Ce quatrième et dernier article de la série écrite pour Mondafrique par Jeremy Keenan, à partir de son Rapport sur In Amenas : enquête sur l’implication et la couverture par l’Occident de crimes d’Etat algériens conduit le lecteur jusqu’à l’actualité la plus récente de l’Algérie. L’attaque d’In Amenas fut l’événement politique le plus fort en termes d’impact sur le cours et la forme de la politique clanique du régime depuis l’annulation des élections de janvier 1992 et le coup d’Etat qui s’ensuivit. In Amenas ne changea pas seulement l’équilibre du pouvoir politico-militaire dans le pays : aujourd’hui, plus de sept ans plus tard, les répercussions de cet épisode dramatique se font encore sentir.
Au moment de l’attaque d’In Amenas, en janvier 2013, le régime était dangereusement polarisé entre la présidence Bouteflika et l’armée, dirigée par le général Ahmed Gaïd Salah, d’une part, et le puissant Département du Renseignement et de la Sécurité (DRS), dirigé par le général Mohamed « Toufik » Mediène., de l’autre. Mediène était sans conteste la personne la plus puissante d’Algérie, le DRS étant devenu un Etat dans l’Etat redouté. Il ne s’appelait pas lui-même « le Dieu de l’Algérie » sans raison.
Depuis l’Indépendance en 1962, la tension entre la Présidence et les services de renseignement avait fréquemment surgi dans les luttes de pouvoir récurrentes à l’intérieur du régime. En 1987, le Président Chadli Benjedid pensait que la Sécurité Militaire (SM), l’ancêtre du DRS, était devenue trop puissante. Il la démantela donc partiellement, la réorganisant en deux organisations : la Délégation générale de la prévention et la sécurité (DGPS), sous les ordres du général Lakehal Ayat, et la Direction Centrale de la Sécurité de l’Armée (DCSA), sous les ordres de l’ancien commandant de la SM, le général Mohamed Betchine. A ce moment-là, Mediène était le président d’une structure éphémère et peu connue, le Département pour la Défense et la Sécurité, qui servait à coordonner les services de sécurité. Avec la démission de Betchine en 1988, Mediène fut nommé à la tête de la DCSA. Puis, en septembre 1990, le ministre de la Défense Khaled Nezzar nomma Mediène directeur du nouveau DRS.
En 1996, le Président Liamine Zeroual parvint à une conclusion similaire, c’est-à-dire que le DRS, et en particulier le général Mediène, était devenu trop puissant. Zeroual décida alors de le remplacer par le général Saïdi Fodil. La réponse de Mediène ne se fit pas attendre : Fodil périt dans un accident de la route.
Un an plus tard, Zeroual essaya encore, cette fois en décidant de nommer Mohamed Betchine, l’ancien chef de Mediène, au portefeuille de ministre de la Défense afin de se débarrasser de Mediène. A nouveau, les représailles de Mediène furent rapides et préventives. Il organisa des massacres de civils devant passer pour des actions terroristes commises par le Groupe Islamique Armé (GIA) à une échelle massive – à Raïs, Bentalha, Beni-Messous et ailleurs – semant l’horreur et la psychose aux portes d’Alger et renforçant la dépendance du régime à l’égard du DRS. Au même moment, il lança la machine du DRS pour détruire le business et la réputation de Betchine, le poussant, brisé, à la démission. Zeroual démissionna peu après, préparant la voie au soutien par l’armée et Mediène en particulier de l’accès de Bouteflika à la Présidence en 1999.
La rumeur était que Bouteflika nourrissait le projet de fonder une dynastie et de laisser le pouvoir à son jeune frère Saïd.
Le conflit entre Bouteflika et Mediène, qui dominait la scène politique lors de l’attaque d’In Amenas, filtra hors des frontières fin 2009, après ce qui était juste un peu plus qu’une rumeur, à la veille de la troisième victoire de Bouteflika à la présidentielle. La rumeur était que Bouteflika nourrissait le projet de fonder une dynastie et de laisser le pouvoir à son jeune frère Saïd. Selon cette rumeur, parvenue, semble-t-il, aux oreilles de Mediène, Saïd Bouteflika, dont les relations avec Mediène étaient plutôt froides, projetait de nommer Betchine, l’ancien supérieur de Mediène, en tant que conseiller à la sécurité et futur successeur de Mediène.
La réponse de Mediène fut de lancer ses enquêteurs sur l’implication des membres du clan Bouteflika dans ce qu’on appelait la corruption du deuxième niveau, concernant surtout les contrats de construction de l’autoroute est-ouest. Alors que ces avertissements étaient ignorés, Mediène passa à la vitesse supérieure en dirigeant ses investigations sur les niveaux massifs de corruption au coeur de la Sonatrach, la compagnie pétrolière nationale, qui était dirigée à ce moment-là par un ami proche et homme fort du Président Bouteflika, le ministre de l’Energie et des Mines Chakib Khelil. A nouveau, le clan Bouteflika n’y prêta pas attention et le résultat fut, en janvier 2010, la supervision par Mediène de l’arrestation du président directeur général de la Sonatrach, de quatre de ses cinq vice-présidents et d’un certain nombre d’autres cadres supérieurs. Le scandale secoua tout le monde du pétrole. Mediène avait effectivement mis le régime à genoux.
La nomination du général Gaïd Salah comme chef d’état-major de l’armée en 2004 contenait les germes du conflit à venir entre Gaïd Salah et Mediène, qui éclorait au grand jour après In Amenas.
La réaction de Bouteflika entraîna le régime dans une direction encore plus risquée. En février 2010, il lança une ‘commission de sécurité indépendante’ pour enquêter sur certains dossiers restés non élucidés des ères précédentes, notamment le rôle joué par le DRS de Mediène dans les assassinats de Mohamed Boudiaf (1992), du premier président du Haut Comité d’État (HCE) et du général Saïdi Fodil (1996). La commission rapportant des preuves de l’implication du DRS dans ces assassinats, la situation devint explosive, menaçant les intérêts américains à un tel point que Washington dut intervenir, de la même façon que dans l’affaire du général Hassan (3), ordonnant la fin de l’enquête.
La nomination par le Président Abdelaziz Bouteflika du général Gaïd Salah en remplacement du général Mohamed Lamari comme chef d’état major de l’armée en 2004 fut une énorme promotion. Tandis qu’elle garantissait la loyauté totale de Gaïd Salah à Abdelaziz Bouteflika, elle contenait les germes du conflit à venir entre Gaïd Salah et Mediène, qui éclorait au lendemain de l’attaque d’In Amenas.
Mediène avait encouragé et assumé la nomination de Gaïd Salah, parce que les nombreuses faiblesses de ce dernier le rendaient vulnérable au chantage.
Mediène avait encouragé et assumé la nomination de Gaïd Salah, parce que les nombreuses faiblesses de ce dernier le rendaient vulnérable au chantage de Mediène. Gaïd Salah n’avait pas seulement été relevé de son commandement par le Président Boumediene après sa piètre performance à la bataille d’ Amgala (contre l’armée marocaine) en 1976, mais il avait aussi été rejeté de l’armée dans les années 1980 pour son homosexualité, bien que rapidement réhabilité grâce à ses relations avec la famille du Président Chadli. En 2007, Robert Ford, l’ambassadeur des Etats-Unis en Algérie, décrivit Gaïd Salah dans un télégramme au département d’Etat américain comme l’officier le plus corrompu de l’appareil militaire.
Mediène était pleinement conscient de l’homosexualité de Gaïd Salah et des délits qu’il commettait, ce qui rendait impossible pour Gaïd Salah de s’opposer à la main mise de Mediène sur l’armée. Des officiers supérieurs de la DCSA supervisaient presque toutes les décisions prises, à tous les niveaux, par la hiérarchie militaire.
Lors de l’attaque d’In Amenas en janvier 2013, Mediène était sans aucun doute au sommet de son pouvoir. Pourtant, les interrogatoires des trois terroristes capturés sur le site gazier par l’armée fournirent à Gaïd Salah les moyens de renverser la table une fois pour toutes. Gaïd Salah travailla, de façon systématique et prudente, au démantèlement du puissant DRS et de sa structure de commandement. Lorsque Mediène fut finalement démis de ses fonctions par Gaïd Salah, le 13 septembre 2015, il ne dirigeait plus qu’une coquille vide. La plupart de ses généraux les plus puissants avaient été transférés ou mis à la retraite et leurs directorats placés sous le contrôle de la Présidence ou de l’armée et le général Hassan, comme décrit précédemment, était sur le chemin de la prison.
En janvier 2016, le DRS fut officiellement rebaptisé Direction des Services de Sécurité (DSS). Mais ce nouveau nom ne fut pas adopté par la rue. La plupart des Algériens font toujours allusion aux services de renseignement, quelle que soit leur branche, sous le vocable de DRS. Le sigle est devenu synonyme de répression ou de sécurité d’Etat. L’une des raisons en est que la plupart des Algériens n’ont jamais vraiment compris que Mediène, une figure quasi mythique, et son DRS, avaient vraiment disparu. Et certains événements, discutés plus bas, laissent entendre qu’ils ont raison.
En 2016 et 2017, Gaïd Salah dépensa beaucoup d’énergie dans le développement de ses intérêts d’affaires familiaux, surtout en collusion avec Bahaeddine Tliba, un homme d’affaires corrompu et milliardaire
En 2016 et 2017, Gaïd Salah dépensa beaucoup d’énergie dans le développement de ses intérêts d’affaires familiaux, surtout en collusion avec Bahaeddine Tliba, un homme d’affaires corrompu et milliardaire, député d’Annaba, qui était impliqué avec Gaïd Salah et sa famille dans des affaires de racket foncier, d’extorsion de fonds, de trafic de drogue, de blanchiment d’argent, d’exploitation minière illégale, de mauvaise utilisation des fonds de la défense, de trafic d’influence et plus encore. Le DRS de Mediène ne pouvant plus surveiller le ministère de la Défense, Gaïd Salah utilisa sa position en tant que ministre de la Défense adjoint (gérant effectivement le ministère pour le compte du Président Bouteflika malade) non seulement pour donner plusieurs contrats de fournitures militaires à des membres de sa famille mais aussi pour détourner de grosses sommes à travers la surfacturation, la non livraison et autres moyens frauduleux, sur les contrats de fournitures de matériel militaire du ministère.
Pourtant, tandis que les élections présidentielles du printemps 2019 se rapprochaient, sans successeur en vue, la possibilité d’un cinquième mandat de Bouteflika devint une perspective de plus en plus menaçante. Gaïd Salah consacra, dès lors, l’essentiel des années 2018 et 2019 à renforcer l’assise de son propre pouvoir et son rôle potentiel de faiseur de roi. Un nombre sans précédent d’officiers supérieurs furent placés à la retraite et remplacés par ses propres fidèles. De même, toutes les branches des services de renseignement, à l’exception de certains services de coordination sous le contrôle du général Athman « Bachir » Tartag, qui rendaient compte directement à la Présidence, furent soumis à l’autorité des généraux et officiers supérieurs choisis par Gaïd Salah. La plupart des hommes de Mediène furent remplacés, certains étant déjà emprisonnés tandis que d’autres devaient suivre ce chemin par la suite.
Au début de 2019, le régime n’avait pas trouvé de solution satisfaisante au problème de succession, ce qui permettait au clan Bouteflika de progresser dans son projet de cinquième mandat. Bouteflika se trouvant médicalement incapable et pouvant mourir à tout moment, la cabale d’oligarques, de généraux, de ministres et d’apparatchiks corrompus qui soutenaient la Présidence Bouteflika ont pu continuer à voler le pays des richesses restantes et de continuer leur fuite en avant dans la crise économique et politique.
Le 22 février, des millions d’Algériens, pour lesquels la perspective d’un cinquième mandat de Bouteflika était aussi humiliante qu’intolérable sortirent dans les rues et, dans le cadre d’un mouvement de manifestations pacifiques baptisé hirak, intimèrent l’ordre de dégager à Bouteflika et à l’ensemble de son système. Cette situation se présentait aux yeux de Gaïd Salah comme un défi entièrement nouveau. Pour commencer, il fit le pari de soutenir le hirak.
Ce troisième article de la série écrite pour Mondafrique par Jeremy Keenan sur l’attaque du site gazier algérien d’In Amenas, en janvier 2013, à partir de son Rapport sur In Amenas : enquête sur l’implication et la couverture par l’Occident de crimes d’Etat algériens, l’auteur poursuit son implacable analyse d’un épisode aussi brutal que décisif de l’histoire récente de l’Algérie. Attaché à prouver que l’attentat est, en réalité, l’oeuvre du tout puissant service de renseignement algérien DRS, dont il signa la perte, Jeremy Keenan démontre ici comment l’Occident, soucieux de cacher sa collaboration occulte avec le DRS, lui accorda sa couverture.
Dès le début, il y eut des signes que l’implication du DRS dans l’attaque d’In Amenas allait être couverte par les alliés occidentaux de l’Algérie, en particulier les Etats-Unis, le Royaume Uni et la France. Après les premières expressions d’indignation et le fait que beaucoup d’otages perdirent la vie à cause de l’action des forces armées algériennes, le Premier ministre David Cameron changea promptement de ton. Deux semaines après l’attaque, dès sa descente de l’avion au retour d’une visite de deux jours à Alger en compagnie de Sir John Sawers, le chef du MI6, il apparut au grand jour qu’il existait une sorte d’arrangement entre « l’Etat profond » du Royaume Uni et l’Algérie, les deux se définissant comme « du même côté » au sein de la guerre globale contre le terrorisme.
