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Albert Camus: «Empêcher que le monde ne se défasse»

 

15/06/2023

 

On rappelle souvent que Camus dédie à son instituteur ses Discours de Suède, quand il les publie. On rappelle moins souvent que, dans le discours de Stockholm lui-même, en décembre 1957, il reporte l’honneur qui vient de lui être fait avec le prix Nobel de littérature sur toute sa génération qui, dit-il, « mérite d’être saluée et encouragée » car sa tâche est immense :

Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde ne se défasse. (IV, p. 241)

 

Ma tâche, ce matin, est de faire résonner ces mots, dans toute leur ampleur.

Cette génération, née dans les années 1910, est arrivée à l’âge adulte au moment de la montée des fascismes et de la guerre d’Espagne, a connu la deuxième guerre mondiale, a vu s’installer l’univers concentrationnaire et a été témoin de la puissance de destruction de la bombe atomique.  

Certes, la situation n’est pas exactement la même, soixante-six ans plus tard. Mais les mots de Camus définissant l’héritage de sa génération sont étrangement actuels :

Héritière d’une histoire corrompue où se mêlent les révolutions déchues, les techniques devenues folles, les dieux morts et les idéologies exténuées, où de médiocres pouvoirs peuvent aujourd’hui tout détruire mais ne savent plus convaincre, où l’intelligence s’est abaissée jusqu’à se faire la servante de la haine et de l’oppression, cette génération a dû, en elle-même et autour d’elle, restaurer, à partir de ses seules négations, un peu de ce qui fait la dignité de vivre et de mourir. (p. 241)

C’est en 1957 qu’il fait ce constat amer et en même temps plein d’espoir – car cette génération a déjà entamé sa tâche…

« Empêcher que le monde ne se défasse »… Depuis l’après-guerre, Camus porte un regard lucide sur la France, sur l’Europe, sur le monde ; et il utilise tous les moyens à sa disposition, dont le journalisme, pour dénoncer les forces de désintégration et de mort qui y sont à l’œuvre. Mais, dans le même souffle, il affirme des valeurs au nom desquelles il peut dessiner des perspectives, ouvrir des voies. Et c’est en artiste qu’il le fait ; la conférence d’Upsal, qui suit de quelques jours le discours de Stockholm s’intitule d’ailleurs « L’Artiste et son temps ».

Dans ce parcours que je vous propose à travers Camus, à chaque pas, vous entendrez sans peine les échos avec le monde d’aujourd’hui : en 2023, comme en 1957, il s’agit de « se forger un art de vivre par temps de catastrophe » (p. 241). « Empêcher que le monde ne se défasse », c’est d’abord vivre – à plein.

* * *

Le constat selon lequel le monde se défait n’est pas neuf chez Camus. Né en 1913, orphelin d’un père tué au début de la Première Guerre mondiale, il grandit dans une Algérie où le bonheur de vivre ne masque pas l’injustice du système colonial dans laquelle la France est en train de renier ses propres valeurs. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il entre dans la Résistance par le réseau « Combat », devenant un des piliers du journal du même nom ; à la Libération, il apparaît comme un des porte-parole de la Résistance, par sa plume de journaliste, puis par la publication de son roman, La Peste, reçu comme une allégorie de la Résistance.

Ses textes de l’immédiat après-guerre sont traversés par les thèmes que déploiera, dix ans plus tard, son Discours de Stockholm. En plus des nombreux éditoriaux qu’il donne dans le journal Combat, deux textes sont particulièrement marquants : une conférence qu’il donne aux États-Unis en 1946 sous le titre « La Crise de l’homme », et une série de 8 articles qu’il publie dans Combat en 1946, sous le titre de « Ni victimes ni bourreaux ».

Ce que Camus met clairement en avant, c’est le fait que « l’instinct de mort » est à l’œuvre dans l’histoire, en particulier celle de la civilisation occidentale. Déjà avec ses Lettres à un ami allemand, écrites pendant la Guerre et publiées en 1945, il montrait le nazisme comme le fruit de cet instinct de mort devenu dominant. Dans les textes suivants, il montre comment cet instinct a inauguré un « siècle de la peur », dont il cherche les causes et les implications.

Il dénonce une « rage de destruction » jamais connue dans l’histoire de l’humanité, une science utilisée pour le « meurtre organisé », par des États qui sèment la terreur pour asseoir leur domination. Le 8 août 1945, au moment où les pays occidentaux approuvent massivement la décision des États-Unis de larguer la bombe sur Hiroshima, Camus, au contraire, la condamne comme terrorisme d’État :

Nous nous résumerons en une phrase : la civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier degré de sauvagerie. Il va falloir choisir, dans un avenir plus ou moins proche, entre le suicide collectif et l’utilisation intelligente des conquêtes scientifiques. (II, p. 409)

Selon lui, la guerre froide qui se met en place dans l’après-guerre n’est pas, à terme, moins mortelle que l’autre, puisqu’elle se fonde sur l’équilibre des armes dans les deux camps. C’est tout le développement industriel (et Camus n’a pas connu le développement fulgurant de la finance mondiale !) qui porte en lui des germes de mort car, au nom du progrès, et en visant l’efficacité, on prend parti pour le meurtre, en considérant que « la fin justifie les moyens » (II, p. 748).

Si le monde se défait, c’est aussi parce que les êtres humains disparaissent derrière des abstractions (aujourd’hui, on dirait : derrière les chiffres et les sigles et les tableaux) ; et on règle l’évolution de ces abstractions sur le mode d’une évidente nécessité : on invoque « le sens de l’Histoire » (ou, plus prosaïquement, on répète : « il n’y a pas d’autre solution »). Uniquement perçu dans sa dimension historique, politique, sociale, l’être humain n’est plus considéré en tant que tel : il est seul face à un système inhumain dont il se sent le jouet impuissant. Il est humilié, jugé, condamné – individuellement et collectivement.

Alors, comment se situer pour agir librement ? « Ni victimes, ni bourreaux », répond Camus. Si on se tait, on prend parti pour les bourreaux : on légitime le meurtre ; on se résigne aux massacres (surtout quand ils sont lointains). Mais on ne peut pas se résigner, même si c’est dans une fraternité active avec les victimes. Il faut « reconsidérer [sa] pensée et [son] action » (II, p. 452). En effet, les valeurs ont été perverties (« socialisme », « révolution », « démocratie », « collectivisation des ressources », « vérité des faits ») ; tout contrat social (national et international) semble inatteignable ; l’avenir n’apparaît même plus comme possible (II, p. 454). Je résume ici la pensée de Camus dans la série d’articles de 1946.

Les puissances européennes et nord-américaines, si fières d’elles-mêmes, aboutissent à un échec moral, par ce rétrécissement de l’humain et cette « perversion des valeurs » auxquels elles ne cessent de procéder, avec l’illusion destructrice de les faire  prévaloir par la puissance militaire et économique (on songe au ressentiment ainsi attisé de nos jours mais qui, loin de conduire à retourner contre l’Occident ses valeurs fondatrices, promeut une internationale des despotismes et des populismes).

Dans un texte écrit en 1948, « L’Exil d’Hélène », Camus analyse cet échec en termes d’oubli par rapport à l’héritage grec, dans lequel il met en avant la beauté et la mesure. Or, dit-il, « [n]ous avons exilé la beauté » et, fils de la démesure, nous sommes lancés « à la quête de la totalité » ; et ce faisant, nous avons « désorbité l’univers » et nous vivons « dans la laideur et les convulsions » (II, p. 597-598). Devenue nihiliste, la civilisation européenne va vers un « suicide général », ajoute Camus dans une conférence à Athènes en 1955.

Et pourtant, dans cet hiver du monde, il rappelle la force des amandiers qui, en Algérie, fleurissent en février. Dans son beau texte « Les Amandiers » (III, p. 586-588), il plaide contre le désespoir face à la force des armes qui semblent avoir gagné dans le monde contre les forces de l’esprit :

Quand j’habitais Alger, je patientais toujours dans l’hiver parce que je savais qu’en une nuit, une seule nuit froide et pure de février, les amandiers de la vallée des Consuls se couvriraient de fleurs blanches. Je m’émerveillais de voir ensuite cette neige fragile résister à toutes les pluies et au vent de la mer. Chaque année pourtant elle persistait, juste ce qu’il fallait pour préparer le fruit. (III, p. 587)

Camus prend appui sur cette image, et aussi sur les « vertus de l’esprit » prônées par Nietzsche, pour affirmer hautement que, face à la force des armes, on peut encore et toujours opposer la force de l’esprit qui, sans pesanteur, « résiste à tous les vents de la mer par la vertu de la blancheur et de la sève » (III, p. 588).

Il ne nie pas le tragique mais il refuse le désespoir et, dans ce même texte « Les Amandiers », il dessine des chemins d’avenir (je cite ces phrases magnifiques – qui seront reprises par d’autres intervenants) :

Notre tâche d’homme est de trouver les quelques formules qui apaiseront l’angoisse infinie des âmes libres. Nous avons à recoudre ce qui est déchiré, à rendre la justice imaginable dans un monde si évidemment injuste, le bonheur significatif pour des peuples empoisonnés par le malheur du siècle. Naturellement, c’est une tâche surhumaine. Mais on appelle surhumaines les tâches que les hommes mettent longtemps à accomplir, voilà tout. (III, p. 587)

Comment, donc, accomplir ces tâches ?

*

D’abord – et c’est capital – il ne s’agit pas de refaire le monde. Camus n’a que méfiance pour les idéologies qui promettent tout pour demain ; il se refuse à les justifier par l’idée de progrès, telle que les Lumières l’avaient introduite (mais c’était dans le monde fixiste des pouvoirs de droit divin).  Il veut, écrit-il dans « Ni victimes ni bourreaux », « définir les conditions d’une pensée politique modeste, c’est-à-dire délivrée de tout messianisme, et débarrassée de la nostalgie du paradis terrestre. » (II, p. 440). La nouvelle utopie consistera d’abord à vouloir « sauver les corps », donc à œuvrer fortement en faveur de la paix, et des conditions internationales de son maintien. Camus en parle en termes d’utopie, non parce que ce serait irréalisable, mais parce qu’il s’agit d’un avenir que les générations adultes ont échoué à préparer et que les générations suivantes « mieux armées », espère-t-il, (II, p. 454), auront à inventer. À quoi nous inciterait-il aujourd’hui, nous qui préparons si mal l’avenir de nos petits-enfants ?

