’après Édouard Glissant, « si l’exil peut effriter le sens de l’identité, la pensée de l’errance, qui est la pensée du relatif, la renforce le plus souvent55 ».
23Dans ce retour aux sources imaginaires, on retient surtout des éléments de la nature, à savoir le potager et les ruches du père, les fleurs cultivées par la mère, les cigognes de Tlemcen, les tourterelles de Ténès. Autant de biographèmes qui imprègnent une mémoire corporelle, données appartenant à l’enfance algérienne, portées au plus profond du soi, transversales aux lieux et aux époques. À cela s’ajoute l’évocation douce-amère d’autres objets souvenirs rappelant le territoire méditerranéen des origines, statuettes de cigognes et de palmiers, photographies de logos publicitaires d’agrumes de provenance nord-africaine, une estampe aquarellée renvoyant aux iris et aux roses trémières. Inhérente à un fonds préconscient ayant nourri l’œuvre littéraire produite en France, la remémoration de ces icônes culmine dans le souhait d’un véritable voyage de retour au village d’enfance, lieu mythique où règne l’harmonie, séquence articulée de manière allégorique par la dégustation partagée d’un fruit tropical au matin : « J’irai, […] mes sœurs avec moi, et peut-être Safia, […] dans le village de l’enfance. Les fleurs du jardin de ma mère, les asperges du jardin de mon père et ses abeilles. Nous serons assises sous la véranda et nous mangerons les figues de l’aube » (MAF, p. 233). Nourriture céleste, offrande sororale et amicale, ces figues de l’aube soulignent le lien biologique, viscéral, que certains exilés ressentent avec le pays natal, à l’instar d’algues marines étendant très loin leurs branches sous l’eau, excroissances du lieu natal, image d’Épinal d’appartenance proposée par Aimé Césaire pour décrire le rapport passionnel que maintient la diaspora avec le pays originaire, dans son recueil Moi, laminaire. Chez Sebbar, le rappel d’une filiation archaïque qu’on célèbre en dernier, à l’aide des sens physiques les plus profonds, soit le toucher et le goût, précédant même la cognition et le langage, souvent porteurs de scission, s’annonce aux premières lueurs du soleil levant, période avant le réveil caractérisée par le rêve. Par l’entremise de cette utopie personnelle imaginée, la narratrice énonce le vœu d’une reconstruction mémorielle et sociale, thème faisant écho à l’œuvre de nombreux individus et de communautés, plusieurs étant représentés dans l’ouvrage de Sebbar et participant aux « eaux mêlées […] de l’Algérie et de la France » (MAF, p. 167). C’est ainsi que l’errance textuelle s’avère bénéfique, car elle permet de nous fixer : « l’errance nous donne de nous amarrer à cette dérive qui n’égare pas56 ». Enfin, c’est grâce à sa mosaïque textuelle polyphonique composée de la rencontre de plusieurs voix et de lieux mémoriels réincarnés, que Leïla Sebbar parvient à traduire les complexités et la richesse d’un héritage autant personnel que collectif à préserver de l’oubli. La romancière propose ainsi de maintenir ouverts les chemins entre les deux rives de la Méditerranée pour les réconcilier.
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