Le soutien infaillible et de longue date du régime algérien par le Royaume Uni a toujours été énigmatique. Bien qu’étant un pays pétrolier, l’Algérie n’est pas un partenaire commercial important du Royaume Uni et ne fait pas partie des 25 premiers partenaires du pays. De surcroît, le Royaume Uni se place très loin derrière la France et les Etats-Unis en termes d’influence sur l’Algérie. Pourtant, bien que ce soit les Etats-Unis et la France qui donnèrent leur feu vert au coup d’Etat militaire de 1992 et à la « guerre sale » qui s’ensuivit contre les islamistes, le Royaume-Uni, obéissant peut-être une fois de plus au coup de sifflet de Washington, leur emboîta le pas. Aucune autre raison logique, si ce n’est, peut-être, l’anti-islamisme, ne peut expliquer pourquoi trois ministres britanniques de premier plan – – Jack Straw (Secrétaire d’Etat), Geoffrey Hoon (ministre de la Défense) et Robin Cook (Secrétaire aux Affaires Etrangères) – prirent le risque de signer un faux certificat d’immunité d’intérêt public (PII), l’équivalent d’un parjure en faveur du régime algérien en 1998 (R.52).
La vérité sur l’attaque d’In Amenas aurait pu surgir lors de l’enquête ouverte devant la Cour de Justice royale de Londres, le 15 septembre 2014. Mais il n’en fut pas ainsi.
La vérité sur l’attaque d’In Amenas aurait pu surgir lors de l’enquête ouverte devant la Cour de Justice royale de Londres, le 15 septembre 2014. Mais il n’en fut pas ainsi. Le gouvernement britannique recourut, à nouveau, au rare instrument du PII pour empêcher la révélation des preuves. Le représentant légal du gouvernement au procès, David Bar Q, dit que le PII était requis pour des raisons de « sécurité nationale. » Pourtant, comme il est écrit dans le Rapport sur In Amenas (R.219), il s’agissait surtout de dissimuler la connaissance des preuves qu’avait le gouvernement, concernant par exemple le rôle joué par le général Hassan ou la transmission au département d’Etat américain des emails d’Hillary Clinton concernant Mokhtar bel Mokhtar (MBM).
Lors d’une audition de l’enquête préliminaire, la coroner, qui fut remplacée plus tard par un magistrat plus gradé, dit aux familles des victimes qu’elle allait élargir le champ de l’enquête, à la demande des équipes légales, pour enquêter sur tous les événements qui avaient conduit à l’attaque. Les familles, qui craignaient un enterrement de l’affaire, interprétèrent ces propos comme la promesse que toutes les pierres seraient retournées pour tenter de découvrir toutes les circonstances ayant conduit à l’attentat – en d’autres termes, qui avait décidé l’attaque et pourquoi (R.36).
L’enquête remplit, certes, ses obligations légales mais laissa de côté beaucoup de questions, notamment celle du « pourquoi ». Elle n’essaya jamais d’éclairer les mobiles de l’attaque.
Le devoir d’une enquête, en vertu de la Loi sur les Coroners et la Justice (2009), est d’établir l’identité des victimes et de préciser comment, quand, et où elles ont trouvé la mort. Il n’y a pas d’obligation légale concernant la question « pourquoi ». Ainsi, tandis que l’enquête établit méticuleusement les détails des événements à In Amenas et la cause précise des décès, la Cour n’essaya pas vraiment de comprendre le contexte du terrorisme au Sahara, les identités des terroristes et, finalement, leurs mobiles pour entreprendre cette attaque. Bien que l’auteur du Rapport sur In Amenas ait confié des preuves détaillées répondant à ces questions à la Police Métropolitaine, aux services de renseignement et au parquet, ces preuves ne furent pas versées au dossier. L’enquête accomplit, certes, ses obligations légales mais laissa de côté beaucoup de questions, notamment celle du « pourquoi ». Elle n’essaya jamais d’éclairer les mobiles de l’attaque et de découvrir qui étaient les vrais commanditaires.
Il est probablement vrai que l’enquête de Londres, comme l’enquête judiciaire française, un peu plus tôt, aurait enregistré peu de progrès, même si elle avait essayé de répondre à la question du « pourquoi », simplement à cause de l’absence totale de coopération de la part de l’Algérie. L’Algérie savait qu’elle pouvait traiter ses alliés occidentaux avec dédain, puisqu’ils n’avaient d’autre choix que de garder le secret le plus total sur ce qui s’était passé à In Amenas. Il y avait deux raisons de nature à rassurer l’Algérie sur le silence de l’Occident. (R. 50).
Si la complicité entre l’Occident et le DRS algérien dans la promotion du terrorisme d’Etat était révélée au public, le château de cartes de la guerre globale contre le terrorisme pouvait s’écrouler.
L’une était que les alliés occidentaux de l’Algérie, notamment les Etats-Unis, et, dans une moindre mesure le Royaume-Uni et la France, auraient été accusés de complicité dans la promotion du terrorisme si l’implication du DRS dans l’attaque d’In Amenas avait été rendue publique. Depuis fin 2002, les Etats-Unis et le DRS algérien étaient liés à travers leur accord secret P2OG, décrit dans la première partie, pour aider à justifier et promouvoir la guerre globale contre le terrorisme. Les services de renseignement britanniques et le bureau des Affaires étrangères et du Commonwealth (FCO) étaient tenus parfaitement informés de cette relation et parfois même, en furent les complices. La France, bénéficiant de beaucoup plus de renseignement de terrain en Algérie que les Etats-Unis et le Royaume-Uni, fut informée du recours par l’Algérie au terrorisme d’Etat et du soutien occidental dont ce dernier bénéficiait pour atteindre les objectifs de la guerre globale contre le terrorisme initiée par les Etats-Unis. Si la complicité entre ces pouvoirs occidentaux et le DRS algérien dans la promotion du terrorisme d’Etat était révélée au public, le château de cartes de la guerre globale contre le terrorisme pouvait bien s’écrouler.
Sans surprise, les Etats-Unis jouèrent un rôle encore plus important que leurs alliés européens pour essayer d’empêcher la révélation de l’implication du DRS dans l’attaque d’In Amenas. Ils exercèrent des pressions sur l’Algérie pour qu’elle abandonne les poursuites contre le général Abdelkader Aït Ouarabi (alias général Hassan) -qui avait armé les assaillants d’In Amenas – du chef de « création de groupe armé », un crime de trahison.
L’affaire du général Hassan, comme elle fut appelée désormais, était extrêmement complexe et dura pendant presque deux ans, de son départ officiel du DRS en janvier 2014 jusqu’à son emprisonnement, en novembre 2015.
Les informations obtenues par le général Gaïd Salah, chef d’état-major, avec la capture des trois terroristes d’In Amenas lui fournit les munitions pour s’en prendre à son grand adversaire, le général Mohamed « Toufik » Mediène, chef du DRS. Toutefois, il lui fallait agir avec prudence et stratégie, car Mediène et son DRS étaient encore immensément puissants. Il patienta donc près d’un an avant d’agir. Le 13 janvier 2014, Gaïd Salah ordonna le limogeage du général Hassan, trois semaines avant son arrestation pour le crime de « création de groupe armé ». C’était la stratégie retenue par la Présidence et Gaïd Salah pour faire tomber Mediène.
La cause d’une si longue attente pour arrêter Hassan a peut-être été la volonté de protéger la réputation internationale de l’Algérie en évitant d’introduire le rôle joué par le DRS dans le système judiciaire et ainsi, dans le domaine public. Plus vraisemblablement, Gaïd Salah attendait davantage de preuves contre Hassan et le DRS. Quelle qu’en fût la raison, des preuves supplémentaires permettant de poursuivre Hassan furent mises au jour après les événements de Tunis, fin 2013.
L’intervention militaire de la France au Mali chassa beaucoup d’islamistes hors d’Algérie. Certains furent redéployés par le général Hassan en Tunisie.
L’intervention militaire de la France au Mali début 2013 chassa beaucoup d’extrémistes islamistes hors du pays. Certains de ceux qui étaient sous le contrôle effectif du DRS furent redéployés par le général Hassan en Tunisie. Vers la fin 2013, un certain nombre d’entre eux furent tués par l’armée tunisienne dans la région frontalière du Mt Chaambi. Une analyse des cartes SIM de leurs téléphones cellulaires révéla leurs communications avec des officiels du DRS à Alger, y compris leurs numéros de téléphone et leurs surnoms. L’armée tunisienne transmit l’information aux services de renseignement américains qui se tournèrent vers les autorités militaires algériennes, donnant ainsi, peut-être par inadvertance, encore plus de munitions à Gaïd Salah pour poursuivre le DRS.
L’arrestation de Hassan débuta une période de conflit vicieux entre l’armée et le DRS, au risque de faire éclater le régime. Mais Washington ne pouvait pas tolérer que son allié régional clé explose. Ni que les secrets des accords passés entre les groupes terroristes et le général Hassan et le DRS ne tombent dans le domaine public à la suite des tensions à l’intérieur du régime.
On ne sait pas quel genre de pression les Etats-Unis exercèrent sur leur allié. Ce qu’on sait, c’est qu’on n’entendit plus parler du général Hassan pendant dix-huit mois.
On ne sait pas quel genre de pression les Etats-Unis exercèrent sur leur allié. Ni quel genre d’accord fut conclu entre Mediène et ses ennemis à la Présidence Bouteflika et dans l’état-major de l’armée. Tout ce que nous savons, c’est qu’une réunion eut lieu au quartier général du DRS à Alger, en présence de représentants des services de renseignement américains et britanniques. Est-ce que cette réunion portait sur la déstabilisation de la Tunisie par l’Algérie, l’arrestation de Hassan ou les deux ? On ne sait. Ce qu’on sait, c’est qu’on n’entendit plus parler du général Hassan ou des charges retenues contre lui pendant dix-huit mois.
En août 2015, alors que le DRS avait été beaucoup affaibli et que beaucoup d’autres choses avaient changé en Algérie, Gaïd Salah fit un nouveau geste contre le général Hassan, l’arrêtant pour une deuxième fois le 27. Le même jour, avant même que les media n’évoquent l’arrestation de Hassan, James Clapper, le directeur du renseignement national américain (DNI), se rendit à Alger. Washington s’inquiétait des dommages que pourrait causer aux intérêts américains la révélation publique des activités du général Hassan au DRS, surtout se rapportant à l’attaque d’In Amenas. Le résultat de l’intervention de Clapper fut que les charges antérieures de « création de groupes armés » furent abandonnées à l’encontre de Hassan. Il fut poursuivi, en revanche, pour deux délits complexes en relation avec le mouvement des armes. Son procès, derrière les portes closes du tribunal militaire de Mers El Kebir, dura à peine dix heures. Ni la famille de Hassan, ni les journalistes ni aucun public ne furent autorisés à y assister. Hassan ne fut pas davantage autorisé à citer ses propres témoins en défense. Il fut ensuite emprisonné pendant cinq ans.
La deuxième et beaucoup plus pressante raison pour l’Occident de continuer à garder le secret avait trait aux relations entre l’attaque d’In Amenas et l’existence d’un camp d’entraînement d’Al Qaida non loin de là. Le camp d’entraînement, désigné, dans le Rapport sur In Amenas, par le pseudonyme de Tamouret, était situé dans la montagne de Tassili-n-Ajjer, à 260 kms au sud d’In Amenas, mais dans la même wilaya (préfecture) d’Illizi., et non loin de l’Oued Samene, où le DRS garda prisonniers certains des 32 otages européens kidnappés pendant l’opération sous faux pavillon d’El Para, en 2003. Tamouret était loin d’être un camp d’entraînement d’Al Qaida, même si c’est ainsi qu’il était présenté à ses potentiels clients terroristes du monde entier. Il était, en réalité, géré par le DRS.
Le camp fut créé vers 2004-05 et fut opérationnel jusqu’en 2008-09, date à laquelle il fut déménagé au sud-ouest, dans le Tassili-n-Ahaggar, avant d’être relocalisé entièrement dans le nord du Mali vers 2009.
Notre connaissance du camp, tel que détaillé dans le Rapport sur In Amenas (R.53-7), provient de trois témoins. Des rumeurs de camps d’entraînement terroristes dans le Sahara algérien circulaient déjà quand la confirmation de l’existence de Tamouret fut apportée par Bachir (pseudonyme), désigné dans l’enquête de Londres comme « témoin A », bien qu’il ne fût jamais autorisé à témoigner pour des raisons expliquées dans le Rapport sur In Amenas (R.119-28).
Bachir avait passé sept mois à Tamouret vers 2007. En 2008, il réussit à échapper à l’étau du DRS et à fuir en Europe.
Bachir avait passé sept mois à Tamouret vers 2007. En 2008, il réussit à échapper à l’étau du DRS et à fuir en Europe. Son témoignage, enregistré pendant les quatre années qui suivirent son évasion, fut corroboré par deux autres témoins, dont l’un avait pu situer et photographier les tombes et les cadavres des personnes tuées dans le camp.
Bachir a pu donner des détails sur les identités de la hiérarchie du camp. Abdelhamid Abou Zaïd, le chef DRS d’AQMI au Sahara, en était le responsable. Abdullah al-Furathi était en charge de l’entraînement, tandis que MBM, qui venait toutes les deux semaines, était décrit comme en charge de la « logistique. » Mohamed Lamine Bouchneb, qui devait plus tard conduire l’attaque d’In Amenas, et Yahia Djouadi (alias Djamel Okacha, Yahia Abou al-Hamman), un autre cadre du DRS qui remplaça Abou Zaïd à sa mort en 2013, mort lui-aussi en 2019, y étaient des visiteurs réguliers.
Bachir a également pu identifier certains officiers de l’armée et du DRS qui fréquentaient le camp, souvent quasi quotidiennement, parmi lesquels le général Rachid « Attafi » Lallali, le responsable du Directorat de la Sécurité Extérieure du DRS (DDSE) à cette époque.
Bouchneb était l’un des visiteurs les plus assidus au camp. Bachir l’a vu régulièrement en compagnie d’Abou Zaïd, de MBM quand il venait et des officiers de l’armée/DRS, surtout le général Lallali.