Cette « utopie modeste » implique pour chacun de transformer ses mots et sa pensée. Dans sa conférence « La Crise de l’homme », il affirme :

Nous devons appeler les choses par leur nom. […] On ne pense pas mal parce qu’on est un meurtrier. On est un meurtrier parce qu’on pense mal. C’est ainsi qu’on peut être un meurtrier sans avoir jamais tué apparemment. […] La première chose à faire est donc le rejet pur et simple par la pensée et par l’action, de toute forme de pensée réaliste et fataliste. C’est le travail de chacun de nous. (II, p. 744)

En condamnant « toute forme de pensée réaliste et fataliste », Camus ne prêche pas contre la lucidité : les deux adjectifs s’expliquent mutuellement ; souvent on conseille au contestataire d’être réaliste, de se résigner (« il n’y a pas d’alternative », affirment aujourd’hui les tenants du néo-libéralisme triomphant). Camus refuse la résignation, de toutes ses forces. Croire à la force de l’esprit et des mots, c’est le début – et quelquefois la fin – de tout : « Désormais, le seul honneur sera de tenir obstinément ce formidable pari qui décidera enfin si les paroles sont plus fortes que les balles.  (II, p. 456)

Pour orienter cette lutte, Camus ne cherche pas le sens mais propose des valeurs. Dans le premier « cycle » de son œuvre, centrée sur la notion d’absurde, il avait montré comment on peut vivre quand on a entériné le fait que rien n’a de sens, quand on s’est mis face à cette condition tragique de l’être humain, au lieu de chercher des réponses philosophiques ou religieuses. Il l’avait montré à travers des personnages comme Meursault ou Sisyphe ou Caligula : des personnages solitaires, affrontés au malheur et à la mort. Certes, Caligula reste enfermé dans sa douleur et ses rêves fous d’empereur tout-puissant, à la différence de Sisyphe et de Meursault qui, chacun à sa manière, savent s’ouvrir au monde. Tous deux ont la lucidité : Sisyphe sait que les dieux l’ont condamné pour toujours à ce châtiment absurde ; Meursault sait depuis longtemps que « rien n’a d’importance », que la mort à venir emporte tout par avance. Tous deux ont aussi le courage : Meursault sort de lui-même pour crier à l’aumônier de la prison cette vérité paradoxale : l’aumônier n’est pas dans la vie alors que lui, le condamné à mort, vit à plein et serait prêt à tout revivre ; Sisyphe refuse toute récrimination contre des dieux qu’il nie, il accomplit simplement sa tâche, aussi absurde qu’elle soit, mais en sachant que « la lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme ». Camus montre Sisyphe et Meursault le cœur plein : Meursault, tout ouvert au souvenir de sa mère et au monde, peut dire : « j’ai senti que j’étais heureux, et que je l’étais encore » ; et « il faut imaginer Sisyphe heureux ».

Les valeurs qui peuvent soutenir la lutte contre les forces de désintégration et de mort à l’œuvre dans le monde, Camus les a aussi illustrées dans son cycle de la révolte. Dans son roman La Peste ou dans sa pièce de théâtre L’État de siège, il a montré des personnages qui se battent ensemble contre le mal qui frappe les hommes – que ce soit sous la forme d’un virus ou d’un dictateur. Ils se battent au nom de la fraternité, car ils partagent le sort commun : le chroniqueur de La Peste ne peut qu’être un des Oranais enfermés dans la ville pestiférée ; Diego est frappé du même mal mystérieux que les autres opposants au dictateur. Dans la lutte âpre et dangereuse qu’ils mènent, il leur semble par moments perdre toute sensibilité ; et cela n’empêche pas les enfants ou les femmes aimées de mourir. Mais les deux héros saisissent finalement, au plus profond d’eux-mêmes, l’importance de l’amitié, de l’amour, de la tendresse. Dans L’État de siège, Diego choisit de mourir pour que Victoria vive car « […] ce monde a besoin de toi. Il a besoin de nos femmes pour apprendre à vivre. Nous [les hommes], nous n’avons jamais été capables que de mourir. » (II, p. 363-364). Dans La Peste, le docteur Rieux qui s’est battu de toutes ses forces contre l’épidémie comprend finalement l’essentiel : ce n’est pas « que ces choses aient un sens ou non » ; c’est de voir « ce qui est répondu à l’espoir des hommes » ; et ce qui est répondu, c’est que « s’il est une chose qu’on puisse désirer toujours et obtenir quelquefois, c’est la tendresse humaine. » (II, p. 242)

Camus lui-même a mené cette lutte contre les forces de mort, en direct, puisqu’en tant que journaliste et en tant qu’intellectuel « embarqué » (il récuse le terme « engagé »), il peut faire résonner ses mots en France et au-delà des frontières, vu la notoriété qu’il a acquise dans la seconde moitié des années 1940. Même si ses discours, conférences, articles, essais suscitent des polémiques, il fait entendre une voix, une parole qui porte haut des valeurs éthiques. Il ne se pose pas en sauveur, ni en prêcheur de morale (ses détracteurs ne se priveront pourtant pas de l’en accuser). Il réveille les consciences ; il rappelle l’élan de la Résistance ; il parle pour les êtres humains – non à leur place mais afin de plaider pour eux contre l’Histoire qui les broie. Il n’est pas seul ; en France, et plus encore dans toute l’Europe, il est en dialogue avec des êtres de bonne volonté, des intellectuels qui luttent au nom des mêmes valeurs que lui, souvent en butte à l’échec et à la solitude – et l’un des seuls en France à le faire alors contre le stalinisme. De ce dialogue, les chercheurs font actuellement émerger des traces passionnantes, qui dessinent ce climat intellectuel européen visant, pour reprendre des mots de Camus, à « reprendre les choses à leur début pour refaire une société vivante à l’intérieur d’une société condamnée » (II, p. 452).

Et, à Stockholm, il peut saluer ce que sa génération a déjà fait pour commencer à accomplir cette tâche : « […] il est sûr que, partout dans le monde, elle tient déjà son double pari de vérité et de liberté, et, à l’occasion, sait mourir sans haine pour lui. » (IV, p. 242) Je ne m’attarderai pas sur ce propos – qui sera développé ici même demain, ainsi que ce qu’il dit dans la même phrase sur la lutte pour la paix et la réconciliation du travail et de la culture. Je citerai seulement la belle image à laquelle il recourt : « refaire avec tous les hommes une arche d’alliance » (IV, p. 242) ; il ramène dans la sphère humaine l’image biblique de l’alliance de Dieu avec son peuple, il laisse affleurer l’image de l’arc-en-ciel pour suggérer une fédération universelle.

*

L’artiste, comme tout être humain, travaille à cette tâche collective : la création est un des moyens d’aller contre le délitement du monde. Camus le fait avec ses moyens propres – ce que soulignent avec force les deux Discours de Suède, celui du prix Nobel et la conférence « L’artiste et son temps ». Il affirme cette responsabilité spécifique de l’artiste : écrire, dit-il, est un honneur – qui implique une obligation de solidarité (IV, p. 24). Il s’agit avant tout de la claire conscience de ce qu’il a en partage avec les autres, c’est-à-dire le monde tel qu’il est, aujourd’hui-maintenant, et, plus largement, la douloureuse condition humaine. Les actes viendront ensuite, c’est-à-dire les œuvres où viendront résonner « le malheur et l’espérance » des hommes.

Mais leur création même nécessite la solitude ; l’artiste ne peut pas créer dans le bruit et le divertissement (au sens pascalien). La beauté, celle qu’on reçoit autant que celle qu’on tente de créer, exige un âpre face à face. Camus médite longuement sur la solitude irrémédiable des vrais artistes ; dans la conférence « L’artiste et son temps », il évoque Nietzsche (qui, pour lui, est un artiste-philosophe) « entré dans une solitude définitive, écrasé et exalté en même temps par la perspective de cette œuvre immense qu’il devait mener sans aucun secours » (IV, p. 265).

On retrouve là le dilemme sur lequel venait se clore la nouvelle « Jonas ou l’Artiste au travail » dans L’Exil et le Royaume ; après une période de stérilité, le peintre Jonas retrouve son étoile avant une sorte de passage symbolique par la mort ; mais avant cela, il a peint une « toile, entièrement blanche, au centre de laquelle [il] avait seulement écrit, en très petits caractères, un mot qu’on pouvait déchiffrer, mais dont on ne savait s’il fallait y lire solitaire ou solidaire. »  (IV, p. 83) La tension n’est pas entre un pôle négatif et un pôle positif : l’artiste a un impérieux besoin de solitude ; mais il se stérilise s’il se coupe des autres. Dans les années 1950, Camus vit cette tension sur le mode de l’épuisement personnel.

Il passe aussi par de graves moments de doute, à la fois sur son talent de créateur et sur les risques d’imposture qu’il encourt en prenant la parole : au nom de quoi est-il alors légitime ? Créer – et donc, pour lui, créer avec des mots – peut-il « empêcher que le monde ne se défasse » ? Depuis les années 1930, il n’a cessé, seul ou en dialogue avec des artistes et des philosophes, de réfléchir à la parole – sa puissance et ses impasses. Cette méditation aboutit à la formule-choc que l’on trouve dans l’Introduction de L’Homme révolté (1951) : « Parler répare » (OC III, p. 68) ; si, dans le contexte, il s’agit de l’affrontement de l’homme avec l’absurde, l’expression (appuyée par sa construction sonore en chiasme) prend une portée plus grande dans ces années de crise. D’ailleurs, ne se répond-il pas à lui-même quand, à peu près en même temps, il écrit, dans les poèmes en prose de La Postérité du soleil (qui ne sera publié qu’après sa mort) : « Parler sépare, aussi » (OC IV, p. 700).

Pour autant il ne s’agit pas de se taire mais de parler autrement, de parler à partir d’ailleurs. On le comprend mieux si on lit l’ensemble du bref poème de La Postérité du soleil : « Le jour s’achève, les feuilles crissent. Ils attendront encore, tu les aimes mieux d’ici. Parler sépare, aussi. » La parole n’est pas communication quand elle est mal ajustée ; et il arrive que, de loin, on aime mieux, que l’on puisse être en communication plus profonde. Dans ce début des années 1950, Camus se pose la question spécifique du régime de parole que peut, que doit choisir l’écrivain-artiste pour « empêcher que le monde ne se défasse ». Depuis la guerre, il a eu une parole publique (articles dans Combat, discours, pétitions, etc.) au cœur des luttes et des polémiques. Son œuvre s’est développée selon le parcours philosophique qu’il lui avait assigné avant la guerre : le cycle de l’absurde puis celui de la révolte, ce dernier évidemment traversé par les mêmes thèmes et valeurs que la parole publique.

