LA GUEULE DU LOUP, 17 OCTOBRE 1961
PAR KATEB YACINE
Peuple français, tu as tout vu
Oui, tout vu de tes propres yeux.
Tu as vu notre sang couler
Tu as vu la police
Assommer les manifestants
Et les jeter dans la Seine.
La Seine rougissante
N’a pas cessé les jours suivants
De vomir à la face
Du peuple de la Commune
Ces corps martyrisés
Qui rappelaient aux Parisiens
Leurs propres révolutions
Leur propre résistance.
Peuple français, tu as tout vu,
Oui, tout vu de tes propres yeux,
Et maintenant vas-tu parler ?
Et maintenant vas-tu te taire ?
KATEB YACINE
http://etudescoloniales.canalblog.com/archives/2012/01/22/23307274.html
KEBLOUT ET NEDJMA
Nedjma chaque automne reparue Non sans m'avoir arraché Mes larmes et mon Khandjar Nedjma chaque automne disparue.
Et moi, pâle et terrassé.
De la douce ennemie
À jamais séparé ;
Les silences de mes pères poètes
Et de ma mère folle
Les sévères regards ;
Les pleurs de mes aïeules amazones
Ont enfoui dans ma poitrine
Un cœur de paysan sans terre
Ou de fauve mal abattu.
Bergères taciturnes À vos chevilles désormais je veille Avec les doux serpents de Sfahli : mon chant est parvenu ! Bergères taciturnes, Dites qui vous a attristées
Dites qui vous a poursuivies Qui me sépare de Nedjma ?
Dites
Qui livra Alger aux bellâtres
Qui exposa le front des cireurs
Aux gangsters efféminés de Chicago
Qui transforma en femmes de ménage
Les descendantes de la Kahéna ?
Et vous natifs d'Alger dont le sang
Craint toujours de se mêler au nôtre
Vous qui n'avez de l'Europe que la honte
De ses oppresseurs
Vous hordes petites bourgeoises
Vous courtisanes racistes
Gouverneurs affairistes
Et vous démagogues en prières
Sous le buste de Rila Hayworth
Qui ne retenez d'Omar Bradley
Que le prénom — et le subtil
Parfum du dollar —
Ne croyez pas avoir étouffé la Casbah Ne croyez pas bâtir sur nos dépouilles votre Nouveau Monde
Nous étions deux à sangloter
Sous la pluie d'automne
Je ne pouvais fuir
Tu ne pouvais me suivre
Et quand je parvins aux côtes de France
Je te crus enfin oubliée
Je me dis elle ne remue plus
C'est qu'elle m'a senti
Vagabond
Ennemi
Sauvage et de prunelle andalouse
Ne sachant quel époux fuir
Et quel amant égarer
De langue et de silence
Sœur de quelque vipère
Tombée dans mon sommeil
Et mon dard à sa gorge
M'emplit d'ivresse au sortir de la prison
J'apportais l'ardeur des Sétifiens
Et de Guelma m'attendait
La fille solitaire de Kebiout
Je me croyais sans sœur ni vengeance Nedjma ton baiser fit le tour de mon sar Comme une balle au front éveille le guerrier Mon premier amour fut ma première chevauchée
(Nedjma nous eûmes le même ancêtre)
Kebiout défiguré franchit sans se retourner
Le jardin des vierges et l'une lui jeta au front
Un coquelicot
Kebiout traversa la mer Rouge
Et fuma le narguilé du Soudan
Kebiout revint à lui ; il s'agita dans sa poitrine
Une lame brisée entre le cœur et la garde ;
Avec le mal du pays
Il leva les yeux vers une colombe :
«Je ne suis pas natif de ces contrées
Comme toi colombe, je voudrais revenir
A la main qui m'a lâché ! »
Kebiout marchait les yeux fermés
Il sentit les bourreaux en riant s'éloigner
«Où est ma potence, que je jette
Un dernier regard sur l'avenir?
— Les colombes blessées sont insaisissables ».
Kebiout suivit un mendiant rêveur
Ils s'endormirent la main dans la main
Rue de la Lyre
Et l'aveugle lui montra le chemin
À Moscou Kebiout s'éveilla Nedjma vivait Sur un tracteur De kolkhozienne
Kebiout se perdit dans un parc
Et comme un Coréen
Reprit sa route dans les ruines
J'emporte dans ma course Un astre : Nedjma m'attend Aimez si vous en avez
Le courage !
Voyez la lune au baiser glacé
Nedjma voyage
Sur ce coursier céleste
Et Kebiout ronge son frein
Rejoindra-t-il Nedjma ou l'astre ?
Le paysan attend Kebiout s'étend sur une tombe Non pour mourir mais pour aiguiser Son couteau
KATEB YACINE
MON ÂME RESPIRE UNE TERRE GORGÉE DE SANG
PAR AMINA MEKAHLI
Mon âme respire une terre gorgée de sang
Mes mots ne disent plus rien
Et mon corps rieur s'envole sur la voie lactée
Mon Algérie est mon berceau couvert de satin
Elle est mon écrin quand je cherche la perle
Je suis son grain jamais perdu sur les dunes
Je ne connais pas la gloire des survivants
Je ne parle pas aux rochers dépulpés
Mes dents ne mordent plus rien
Mon Algérie, te suffiras-tu de pieds épars
Sur les routes goudronnées qui perdent le nord
Quand les scarabées indiquent aux boussoles
Ton sud oublié ?
Je n'aime pas les morts que la mer a noyés
Je n'aime pas les vivants qui mâchent leurs mots
Je n'aime pas la vie qui se croit éternelle
Je n'aime pas la haine qui n'a pas de prix
Je ne sais pas passer par quatre chemins
Je ne peux pas écrire le testament des autres
Je ne veux pas être la risée de mes enfants
Je n'aime pas les routes barrées
Je n'ai pas la mémoire des éléphants
Je n'ai pas la force des hommes
Je n'ai pas l'audace des tyrans
Je n'ai pas la ruse des femmes
Je suis devant un bol de soupe
Quelques grains de blé timides et muets
Dansent sur ma cuillère rouillée
Plus rien ne bouge quand je remue le courage
Autour des pavés de la vérité.
PAR AMINA MEKAHLI
Au sujet de Amina Mekahli
A Propos
Ambassadrice du prix international de poésie Léopold-Sédar-Senghor, dont elle est lauréate en 2017 pour son poème "Je suis de Vous" et en 2020, Amina Mekahli est une poétesse, romancière et traductrice algérienne. Elle est née en 1967 à Mostaganem. Elle a publié son premier Roman "Le Secret de la Girelle" en 2016 et "Nomade Brulant" en 2017, premier roman traitant des camps de regroupement durant la colonisation algérienne suivi de "Les éléphants ne meurent pas d'oubli", un recueil de 7 nouvelles, publié en 2018. Beaucoup de ses poèmes sont également traduits en plusieures langues et inclus dans différentes anthologies dont la dernière en date "De l'Humain pour les Migrants" dirigée par Jean Leznod
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