Toujours selon Bachir, le camp servait à endoctriner et entraîner de jeunes marginalisés, se situant à différents niveaux d’aliénation par rapport à leurs communautés en Afrique du Nord, au Sahel et même au-delà, pour commettre des atrocités dans des communautés algériennes avec lesquelles ils n’avaient pas de relations. Ils étaient généralement exécutés après avoir accompli leurs tâches, ou avant s’ils exprimaient la moindre once de désaccord.
Selon Bachir, les recrues du camp étaient le plus souvent au nombre de 270. La majorité étaient des Algériens, il a également croisé quelques Egyptiens, plusieurs Tunisiens, quelques jeunes du Maroc et de Libye, quelques uns venus du sud du Sahara, notamment du Nigeria, du Yémen et de Somalie et même, d’Asie centrale. A partir de ce chiffre, on peut estimer que 3000 personnes au total ont fréquenté le camp.
Le témoin a également fourni des informations précises sur les entraînements, notamment au tir et à l’égorgement.
Le témoin a également fourni des informations précises sur les entraînements, notamment au tir et à l’égorgement. Les tireurs d’élite jouissaient de davantage de liberté et de privilèges que les autres au sein du camp. L’égorgement, en arabe al-mawt al-baTii’ (« la mort lente »), était la manière de tuer la plus courante.
Des prisonniers, appelés à être tués dans le cadre de l’entraînement, étaient livrés au camp par l’armée algérienne/DRS sur la base d’un flux plus ou moins continu (4 fois par semaine en moyenne). Bachir a raconté comment 2 à 3 hommes en moyenne étaient exécutés dans le cadre de l’entraînement tous les 3 ou 4 jours. Parmi les personnes tuées figuraient des officiers et des soldats de l’armée ayant franchi la ligne ou jugés « suspects » ainsi que des « civils » ou criminels de droit commun venus des prisons. Parmi ces derniers, certains des milliers d’Algériens disparus aux mains du régime dans le cadre de la « sale guerre » des années 1990. C’est ainsi que Bachir dit avoir assisté à environ 180 meurtres pendant son séjour de sept mois au camp.
Il est inconcevable que les agences de renseignement américaines et britanniques, qui travaillaient main dans la main avec le DRS dans ces années-là, n’aient pas su ce qui se passait à Tamouret. Pire, Tamouret était certainement un grand atout pour les agences de renseignement occidentales. Car lorsque les recrues arrivaient au camp, leurs identités, y compris leurs photographies (et peut-être même leur ADN), étaient enregistrées par les officiers du DRS. Ces données étaient envoyées à Alger avant d’être ensuite transmises aux agences de renseignement américaine et britannique.
Tamouret a peut-être été une brillante opération de contre-terrorisme. Née d’un crime monstrueux.
Dans le cadre de la politique de contre-terrorisme menée conjointement par l’Occident et le DRS algérien, l’opération de Tamouret pourrait avoir permis de fournir à l’Occident les identités de centaines, peut-être de milliers de terroristes d’Al Qaida. Ceci pourrait expliquer comment tant d’attaques terroristes ont été éventées ces années-là. S’il en est ainsi, Tamouret a peut-être été une brillante opération de contre-terrorisme. Toutefois, son succès, si l’on peut le qualifier ainsi, est né d’un crime monstrueux : le meurtre de sang-froid de centaines, sinon de milliers, d’innocentes victimes. C’est pour cette raison que l’existence de Tamouret, et sa connaissance par les services occidentaux, seront toujours démenties.
Si l’auteur ou Bachir (« Témoin A ») avaient été autorisés à déposer dans le cadre de l’enquête de Londres, la Cour les aurait interrogés sur leur connaissance de la relation entre Bouchneb et le DRS, ce qui aurait inévitablement conduit à la révélation de l’existence de Tamouret. Avec l’armée d’avocats et de journalistes assistant aux débats, les secrets les plus odieux de l’une des opérations occidentales de contre-terrorisme les plus efficaces auraient fait les gros titres en quelques minutes. Ni l’Algérie, ni l’Ouest ne pouvaient se permettre de dire la vérité sur Tamouret. C’est pourquoi In Amenas ne fera jamais l’objet d’une véritable enquête approfondie – du moins pendant encore très longtemps.
Dans un premier article, Jeremy Keenan a présenté les preuves substantielles de l’implication du Département du Renseignement et de la Sécurité (DRS) algérien dans l’attentat contre l’usine de gaz de Tiguentourine, près d’In Amenas, dans le Sahara algérien, le 16 janvier 2013. Ce second article répond aux questions sur le mobile du DRS, dirigé par le général Mohamed Mediène, dit Toufik, confronté à une perte d’influence face aux alliés occidentaux et à des tensions grandissantes avec le Président Bouteflika.
Lors des auditions, en septembre 2016, de l’enquête de Londres (qui sera évoquée en 3e partie) sur la mort de six citoyens britanniques et d’un résident britannique, plusieurs expatriés ayant survécu à l’attentat ont attiré l’attention des juges sur un conflit du travail qui durait depuis plusieurs mois sur le site. Ils imaginaient que ce conflit pouvait être lié aux événements et que les grévistes avaient communiqué des informations aux terroristes. Dans la négative, comment les assaillants s’étaient-ils procuré les détails du plan du site et les noms de certains personnels clé?
Pourtant, il n’existe pas de preuve permettant de relier le DRS à ce conflit social ni de preuve reliant l’attentat au conflit. L’enquête révéla d’ailleurs que la connaissance que les terroristes avaient de l’usine était relativement limitée. En fait, les informations en possession des assaillants, comme les noms de certains agents, pouvaient aussi bien être venues du DRS, dont nous savons maintenant qu’il était derrière l’attaque.
Beaucoup de commentateurs, comme les autorités algériennes, ont lié l’attaque à l’intervention militaire française au Mali, lancée le 11 janvier, cinq jours plus tôt. Ceci conduisit à répandre l’hypothèse que l’attaque d’In Amenas était la vengeance des terroristes contre l’Algérie pour avoir autorisé le survol de son territoire aux avions militaires français.
Le DRS aurait surtout été mécontent de ce que l’offensive française au Mali mettait en danger la vie de ses propres agents sur place.
Ceux qui soupçonnaient, ou même qui savaient, que le DRS algérien était d’une manière ou d’une autre impliqué dans l’attentat, soutenaient que le DRS était fâché par l’autorisation de survol de l’Algérie accordée par le Président Bouteflika à la flotte française pour attaquer les djihadistes du nord du Mali, car cette décision transférait effectivement le contrôle du Mali et du Sahel –arrière-cour du DRS – à la France. Le DRS aurait surtout été mécontent de ce que l’offensive française mettait en danger la vie de ses propres agents sur place, tels que Abdelhamid Abou Zaïd and Iyad ag Ghali.
Si le DRS peut en effet avoir été contrarié par l’assistance apportée par le Président Bouteflika à la France, ce qui pourrait accréditer la thèse d’une implication du DRS dans l’opération d’In Amenas pour se venger et mettre Bouteflika dans l’embarras à l’extérieur des frontières, la préparation et la mise en œuvre d’une telle opération sous faux pavillon par le DRS en si peu de temps paraît difficile, voire presque impossible. Il est donc plus vraisemblable que le mobile de l’attaque soit à rechercher dans les événements qui ont précédé l’intervention militaire de la France au Mali.
Mais une brève incidente est nécessaire pour expliquer les tensions existant entre le DRS et la présidence Bouteflika, le ressentiment du DRS contre l’intervention de la France au Mali et l’implication du DRS lui
Comme il sera expliqué dans la 4e partie, la tension entre le DRS et la présidence Bouteflika a été croissante pendant les trois ou quatre ans qui ont précédé l’attaque d’In Amenas. Pour le comprendre, il faut retourner en arrière jusqu’à l’histoire post-coloniale de l’Algérie. L’un des aspects les moins connus de l’accord post colonial conclu entre les services français et algériens était de confier au DRS la gestion du terrorisme en Afrique du Nord. C’est ainsi que fin 2011 et début 2012, le DRS prit l’initiative de soutenir une insurrection islamiste dans le septentrion malien afin de contrer la rébellion touareg en cours en faveur de l’indépendance de l’Azawad (l’appellation touareg pour désigner le nord du Mali.)
Tandis que la rébellion du Niger était largement apaisée en 2010, celle du Mali flamba de plus belle en 2011, avec le retour de centaines de Touaregs en colère et lourdement armés contraints de quitter la Libye.
Les rébellions touareg ont été récurrentes dans l’histoire post-coloniale aussi bien du Niger que du Mali, avec un dernier épisode dans ces deux pays en 2007. Toutefois, tandis que la rébellion au Niger était largement apaisée en 2010, celle du Mali flamba de plus belle en 2011, avec le retour de centaines de Touaregs très en colère et lourdement armés, contraints de quitter la Libye après la chute du régime de Kadhafi. Fin 2011, les rebelles touaregs du Mali ainsi renforcés, désormais organisés sous le nom de Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA), menaçaient sérieusement l’Algérie, dont l’extrême sud est sensible à l’irrédentisme touareg.
La réponse du DRS à ce danger fut d’encourager la création, fin 2011, de deux nouveaux groupes terroristes islamistes à côté d’Al Qaida au Maghreb islamique (AQMI). Il s’agissait d’Ansar al-Dine, dirigé par Iyad ag Ghali, longtemps proche du DRS, et du Mouvement pour l’Unicité et le Jihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO). Le plan du DRS était que ces trois groupes dont il contrôlait les chefs s’allient avec le MNLA puis l’absorbent politiquement et militairement dans une insurrection islamiste et, ainsi, détruisent durablement sa crédibilité.
Du point de vue algérien, la stratégie mise en oeuvre sur le terrain pour le DRS par le Groupement d’Intervention Spécial (GIS) du général Hassan (Abdelkader Aït Ouarabi), qui fournit aux insurgés armes, carburant et autres biens essentiels, fut couronnée de succès. Mais vers la fin 2012, la situation au Mali avait échappé au contrôle de l’Algérie, les insurgés menaçant la capitale, Bamako. Le 11 janvier 2013, cinq jours avant l’attaque d’In Amenas, la France répondit à la demande d’aide de Bamako en lançant une offensive militaire pour chasser les islamistes du Mali.
Comme déjà évoqué, cependant, même si le général Mediène, chef du DRS, fut effectivement furieux du droit de survol accordé à la France et de l’intervention française, le temps ne lui permettait pas de préparer et lancer l’attaque d’In Amenas. Les raisons ayant présidé à l’implication du DRS dans In Amenas doivent donc plutôt être recherchées dans les événements antérieurs.
La cause de l’attaque d’In Amenas est l’abandon progressif de l’Algérie, ou plutôt du DRS, par les Etats-Unis, le Royaume-Uni et, à moindre échelle, par la France.
Le Rapport sur In Amenas a conclu que l’événement décisif qui avait été la cause de l’attaque d’In Amenas était un abandon progressif de l’Algérie, ou plutôt du DRS, par les Etats-Unis et le Royaume-Unis, et à moindre échelle, par la France (R.45). Durant les deux ans qui ont précédé la révolution libyenne de 2011, les relations entre l’Algérie et ses alliés occidentaux s’étaient tendues. La cause en était une histoire complexe commencée en 2003, quand l’Algérie, nouvel allié des Etats-Unis dans la guerre globale contre la terreur (GWOT), entreprit la première d’une série d’opérations sous faux pavillon permettant aux Etats-Unis de lancer le « second front » ou « front trans-saharien »de sa guerre globale contre la terreur.
Cette complicité profonde entre le Groupe américain, nouvellement créé, des Opérations Pro-actives et Préventives (P2OG) et le DRS algérien, a été planifiée à la fin de l’été 2002 et mise en oeuvre en février ou mars 2003, avec l’enlèvement de 32 touristes européens au Sahara algérien. L’opération était conduite par un officier du DRS, Abderrazak Lamari, plus connu sous le surnom d’ « El Para », bien que l’Algérie ait d’abord accusé Mokhtar bel Mokhtar, futur organisateur de l’attaque d’In Amenas dix ans plus tard. El Para et 64 « terroristes » séparèrent les otages en deux groupes. L’un fut libéré dans le cadre d’une opération héliportée extraordinairement bien organisée dans le massif d’Ahaggar, dans le Gharis, qui ne fit aucune victime parmi les otages. Le deuxième groupe d’otages fut acheminé au nord du Mali et libéré plus tard, contre rançon. Du point de vue de l’alliance P2OG-DRS, cette opération fut un succès remarquable
L’Occident s’inquiétait aussi de la nature et de l’échelle de l’implication du DRS dans des activités criminelles, notamment le trafic de drogue et les enlèvements, certains analystes parlant même d’Etat mafieux.
Même si les opérations sous faux pavillon d’El Para avaient aidé les Etats-Unis à légitimer leur guerre globale contre le terrorisme, elles plaçaient cependant les Etats-Unis et leurs alliés, particulièrement britanniques, dans une position éthique discutable de couverture du terrorisme d’Etat algérien. Vers 2010, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, qui à ce moment-là avaient développé des alliances anti-terroristes fortes avec le DRS, commencèrent à s’inquiéter de plus en plus de l’infiltration tellement profonde d’AQMI par le DRS que beaucoup de gens dans la région considéraient qu’AQMI et le DRS étaient finalement la même organisation. L’Occident s’inquiétait aussi de la nature et de l’échelle de l’implication du DRS dans les activités criminelles, notamment le trafic de drogue et les enlèvements d’otages, certains analystes parlant même désormais de l’Algérie comme d’un Etat « mafieux ».
Le problème, en permettant à une relation aussi dangereuse de se perpétuer et de se développer, n’était pas seulement que cela soulevait la question de la complicité des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne avec le terrorisme, mais aussi que les deux pays étaient devenus tellement dépendants du DRS en matière de renseignement qu’ils n’étaient plus capables de comprendre vraiment ce qui se passait dans la région.