« […] tu les aimes mieux d’ici » ; comment situer cet « ici » d’où il pourra aimer, et parler – mieux ? À l’évidence, le théâtre y occupe une place importante ; puisqu’il en sera amplement question demain, je ne fais que mentionner ici cet ailleurs d’où on parle du monde et au monde ; je rappelle seulement que, dans les années qui précèdent sa mort accidentelle, Camus travaillait à ce qu’on lui confie un théâtre parisien où il puisse réaliser librement ses projets ; ce devait être fait en 1960…

L’ici, d’où il doit et veut parler, c’est, à partir de 1954, ce que l’on n’appelle pas encore la guerre d’Algérie, dans laquelle un monde se défait, de la pire manière. Camus parle d’abord sur le mode « ancien » : la presse, le discours, l’essai – ou l’intervention directe comme lors de l’ « Appel pour une trêve civile en Algérie », qu’il lance à Alger en janvier 1956 à l’initiative d’amis « libéraux » des deux communautés. Mais c’est l’échec. Il rassemble alors l’ensemble des textes qu’il a écrits sur l’Algérie : cela donne, en juin 1958, Chroniques algériennes ; mais ce recueil de vingt ans de textes devient le bilan d’un double échec, celui de la France en Algérie et le sien propre.

Il lui faut dire l’Algérie autrement, non pas pour travailler à maintenir un statu quo injuste mais pour inventer la communauté à venir, pour affirmer qu’elle est possible et souhaitable même quand elle semble devenue impossible :

Je veux croire, à toute force, que la paix se lèvera sur nos champs, sur nos montagnes, nos rivages et qu’alors enfin, Arabes et Français, réconciliés dans la liberté et la justice, feront l’effort d’oublier le sang qui les sépare aujourd’hui. (IV, p. 255)

Dire l’Algérie, c’est la faire apparaître autrement, par les moyens de l’art, c’est-à-dire dans ses récits ; de fait, par l’espace-temps et par les personnages, elle entre concrètement dans les nouvelles de L’Exil et le Royaume et dans Le Premier Homme (les dossiers de travail du roman inachevé nous montrent que la question algérienne y aurait été centrale).

Mais le roman va plus loin : il vise une dimension universelle, inhérente à la tâche spécifique de l’artiste. S’il veut empêcher que le monde ne se défasse », l’art doit réunir, en faisant « retentir le silence » ; il doit « émouvoir le plus grand nombre d’hommes en leur offrant une image privilégiée des souffrances et des joies communes » (IV, 240). C’est parce qu’il a compris cela que Camus a déjà amorcé une mutation profonde de son écriture : écrire de l’intérieur de l’amour, cela change tout. Non seulement il va « parler de ceux qu’il aime », mais il va écrire autrement, en laissant frémir davantage l’émotion, en laissant affleurer le lyrisme.

Il ne s’agit pas de raconter au monde entier sa petite histoire (il refuse d’ailleurs d’écrire une autobiographie). Mais, à travers ces quelques anonymes que sont les membres de sa famille, il veut montrer l’être humain écrasé par l’Histoire ; comme la mère du protagoniste, qui vient d’apprendre la mort de son mari, tué en 1914 à Verdun, « restée muette et sans larmes pendant de longues heures à serrer dans sa poche le pli qu’elle ne pouvait lire et à regarder dans le noir le malheur qu’elle ne comprenait pas. » (IV, p. 783). Camus veut également témoigner de l’éminente dignité de ces pauvres. Il veut aussi, encore et toujours, mais plus concrètement que dans les essais et les articles, lutter pour « préserver la part de l’homme qui n’appartient pas à l’histoire » (II, p. 455), celle où l’on peut être pleinement humain.

* * *

« Empêcher que le monde ne se défasse », c’est lutter pour la vérité et la liberté (on le dira amplement dans ces deux jours). Mais c’est aussi donner sa chance à la vie et à la joie, découvrir en soi une lumière et en préserver les sources, comme il le dit magnifiquement dans « Retour à Tipasa » :

[…] je redécouvrais à Tipasa qu’il fallait garder en soi une fraîcheur, une source de joie, aimer le jour qui échappe à l’injustice, et retourner au combat avec cette lumière conquise. Je retrouvais ici l’ancienne beauté, un ciel jeune, et je mesurais ma chance, comprenant enfin que dans les pires années de notre folie le souvenir de ce ciel ne m’avait jamais quitté. C’était lui qui pour finir m’avait empêché de désespérer. […] Au milieu de l’hiver, j’apprenais enfin qu’il y avait en moi un été invincible. » (III, p. 613)

Le monde aujourd’hui se défait, bien plus gravement encore avec la catastrophe climatique. La tâche des générations à venir est de plus en plus lourde.  À nous de leur en donner l’énergie ; Camus nous y aide.

 

Por
 Agnès Spiquel
 15/06/2023
https://www.fronterad.com/albert-camus-empecher-que-le-monde-ne-se-defasse/#:~:text=Dans%20ce%20parcours%20que%20je,'abord%20vivre%20%E2%80%93%20%C3%A0%20plein.
 
 
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Rédigé le 28/12/2023 à 19:26 dans Camus | Lien permanent | Commentaires (0)

ALBERT CAMUS ET LA MÉDITERRANÉE

 

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Collection Catherine et Jean Camus

 

Chaque année, « Une année, un auteur » célèbre un écrivain du Sud. Après Jean Giono, c’est Albert Camus qui est à l’honneur à partir du mois de mai. Camus s’inscrit dans la lignée des penseurs humanistes. D’Aristophane à Sénèque, d’Averroès à Pétrarque, les cultures se mixent depuis des millénaires et les pensées circulent sur les rivages méditerranéens pour devenir universelles.

Ce nouveau chapitre d’une année un auteur débute, grâce au concours de Catherine Camus, le 28 mai 2021 à Roquebrune-sur-Argens avec l’exposition « Albert Camus, Méditerranéen ». Un évènement qui a été suivi de nombreux autres, notamment à Nice, pour célébrer le talent de cet auteur universel et exceptionnel. Une occasion aussi de découvrir ou redécouvrir « L’homme révolté ».

Découvrez l'exposition

De la Méditerranée à l’universel

© Collection Catherine et Jean Camus

Camus trouve ses racines en Méditerranée avec une famille maternelle originaire de Minorque, d’où elle migre au 19ème siècle pour l’Algérie. Le petit Albert naît à Mondovi (Algérie) en 1913. Epris de littérature, romancier ou novelliste, Albert Camus fut également journaliste, dramaturge, philosophe.
Comme il l’écrira plus tard, pour l’enfant qu’il était, les beautés naturelles de l’Algérie compensaient la pauvreté dans laquelle sa famille vivait. 

Ses premiers écrits (L’Envers et l’endroit, Noces, ou encore La Mort heureuse) contiennent de véritables odes à la Méditerranée, éveillant chez Camus le sens de la beauté et celui du tragique. 

Cependant qualifier l’œuvre et la pensée d’Albert Camus de « méditerranéennes », serait réducteur mais il est indubitable que l’expérience d'un certain mode de vie, a joué un rôle déterminant dans le développement de sa sensibilité. La Méditerranée a su le rendre universel et non porteur d’étendard. Le seul qu’il lèvera à jamais est celui de son humanité. Il défendit le faible contre le puissant sans jamais prôner la radicalité ni les idées toutes faites. Gourmand de la vie et du monde, il préféra toujours les êtres aux idées.

Dans L’Etranger, la mer et le soleil algérien deviennent un personnage du roman à part entière. Celui-là même qui pousse Meursault à commettre un meurtre sans raison. 
Si « L’Etranger » demeure le livre d’Albert Camus le plus traduit, il révèle également sa dimension philosophique.
Il préfigure l’inclinaison que prendra son œuvre vers le courant littéraire de l’absurde, notamment dans « Caligula » et « Le Malentendu ».

La Grèce joue un rôle prépondérant dans la construction de l’œuvre de Camus, chaque cycle de cette dernière étant incarné par un grand mythe grec (Sisyphe, Prométhée, Némésis).

© Collection Catherine et Jean Camus

Dans L’Homme révolté, Albert Camus dénonce une Europe qui a tourné le dos à la Méditerranée et finit son essai sur la pensée de midi, une pensée solaire héritée des Grecs et de Nietzsche. De son écriture claire, simple mais aux angles de lecture multiples et souvent philosophiques, Albert Camus a toujours refusé le carcan français qui consiste à placer les personnes dans des cases, digne héritage de « l’étiquette » des siècles de monarchie. 

Lorsque ses obligations parisiennes le lui permettent, Albert Camus séjourne en Grèce, en Italie, en Provence. 
Amoureux de la vie, cet « étranger », viscéralement ancré dans le sud, a également ouvert la voie du courant littéraire de l’absurde. Son prix Nobel lui offrit une reconnaissance internationale et lui donna les moyens de s’installer à Lourmarin en achetant la maison où il voulait écrire et vivre.

Pour autant, il n’oubliera jamais ses origines et lors de son Prix Nobel de littérature en 1957, il remercie son instituteur : Monsieur GERMAIN.

Ce texte est toujours enseigné dans certaines écoles. Une démarche suffisamment rare de la part d’un homme de sa dimension pour nous dévoiler son humanité et nous révéler ses opinions !

 Grâce aux subsides que lui apporte le Prix Nobel, l’année d’après, en 1958, il achète une maison à Lourmarin, dont il ne profitera que quelques mois. Le 4 janvier, un accident de voiture le fauche à 46 ans. 

Lourmarin accueille sa dernière demeure et nous demeurons inconsolables ! 

Béatrice MICHEL

Remerciements :
Un grand merci à Alexandre ALAJBEGOVIC, commissaire de l’Année Giono 2021-2022.

L’exposition “Camus, méditerranéen” et toutes les manifestations liées à cette Année Albert Camus, n’auraient pu être possibles sans la Succession Camus. Particulièrement, la fille de l’écrivain, Catherine Camus. Elle gère l’œuvre de son père depuis plus de 40 ans. Nous lui devons notamment l’édition du roman inachevé « Premier homme » (Editions Gallimard, 1994) et la parution de la correspondance entre son père et Maria Casarès (Gallimard, 2017). 

Un grand merci de leurs collaborations !

Remerciements :
Un grand merci à Alexandre ALAJBEGOVIC, commissaire de l’Année Giono 2021-2022.

 

 

 

 15 octobre 2021

https://www.typepad.com/site/blogs/6a00d834529ffc69e200d834529ffe69e2/post/compose

 

 

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Rédigé le 23/04/2022 à 21:31 dans Camus | Lien permanent | Commentaires (0)

NOCES (1936) suivi de L’ÉTÉ (1937).

 

 

 

http://athenaphilosophique.net/wp-content/uploads/2019/07/Camus-Albert-Noces-suivi-de-L%C3%A9t%C3%A9.pdf

 

Ce livre est du domaine public au Canada parce qu’une œuvre passe
au domaine public 50 ans après la mort de l’auteur(e).
Cette œuvre n’est pas dans le domaine public dans les pays où il
faut attendre 70 ans après la mort de l’auteur(e).
Respectez la loi des droits d’auteur de votre pays.

 

 

ons pas le nom, vivre, alors, est-ce courir à sa perte ? À nouveau, sans
répit, courons à notre perte.


J'ai toujours eu l'impression de vivre en haute mer, menacé, au
coeur d'un bonheur royal.
(1953.)
Fin du texte

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Rédigé le 14/04/2022 à 21:22 dans Camus | Lien permanent | Commentaires (0)

Albert Camus la guerre d´Algérie, histoire d´un malentendu

 

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Albert Camus la guerre d´Algérie, histoire d´un malentendu

 

L'Algérie restera la grande douleur d'Albert Camus. Dans cet ouvrage, Alain Vircondelet retrace les années de guerre qu'a vécues l'écrivain, de 1954 à son accident fatal en janvier 1960. Le conflit y est raconté avec sa violence, ses injustices, sa terreur, ses trahisons, ses silences mais aussi la vie courante d'Albert Camus, attelé à son travail d'écrivain et d'éditeur. Un récit bouleversant puisé aux sources du vivant, au plus près de l'Algérie et de Camus. 

Auteur : Alain Vircondelet, originaire d'Algérie, a consacré de nombreux travaux à Albert Camus. Il est reconnu comme l'un des écrivains les plus sensibles de cette guerre.
 
 
 
https://boutique.valeursactuelles.com/common/product-article/1123.
 
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Rédigé le 06/04/2022 à 06:02 dans Camus, France, Guerre d'Algérie | Lien permanent | Commentaires (0)

Camus - Le Prix Nobel

 

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Le 10 décembre 1957, Albert Camus reçoit son prix Nobel à Stockholm, au cours d'une cérémonie très solennelle. Il a alors 44 ans.

Une phrase célèbre :"Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice". Elle est morte après lui.

 

Pour ce prix Nobel, il faut user d'un éclairage que je ne puis donner tout seul. Voici une lettre qui fait partie de la correspondance de Jean Sénac avec Albert Camus, Jean Sénac que je n'avais jamais lu. Il aura fallu que je travaille sur ce livre Albert Camus et Tipasa pour que je m'intéresse à cet écrivain.

Les lettres inédites, réunies par Hamid Nacer-Khodja et son essai Le Fils rebelle, racontent l'histoire de l'amitié profonde qui lia un temps Camus et Sénac. Hamid est le frère de mon fidèle lecteur Rabah dont j'ai publié une photo dans Alger Le Clos-Salembier.

Voici donc ce que j'ai trouvé pour donner un peu de lumière à des pages qui peuvent être sombres. Je souligne que la prose et les lignes qui suivent, ne sont pas toutes de moi. J'ai aussi recopié certaines lignes et ce n'est pas du plagiat.

 

Je suis très aidé par Hamid.

Jean Sénac (1926-1973). Né de père inconnu à Béni-Saf en Oranie, le " poète qui signait d'un soleil ", fut assassiné à Alger le 30 août 1973. Son meurtre reste encore, volontairement (?) non élucidé (il se savait traqué par le FLN et la cible d'un assassinat proche).

Lorsque le crime fut annoncé par les media ma mère s'écria :"Voilà, justice est faite. Il a trahi son peuple (Il fallait entendre "le peuple des Français d'Algérie") eh bien il y a laissé sa vie. Adios Sénac !"

    Etait-il Algérien ou Français, ce Sénac ? Européen par son ascendance et Algérien à coup sûr si l’on considère que la naissance de la nation algérienne fut par lui revendiquée. Il chanta la lutte révolutionnaire en laquelle il mettait toute son espérance. Il y associa son propre combat : recherche d'identité profonde, à la fois personnelle et culturelle et sa lutte pour faire accepter son homosexualité :

"Ce pauvre corps aussi

Veut sa guerre de libération".

Grand admirateur de Nerval, de Rimbaud, d'Artaud, de Genet.

 

 
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Hamid Nacer-Khodja
 
 
 
http://tipasa.eu/z_tipasa/le_nobel.html
 
 
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Rédigé le 04/04/2022 à 20:26 dans Camus | Lien permanent | Commentaires (0)

À la veille de Novembre 1954 : les prémices d’une explosion

 

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Timbre et affiche témoignent…

 

 

Les historiens ont tracé les grandes lignes et les moments-clefs de la décolonisation : c’était le propos des trois premiers épisodes du documentaire, « C’était la guerre d’Algérie »  de Georges-Marc Benamou et de Benjamin Stora, diffusés le 14 mars 2022. Toutefois, ils s’attardent peu sur ce qu’on pourrait nommer les faits culturels et socio-littéraires. C’est pourtant leur manifestation qui témoigne de l’effervescence d’une société et de ses aspirations profondes, même s’ils sont à l’initiative d’avant-gardes.

 

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On peut se demander si, au lendemain du Centenaire de l’Algérie française, la colonie se réveille ou se laisse bercer par les flonflons des fêtes ? Les Européens  ne peuvent alors être ébranlés quant à la légitimité de leur présence dans ce pays conquis tant se célèbre la pérennité de l’œuvre de la France ; les Algériens subissent la domination et une marge consciente en dénonce la fatuité et le mensonge. On a pu exhiber quelques « indigènes » – femmes et fillettes dans des ouvroirs de couture et de tissage, centres professionnels pour les garçons, fantasia, méchoui et

autres festivités –, mais non une adhésion. 

 

Le monde colonial demeure ce monde coupé en deux où les communautés se côtoient sans se mélanger ; compartimentation essentielle à avoir à l’esprit si l’on veut comprendre initiatives et faits dans la vie culturelle et dont Frantz Faon a rappelé la réalité dans toute colonie, dès 1960,

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lorsqu’il écrit Les Damnés de la terre : mnés de la terre : « Le monde colonial est un monde compartimenté. Sans doute est-il superflu, sur le plan de la description, de rappeler l’existence de villes indigènes et de villes européennes, d’écoles pour indigènes et d’écoles pour Européens, comme il est superflu de rappeler l’apartheid en Afrique du Sud. Pourtant, si nous pénétrons dans l’intimité de cette compartimentation, nous aurons au  moins le bénéfice de mettre en évidence quelques-unes des lignes de force qu’elle comporte. Cette approche du mode colonial, de son arrangement, de sa disposition géographique va nous permettre de délimiter les arêtes à partir desquelles se réorganisera la société décolonisée ».

Ce n’est pas un monde de bisounours et d’occasions ratées qui aurait permis d’amender le système colonial et d’éviter  l’indépendance. Le système colonial ne se réforme pas par plus de justice car alors il disparaît en tant que tel. Comme le dit Benoît Falaize, il faut enseigner l’histoire longue de la colonisation, « celle d’un système de domination où la République a bafoué ses propres valeurs » (Télérama, 16/03/22). Nous nous proposons donc de recenser les faits culturels, de part et d’autre, pour être au plus près d’une réalité qui dépasse largement la stature d’un seul, en l’occurrence celle d’Albert Camus. Car l’Algérie de la recherche d’une jonction des communautés ne se résume pas à ses prises de position. Nombreux sont ceux qui, sur place, ont œuvré pour détourner la violence.

Après les célébrations du Centenaire

En 1931, Abdelhamid Ben Badis fonde l’Association des Oulémas Musulmans Algériens. Son mensuel al-Chihab publie ses articles en arabe, bien évidemment. En face, pourrait-on dire, un journal hebdomadaire d’obédience catholique, L’Effort algérien, (1927-1950) est un des premiers à faire connaître des écrivains algériens comme Mohammed Dib ou Mouloud Feraoun.

Cette année-là, Ferhat Abbas édite Le Jeune Algérien. De la colonie vers la province, à Paris. L’année précédente il a été actif pour recevoir des étudiants français aux fêtes du centenaire en sa qualité de Président des étudiants musulmans d’Afrique du Nord. 

 

Il veut croire alors en la possibilité de l’assimilation. Sa trajectoire évoluera vers l’indépendance avec différentes étapes dont le Manifeste du peuple algérien en 1943 et la fondation de l’UDMA (1946) jusqu’à son ralliement au FLN et sa nomination à la présidence du premier gouvernement de la République algérienne. Connaître son parcours est indispensable si l’on veut comprendre l’évolution d’un intellectuel et d’un homme politique, du désir d’être reconnu par le dominant à l’affirmation  d’une autonomie politique absolue.

Le temps est encore à la formation de ceux qui deviendront les acteurs culturels de la période : Mouloud Feraoun entre, en 1932, à l’École Normale de Bouzaréa, à la « section indigène ». Emmanuel Roblès à la « section européenne ». Malgré cette discrimination, « Bouza » sera un espace de rencontre et d’amitié entre des membres des deux communautés. Son histoire est connue et peut être suivie dans les trajectoires d’écrivains mais aussi d’acteurs politiques, dans cet entre-deux-guerres et après.