Vers la mi -2011, les relations entre l’Algérie et l’Occident – surtout les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la France, se détériorèrent, alors que les alliés de l’OTAN commençaient à comprendre que l’Algérie soutenait en secret le régime de Kadhafi, par une aide militaire et logistique substantielle. L’année suivante, les mêmes pays furent contraints de lire les rapports prouvant l’implication du DRS, leur partenaire dans la lutte antiterroriste, dans le soutien à l’insurrection islamiste au Mali.
Des détachements de mercenaires envoyés par l’Algérie pour soutenir les forces de Kadhafi furent repérés, pour la première fois, dans la ville de Zawiyah.
Dès le début de l’intervention militaire de l’OTAN (France, Grande-Bretagne et Etats-Unis) en Libye, en mars 2011, il y eut des rapports sur le soutien constant fourni par l’Algérie au régime de Kadhafi (R.208-15). Des détachements de mercenaires envoyés par l’Algérie pour soutenir les forces de Kadhafi furent repérés, pour la première fois, dans la ville de Zawiyah, où plusieurs furent capturés et identifiés. Le Conseil national de Transition (CNT) fit état, plus tard, de la capture de 15 mercenaires algériens et de la mort de trois autres dans des combats près d’Ajdabiya. Le CNT affirma également que le DRS employait beaucoup de membres de la sécurité privée de l’ex Président tunisien Zine El Abidine Ben Ali et les envoyait en Libye pour combattre aux côtés du régime de Kadhafi. Après la défection de pilotes libyens à Malte, au début du conflit, l’Algérie envoya 21 pilotes à la base aérienne de Mitiga, à Tripoli. Furent également rapportés de nombreux cas de transport, à bord d’avions militaires algériens, de mercenaires originaires de pays d’Afrique sub-saharienne. A en croire les données collectées par la tour de contrôle de Benghazi, 22 vols algériens furent opérés vers des destinations libyennes, en particulier Syrte et Sebha, entre le 19 et le 26 février. En mars, le CNT estimait à 51 le nombre de vols algériens ayant acheminé des munitions, des armes, des combattants algériens et des mercenaires à l’aéroport Mitiga de Tripoli.
La preuve finale du soutien de l’Algérie à Kadhafi apparut le 18 avril, lorsque des conseillers militaires français en mission auprès des rebelles libyens découvrirent que des jeeps et camions militaires de Kadhafi, abandonnés après une attaque de l’OTAN, portaient des numéros de série les identifiant comme vendus à l’Algérie par Alain Juppé. Cette preuve fut transmise à leurs alliés de l’OTAN mais elle aussi présentée à l’Algérie. Mourad Medelci, le ministre algérien des Affaires étrangères, fut « invité » à rencontrer la Secrétaire d’Etat américaine Hillary Clinton à Washington. Malgré la bonhommie du communiqué de presse officiel, Medelci fut fustigé pour le soutien de l’Algérie à Kadhafi.
Après cette réprimande, l’Algérie envoya l’un de ses plus durs apparatchiks, Sadek Bouguetaya, participer au rassemblement des tribus libyennes convié par Kadhafi le 8 mai. Dans un discours populiste, Bouguetaya fit part du soutien inconditionnel de l’Algérie à Kadhafi et condamna les opérations de l’OTAN en Libye. Il qualifia d’héroïques les efforts de Kadhafi pour se maintenir au pouvoir, ajoutant qu’il était sûr que le peuple libyen vaincrait la France, comme les forces révolutionnaires algériennes l’avaient fait en 1962.
La cause de la progression ridiculement lente de la campagne de l’OTAN contre Kadhafi était le remplacement par des blindés algériens de meilleure qualité du matériel libyen détruit par les frappes aériennes.
Au moment où Bouguetaya vilipendait l’OTAN à Tripoli, l’ambassadeur de Libye en Algérie annonçait publiquement que son ambassade venait d’acheter 500 véhicules « de classe militaire » à des marchands algériens, avec d’autres encore en perspective, pour soutenir les forces de Kadhafi.
Washington, Londres et Paris répondirent à la démonstration de bellicisme de l’Algérie en demandant à cheikh Hamad bin Khalifa al-Thani, l’émir du Qatar et proche allié de l’Algérie dans le Golfe, de convaincre l’Algérie de ne pas réapprovisionner Kadhafi en chars et véhicules blindés. Selon Robert Fisk, le correspondant de The Independent au Moyen-Orient, la cause de la progression ridiculement lente de la campagne de l’OTAN contre Kadhafi était le remplacement par des blindés algériens de meilleure qualité du matériel libyen détruit par les frappes aériennes. Mais la visite d’une journée d’Al-Thani à Alger ne suffit pas. L’Algérie persista dans son déni public de tout soutien à Kadhafi.
Encore pire pour les alliés de l’OTAN, à cause de leur implication antérieure dans des opérations terroristes clandestines à travers l’association du P2OG avec le DRS, les Etats-Unis n’eurent pas d’autre choix que d’avaliser les démentis algériens. L’humiliation suprême fut atteinte le 1er juin, lorsque le général Carter Ham, commandant d’AFRICOM, fut envoyé à Alger pour y prononcer un discours très médiatisé dans lequel il disait qu’il « ne pouvait voir aucune voir aucune preuve » du soutien de l’Algérie à Kadhafi.
En résumé, ni les Etats-Unis, ni l’Algérie ne pouvaient se permettre la révélation de leurs sales affaires au grand jour.
Le discours du général Ham faisait partie d’un accord global conclu lors de discussions entre des officiels français et américains de haut niveau et le DRS algérien. Ces pourparlers avaient deux objectifs. Le premier était de faire échapper le régime algérien au sort de Ben Ali en Tunisie, de Moubarak en Egypte et bientôt, espérait-on, de Kadhafi, en l’encourageant à mettre rapidement en œuvre des réformes politiques significatives. L’autre était de réhabiliter effectivement le régime algérien auprès de l’OTAN et du Pentagone. L’accord était à la fois une réaffirmation de l’importance stratégique de l’Algérie pour les Etats-Unis et un rappel aux deux parties qu’ils partageaient trop d’opérations de renseignement clandestines récentes, à la lumière de leurs activités conjointes P2OG-DRS dans le GWOT, pour se fâcher. En résumé, ni les Etats-Unis, ni l’Algérie ne pouvaient se permettre la révélation de leurs sales affaires au grand jour. La substance de l’accord était que l’Algérie cessait de soutenir Kadhafi tandis que les Etats-Unis sauvaient l’Algérie de la condamnation internationale en réitérant l’absence de preuve énoncée par le général Carter Ham sur le soutien de l’Algérie à Kadhafi.
Après son soutien à Kadhafi et sa manipulation de l’insurrection islamiste au Mali, le DRS a sans doute compris qu’il tirait sur la corde de la coopération au-delà de ce que l’Occident pouvait accepter et que ses relations avec les puissances occidentales clé, en particulier le Royaume-Uni et les Etats-Unis, et peut-être même la France, devraient inéluctablement être réexaminées. C’est ainsi qu’il lança un avertissement à l’Ouest, sous la forme d’un article publié dans le journal algérien El Khabar le 12 novembre 2012 (R.47; 61-2; 136-42; 220-23; 246-50), tout juste deux mois avant l’attaque d’In Amenas. L’article, écrit par un journaliste connu pour ses liens avec le DRS, avait pour objet de mettre en garde l’Occident et de lui rappeler que l’Algérie était le seul pays de la région réellement capable de contrer le terrorisme. La principale histoire racontée par l’article – désinformation – décrivait comment les forces de sécurité algériennes avaient démantelé un réseau terroriste mené par Mohamed Lamine Bouchneb, qui devait peu de temps après conduire l’attaque d’In Amenas. Selon le journal, ce réseau menaçait des installations pétrolières/gazières dans la région de Hassi Messaoud. Autrement dit, le DRS rappelait à l’Occident qu’il était le gendarme de la région appointé par l’Ouest et qu’il n‘abandonnerait pas ce rôle facilement.
Les assaillants rencontrèrent une résistance imprévue des gendarmes qui gardaient le bus. Ne parvenant pas à s’emparer du bus, les hommes de Bouchneb commirent l’erreur de pénétrer à l’intérieur du complexe.
L’enquête de Londres ne permit pas de savoir si les services de renseignement britanniques avaient lu l’article d’ El Khabar ou s’ils n’avaient tout simplement pas compris qu’il s’agissait d’un avertissement. L’attaque d’In Amenas eut lieu telle que décrite par l’article. Bouchneb reçut l’ordre d’enlever des otages étrangers pendant qu’ils quittaient le site de Tiguentourine dans le bus sous escorte. On peut imaginer qu’ils auraient dû être emmenés au Mali et libérés à la faveur d’une opération de sauvetage militaire ou en échange d’une rançon, les deux stratagèmes utilisés avec tant de succès par El Para en 2003.
Pourquoi l’opération de Bouchneb échoua-t-elle? La réponse, semble-t-il, est que les assaillants rencontrèrent une résistance imprévue des gendarmes qui gardaient le bus. Ne parvenant pas à s’emparer du bus, les hommes de Bouchneb commirent l’erreur de pénétrer à l’intérieur du complexe à la recherche d’otages. Et bien qu’ils réussirent à trouver des otages, ils se trouvèrent rapidement assiégés par les unités de l’armée qui s’étaient déployées à partir d’In Amenas. Encerclés et pris au piège à l’intérieur du complexe, ils continuèrent à communiquer à travers des téléphones mobiles. Les preuves tirées de ces communications suggèrent que les attaquants croyaient faire partie d’un deal avec les forces de sécurité et pouvoir négocier une sortie du complexe sans encombre et un passage jusqu’au Mali.
Vraisemblablement, le DRS, qui avait pris le commandement du siège, voulait que les preuves de son implication soient détruites. Cela signifiait qu’il fallait tuer les 32 terroristes.
Ce que les assaillants ne savaient sans doute pas, c’est que le DRS et les commandants de l’armée conduisant le siège se disputaient le commandement supérieur. L’armée, en ce temps-là, ignorait complètement que l’attaque avait été orchestrée par le DRS, d’où l’insistance du général Athman « Bashir » Tartag, le commandant du DRS sur le site, pour assumer le commandement supérieur de la situation. L’armée ne savait probablement rien du jeu du DRS jusqu’à l’interrogatoire des trois terroristes faits prisonniers. De même, il est possible, après le matin du 17 janvier, le deuxième jour du siège, quand un hélicoptère tira dans la base de vie blessant Bouchneb lui-même, que les assaillants aient pensé qu’ils avaient été trahis. En effet, les pertes élevées en vies humaines, tant des otages que des terroristes, furent certainement la conséquence des ordres donnés à l’armée par le général Tartag d’ouvrir le feu sur les cinq véhicules – où se trouvaient les otages et les terroristes – tandis qu’ils essayaient, plus tard ce deuxième jour, de se précipiter de la base de vie vers la zone de production.
Le discours du gouvernement algérien sur le nombre élevé de morts fut que sa politique était de tuer tous les terroristes et de ne pas négocier avec eux, quel que soit le risque pour les otages. Plus vraisemblablement, le DRS, qui avait pris le commandement du siège, voulait que les preuves de son implication soient détruites. Cela signifiait qu’il fallait tuer les 32 terroristes. Si certains otages étaient tués pendant ce processus, on pourrait dire que c’était conforme à la politique du gouvernement. Malheureusement pour le DRS, trois des terroristes tombèrent dans les mains de l’armée, à laquelle ils expliquèrent le rôle qu’avait joué le général Hassan dans leur armement.
Dans la 3e partie, on expliquera pourquoi l’Occident dissimula les preuves de l’implication du DRS.