En lien avec ce monde de l’enseignement, l’organe des instituteurs d’origine indigène, La Voix des Humbles, créé en 1922, écrit en 1932 : « Le « Centenaire » a été l’une des plus grosses déceptions que le peuple indigène algérien ait jamais éprouvée. […] L’indigène algérien crut que le Parlement français allait enfin se pencher sur ses misères ». Sa devise, « Loin des partis, loin des dogmes », avait comme projet de concilier les intérêts légitimes des indigènes avec la souveraineté française. Le régime de Vichy dissoudra la revue, très modérée pourtant, mais ayant à cœur de défendre une égalité entre fonctionnaires « européens » et « indigènes », preuve s’il en faut que le régime colonial ne peut s’accommoder d’aucune égalité entre dominants et dominés, même si le nombre de ces derniers est limité. C’est ainsi que les réformes proposées comme le projet Blum-Violette, par exemple, se casseront les dents sur l’intransigeance du grand colonat dès lors que les colons sentent la moindre remise en cause de leurs privilèges. Face à cette force, les gouvernements à Paris céderont toujours.

En 1932, le mouvement algérianiste, formé lui aussi au lendemain de la guerre par Jean Pomier et Robert Randau, au sein de la communauté française d’Algérie, sous l’influence de Louis Bertrand, lui-même dans la mouvance des idées de Charles Mauras, veut qu’on reconnaisse sa spécificité algérienne et réclame une démocratie locale et organisée, dans le giron français. Il se voit doté d’une nouvelle publication, un dialogue entre  Robert Randau et Abdelkader Fikri, Les compagnons du jardin. A. Fikri est le pseudonyme d’Abdelkader Hadj Hamou, fils du Caïd de Miliana, vice-président de l’Association des Ecrivains Algériens fondée par Jean Pomier. Louis Bertrand, champion de la Latinité reprenant ses droits en Algérie, préface l’ouvrage qui se veut « la bible de la coexistence entre communautés européennes et indigènes ». Il est à noter qu’un des organes de presse dit indigénophile, L’Akhbar de Victor Barrucand, cesse de paraître. Depuis 1902, il prônait l’association des races sous la souveraineté de la France. Isabelle Eberhardt y a collaboré ainsi que Mohamed Ben Rahal. Une tentative de « pont » disparaît. Trois noms dont il faut visiter les parcours si l’on veut avoir une perception nuancée et complexe  de la vie culturelle en Algérie.

En 1934, Jean Amrouche publie ses poèmes, Cendres, à Tunis où sa famille réside depuis le départ de Kabylie. Emmanuel Roblès est nommé instituteur en Oranie et collabore à Oran Républicain. En 1935, Mouloud Feraoun, son ami et condisciple, est nommé instituteur à Tizi. Mohammed Dib l’est, pour sa part, à la frontière algéro-marocaine en 1938.

En 1935, Mohammed Soualah publie L’islam et l’évolution de la  culture arabe depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, à Alger. Il est un des « médiateurs effacés », ces arabisants acquis à la présence française mais qui n’en défendent pas moins leur culture d’origine. Évidemment, ils ne sont pas inclus dans le rêve que Gabriel Audisio publie, la même année, Jeunesse de la Méditerranée où il s’affirme comme écrivain de la Méditerranée, voulant rassembler toutes les cultures du bassin pour une union Orient/Occident. En 1936, Mohamed Ould Cheikh, lettré et écrivain, publie un roman à Oran, Myriem dans les palmes, sur la difficulté de la fusion des cultures en présence.

Deux événements de cette année se côtoient sans interférer : le 7 juin 1936, la fondation du Congrès Musulman Algérien (CMA), réunit toutes les formations algériennes (les communistes, les socialistes, la Fédération des élus, les Oulémas), à l’exception de L’Etoile Nord-africaine de Messali Hadj. Il est dissous dès l’été 1937 après refus par le Front populaire des propositions faites. Il est à noter qu’après cet échec, la question de l’indépendance devient primordiale. La popularité de Messali Hadj qui a fondé le premier parti nationaliste indépendantiste ne fait que s’accroître : il est le symbole de l’aspiration des Algériens à leur liberté.

En mai 1936, commence la belle entreprise d’Edmond Charlot qui publie Révolte dans les Asturies, pièce de théâtre collective sous la direction de Camus. En hommage à Giono et avec son accord, il ouvre ensuite le 3 novembre 1936 au centre d’Alger, une librairie « Les Vraies richesses »  bibliothèque de prêt, édition et galerie d’art, elle devient l’un des principaux lieux de rencontre des intellectuels « européens » d’Alger, écrivains, journalistes et peintres. Camus y publie deux œuvres d’essais et nouvelles aux accents lyriques, Noces et L’Envers et l’endroit (1935, 1937). Audisio y publie Amour d’Alger. D’autres écrivains d’Algérie y sont édités comme Claude de Fréminville, Max-Pol Fouchet, Jean de Maisonseul. Le peintre Benisti fait partie du groupe comme Roblès, après sa rencontre avec Camus.

Camus se lance aussi dans deux expériences théâtrales : d’abord avec Le Théâtre du travail (1936-1937, parallèlement à son engagement au PCA), puis avec Le Théâtre de l’équipe (1937-1939). Période particulièrement active pour lui sur le plan culturel : il donne aussi le 8 février 1937 une conférence pour inaugurer la Maison de la Culture à Alger : « La culture indigène – La nouvelle culture méditerranéenne ». Pierre-Louis Rey commente : « la Méditerranée arabe ne saurait faire partie du même « pays » (suivant l’étonnante expression de la conférence) que celle des nations de l’Europe occidentale »… petit air connu d’une grande actualité dans la France d’aujourd’hui !
C’est Audisio qui lancera l’expression « École d’Alger », rectifiée par Camus et fermement contestée par Jean Sénac en janvier 1947 dans un article d’Oran-Républicain : « Au latinisme de Louis Bertrand, Robert Randau opposait son algérianisme, lequel se voyait attaqué dès 1937 par les « Parisiens d’Alger » (Fouchet et Audisio). N’empêche que toutes ces expériences, toutes ces recherches sincères et passionnées ont permis au groupe actuel de s’affirmer. Camus, Roblès, de Fréminville, Amrouche n’ignorent pas ce qu’ils doivent à leurs illustres prédécesseurs ».

 

Enfin, en 1938, Alger

Républicain est créé dans la mouvance du Front Populaire ; progressiste de gauche, il représente une presse quotidienne indépendante des puissances financières. Le conseil d’administration comprend trois Algériens. En septembre 1939, Pascal Pia et Albert Camus fondent Le Soir Républicain, après l’interdiction du précédent. Le premier titre sera interdit de 1939 à 1943 ; le second, interdit en janvier 1940, disparaît. Dans les deux journaux, Camus publie une soixantaine d’articles politiques dont ceux de l’Affaire Hodent et de « Misère de la Kabylie » ; et une trentaine d’articles littéraires dont des notes de lecture sur des publications-Charlot, sous le titre « Littérature nord-africaine ». Roblès y publie en feuilleton, L’Action, son premier roman. Dib et Kateb Yacine y collaboreront dans les années 50, après la guerre.

Entre ses écrits journalistiques, son activité à la librairie Charlot, ses activités théâtrales et ses premiers essais, Camus est bien le jeune écrivain de la colonie algérienne le plus en vue. Son départ pour Paris en 1940 va progressivement changer la donne et le consacrer comme écrivain français parmi les écrivains de la métropole. Lorsque Charlot le sollicitera plus tard après la guerre pour revenir dans cette maison, Camus choisit de rester chez Gallimard, au centre parisien de l’édition française.

La Seconde Guerre mondiale

La période de la guerre voit se disperser les acteurs du monde culturel en gestation. Les Algériens qui sont envoyés combattre pourront se reconnaître, en 1955, dans Le Sommeil du juste de Mouloud Mammeri, nouveau venu dans le monde littéraire. Dib vient à Alger où il est interprète-traducteur. Jean Pélégri qui ne publie son premier roman qu’après la guerre, est engagé volontaire. Roblès est à Alger, à l’État-major. Lorsque Charlot est interrogé sur les écrivains algériens, en 1942, il confie : « Dib, Mammeri, Feraoun à l’époque, on ne les connaissait pas ». À Constantine, le 16 avril 1940,  survient le décès d’Abdelhamid Ben Badis : 20 000 personnes suivent sa dépouille ainsi que tous les notables musulmans.

En 1942, L’Étranger propulse Camus au cœur du champ littéraire français avec la reconnaissance éditoriale de NRF-Gallimard, avec la reconnaissance critique de toutes les grandes voix ; reconnaissance qui se confirme par ses éditoriaux et articles à Combat, de 1944 à 1947. Février 1944, la conférence de Brazzaville confirme le bien-fondé de l’empire colonial français. Le Code de l’indigénat n’est aboli que le 1er janvier 1946.

 

Mais l’événement de cette année est le 8 mai 1945 à Sétif. Plusieurs milliers de manifestants « indigènes » se retrouvent dans le centre européen de la ville pour obtenir la libération de Messali Hadj, déporté à Brazzaville et pour défendre le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Le bilan est lourd. En 1956, Kateb Yacine en donnera un témoignage inoubliable dans Nedjma : lui jeune lycéen, arrêté à 16 ans : « Je n’étais plus qu’un jarret de la foule opiniâtre ». Notons qu’Albert Camus, dans Combat, est un des rares journalistes à dénoncer la répression du 8 mai 45 en Algérie : « Devant les actes de répression que nous venons d’exercer en Afrique du Nord, je tiens à dire ma conviction que le temps des impérialismes occidentaux est passé ».

 

 

Avec l’immédiate après-guerre, on assiste à une véritable explosion d’essais et de créations où les mondes en présence vont affirmer leurs spécificités. En 1946, Jean Amrouche publie en France, un essai « L’Eternel Jugurtha » ; Saadeddine Bencheneb, à Oran, ses Contes d’Alger. En 1947 le premier roman féminin algérien, Leïla, jeune fille d’Algérie de Djamila Debèche paraît à Alger.  Elle a donné de nombreuses conférences sur l’enseignement de l’arabe et l’émancipation des femmes. Elle est combattue par l’Union des femmes musulmanes qui la considère comme pro-française.

En 1947, La Peste de Camus connaît un succès immédiat. Ce roman, bien que situé à Oran, propose une lecture vers l’Europe et le conflit qui vient de se terminer, faisant de l’Algérie un cadre, un décor sans incidence sur le plaidoyer présenté. Camus est désormais sur la rive nord de la Méditerranée.

Des initiatives freinées par le statut colonial du pays

Les colonisés savent combien il est difficile de trouver à éditer sans censure. Abdelkader Mimouni, de Laghouat, décide de créer une maison d’édition indépendante à Alger. Cheikh Bachir El Ibrahimi – successeur de Ben Badis – l’encourage. En 1946, naissent ainsi les éditions algériennes En Nahda. Elles publient les essais nationalistes de Mohammed-Cherif Sahli, Le Message de Yougourtha (1947) et L’Algérie accuse. Le calvaire du peuple algérien (1949). La même année aux Cahiers du Sud, Mostefa Lacheraf publie « Petits Poèmes d’Alger », recueil de poésie orale féminine citadine.

Une autre naissance, sans lien avec la précédente : celle de la revue Forge, créée par Roblès, avec Louis Julia et El Boudali-Safir. Elle aura une vie courte (décembre 1946 – novembre 1947). Elle marque néanmoins un tournant important : revue de gauche, rendant visible le groupe d’Alger, elle ne publia aucun auteur métropolitain ; elle accueillit la grande poésie arabe, en version bilingue. Dib y publie « Véga », un des ses premiers poèmes. Cela pouvait-il  perdurer sous un régime colonial ?

En 1948, une initiative prometteuse est prise par Charles Aguesse du Service des Mouvements de jeunesse et d’Education populaire (créé en 1944) pour faire se rencontrer écrivains de France et d’Algérie. Roblès soutient avec conviction ce projet de rapprochement des deux communautés en lien avec la France : ce sont les Rencontres de Sidi Madani : des écrivains des deux rives séjournent là à partir de décembre 1947, reçus « dans le double but d’assurer en Algérie le rayonnement de la pensée française et faire connaître l’Algérie aux écrivains métropolitains ». Quelques noms : Francis Ponge, Michel Leiris, Louis Guilloux, Jean Cayrol, Albert Camus, Emmanuel Roblès. Du côté des Algériens, le plus remarqué a été le jeune poète Mohammed Dib ; ces derniers ont été hébergés au sous-sol… Néanmoins des amitiés naissent : celle de Dib et de Jean Sénac. Dib fait la connaissance de Camus, de Jean Cayrol, à l’origine de son entrée au Seuil pour la publication en 1952 de son premier roman.

Le programme de la journée du jeudi 26 février « offert(e) à la littérature algérienne » est intéressant : « autour de Jean Cayrol, de Louis Guilloux, de Brice Parain, de Louis Parrot et de Jean Tortel se réunirent Robert Randau, Robert Migot, Jean Pomier (Charles Courtin et le Général Weiss n’avaient pu venir), et, avec eux, Edmond Brua, Mohammed Dib, Kouriaa Nabhani, Emmanuel Roblès, Jean Sénac, Mohamed Zerrouki. » On voit bien la démarcation idéologique entre les acteurs répartis en groupes, tout à l’honneur de Roblès et Sénac qui ne sont pas confondus avec les Algérianistes. On note aussi la présence de l’artiste-peintre Baya Mehiedine, âgée de 17 ans, orpheline, autodidacte. Elle sera exposée à la galerie Maeght en novembre 1947. Elle figure désormais parmi les grands de la peinture algérienne. Toutefois cette expérience malgré ses maladresses et ses présupposés était encore trop ouverte pour le pouvoir colonial et elle n’a pas été renouvelée.

 

 

L’autre événement notable est le prix Femina décerné à Emmanuel Roblès pour Les Hauteurs de la ville. On sait qu’E. Roblès écrit son roman sous le coup de l’émotion ressentie lors des événements de Sétif du 8 mai 1945. Lors de la réédition en 1960, il écrit une préface substantielle dont ces lignes : « Aux jeunes Algériens, l’avenir n’offrait aucun espoir. L’esprit, comme les structures mêmes du régime colonial, les destinaient à buter contre un mur, sans la moindre possibilité de percée, d’ouverture sur un monde plus équitable. Une découverte de ce genre conduit déjà, presque à coup sûr, à la violence. […] Six ans à peine après la publication des Hauteurs de la ville, l’Algérie prenait son visage de guerre. Par milliers, des Smaïl, décidés à conquérir leur dignité, ont surgi du fond de leur nuit, la torche au poing ».

Écrit et publié après L’Etranger, le roman de Roblès dialogue avec celui de son prédécesseur, en en transformant l’horizon. Il fait du meurtre une nécessité et un acte conscient. Il nous place du côté de jeune Smaïl et de son lent cheminement, choisissant une autre mise en scène que celle de Camus, et met en garde contre le danger d’une trop forte oppression où se forgent les révoltes les plus profondes. C’est Smaïl, le colonisé, qui tue le colon. En 1951, Roblès, poursuivant sa recherche d’un dialogue entre tous les « Algériens », crée la collection « Méditerranée » au Seuil où plusieurs auteurs seront édités.

En 1950, Mouloud Feraoun fait paraître à compte d’auteur, Le Fils du pauvre aux Cahiers du Nouvel Humanisme. Ce récit reçoit le Grand prix littéraire de la ville d’Alger en décembre 1950 ; pour Mouloud Mammeri, ce prix était un piège, pour récupérer un écrivain algérien au bénéfice du régime colonial. Cette année-là, c’est aux éditions de la jeunesse de l’UDMA que paraîtra un poème poignant et tellement révélateur  d’Ismaël Aït Djafer, Complainte des mendiants arabes de la Casbah et de la petite Yasmina tuée par son père. Les Temps Modernes le publieront en 1954.

Jean Sénac, dès avant 1954, a été un de ceux qui a le plus œuvré pour une Algérie faisant sa place, culturellement parlant, à tous. Il a fréquenté le milieu des écrivains « algériens » et s’est lié d’amitié avec Robert Randau, Edmond Brua et Emmanuel Roblès. Il a des relations avec toutes sortes de revues et a une volonté obstinée pour faire exister une vie culturelle algérienne multiculturelle. De 1950 à 1952, il crée à Alger, avec les encouragements de René Char et Albert Camus, les 8 numéros de la revue Soleil, rassemblant poètes, prosateurs et peintres de tous horizons, avec des inédits. Un exemple : dans le n°6, on trouve une traduction d’Avicenne par Tahar Bouchouchi et Emile Dermenghem, un texte de Char, un de Jean Grenier, d’Armen Tarpinian, Jean Breton, Gabriel Audisio, « Douze prophéties », etc… avec des illustrations de Louis Nallard, Serge Trucco et Sauveur Galliero. En 1953 il lance une nouvelle revue Terrasses qui n’aura qu’un seul numéro.

Les trois années qui précèdent le 1er novembre 1954 sont riches de créations : La colline oubliée de Mouloud Mammeri et La Grande maison de Mohammed Dib, (1952), La Terre et le sang de Mouloud Feraoun et Chansons des jeunes filles arabes de Mostefa Lacheraf (1953). En moins de trente ans, l’Algérie littéraire a pris un nouveau visage : expériences d’autonomie dans chaque communauté avec parfois, grâce à des médiateurs, la recherche d’un dialogue constructif par des revues et des rencontres. Mais la réalité de la colonisation gangrène tout. Dès 1954, Camus entre dans Le Petit Larousse illustré (rédigé en 1953), reçoit le prix Nobel en 1957 et devient la référence en matière d’Algérie.

Pourtant, au regard strict de la vie culturelle algérienne dans la recherche d’un vrai rapprochement entre communautés, ce rôle pionnier est celui d’Emmanuel Roblès. Cinq ans plus tard, il sera de ceux qui feront pression sur Camus pour qu’il lance son « appel pour une trêve civile en Algérie », appel dont il n’est pas l’initiateur mais l’orateur principal. Il est dû au groupe des « Libéraux » et à quatre d’entre eux : Emmanuel Roblès, Charles Poncet, Jean de Maisonseul et Louis Miquel. Notons aussi qu’après l’indépendance en Algérie, la date du décès de Ben Badis, le 16 avril, est devenue « Youm el’Ilm », (la Journée du savoir).

Une œuvre-palimpseste : le monument aux morts du jardin de l’Horloge florale d’Alger

En remontant au-dessus de la Grande Poste, on voit un monument très dépouillé, en lieu et place de l’ancien monument aux morts que le Président de la République de l’époque, Gaston Doumergue, avait demandé au sculpteur français, Paul Landowski (1875-1961) et qui fut inauguré le 11 novembre 1928, « Le Grand Pavois » : c’était un hommage aux combattants français et algériens de la Première Guerre mondiale : « Il représente des cavaliers français et nord-africains portant à bout de bras la dépouille d’un soldat inconnu. Des frises évoquent les deux peuples, dans des scènes de guerre ou de la vie coloniale (Sophie Cachon, Télérama, 16/03/22)

 

Monument aux morts du jardin de l’Horloge florale d’Alger (Carte postale, collection particulière)

En 1978, au moment où l’Algérie s’apprête à accueillir les jeux Africains, le maire d’Alger demande au peintre M’hamed Issiakhem (1928-1985) de le faire disparaître. Celui-ci, admiratif du travail du sculpteur, a l’idée d’enrober le monument, sans le détériorer, d’une gangue de béton. « Le Grand Pavois » enfermé, disparaît aux yeux des passants.

En 2012, Amina Menia, artiste, entend dire que des fissures sont apparues dans le coffrage. A travers la fente, elle voit tout le travail initial de sculpture et elle rassemble les matériaux pour une exposition multimédia au Centre Pompidou en 2013 : « L’emboîtement de l’œuvre dans l’œuvre est très métaphorique des rapports entre la France et l’Algérie quant à notre passé, dit-elle. Ne pas vouloir voir les choses en face, ne pas parler ouvertement, remettre toujours à plus tard ». [voir le site : www.aminamenia.com/?browse=Enclosed]

On peut aussi penser à un geste de protection de la part du peintre algérien qui enrobe et ne détruit pas, confiant peut-être dans une évolution de l’Histoire qui tienne compte des couches superposées de l’art et ses symboles en Algérie.

 

Monument aux morts du jardin de l’Horloge florale d’Alger (Carte postale, collection particulière)

 

 

 

Christiane Chaulet Achour  4 avril 2022

https://diacritik.com/2022/04/04/a-la-veille-de-novembre-1954-les-premices-dune-explosion/

 

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Rédigé le 04/04/2022 à 13:50 dans Camus, France, Guerre d'Algérie | Lien permanent | Commentaires (0)

Albert Camus et Tipasa

 

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J'ai eu un professeur de français qui nous disait : « Je crois avoir lu presque tout Camus. Je l'ai surtout relu ». Il ne savait pas alors que je réciterais des pages entières des Noces en me promenant au milieu des ruines de Tipasa.
J'avais préparé pour le cinquantenaire de la disparition d'Albert Camus un document rempli de photos et de textes.
J'ai remanié le recueil, je l'ai reconstruit et j'en ai fait un site que je livre à votre curiosité.
J'ai fait mienne cette phrase de Baudelaire : « Bien qu'on ait du cœur à l'ouvrage, l'Art est long et le temps est court ». Aimerez-vous mon Albert Camus et Tipasa ?.. Dites-moi.