Dans un premier article, Jeremy Keenan a présenté les preuves substantielles de l’implication du Département du Renseignement et de la Sécurité (DRS) algérien dans l’attentat contre l’usine de gaz de Tiguentourine, près d’In Amenas, dans le Sahara algérien, le 16 janvier 2013. Ce second article répond aux questions sur le mobile du DRS, dirigé par le général Mohamed Mediène, dit Toufik, confronté à une perte d’influence face aux alliés occidentaux et à des tensions grandissantes avec le Président Bouteflika. Lors des auditions, en septembre 2016, de l’enquête de Londres (qui sera évoquée en 3e partie) sur la mort de six citoyens britanniques et d’un résident britannique, plusieurs expatriés ayant survécu à l’attentat ont attiré l’attention des juges sur un conflit du travail qui durait depuis plusieurs mois sur le site. Ils imaginaient que ce conflit pouvait être lié aux événements et que les grévistes avaient communiqué des informations aux terroristes. Dans la négative, comment les assaillants s’étaient-ils procuré les détails du plan du site et les noms de certains personnels clé? Pourtant, il n’existe pas de preuve permettant de relier le DRS à ce conflit social ni de preuve reliant l’attentat au conflit. L’enquête révéla d’ailleurs que la connaissance que les terroristes avaient de l’usine était relativement limitée. En fait, les informations en possession des assaillants, comme les noms de certains agents, pouvaient aussi bien être venues du DRS, dont nous savons maintenant qu’il était derrière l’attaque. Beaucoup de commentateurs, comme les autorités algériennes, ont lié l’attaque à l’intervention militaire française au Mali, lancée le 11 janvier, cinq jours plus tôt. Ceci conduisit à répandre l’hypothèse que l’attaque d’In Amenas était la vengeance des terroristes contre l’Algérie pour avoir autorisé le survol de son territoire aux avions militaires français. Le DRS aurait surtout été mécontent de ce que l’offensive française au Mali mettait en danger la vie de ses propres agents sur place. Ceux qui soupçonnaient, ou même qui savaient, que le DRS algérien était d’une manière ou d’une autre impliqué dans l’attentat, soutenaient que le DRS était fâché par l’autorisation de survol de l’Algérie accordée par le Président Bouteflika à la flotte française pour attaquer les djihadistes du nord du Mali, car cette décision transférait effectivement le contrôle du Mali et du Sahel –arrière-cour du DRS – à la France. Le DRS aurait surtout été mécontent de ce que l’offensive française mettait en danger la vie de ses propres agents sur place, tels que Abdelhamid Abou Zaïd and Iyad ag Ghali. Si le DRS peut en effet avoir été contrarié par l’assistance apportée par le Président Bouteflika à la France, ce qui pourrait accréditer la thèse d’une implication du DRS dans l’opération d’In Amenas pour se venger et mettre Bouteflika dans l’embarras à l’extérieur des frontières, la préparation et la mise en œuvre d’une telle opération sous faux pavillon par le DRS en si peu de temps paraît difficile, voire presque impossible. Il est donc plus vraisemblable que le mobile de l’attaque soit à rechercher dans les événements qui ont précédé l’intervention militaire de la France au Mali. Mais une brève incidente est nécessaire pour expliquer les tensions existant entre le DRS et la présidence Bouteflika, le ressentiment du DRS contre l’intervention de la France au Mali et l’implication du DRS lui-même au Mali. Le Président Abdelaziz Bouteflika Comme il sera expliqué dans la 4e partie, la tension entre le DRS et la présidence Bouteflika a été croissante pendant les trois ou quatre ans qui ont précédé l’attaque d’In Amenas. Pour le comprendre, il faut retourner en arrière jusqu’à l’histoire post-coloniale de l’Algérie. L’un des aspects les moins connus de l’accord post colonial conclu entre les services français et algériens était de confier au DRS la gestion du terrorisme en Afrique du Nord. C’est ainsi que fin 2011 et début 2012, le DRS prit l’initiative de soutenir une insurrection islamiste dans le septentrion malien afin de contrer la rébellion touareg en cours en faveur de l’indépendance de l’Azawad (l’appellation touareg pour désigner le nord du Mali.) Tandis que la rébellion du Niger était largement apaisée en 2010, celle du Mali flamba de plus belle en 2011, avec le retour de centaines de Touaregs en colère et lourdement armés contraints de quitter la Libye. Les rébellions touareg ont été récurrentes dans l’histoire post-coloniale aussi bien du Niger que du Mali, avec un dernier épisode dans ces deux pays en 2007. Toutefois, tandis que la rébellion au Niger était largement apaisée en 2010, celle du Mali flamba de plus belle en 2011, avec le retour de centaines de Touaregs très en colère et lourdement armés, contraints de quitter la Libye après la chute du régime de Kadhafi. Fin 2011, les rebelles touaregs du Mali ainsi renforcés, désormais organisés sous le nom de Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA), menaçaient sérieusement l’Algérie, dont l’extrême sud est sensible à l’irrédentisme touareg. La réponse du DRS à ce danger fut d’encourager la création, fin 2011, de deux nouveaux groupes terroristes islamistes à côté d’Al Qaida au Maghreb islamique (AQMI). Il s’agissait d’Ansar al-Dine, dirigé par Iyad ag Ghali, longtemps proche du DRS, et du Mouvement pour l’Unicité et le Jihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO). Le plan du DRS était que ces trois groupes dont il contrôlait les chefs s’allient avec le MNLA puis l’absorbent politiquement et militairement dans une insurrection islamiste et, ainsi, détruisent durablement sa crédibilité. Du point de vue algérien, la stratégie mise en oeuvre sur le terrain pour le DRS par le Groupement d’Intervention Spécial (GIS) du général Hassan (Abdelkader Aït Ouarabi), qui fournit aux insurgés armes, carburant et autres biens essentiels, fut couronnée de succès. Mais vers la fin 2012, la situation au Mali avait échappé au contrôle de l’Algérie, les insurgés menaçant la capitale, Bamako. Le 11 janvier 2013, cinq jours avant l’attaque d’In Amenas, la France répondit à la demande d’aide de Bamako en lançant une offensive militaire pour chasser les islamistes du Mali. Comme déjà évoqué, cependant, même si le général Mediène, chef du DRS, fut effectivement furieux du droit de survol accordé à la France et de l’intervention française, le temps ne lui permettait pas de préparer et lancer l’attaque d’In Amenas. Les raisons ayant présidé à l’implication du DRS dans In Amenas doivent donc plutôt être recherchées dans les événements antérieurs. La cause de l’attaque d’In Amenas est l’abandon progressif de l’Algérie, ou plutôt du DRS, par les Etats-Unis, le Royaume-Uni et, à moindre échelle, par la France. Le Rapport sur In Amenas a conclu que l’événement décisif qui avait été la cause de l’attaque d’In Amenas était un abandon progressif de l’Algérie, ou plutôt du DRS, par les Etats-Unis et le Royaume-Unis, et à moindre échelle, par la France (R.45). Durant les deux ans qui ont précédé la révolution libyenne de 2011, les relations entre l’Algérie et ses alliés occidentaux s’étaient tendues. La cause en était une histoire complexe commencée en 2003, quand l’Algérie, nouvel allié des Etats-Unis dans la guerre globale contre la terreur (GWOT), entreprit la première d’une série d’opérations sous faux pavillon permettant aux Etats-Unis de lancer le « second front » ou « front trans-saharien »de sa guerre globale contre la terreur. Abderrazak El Para Cette complicité profonde entre le Groupe américain, nouvellement créé, des Opérations Pro-actives et Préventives (P2OG) et le DRS algérien, a été planifiée à la fin de l’été 2002 et mise en oeuvre en février ou mars 2003, avec l’enlèvement de 32 touristes européens au Sahara algérien. L’opération était conduite par un officier du DRS, Abderrazak Lamari, plus connu sous le surnom d’ « El Para », bien que l’Algérie ait d’abord accusé Mokhtar bel Mokhtar, futur organisateur de l’attaque d’In Amenas dix ans plus tard. El Para et 64 « terroristes » séparèrent les otages en deux groupes. L’un fut libéré dans le cadre d’une opération héliportée extraordinairement bien organisée dans le massif d’Ahaggar, dans le Gharis, qui ne fit aucune victime parmi les otages. Le deuxième groupe d’otages fut acheminé au nord du Mali et libéré plus tard, contre rançon. Du point de vue de l’alliance P2OG-DRS, cette opération fut un succès remarquable L’Occident s’inquiétait aussi de la nature et de l’échelle de l’implication du DRS dans des activités criminelles, notamment le trafic de drogue et les enlèvements, certains analystes parlant même d’Etat mafieux. Même si les opérations sous faux pavillon d’El Para avaient aidé les Etats-Unis à légitimer leur guerre globale contre le terrorisme, elles plaçaient cependant les Etats-Unis et leurs alliés, particulièrement britanniques, dans une position éthique discutable de couverture du terrorisme d’Etat algérien. Vers 2010, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, qui à ce moment-là avaient développé des alliances anti-terroristes fortes avec le DRS, commencèrent à s’inquiéter de plus en plus de l’infiltration tellement profonde d’AQMI par le DRS que beaucoup de gens dans la région considéraient qu’AQMI et le DRS étaient finalement la même organisation. L’Occident s’inquiétait aussi de la nature et de l’échelle de l’implication du DRS dans les activités criminelles, notamment le trafic de drogue et les enlèvements d’otages, certains analystes parlant même désormais de l’Algérie comme d’un Etat « mafieux ». Le problème, en permettant à une relation aussi dangereuse de se perpétuer et de se développer, n’était pas seulement que cela soulevait la question de la complicité des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne avec le terrorisme, mais aussi que les deux pays étaient devenus tellement dépendants du DRS en matière de renseignement qu’ils n’étaient plus capables de comprendre vraiment ce qui se passait dans la région. Vers la mi -2011, les relations entre l’Algérie et l’Occident – surtout les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la France, se détériorèrent, alors que les alliés de l’OTAN commençaient à comprendre que l’Algérie soutenait en secret le régime de Kadhafi, par une aide militaire et logistique substantielle. L’année suivante, les mêmes pays furent contraints de lire les rapports prouvant l’implication du DRS, leur partenaire dans la lutte antiterroriste, dans le soutien à l’insurrection islamiste au Mali. Des détachements de mercenaires envoyés par l’Algérie pour soutenir les forces de Kadhafi furent repérés, pour la première fois, dans la ville de Zawiyah. Dès le début de l’intervention militaire de l’OTAN (France, Grande-Bretagne et Etats-Unis) en Libye, en mars 2011, il y eut des rapports sur le soutien constant fourni par l’Algérie au régime de Kadhafi (R.208-15). Des détachements de mercenaires envoyés par l’Algérie pour soutenir les forces de Kadhafi furent repérés, pour la première fois, dans la ville de Zawiyah, où plusieurs furent capturés et identifiés. Le Conseil national de Transition (CNT) fit état, plus tard, de la capture de 15 mercenaires algériens et de la mort de trois autres dans des combats près d’Ajdabiya. Le CNT affirma également que le DRS employait beaucoup de membres de la sécurité privée de l’ex Président tunisien Zine El Abidine Ben Ali et les envoyait en Libye pour combattre aux côtés du régime de Kadhafi. Après la défection de pilotes libyens à Malte, au début du conflit, l’Algérie envoya 21 pilotes à la base aérienne de Mitiga, à Tripoli. Furent également rapportés de nombreux cas de transport, à bord d’avions militaires algériens, de mercenaires originaires de pays d’Afrique sub-saharienne. A en croire les données collectées par la tour de contrôle de Benghazi, 22 vols algériens furent opérés vers des destinations libyennes, en particulier Syrte et Sebha, entre le 19 et le 26 février. En mars, le CNT estimait à 51 le nombre de vols algériens ayant acheminé des munitions, des armes, des combattants algériens et des mercenaires à l’aéroport Mitiga de Tripoli. La preuve finale du soutien de l’Algérie à Kadhafi apparut le 18 avril, lorsque des conseillers militaires français en mission auprès des rebelles libyens découvrirent que des jeeps et camions militaires de Kadhafi, abandonnés après une attaque de l’OTAN, portaient des numéros de série les identifiant comme vendus à l’Algérie par Alain Juppé. Cette preuve fut transmise à leurs alliés de l’OTAN mais elle aussi présentée à l’Algérie. Mourad Medelci, le ministre algérien des Affaires étrangères, fut « invité » à rencontrer la Secrétaire d’Etat américaine Hillary Clinton à Washington. Malgré la bonhommie du communiqué de presse officiel, Medelci fut fustigé pour le soutien de l’Algérie à Kadhafi. Après cette réprimande, l’Algérie envoya l’un de ses plus durs apparatchiks, Sadek Bouguetaya, participer au rassemblement des tribus libyennes convié par Kadhafi le 8 mai. Dans un discours populiste, Bouguetaya fit part du soutien inconditionnel de l’Algérie à Kadhafi et condamna les opérations de l’OTAN en Libye. Il qualifia d’héroïques les efforts de Kadhafi pour se maintenir au pouvoir, ajoutant qu’il était sûr que le peuple libyen vaincrait la France, comme les forces révolutionnaires algériennes l’avaient fait en 1962. La cause de la progression ridiculement lente de la campagne de l’OTAN contre Kadhafi était le remplacement par des blindés algériens de meilleure qualité du matériel libyen détruit par les frappes aériennes. Au moment où Bouguetaya vilipendait l’OTAN à Tripoli, l’ambassadeur de Libye en Algérie annonçait publiquement que son ambassade venait d’acheter 500 véhicules « de classe militaire » à des marchands algériens, avec d’autres encore en perspective, pour soutenir les forces de Kadhafi. Washington, Londres et Paris répondirent à la démonstration de bellicisme de l’Algérie en demandant à cheikh Hamad bin Khalifa al-Thani, l’émir du Qatar et proche allié de l’Algérie dans le Golfe, de convaincre l’Algérie de ne pas réapprovisionner Kadhafi en chars et véhicules blindés. Selon Robert Fisk, le correspondant de The Independent au Moyen-Orient, la cause de la progression ridiculement lente de la campagne de l’OTAN contre Kadhafi était le remplacement par des blindés algériens de meilleure qualité du matériel libyen détruit par les frappes aériennes. Mais la visite d’une journée d’Al-Thani à Alger ne suffit pas. L’Algérie persista dans son déni public de tout soutien à Kadhafi. Encore pire pour les alliés de l’OTAN, à cause de leur implication antérieure dans des opérations terroristes clandestines à travers l’association du P2OG avec le DRS, les Etats-Unis n’eurent pas d’autre choix que d’avaliser les démentis algériens. L’humiliation suprême fut atteinte le 1er juin, lorsque le général Carter Ham, commandant d’AFRICOM, fut envoyé à Alger pour y prononcer un discours très médiatisé dans lequel il disait qu’il « ne pouvait voir aucune voir aucune preuve » du soutien de l’Algérie à Kadhafi. En résumé, ni les Etats-Unis, ni l’Algérie ne pouvaient se permettre la révélation de leurs sales affaires au grand jour. Le discours du général Ham faisait partie d’un accord global conclu lors de discussions entre des officiels français et américains de haut niveau et le DRS algérien. Ces pourparlers avaient deux objectifs. Le premier était de faire échapper le régime algérien au sort de Ben Ali en Tunisie, de Moubarak en Egypte et bientôt, espérait-on, de Kadhafi, en l’encourageant à mettre rapidement en œuvre des réformes politiques significatives. L’autre était de réhabiliter effectivement le régime algérien auprès de l’OTAN et du Pentagone. L’accord était à la fois une réaffirmation de l’importance stratégique de l’Algérie pour les Etats-Unis et un rappel aux deux parties qu’ils partageaient trop d’opérations de renseignement clandestines récentes, à la lumière de leurs activités conjointes P2OG-DRS dans le GWOT, pour se fâcher. En résumé, ni les Etats-Unis, ni l’Algérie ne pouvaient se permettre la révélation de leurs sales affaires au grand jour. La substance de l’accord était que l’Algérie cessait de soutenir Kadhafi tandis que les Etats-Unis sauvaient l’Algérie de la condamnation internationale en réitérant l’absence de preuve énoncée par le général Carter Ham sur le soutien de l’Algérie à Kadhafi. Après son soutien à Kadhafi et sa manipulation de l’insurrection islamiste au Mali, le DRS a sans doute compris qu’il tirait sur la corde de la coopération au-delà de ce que l’Occident pouvait accepter et que ses relations avec les puissances occidentales clé, en particulier le Royaume-Uni et les Etats-Unis, et peut-être même la France, devraient inéluctablement être réexaminées. C’est ainsi qu’il lança un avertissement à l’Ouest, sous la forme d’un article publié dans le journal algérien El Khabar le 12 novembre 2012 (R.47; 61-2; 136-42; 220-23; 246-50), tout juste deux mois avant l’attaque d’In Amenas. L’article, écrit par un journaliste connu pour ses liens avec le DRS, avait pour objet de mettre en garde l’Occident et de lui rappeler que l’Algérie était le seul pays de la région réellement capable de contrer le terrorisme. La principale histoire racontée par l’article – désinformation – décrivait comment les forces de sécurité algériennes avaient démantelé un réseau terroriste mené par Mohamed Lamine Bouchneb, qui devait peu de temps après conduire l’attaque d’In Amenas. Selon le journal, ce réseau menaçait des installations pétrolières/gazières dans la région de Hassi Messaoud. Autrement dit, le DRS rappelait à l’Occident qu’il était le gendarme de la région appointé par l’Ouest et qu’il n‘abandonnerait pas ce rôle facilement. Les assaillants rencontrèrent une résistance imprévue des gendarmes qui gardaient le bus. Ne parvenant pas à s’emparer du bus, les hommes de Bouchneb commirent l’erreur de pénétrer à l’intérieur du complexe. L’enquête de Londres ne permit pas de savoir si les services de renseignement britanniques avaient lu l’article d’ El Khabar ou s’ils n’avaient tout simplement pas compris qu’il s’agissait d’un avertissement. L’attaque d’In Amenas eut lieu telle que décrite par l’article. Bouchneb reçut l’ordre d’enlever des otages étrangers pendant qu’ils quittaient le site de Tiguentourine dans le bus sous escorte. On peut imaginer qu’ils auraient dû être emmenés au Mali et libérés à la faveur d’une opération de sauvetage militaire ou en échange d’une rançon, les deux stratagèmes utilisés avec tant de succès par El Para en 2003. Pourquoi l’opération de Bouchneb échoua-t-elle? La réponse, semble-t-il, est que les assaillants rencontrèrent une résistance imprévue des gendarmes qui gardaient le bus. Ne parvenant pas à s’emparer du bus, les hommes de Bouchneb commirent l’erreur de pénétrer à l’intérieur du complexe à la recherche d’otages. Et bien qu’ils réussirent à trouver des otages, ils se trouvèrent rapidement assiégés par les unités de l’armée qui s’étaient déployées à partir d’In Amenas. Encerclés et pris au piège à l’intérieur du complexe, ils continuèrent à communiquer à travers des téléphones mobiles. Les preuves tirées de ces communications suggèrent que les attaquants croyaient faire partie d’un deal avec les forces de sécurité et pouvoir négocier une sortie du complexe sans encombre et un passage jusqu’au Mali. Vraisemblablement, le DRS, qui avait pris le commandement du siège, voulait que les preuves de son implication soient détruites. Cela signifiait qu’il fallait tuer les 32 terroristes. Ce que les assaillants ne savaient sans doute pas, c’est que le DRS et les commandants de l’armée conduisant le siège se disputaient le commandement supérieur. L’armée, en ce temps-là, ignorait complètement que l’attaque avait été orchestrée par le DRS, d’où l’insistance du général Athman « Bashir » Tartag, le commandant du DRS sur le site, pour assumer le commandement supérieur de la situation. L’armée ne savait probablement rien du jeu du DRS jusqu’à l’interrogatoire des trois terroristes faits prisonniers. De même, il est possible, après le matin du 17 janvier, le deuxième jour du siège, quand un hélicoptère tira dans la base de vie blessant Bouchneb lui-même, que les assaillants aient pensé qu’ils avaient été trahis. En effet, les pertes élevées en vies humaines, tant des otages que des terroristes, furent certainement la conséquence des ordres donnés à l’armée par le général Tartag d’ouvrir le feu sur les cinq véhicules – où se trouvaient les otages et les terroristes – tandis qu’ils essayaient, plus tard ce deuxième jour, de se précipiter de la base de vie vers la zone de production. Le discours du gouvernement algérien sur le nombre élevé de morts fut que sa politique était de tuer tous les terroristes et de ne pas négocier avec eux, quel que soit le risque pour les otages. Plus vraisemblablement, le DRS, qui avait pris le commandement du siège, voulait que les preuves de son implication soient détruites. Cela signifiait qu’il fallait tuer les 32 terroristes. Si certains otages étaient tués pendant ce processus, on pourrait dire que c’était conforme à la politique du gouvernement. Malheureusement pour le DRS, trois des terroristes tombèrent dans les mains de l’armée, à laquelle ils expliquèrent le rôle qu’avait joué le général Hassan dans leur armement. Dans la 3e partie, on expliquera pourquoi l’Occident dissimula les preuves de l’implication du DRS.
Dans cette série de 4 articles écrits pour Mondafrique par Jeremy Keenan à partir de son Rapport sur In Amenas: enquête sur l’implication et la couverture par l’Occident de crimes d’Etat algériens (2016), le professeur invité à l’école de droit de l’Université de la Reine Marie à Londres (QMUL) raconte une histoire passionnante, à l’arrière plan d’une prise d’otages et d’un siège interminable qui ont marqué l’histoire récente de l’Algérie : celle des services de renseignement algériens à l’intérieur d’un pouvoir conflictuel et de leur collaboration, souvent trouble, avec l’Occident. Socio-anthropologue, Jeremy Keenan est spécialiste du Sahara-Sahel sur lequel il travaille depuis 1964. Le Rapport sur In Amenas a été publié par l’Initiative Internationale sur les crimes d’Etat (ISCI), logée à l’école de droit de la QMUL. On peut le consulter en entier par le lien suivant : http://statecrime.org/data/2016/11/KEENAN-IN-AMENAS-REPORT-FINAL-November-2016.pdf
(Les notes renvoyant à davantage d’informations dans le rapport sont indiquées par un R suivi du n
Le mercredi 16 janvier 2013, l’énorme plateforme gazière de Tiguentourine au Sahara, gérée par la joint venture de production réunissant la compagnie nationale algérienne de pétrole, Sonatrach (51%), BP (24.5%) et Statoil (renommée Equinor) (24.5%), est attaquée par des terroristes. Tiguentourine est située à peu près à 50 km à l’ouest-sud-ouest de la ville d’In Amenas et à 78 km de la frontière libyenne. In Amenas se trouve à 1 583 km par la route d’Alger, 731 km du gisement de pétrole de Hassi Messaoud et 246 km au nord de la capitale de la wilaya (préfecture), Illizi. Au moment de l’attaque, Tiguentourine fournissait environ 12% de la totalité de la production de gaz naturel de l’Algérie.
En ce 16 janvier 2013, plus de 130 des 800 employés travaillant sur le site sont des expatriés de près de 30 nationalités différentes. Les autres sont algériens. Lorsque l’armée algérienne a repris le contrôle de l’usine, le 19 janvier, près de 80 personnes étaient mortes: 40 expatriés, 29 des 32 terroristes et 9 ou 10 Algériens, parmi lesquels au moins un garde.
En quelques secondes, deux balles s’écrasèrent sur le pare-brise. Paul Morgan fut le premier à mourir.
L’attaque a commencé à 05h47 (Central European Time), lorsqu’un bus transportant 12 expatriés, dont deux pilotes qui se rendaient à l’aéroport d’In Amenas ou en ville pour renouveler des documents administratifs, a été pris à partie. Le bus se trouvait au centre d’un convoi de 5 véhicules: 3 de la gendarmerie, transportant chacun quatre gendarmes armés, et le véhicule de sécurité liaison, avec à son bord Paul Morgan, l’un des officiers de sécurité qui quittait le complexe pour rentrer chez lui en Angleterre le jour-même, ainsi que son chauffeur. Le véhicule de Morgan était le deuxième du convoi, suivant le véhicule de tête des gendarmes et devançant le bus. Alors qu’ils approchaient du check-point, Morgan a allumé la lumière intérieure de l’habitacle, pour que les gardes en faction au check-point puissent le reconnaître. En quelques secondes, deux balles s’écrasèrent sur le pare-brise. Paul Morgan fut le premier à mourir.
Une fusillade s’ensuivit entre les assaillants armés et les gendarmes qui escortaient le bus. Elle dura environ 45 à 60 minutes. Bien que criblé de balles, le bus ne fut pas pris et aucun de ses passagers ne mourut. A un certain moment, certains des assaillants, comprenant, peut-être, que le bus était trop bien défendu, s’éloignèrent et s’introduisirent à l’intérieur de Tiguentourine, après des échanges de coups de feu avec les trop faibles forces de sécurité qui défendaient le site. Certains pénétrèrent à l’intérieur de la Base de Vie (BdV) à l’extrême sud du complexe; d’autres se dirigèrent vers la zone de production, où se trouvent l’Installation Centrale de Traitement (CPF) et la Base Industrielle d’Opérations (IBO), trois kilomètres au nord de la BdV et reliée à celle-ci par une route goudronnée.
Vers 07h00, ou juste avant, alors que les assaillants se trouvaient tous désormais à l’intérieur de la plateforme, les soldats de la base militaire d’In Amenas arrivèrent sur place et commencèrent à encercler l’usine, prenant au piège les 32 terroristes à l’intérieur de son périmètre.
Quatre jours de cauchemar pour les otages et pour ceux qui essayaient de rester cachés pendant que les terroristes les traquaient.
Le siège de quatre jours qui suivit fut un cauchemar pour les otages ainsi que pour ceux qui essayaient de rester cachés pendant que les terroristes les traquaient. Lorsque l’armée algérienne reprit le contrôle des lieux, 80 personnes étaient mortes.
L’enquête sur la mort de six citoyens britanniques et d’un résident britannique tués pendant l’attaque débuta à Londres le 15 septembre 2014, vingt mois plus tard, et s’acheva le 26 février 2015. Au fil des trente jours d’audience, presque chaque seconde terrifiante des quatre jours de siège fit l’objet d’une enquête légale attentive et minutieuse. .Les actes d’héroïsme, d’extraordinaire courage, de tragédie, de souffrance, de mort, d’évasion, de survie et même d’amour, qui firent souvent pleurer le public, furent tous bien documentés.
Toutefois, nonobstant les preuves rapportées par plus de 70 témoins, l’enquête londonienne évita scrupuleusement la question clé, échappant, selon elle, à ses attributions, portant sur le commanditaire de l’attaque et son mobile. A l’instar des media dominants, la cour fit sienne la thèse d’une attaque d’In Amenas par des membres d’Al Qaida au Maghreb islamique (AQMI), sous le commandement du célèbre terroriste algérien Mokhtar ben Mokhtar (alias Belmokhtar, MBM). La seule preuve en était la désinformation produite par les autorités algériennes, soutenant que MBM avait revendiqué sa responsabilité dans l’attentat.
Pourtant, les autorités algériennes avaient, jusqu’à l’audience de Londres, refusé toute coopération, prétextant de leur intention de mener leur propre enquête judiciaire. Cette dernière ne vit jamais le jour, sans surprise pour ceux qui connaissent l’Algérie.
Une précédente enquête judiciaire en France n’avait pas davantage bénéficié de la coopération algérienne. La Direction Centrale du Renseignement Intérieur (DCRI) française n’a jamais reçu l’autorisation de pénétrer en Algérie et les demandes de coopération judiciaire sont restées sans réponse. Dans son livre In Amenas, Histoire d’un piège (2014), Murielle Ravey, qui a survécu à l’attentat, écrit que le manque de transparence entre Alger et Paris était pharamineux. (R.67-9).
Des deux associés de Sonatrach, BP n’a jamais ordonné d’enquête et a gardé le silence. A l’inverse, Statoil a mené une enquête dont le rapport a été rendu public en septembre 2013. Mais le mandat des enquêteurs évitait scrupuleusement de soulever la question du mobile de l’attentat et de son commanditaire. Le mandat, rédigé de façon à ne pas fâcher les Algériens, était ainsi libellé : « Il est important dès le début de préciser que ce sont les terroristes [désignés par Statoil comme étant AQMI et Mokhtar Belmokhtar] et personne d’autre qui portent la responsabilité de cet attentat vicieux et tragique. »
Ainsi, au moment où l’enquête de Londres s’est achevée, plus de deux ans après l’attentat, les questions de « qui » avait ordonné l’opération et « pourquoi » n’avaient toujours pas trouvé de réponse. La désinformation et le refus de coopérer de l’Algérie, approuvés par les services de renseignement américain, britannique et français, renforcèrent la version officielle de l’attentat qui en attribuait la responsabilité à MBM et AQMI.
Les premiers soupçons sur l’implication du DRS ont surgi immédiatement, tout simplement parce que la majorité des incidents terroristes depuis 2002 était le fait d’une collusion entre le DRS et les groupes armés.
Toutefois, après quatre ans d’enquête, l’auteur du Rapport sur In Amenas, page 281, éclaire d’une lumière sensiblement différente les mobiles de l’attaque. Et révèle que MBM et AQMI n’ont guère été que des pions.