                                                                    

 

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 Sensible tout particulièrement à votre approche poétique des lieux et du personnage, j'ai feuilleté les pages consacrées à Camus et Tipasa avec émotion... C'est là quand il décrit Tipasa dans Noces qu'il me bouleverse le plus. Ah, ces lieux que j'ai sillonnés en 2006 au côté de Sabah, guide passionnée, fille (ou petite-fille) du guide précédent. Nous avons été l'une comme l'autre sous le charme du nymphée, imaginant la vie à l'époque romaine, autour des bassins où se pressaient des porteuses d'eau. Nous avions Sabah comme moi, construit les mêmes représentations au-delà des différences de cultures. Quant à la forme donnée à votre site, il est très agréable à consulter. Merci de nous faire partager avec tant de passion votre connaissance d'Albert Camus.

Yvette Dutel 

 
 
 
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Published on Tuesday, 05 March 2013 09:55

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Pascal Pia est né à Paris le 15 août 1903. Selon l'état civil, il s'appelait Pierre Durand (un prénom et un nom trop communs). Il était d'une famille modeste. Il rencontra André Malraux, fit de la poésie (influencé par Rimbaud et Baudelaire) et fut tenté par le journalisme. Néanmoins il demeurait toujours un homme de l'ombre. Un jour cependant, venue des colonies, une bonne nouvelle le rasséréna. N'était-il point appelé pour devenir le rédacteur en chef du journal Alger Républicain ? A cette époque, Alger n'était même pas une ville de province mais plutôt pour les métropolitains la ville des chameaux, des dattiers et des mouquères voilées de blanc.

Pascal Pia, très vite a eu un trait de génie. Il a embauché Camus à la rédaction en septembre 1938. Selon l'écrivain-journaliste Roger Grenier, Pascal Pia était un homme sans envergure, pétri d'absurdité et il aurait retrouvé Pia dans Meursault le narrateur de La mort heureuse. Camus aurait été influencé par Pia dans ses méditations sur l'Absurde. Le mythe de Sisyphe est dédié à Pascal Pia. Déroulons encore le film, la guerre et la clandestinité pour Pia. En 1943, devenu rédacteur en chef de Combat dont la parution était illégale, donc très secrète et hors-la-loi. Il embaucha Albert Camus. La collaboration entre les deux hommes fut difficile et en juin 1947 Camus quitta le journal pour rejoindre la revue Les Temps modernes. Pia a été gaulliste, Camus jamais. Camus visionnaire ?

 
 
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Published on Friday, 22 February 2013 09:30
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Cette peinture est parue en page 6 du n° 67-68 de la revue Algérie Littérature Action (Marsa Editions) consacrée à Louis Benisti, peintre, sculpteur et écrivain, revue que j'ai commandée en 2011. Louis Benisti : La maison devant le monde. Gouache exécutée de mémoire en 1990. (Photo Jean-Pierre Benisti).L'article est de Yvette Dutel.
C'est en ces termes qu'Albert Camus désigna la maison Fichu dans le roman La mort heureuse. Sur la terrasse devant la baie d'Alger sont représentées les trois femmes : Jeanne Sicart, Christiane Galindo, Marguerite Dobrenn ainsi que les deux chats Cali et Gula. « La maison s'accrochait sur une colline d'où l'on voyait la baie. Dans le quartier on l'appelait la maison des trois étudiantes (…) Rose, Claire, Catherine et le garçon l'appelaient la maison devant le monde. Tout entière ouverte devant le paysage, elle était comme une nacelle suspendue dans le ciel éclatant au-dessus de la darse colorée du monde. (La mort heureuse page 136.)

 

 

 

 

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Published on Monday, 11 February 2013 09:55
 

Sentez-vous combien le temps glisse, glisse... Nous vieillissons tous et le cœur serré, nous voyons disparaître nos aînés. Nous campons sur nos positions et refusons d'oublier le vrai paradis, celui que nous avons perdu. Ainsi toutes les photos, les images, le moindre mot qui évoquent notre pays, nous tiennent en éveil et fixent notre attention, même ces mots si doux à nos oreilles : "Grâce à Albert Camus, j'ai la nostalgie, chaque fois que je vais en Algérie, de ne pas être né en Afrique du Nord”. La phrase passe mal ou elle est très mal construite. Elle est signée Nicolas Sarkozy qui évoque sans complexe Albert Camus et nous crache son charabia.
     Aujourd'hui, je préfère entendre Jeanine de la Hogue et dans ma tête coulent des larmes lorsqu'elle me dit à voix basse :"On pleure le paradis perdu, on veut se souvenir du bonheur, mais c'est souvent la souffrance qui vient en surface, qui trouble l'image comme une pierre lancée dans un lac paisible et qui n'en finit pas d'étendre ses cercles."

 



 

 

 

 

 

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Mes filles qui sont littéraires et ont fait Philo (bien sûr qu'il ne s'agit pas de la classe Philo d'autrefois) me disent que les lignes qui vont suivre, c'est du nia nia nia... Quant à ma femme, elle a fait Math Elem alors pour elle, cet ensemble de mots, c'est de la bouillie pour chat.
Je suis un peu ou beaucoup de leur avis. Que nous diront les lecteurs ?

L'existentialisme est un courant philosophique et littéraire qui postule que les individus créent le sens et l'essence de leur vie, par opposition à ce qu'elle soit créée pour eux par des doctrines théologique ou philosophique. L'existentialisme considère chaque personne comme un être unique qui est maître non seulement de ses actes et de son destin, mais également - pour le meilleur comme pour le pire - des valeurs qu'il décide d'adopter.
Simone de Beauvoir s'est toujours défendu d'avoir fait avec Les Mandarins un roman à clés. Mais aucun lecteur de 1954, familier des journaux de l'époque, ne pouvait s'empêcher d'opérer les identifications suivantes: Perron=Camus, Dubreuilh=Sartre, Anne=Simone de Beauvoir.

En 1954, j'étais trop jeune pour me souvenir de la vague soulevée par Les mandarins.

 
 

   
 
 

 

http://www.deuxarobases.fr/blogtipasa/index.php/en/

 

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Rédigé le 03/04/2022 à 21:02 dans Camus, Tipaza | Lien permanent | Commentaires (0)

La vie de Camus va bientôt basculer.

 

Nous hésitâmes un instant pour passer puis marchâmes dessus puisqu'il n'y avait pas de d'autre solution.

J’avais 20 ans sur le port de Tipasa. Mais le temps passe trop vite. Camus nous explique que :" Si le temps coule si vite, c'est qu'on n'y répand pas de points de repères. Ainsi de la lune au zénith et à l'horizon. C'est pourquoi ces années de jeunesse sont si longues parce que si pleines, années de vieillesse si courtes parce que déjà constituées. Remarquer par exemple qu'il est presque impossible de regarder une aiguille tourner cinq minutes sur un cadran tant la chose est longue et exaspérante."

 

Ah, cette douleur qui sourd en moi à la vue de cette photo ! Je me dis : "Les hommes ne sont plus là pour ranger ces barques abandonnées? Nous ne sommes plus là. Abandonnées ? Le sont-elles vraiment ?"

Beaucoup d'hommes rêvent de voir Venise. J'ai navigué sur les gondoles noires mais c'est Tipasa qui m'attend. Ni les hommes absents de ce port et ni moi-même ne pourront refaire l'Histoire. Camus n’a pas vu Tipasa se vider de ses habitants français. Il serait devenu, comme moi,  un étranger dans son pays.

 

La vie de Camus va bientôt basculer.

Camus :

"Mais les hommes meurent malgré eux, malgré leurs décors. On leur dit : " Quand tu seras guéri..." et ils meurent. Je ne veux pas de cela. Car il y a des jours où la nature ment, il y a des jours où elle dit vrai."

 

Camus encore :

"J'ai trop de jeunesse en moi pour pouvoir parler de la mort. Mais il me semble que si je le devais, c'est ici (ici à Djémila et non à Tipasa) que je trouverais le mot exact qui dirait, entre l'horreur et le silence, la certitude consciente d'une mort sans espoir".

 

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Nous hésitâmes un instant pour passer puis marchâmes dessu

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Les hommes ne sont plus là pour ranger ces barques abandonnées.

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http://tipasa.eu/z_tipasa/port_02.html

 

 

 

 

Rédigé le 03/04/2022 à 12:26 dans Camus, Tipaza | Lien permanent | Commentaires (0)

Camus encore et encore

 

"Certaines nuits dont la douceur se prolonge, oui, cela aide à mourir de savoir qu'elles reviendront après nous sur la terre et la mer. Grande mer, toujours labourée, toujours vierge, ma religion avec la nuit !"

 

Au-dessus du petit port, on peut apercevoir distinctement les fils de fer barbelés.

 

Camus :

"Quinze ans après, je retrouvais mes ruines, à quelques pas des premières vagues, je suivais les rues de la cité oubliée à travers des champs couverts d'arbres amers, et, sur les coteaux qui dominent la baie, je caressais encore les colonnes couleur de pain. Mais les ruines étaient maintenant entourées de barbelés et l'on ne pouvait y pénétrer que par les seuils autorisés."

 

Ajouter mes souvenirs : "Port désert. Fin de la nuit. J'ai vu l'aube se lever sur le port de Tipasa. Evoquer ces menus plaisirs imprimés en moi et regarder encore combien ces photos sont belles, ces photos qui déclenchent dans tout mon être le rappel d'un matin à peu près effacé mais toujours logé quelque part dans ma mémoire : Les premières nuances des lumières un jour d'été sur la mer. Et puis le jour effaçait l'embrasement du soleil naissant, éteignait les derniers feux et apparaissait l'azur. L'Azur ! L'Azur !...  Et Mallarmé qui nous poursuit. Disparition des couleurs, leur évanouissement. Spectacle d'une mort heureuse.

 

 

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Làbas, le port, le phare…Et le Chenoua.