Dès la nouvelle de l’attentat, des suspicions d’implication des services secrets algériens – à travers le Département du Renseignement et de la Sécurité (DRS) – étaient apparues. En réalité, n’importe quel spécialiste de sécurité connaissant bien l’Algérie devait immédiatement soupçonner une collusion entre le DRS et les assaillants, tout simplement parce que la majorité des incidents terroristes en Algérie depuis 2002/3 (comme dans les années 90) impliquait une collusion entre le DRS et les terroristes (R.42-5).
C’était justement le problème sur lequel John Schindler – officier supérieur américain du renseignement (R.42-4) – avait essayé d’attirer l’attention des gouvernements et services de renseignement occidentaux en juillet 2012 et, de nouveau, à la veille d’In Amenas. Le 10 juillet 2012, Schindler publia un article intitulé « La laide vérité sur l’Algérie » ( The Ugly Truth about Algeria, R43), qui décrivait comment le DRS, pendant plus de deux décennies, avait créé ses propres terroristes et les avait utilisés pour conduire ses propres opérations.
Le GIA était une création du DRS; utilisant des méthodes soviétiques d’infiltration et de provocation, l’agence l’organisa pour discréditer les extrémistes. La majorité des leaders du GIA était des agents du DRS, qui ont jeté le groupe dans la fuite en avant des crimes de masse, tactique brutale qui discrédita le GIA partout en Algérie. Ses opérations majeures furent l’oeuvre du DRS, y compris la vague d’attentats commis en France en 1995. Certains des massacres de civils les plus spectaculaires furent commis par des unités militaires spéciales se faisant passer pour des moujahidine ou par des unités du GIA contrôlées par le DRS. (R.43)
Le fait que les assaillants d’In Amenas avaient pu traverser sans se faire repérer l’une des zones militaires les plus sûres d’Algérie, protégée, selon l’armée algérienne, par environ 7 000 membres des forces armées, était suspect. Tout aussi suspect était le fait que les autorités algériennes donnèrent cinq versions différentes en cinq jours du trajet emprunté par les terroristes. (R.42).
Mais la base la plus solide, à ce moment-là, du soupçon d’implication du DRS résidait dans les déclarations des autorités algériennes affirmant que l’attentat avait été organisé par MBM et conduit, sur le terrain, par Mohamed Lamine Bouchneb (alias Tahar). Les deux hommes étaient connus de l’auteur pour être des agents du DRS. MBM avait conclu dix ans plus tôt un accord avec le DRS, dont l’auteur fut le témoin, aux termes duquel il s’engageait à ne pas attaquer les compagnies étrangères de gaz ou de pétrole ni leurs installations en Algérie. Les emails de l’ancienne Secrétaire d’Etat américaine Hillary Clinton ont confirmé par la suite que MBM avait conclu un accord encore plus récent, moins d’un an avant l’attentat, avec le DRS (voir plus bas.)
Bouchneb, qui fut tué pendant le siège, était connu de l’auteur pour avoir été le responsable des enlèvements et du trafic de drogue autour d’Illizi (Djanet), dans la région du sud-est de l’Algérie et au Fezzan libyen voisin. Il était aussi connu pour être un visiteur fréquent du camp d’entraînement d’Al Qaida à Tamouret, géré par le DRS, au sud d’In Amenas.
Toutefois, la preuve la plus flagrante de l’implication du DRS n’apparut que près de trente mois plus tard, en août 2015, six mois après la fin de l’enquête de Londres.
Lors du siège d’In Amenas, l’armée algérienne avait capturé trois terroristes. Mais on ne sut rien de leurs dépositions jusqu’en août 2015.
Lors du siège d’In Amenas, l’armée algérienne avait capturé trois terroristes. Selon certaines sources, ils auraient été pris à l’intérieur du site; selon d’autres, ils se seraient échappés mais auraient été rattrapés ultérieurement par une unité de l’armée à l’extérieur. Leurs noms, probablement faux – – Derouiche Abdelkader (alias Abou al Barra), Kerroumi Bouziane (alias. Redouane) et Laaroussi Ederbali – ont été publiés par le quotidien algérien El Watan, proche du DRS, et ainsi portés à la connaissance des autorités britanniques et américaines (R.153f.).
Mais on ne sut rien de leurs dépositions, au moins publiquement, jusqu’en août 2015. Les raisons de ce secret seront expliquées dans la IVe partie. Pour le moment, il nous suffit de dire que leurs confessions touchaient au plus profond de la structure du pouvoir algérien. Au moment d’In Amenas, le clivage politique principal à l’intérieur du régime se situait entre la Présidence de Bouteflika et l’armée, d’une part, et le DRS commandé par le puissant général « Toufik » Mediène, de l’autre. Les relations étaient glaciales entre le général Ahmed Gaïd Salah, chef d’état-major de l’armée, et le général Mediène.
Les trois terroristes avouèrent qu’ils avaient été armés par le général Abdelkader Aït Ouarabi (alias Hassan), commandant le célèbre Groupement d’Intervention Spécial (GIS), la force de frappe du DRS. (voir IIe partie) et le Service de coordination opérationnelle et de renseignement antiterroriste (SCORAT). Cette information fournit au général Gaïd Salah les munitions dont il avait besoin pour entreprendre le démantèlement du DRS puis la chute et l’emprisonnement du général Hassan d’abord et du général Mediène, enfin. (voir IVe partie).
La Présidence et le commandement de l’armée sachant que le DRS se trouvait derrière l’attaque d’In Amenas, il n’est pas surprenant que l’Algérie ait manifesté aussi peu de désir de coopération, aussi bien dans le cadre de l’enquête judiciaire française que britannique, sans jamais s’impliquer non plus dans sa propre enquête judiciaire de façade.
Les premiers à parler publiquement de l’implication du DRS furent deux anciens capitaines du service. Ils affirmaient que le général Mediène avait ordonné l’attentat.
Pourtant, même avant que ces aveux ne soient rendus publics, il y eu plusieurs déclarations, dans les mois qui suivirent l’attentat, qui, bien que ne rapportant pas de preuve définitive de l’implication du DRS, commencèrent à en faire germer le soupçon. Les premiers à parler, sur les réseaux sociaux, furent Haroune Hacine, un ancien capitaine du DRS, et Ahmed Chouchane, un ancien capitaine et instructeur du GIS commandé par le général Hassan (R.75). Ils affirmaient que le général Mediène avait ordonné l’attaque d’In Amenas parce qu’il était furieux de l’autorisation de survol accordée par Bouteflika à la France pour attaquer les islamistes dans le nord du Mali, dont les chefs – Abdelhamid Abou Zaïd et Iyad ag Ghali – travaillaient avec le DRS.
L’éditeur François Gèze et le journaliste Nicolas Beau, directeur de publication de Mondafrique, accordèrent quelque crédit à cette thèse. Beau cita une interview, rapportée par Gèze, dans laquelle le colonel Ali Benguedda (surnommé ‘Petit Smaïn’), assistant de feu le général Smaïn Lamari, chef de la sécurité interne du DRS et du directorat du contre-espionnage, confirmait comment le DRS entraînait et gérait les groupes islamistes et encourageait leurs actions violentes pour apparaître, aux yeux de ses soutiens occidentaux, comme un partenaire incontournable dans la lutte contre le terrorisme. C’est précisément ce qu’écrivait en 2012 l’officier américain John Schindler. Gèze et Beau évoquaient eux-aussi la colère du DRS contre l’intervention française au Mali.
Le premier anniversaire de l’attaque fit l’objet d’un torrent d’articles dans la presse algérienne dont deux au moins, par inadvertance, apportèrent de nouvelles preuves de l’implication du DRS. L’un, écrit par Salima Tlemçani, connu pour ses liens étroits avec le DRS, contredisait la plupart des informations officielles : le nombre de terroristes impliqués dans l’attaque, le nombre de terroristes capturés et le nombre de morts. A la première lecture, l’article pouvait apparaître comme une tentative délibérée de semer la confusion dans les enquêtes française et britannique. Toutefois, à la deuxième lecture, l’article apparaissait plutôt comme une tentative d’éclabousser l’armée, qui, à l’insu du public, était en possession des aveux des terroristes capturés et s’apprêtait déjà à démanteler le DRS et isoler son chef tout puissant, le général Mediène (R.70-4).
Trois jours après l’article de Tlemçani, l’agence de presse Xinhua publia un article(R.74), sourcé auprès des opérations militaires françaises dans le nord du Mali, qui nommait 10 individus basés dans le septentrion malien n’ayant pas « été directement impliqués dans l’attentat mais ayant sponsorisé l’opération à travers leur contribution stratégique et logistique. » Ce que ne savait pas Xinhua, c’est que certains d’entre eux étaient liés, d’une manière ou d’une autre, avec le DRS. Par exemple, Sultan Ould Badi était directement placé sous la protection du général Rachid (‘Attafi’) Lallali, le chef de la Direction de la documentation et de la sécurité extérieure (DDSE) du DRS.
Trois ans après l’attentat, des interceptions audio semblent démontrer que les terroristes croyaient bénéficier d’une certaine protection de l’armée algérienne.
Le pays qui perdit le plus de ressortissants dans l’attaque fut le Japon. Dix employés de la compagnie japonaise JGC Corp furent tués. Le 5 décembre 2015, près de trois ans après l’attentat, le journal japonais Nikkan-Gendai affirmait s’être procuré des interceptions audio surprises lors de l’assaut final des terroristes par l’armée algérienne à l’intérieur du site de Tiguentourine. Les interceptions, certifiées authentiques, révèlent que les terroristes croyaient bénéficier d’une certaine protection du commandement militaire algérien. L’un d’eux, Abdoul Afman, dit ces mots: « L’armée a violé son serment et nous a déçus! Ils (l’armée algérienne) ont frappé les véhicules transportant les otages et nos amis, et tout le monde est mort! » Un certain Abderrahmane crie: « Le gouvernement algérien n’a pas de parole. » (R.189).
C’est en mars 2016, plus de trois ans après In Amenas, que le dernier clou sur le cercueil de l’implication du DRS dans l’attentat fut rendu public, quand Wikileaks publia les emails privés de la Secrétaire d’Etat américaine de l’époque, Hillary Clinton (R.195). Pendant le siège, madame Clinton reçut deux emails, les 17 et 19 janvier (2013), de Sidney Blumenthal, l’ancien conseiller à la Présidence de Bill Clinton que madame Clinton continuait d’employer à titre privé en tant que Secrétaire d’Etat. Dans le premier mail, Blumenthal informait madame Clinton que le gouvernement Bouteflika était surpris et désorienté par l’attentat d’In Amenas, ayant conclu un accord secret avec MBM en avril 2012 selon lequel MBM cantonnerait ses opérations au Mali ou aux intérêts marocains dans le Sahara occidental mais seulement avec « l‘encouragement » du DRS (R.197-202). Le deuxième email confirmait que le DRS avait reçu l’ordre [de la Présidence et/ou du gouvernement) de rencontrer MBM ou ses lieutenants dans le nord de la Mauritanie pour découvrir pourquoi « MBM avait violé son engagement et lancé des attaques à l’intérieur de l’Algérie ». (R.200).
Il faut noter deux choses concernant ces emails. Tout d’abord, l’auteur pense que l’accord entre MBM et le gouvernement Bouteflika en vigueur en avril 2012 est la continuité de l’accord conclu par MBM avec le DRS dans la période 2001-2003, dont l’auteur a été le témoin. Deuxièmement, la raison pour laquelle la Présidence et le gouvernement sont surpris par la violation de cet accord par MBM est qu’ils ne savent pas que MBM, précisément, n’a pas, en réalité, violé son engagement. Au moment où Blumenthal envoie ses emails à Hillary Clinton, les 17 et 19 janvier, l’armée ne connaît pas encore le rôle qu’a joué le général Hassan dans l’armement des terroristes. Il n’est donc pas étonnant que la Présidence soit surprise d’apprendre, par ses services de renseignement – le DRS – que MBM est derrière l’attaque. En fait, la Présidence n’a alors aucun moyen de savoir que le DRS–qui était effectivement un Etat dans l’Etat – a parrainé l’attentat, du moins jusqu’à la fin de l’interrogatoire des trois terroristes capturés par l’armée, à une date ultérieure au deuxième email de Blumenthal le 19 janvier.
Même si nous avons désormais des preuves écrasantes du fait que c’est le DRS, et non MBM et AQMI, qui ordonna l’attentat d’In Amenas, il reste deux questions essentielles: Quel était le mobile du DRS pour ordonner cette attaque ? Et pourquoi l’opération fut un désastre ?
Ces deux questions trouveront leur réponse dans la IIe partie de notre série.
Le médecin et réalisateur explique d’emblée dans ce livre poignant, que ce qu’il a vécu “ne représente absolument rien par rapport à ce qu’a subi la population, livrée à la cruauté des hommes”. Son récit se veut, avant tout, un hommage aux victimes du terrorisme.
On ne sort pas indemne de la lecture du récit poignant et ahurissant du docteur Abdallah Aggoune, Blouse blanche, zone grise. Décennie noire, paru en février 2020 chez Koukou Édition. Si Rachid Boudjedra a écrit, Les figuiers de barbarie, sur le vol Alger-Constantine, le Dr Aggoune a rédigé, lui aussi, son témoignage en avion vers la fin 1999 sur le vol Paris-Los Angeles et début 2000 à son retour en capitale française.
Un ouvrage que le natif d’Amaadan dans la commune d’Oued-Ghir, à Béjaïa, n’a pas réussi à relire, tellement il est “hanté par trop de cauchemars dont (il ne voulait) pas raviver le trauma initial”. Assurément, on ne sort pas indemne de ce cauchemar, voire de cet “enfer” qui se poursuit, pour reprendre la préfacière, la psychanalyste Karima Lazali, qui a eu du mal à aller au bout de ce livre pourtant “indispensable” et que l’on pourrait prescrire comme “remède pour tout lecteur survivant à la cruauté sans nom d’une guerre restant encore exclue d’historicisation”.
L’auteur, qui a plus d’une corde à son arc — il est réalisateur de cinéma, il fait du one-man-show — avait été plusieurs décennies durant médecin généraliste à Bougara dans la wilaya de Blida, située à quelque 35 kilomètres d’Alger. Il a choisi de rester auprès des siens pour continuer à les soigner — et le plus souvent sans contrepartie hormis sans doute un sourire ou daawa l’khir comme on dit.
Prières dont il aura bien besoin dans une région, qui fut au milieu des années 1980, le fief du Mouvement islamique armée (MIA) de Mustapha Bouyali, avant de le redevenir à nouveau vers la fin de l’année 1992 et début 1993 à l’instigation des Bouyalistes précisément, à l’instar d’Abdelkader Chebouti ou Méliani Mansouri, lesquels chefs terroristes ne tarderont pas à être supplantés par les Groupes islamiques armés (GIA) d’Abdelhak Ayada.
Bien qu’il n’ait relaté dans son témoignage — qui n’était pas destiné au grand public mais à ses enfants — que quelques faits des tragiques événements qu’il avait vus et vécus durant les années 1990 à Bougara. Son récit se veut avant tout un hommage aux victimes du terrorisme.
Il a expliqué d’emblée que ce qu’il a vécu “ne représente absolument rien par rapport à ce qu’a subi la population, livrée à la cruauté des hommes”. Il avait été épargné par le terrorisme alors qu’il réunissait toutes les “conditions requises” : “À savoir francophone, analphabète en arabe, laïc, berbère, progressiste, fils de chahid et gendre d’un grand homme connu dans le pays pour son militantisme et sa franchise.” Il confessera qu’il n’a jamais été véritablement inquiété.
Même si le GIA a bien tenté de l’emmener pour soigner ses blessés et qu’il subissait quotidiennement des contrôles fastidieux par de vrais ou de faux barrages, il avait continué à se rendre à son cabinet, “chaque jour que Dieu faisait sur des routes entièrement livrées au GIA”. Et d’ajouter : “Si je l’ai fait, ce n’est pas par stoïcisme mais par devoir professionnel.” En vérité, il considérait qu’il était de son “devoir de rester avec tous ceux qui n’ont pas eu les moyens de partir et qui ont dû subir l’injustice et la férocité des services de sécurité et du GIA”.
En relatant les tragiques événements qu’a vécus la région, les embuscades, le racket de la population, les fatwas du GIA, les enlèvements, notamment des jeunes filles parfois à peine pubères, les explosions, les cadavres piégés, les premiers massacres collectifs, la concorde civile, le Dr Abdallah Aggoune vivra dans sa chair un événement spectaculaire, le détournement de l’Airbus d’Air France le 23 décembre 1994 par des terroristes du GIA, alors qu’il était en France.
Sa fille, Faïna, était à son bord. Mais elle sera débarquée à Paris ainsi que les autres enfants avant que l’avion ne se dirige sur l’aéroport Marignac à Marseille où une équipe du GIGN français allait intervenir. Un livre à lire et à relire. Le lecteur sera doublement capté.
En 1957 paraissait chez l’éditeur Subervie Le Soleil sous les armes, Éléments d’une poésie de la Résistance algérienne, un texte de 60 pages de Jean Sénac. Les éditions Terrasses viennent de le rééditer dans un livre qui comprend également, outre plusieurs poèmes inédits, une série d’hommages et de témoignages au grand poète algérien assassiné à Alger un jour d’août 1973.
Le 12 mars 1956, l’Assemblée nationale française votait les pouvoirs spéciaux au gouvernement Guy Mollet pour « rétablir l’ordre » en Algérie. « La France doit rester en Algérie et elle y restera », avait déclaré Guy Mollet à Alger le 6 février, devant les manifestations d’hostilité des Européens lors de ce qui fut appelé la « journée des tomates ». Le mois suivant, le président du Conseil décidait l’envoi de rappelés et d’appelés du contingent dans les départements d’Algérie pour un effectif de 200 000 soldats.
Le soleil sous les armes est à l’origine le texte d’une conférence donnée à Paris par Jean Sénac le lendemain du vote des pouvoirs spéciaux — le 13 mars 1956 —, à l’initiative de l’Union des étudiants de la nouvelle gauche. Difficile de ne pas y voir une réponse à ce qui s’annonce comme le début d’une guerre, même si on évite soigneusement de prononcer le mot. Drôle de réponse cela dit, en forme d’essai, d’esquisse d’anthologie de la poésie de résistance algérienne, ou de manifeste poétique — ou les trois à la fois.
La résistance et le politique s’y jouent dans et au-delà des lignes imprimées. À l’époque déjà des discours guindés de prix Nobel1 , Sénac présente en effet son texte dans les petites salles aux jeunesses d’Algérie s’organisant dans l’exil, et devant les jeunesses de France sentant sans doute leur retard dans le train d’une histoire qui n’a pas le temps d’attendre lorsque les maquis grondent déjà2.
En 1957, le texte sera imprimé, puis censuré six jours après sa publication dans la revue Exigence ; puis repassera à l’oralité lors d’une présentation au siège de l’Union générale des étudiants musulmans algériens. Sénac le reprendra encore lors de deux conférences à Grenoble, en 1958 et en 1962.
POÉTIQUE DE LA RÉSISTANCE
L’incipit résume le message essentiel de ce texte d’une cinquantaine de pages : « Poésie et résistance apparaissent comme les tranchants d’une même lame où l’homme inlassablement affûte sa dignité. » S’il peut être considéré comme une réponse aux bruits de bottes en ce début d’année 1956, c’est parce qu’il affirme (et profère) que la poésie est par nature résistante et que le poète est celui qui porte les aspirations communes du peuple à la liberté. Celui qui ne le fait pas trahit ; il est comptable des « désertions de l’espérance », dit Sénac, citant Léon Bloy. Son acte de résistance consiste à manifester une expression indépendante des diktats de l’« Administration », à parler librement de la liberté. En cela, et en revendiquant un droit à la poésie, il ne peut que rejoindre le militant révolutionnaire dans le combat pour l’indépendance.
À tel point que les deux ne font plus bientôt qu’un seul homme, écorcheur de ténèbres, persuadé de l’Unique Combat et de l’urgence d’un Front Unique.
La poésie comme forme de résistance a une longue histoire en Algérie, explique Jean Sénac. Au moins entre la prise d’Alger en 1830 et les terribles massacres de Sétif, Guelma et Kherrata, à l’aube de l’éveil nationaliste algérien. Autant dire qu’elle fleurit sur le fumier de l’histoire coloniale, pour les mêmes raisons — le parallèle n’est pas innocent — que la France a connu, dix ou quinze ans auparavant, une poésie engagée dont celle de son ami René Char est sans doute le plus brillant exemple. Il cite des textes anciens tirés de l’oubli, traduits de l’arabe, dont certains remontent au XIXe siècle. Poèmes, chansons et contes populaires, « ces œuvres folkloriques contiennent en puissance les qualités motrices de l’esprit algérien ». Elles sont pour Sénac le terreau, la « matière d’appui » d’un courant littéraire qui naît dans les années 1930 et se développe après 1945, comme une « insurrection de l’esprit », écrira-t-il en 1971 dans son Anthologie de la nouvelle poésie algérienne.
LA LANGUE EST UN DÉCHIREMENT PROVISOIRE
Pour l’heure, être un poète algérien et devoir exprimer en français l’appartenance à la communauté algérienne n’est qu’un « déchirement provisoire », puisque la langue imposée par le colonisateur — comme outil de dépersonnalisation, disait Kateb Yacine — devient sous le stylo du poète une arme dont on se saisit et qu’on retourne contre l’ennemi. À une condition cependant : il faut faire un effort de « transcréation » en s’affranchissant de la forte imprégnation culturelle occidentale induite par l’usage de cette langue coloniale :
Certes, nous sommes héritiers d’univers légués par Breton, Lorca, Eluard, Char, Faulkner, Maïakovski, Aragon, Valéry. Il nous appartient de rompre l’enchantement et de coller plus vigoureusement nos oreilles contre la terre natale. Nous y entendrons quelques bouleversantes complaintes et des chevauchées fabuleuses. […] et nous transmettrons fièrement le relais à nos frères, les poètes arabes de demain.
Sénac va plus loin que tous les écrivains algériens de cette génération — Kateb Yacine compris — quand il professe, non sans un certain courage intellectuel et avec lucidité, que cette littérature « de graphie française » est une littérature de transition, préparant l’avènement du « Grand Œuvre arabe ». Elle est vouée à s’effacer, c’est presque sa mission.
Les dix dernières pages du Soleil sous les armes sont pourtant un vibrant plaidoyer pour une Algérie future qui saura, assure-t-il, dépasser la haine entre les communautés européenne et « musulmane » et accueillir tous ceux (juifs, musulmans, Arabes, Berbères, Européens) qui en feront leur patrie. S’il en est si sûr, c’est parce qu’on peut lire dans les chants traditionnels traduits par Jean Amrouche3| que le peuple algérien est ouvert à la « fraternité universelle ».
Cette bonté, cette pureté, cet enthousiasme tenaces, grâce auxquels on avait cru pouvoir le déposséder et l’enchaîner, voici qu’il les verse au patrimoine commun des peuples.
ALGÉRIANITÉ SENTIMENTALE
La plate-forme politique du Front de libération nationale (FLN) à l’issue de son congrès du 20 août 1956 (Congrès de la Soummam) l’annonçait :
[…] L’Algérie libre et indépendante, brisant le cloisonnement racial fondé sur l’arbitraire colonial, développera sur des bases nouvelles l’unité et la fraternité de la Nation Algérienne dont la renaissance fera rayonner sa resplendissante originalité.
Le FLN traduit ainsi, en termes politiques, un rêve que Sénac pense commun à plusieurs poètes et écrivains d’Algérie (et de France) : « si nous incendions des récoltes cruelles, c’est pour que monte à nouveau, de la terre brûlée, une moisson fraternelle où chacun trouvera sa gerbe et le sourire de l’accueil ». Ce lyrisme solaire, tout autant que la vision assumée d’une poésie par nature résistante, crée un pont entre la rhétorique politique et une poétique militante. Idéaliste, a-t-on dit. Mais une dizaine d’années seulement le sépare de Mai 1968 et de l’un de ses plus beaux slogans : « Soyez réaliste, demandez l’impossible ».
Dans Le Soleil sous les armes, ce pied-noir né à Béni-Saf le 29 novembre 1926 se définit lui-même — se choisit — comme algérien par l’écriture. Pour lui, « est écrivain algérien tout écrivain ayant définitivement opté pour la nation algérienne ». Mais d’origine catalane, il est officiellement français par les hasards de l’histoire coloniale, et le restera jusqu’à son assassinat à Alger le 30 août 1973. La bureaucratie algérienne lui avait refusé la nationalité algérienne.
Pour Hamid Nacer-Khodja, spécialiste de son œuvre, « son algérianité sentimentale ne pouvait s’enraciner dans la tradition du pays. […] Ayant tardé à demander sérieusement de son vivant cette citoyenneté, Sénac a cru que pour être algérien, il suffisait d’opter pour la nation algérienne. Son algérianité était fondée sur la naissance, la résidence en Algérie et l’action patriotique passée. »4.
L’action patriotique de Jean Sénac avait commencé en août 1954, quand il fut en quelque sorte « démissionné » de son poste à Radio Alger après une émission sur Mouloud Mammeri dans laquelle il avait employé l’expression « patrie algérienne ». Exilé à Paris, il rejoint les militants de la Fédération de France du FLN, participe à l’installation de l’imprimerie clandestine d’El Moudjahid, organise des rencontres et publie des textes engagés dans les revues qui les acceptent (notamment la revue Esprit). Il rentre en Algérie en octobre 1962 et poursuit ses activités littéraires, jusqu’à ce que le coup d’État de Houari Boumediene en 1965 y mette fin. Il tombe d’autant plus en disgrâce qu’il ne fait pas mystère de son homosexualité.
L’INTERNATIONALISME LIBÉRATEUR, AUJOURD’HUI COMME HIER
La mémoire de Jean Sénac doit beaucoup à la fidélité sans faille d’une poignée d’amis historiques, français et algériens, et ses œuvres ont continué à paraître d’un côté comme de l’autre de la Méditerranée. Le livre contient d’ailleurs un grand nombre d’hommages et des témoignages de ces amis, avant de se terminer par un recueil de poèmes inédits.
Les éditions Terrasses se situent dans la continuité de cette fidélité, avec une ligne éditoriale voulue postcoloniale et internationaliste, en republiant, après Juste au-dessus du silence de la poétesse Anna Gréki, Le soleil sous les armes. Leur ambition est de faire renaître ce carrefour culturel et politique de la Méditerranée imaginé juste avant le début de la guerre de libération nationale algérienne par la revue du même nom, fondée parle poète en 1953 et dont l’unique numéro proposait alors des ponts entre écrivain. e. s engagé. e. s des deux rives de la Méditerranée pour « soutenir un internationalisme libérateur porté par la poésie et la prose ».
La note des éditeurs, qui se présentent comme un mystérieux « collectif informel », répond d’avance – et de façon plutôt convaincante — à la question de l’actualité de l’œuvre de Jean Sénac :
Les pistes critiques tout autant que poétiques qui naissent à l’écrit dans ce Soleil sous les armes doivent continuer à être explorées pour accompagner les théorisations de la littérature en Algérie, permettant par ricochet de déconstruire un peu les remparts fumeux de la langue française ici et dans le monde. Comment en effet ne pas s’inspirer des concepts de « littérature de graphie française » ou de « littérature de transition » en acceptant qu’une telle force théorique ait été pensée et développée ailleurs qu’en France, alors qu’elle nous concerne aussi de ce côté-ci de la Méditerranée ?
Les commentaires récents