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http://tipasa.eu/z_tipasa/port_03.html

 

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Rédigé le 03/04/2022 à 12:13 dans Camus, Tipaza | Lien permanent | Commentaires (0)

Camus. La fin du Retour à Tipasa (1952 donc dix ans avant notre définitif départ d’Algérie.

 

 

« Mais peut-être un jour, quand nous serons prêts à mourir d'épuisement et d'ignorance, pourrai-je renoncer à nos tombeaux criards, pour aller m'étendre dans la vallée, sous la même lumière, et apprendre une dernière fois ce que je sais. »

 

Camus quand il avait 39 ans.

« Le secret que je cherche est enfoui dans une vallée d'oliviers, sous l'herbe et les violettes froides, autour d'une vieille maison qui sent le sarment. Pendant plus de vingt ans, j'ai parcouru cette vallée, et celles qui lui ressemblent, j'ai interrogé des chevriers muets, j'ai frappé à la porte de ruines inhabitées. Parfois, à l'heure de la première étoile dans le ciel encore clair, sous une pluie de lumière fine, j'ai cru savoir. Je savais en vérité. Je sais toujours, peut-être. Mais personne ne veut de ce secret, je n'en veux pas moi-même sans doute, et je ne peux me séparer des miens. Je vis dans ma famille qui croit régner sur les villes riches et hideuses, bâties de pierres et de brumes. Jour et nuit, elle parle haut, et tout plie devant elle qui ne plie devant rien : elle est sourde à tous les secrets. Sa puissance qui me porte m'ennuie pourtant et il arrive que ses cris me lassent. Mais son malheur est le mien, nous sommes du même sang. Infirme aussi, complice et bruyant, n'ai-je pas crié parmi les pierres ? Aussi je m'efforce d'oublier, je marche dans nos villes de fer et de feu, je souris bravement à la nuit, je hèle les orages, je serai fidèle. J'ai oublié, en vérité : actif et sourd, désormais. Mais peut-être un jour, quand nous serons prêts à mourir d'épuisement et d'ignorance, pourrai-je renoncer à nos tombaux criards, pour aller m'étendre dans la vallée, sous la même lumière, et apprendre une dernière fois ce que je sais. » (1952)

José Lenzini nous explique que lors de ses pérégrinations dans le parc Trémaux, à Tipasa, Camus observait souvent les "génies des saisons" figurant sur un sarcophage. Il se penchait aussi sur les stèles.

 
 
image from tipasa.eu

Tombeau criard. Sarcophage de la légende de Pelops et Hippodamie.

image from tipasa.eu
 
image from tipasa.eu
 
 
 
 
 
 
 
http://tipasa.eu/z_tipasa/parc_02.html
 
 
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Rédigé le 03/04/2022 à 10:41 dans Camus | Lien permanent | Commentaires (0)

Tipasa ou le mystère des dieux

 

 Une des destinées mythiques de l'Algérie se trouve à 70 km à l'ouest d'Alger, là où se marient le soleil d'Afrique du Nord et le bleu de la Méditerranée.

 

 

Les quelques imprécisions historiques du gardien et l'incivisme de certains visiteurs qui laissent traîner bouteilles d'eau vides ou emballages de sandwichs ne devraient décourager celui qui vient admirer les ruines de Tipasa, à quelque 70 kilomètres à l'ouest d'Alger. Ici, à fleur de rochers plongeants dans la Méditerranée, on peut rêvasser devant les vestiges d'une puissante cité maritime romaine puis byzantine, bâtie sur elle-même sur l'emplacement d'un comptoir punique inféodé à Carthage. « Je comprends ici ce qu'on appelle gloire : le droit d'aimer sans mesure » : la citation d'Albert Camus a été gravée sur ce site dans une pierre, témoignage de la passion du Prix Nobel de littérature pour Tipasa.

image from static.lpnt.fr
 

Histoire de vestiges

Il faut se promener ici, profitant de l'ombrage des pins maritimes, à travers les vestiges ou en suivant une des deux voies pavées, le cardo maximus et le decumanus, en répétant la phrase qui ouvre ce texte magnifique « Noces à Tipasa » : « Tipasa est habitée par les dieux, et les dieux parlent dans le soleil et l'odeur des absinthes. » Il faut se perdre dans ce dédale de pierre, de sauge et de chants de cigales, apercevoir la mer en contrebas et le Chenoua, la grande montagne qui repose sur la mer côté ouest et imaginer les premiers marins arrivant de Carthage (ou d'ailleurs, Phéniciens ou autres) pour y mouiller dans ses eaux profondes leurs embarcations avant de continuer vers les Colonnes d'Hercule ; imaginer, en visitant les ruines de l'amphithéâtre, les combats des gladiateurs ou s'approcher encore de la mer pour se voir notable romain installé dans la villa des Fresques (de 1 000 mètres carrés), construite vers le IIe siècle de notre ère, quand la ville abritait quelque 20 000 habitants.

« Que d'heures passées à écraser les absinthes, à caresser les ruines, à tenter d'accorder ma respiration aux soupirs tumultueux du monde ! Enfoncé parmi les odeurs sauvages et les concerts d'insectes somnolents, j'ouvre les yeux et mon cœur à la grandeur insoutenable de ce ciel gorgé de chaleur. » De chaleur et d'histoire, fracas des époques, de crépuscules catalytiques d'empires. Ses remparts (2 200 mètres défendus par une trentaine de tours, construites par l'empereur Claude Ier) avaient protégé la cité prospère contre les assauts de la révolte du général berbère Firmus (vers 732) contre l'Empire, mais la puissante enceinte de pierre n'a pas résisté à la vague destructrice des Vandales de Genséric (en 430).

 
image from static.lpnt.fr

Sous le soleil brûlant de Tipasa

La reprise de l'Afrique du Nord par les Byzantins, un siècle plus tard, n'offre qu'un sursis à la belle cité portuaire qui finira enlisée et oubliée dès le VIe siècle, avant que les recherches archéologiques, au XIXe siècle, ne révèlent au monde l'incroyable trésor dormant sous les sédiments et les ombres des pins maritimes, balayés par la brise marine et la rumeur des légendes. Tiens, en voilà une de légende : celle du martyre de sainte Salsa ! Sur la colline surplombant les ruines se dressent les vestiges de la Basilique Sainte-Salsa, un sarcophage en pierre à moitié préservé est même réputé être celui de la jeune sainte chrétienne, qui à 14 ans se révolta contre le rituel d'adoration d'une statue de dragon qu'elle jeta à la mer. Noyée, la mer se déchaîna, et un pêcheur gaulois, Saturnin, récupéra le corps de la jeune Fabia Salsa, et c'est ainsi que les flots se calmèrent. Montez tout en haut (la pente n'est pas si rude) et touchez ces pierres élevées pour la gloire de cette si jeune et frêle habitante de Tipasa. Et là, relisant Camus, encore une fois : « La basilique Sainte-Salsa est chrétienne, mais à chaque fois qu'on regarde par une ouverture, c'est la mélodie du monde qui parvient jusqu'à nous : coteaux plantés de pins et de cyprès, ou bien la mer qui roule ses chiens blancs à une vingtaine de mètres. La colline qui supporte Sainte-Salsa est plate à son sommet et le vent souffle plus largement à travers les portiques. Sous le soleil du matin, un grand bonheur se balance dans l'espace. »

À ne pas rater dans les environs :

 

Les musées de Tipasa et de Cherchell : avec celui de Cherchell (l'antique Césarée, tout près par la route), ces deux musées offrent une belle représentation des pièces archéologiques de ces deux sites romains-bérbères. Au musée de Cherchell, une statue colossale d'un empereur romain (probablement Auguste) et un magnifique Apollon attribué à Phidias ainsi que les mosaïques d'une rare beauté, dont une représentant Ulysse et ses marins tentés par le chant des sirènes.

Le Tombeau de la chrétienne ou Mausolée royale de Maurétanie : ce tumulus de pierre de 80 000 mètres carrés, orné de soixante demi-colonnes et de portes géantes condamnées, surplombant la route rapide Alger-Tipasa, serait la sépulture du roi numide Juba II (qui régna de 25 av. J.-C. à 23 ap. J.-C.) et de son épouse, la reine, aimée du peuple, Cléopâtre Séléné, fruit de l'union entre l'illustre reine d'Égypte et Marc Antoine.

 

 

 

Par Adlène Meddi, à Tipasa

Publié le 30/08/2017 à 13h10

 
https://www.lepoint.fr/culture/site-a-re-decouvrir-4-tipasa-ou-le-mystere-des-dieux-30-08-2017-2153237_3.php
 
 
Camus :
 
image from tipasa.eu
Devant l'entrée du musée.
 
image from tipasa.eu
 
Objets funéraires.+

« Bien pauvres sont ceux qui ont besoin de mythes. Ici les dieux servent de lits ou de repères dans la course des journées. Je décris et je dis :"Voici qui est rouge, qui est bleu, qui est vert. Ceci est la mer, la montagne, les fleurs." Et qu'ai-je besoin de parler de Dionysos pour dire que j'aime écraser les boules de lentisques sous mon nez ?
Est-il même à Démèter ce vieil hymne à quoi plus tard je songerai sans contrainte :"Heureux celui des vivants sur la terre qui a vu ces choses."Voir, et voir sur cette terre, comment oublier la leçon ? Aux mystères d'Eleusis, il suffisait de contempler. »  
Notre musée. J’avais pris la photo et coupé les pieds des copains peut-être pour mieux voir le hall d’entrée.
 
Camus :
 
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"Les dieux éclatants du jour retourneront à leur mort quotidienne. Mais d'autres dieux viendront. Et pour être plus sombres, leurs faces ravagées seront nés cependant dans le cœur de la terre".
"Le ciel se fonce. Alors commence le mystère, les dieux de la nuit, l'au-delà du plaisir. Mais comment traduite ceci ? La petite pièce de monnaie que j'emporte d'ici a une face visible, beau visage de femme qui me répète tout ce que j'ai appris dans cette journée, et une face rongée que je sens sous mes doigts pendant le retour.
 
 
 
Les captifs
 
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Cette mosaïque décorait l'abside de la basilique civile. Le tableau central représente 3 captifs, les mains liées : un chef de tribu maure assis près de son bouclier, son épouse et leur enfant.

 
 
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Rédigé le 01/04/2022 à 17:02 dans Camus, Tipaza, Tourisme | Lien permanent | Commentaires (0)

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