Avant d’explorer un passé plus ancien, remontons d’abord à 1830 et aux quatre décennies qui suivirent. Les morts algériens de l’implacable conquête de l’Algérie1 ont été évalués entre 250 000 et 400 000, voire plus2. Les victimes de la déstructuration du vieux mode de production communautaire, en particulier lors de la grande famine de 1868 suite à une récolte désastreuse3, furent bien aussi nombreuses, et peut-être plus : au total il y eut disparition peut-être bien d’un quart à un tiers de la population algérienne de 1830 à 18704. La population se mit à remonter à partir de la fin du XIXe siècle, plus du fait de ce que les Québécois appellent la « revanche des berceaux » que de la médecine : en 1914, l’Algérie, colonisée depuis 84 ans, compte 77 médecins de colonisation, moins qu’au Maroc, dont l’occupation a commencé sept ans plus tôt.
2Il y eut en Algérie aussi dépossession de 2,9 millions d’ha sur 9 millions cultivables : le tiers en quantité, mais plus en qualité car ce sont les meilleures terres qui furent prises - du fait des confiscations, des expropriations pour cause d’utilité publique, de saisies pour dettes de paysans insérés de gré ou de force dans le système monétaire et ayant dû mettre leurs terres en gage. Quant à l’œuvre d’éducation, tant vantée, d’après les chiffres officiels, 5 % de la population était scolarisée dans les écoles françaises en 1914, moins de 15 % en 1954 ; et elle n’augmenta qu’in fine durant la guerre de libération et du fait du plan de Constantine du général de Gaulle. La langue arabe, reléguée au second plan, n’était enseignée dans le système français que dans les trois « médersas » officielles, puis les « lycées franco-musulmans » après la 2e guerre mondiale. Le congrès des maires d’Algérie de 1909 avait voté une motion demandant « la disparition de l’enseignement indigène », au désespoir de l’apôtre de l’école républicaine française Charles Jeanmaire, qui fut de 1884 à 1908 le recteur de l’académie d’Alger.
3La discrimination est aussi fiscale : les « impôts arabes » spécifiques (« achour », « hokor », « lezma », « zakat ») sont payés par les Algériens jusqu’en 1918, dans la continuité du beylik de l’époque ottomane, et avec sensiblement les mêmes taux. S’y ajoutent les « centimes additionnels » et la corvée formellement, l’assimilation fiscale fut édictée en 1918. Ce furent ainsi largement les paysans algériens, dont entre le 1/3 et le 1/5 de leurs revenus s’envolait en impôts, qui financèrent la colonisation française, c’est à dire leur propre dépossession. Au politique, l’égalité dans une citoyenneté commune fut refusée pendant longtemps ; puis, avec le statut de l’Algérie de 1947, furent institués deux collèges distincts élisant chacun le même nombre de représentants : au prorata de la population, un électeur français équivalait à huit électeurs algériens.
4Comment l’historiographique coloniale a-t-elle traduit ces données historiques indubitables ?
5A la différence du beylik de l’Algérie ottomane, des Français et des Européens s’enracinent en Algérie : c’est une colonisation de peuplement dont la population atteint fin XIXème siècle presque le quart de la population algérienne. Il y a dans l’Algérie coloniale trois départements dits « français », des arrondissements, des communes : dans la logique jacobine française, il y a quadrillage du pays par une véritable administration, mais conçue pour la domination et la discrimination d’un peuple par un autre, d’une culture par une autre : discriminatoire, le code de l’indigénat existe jusqu’en 1927, et la discrimination persiste de facto par la suite. Existent deux sortes de communes, les communes de « plein exercice » à la française, et les « communes mixtes » régentées par l’administration coloniale, par l’administrateur de commune mixte. Et, depuis le Sénatus-consulte de 1865, si les Algériens sont considérés comme français, ils n’ont pas, dans leur l’immense majorité, les mêmes droits que les Français : ils sont sujets et non citoyens. Et l’on a parlé des deux collèges du statut de 1947.
6Il faut revenir sur le narcissisme colonial classique de l’autocélébration : il y a l’avant 1830 désolant et l’après 1830 radieux. L’histoire coloniale exalte l’apport de la civilisation, de la médecine, de l’instruction, la construction de chemins de fer et de routes, l’édification de villes modernes qui portent une marque résolument française : à Alger, la ville nouvelle ceinture la Casbah, à Oran, le front de mer est une corniche à l’européenne et l’hôtel de ville un bâtiment officiel français typé. Ces villes nouvelles sont le plus souvent édifiées au prix de la destruction de monuments ou de la fragmentation de leurs quartiers antérieurs. Si la Qasbah d’Alger fut relativement préservée, la mosquée Ketchaoua fut transformée en cathédrale ; à Constantine, les rues Caraman, de France, Vieux, Nationale, fractionnent la vieille ville ; à 60 km au nord-ouest, à Mila, une des plus anciennes mosquées d’Algérie, la mosquée Sidi Ghanem (XIème siècle), fut un temps transformée en écurie pour chasseurs d’Afrique. À Tlemcen, il y eut disparition des deux tiers de la ville intra-muros, sans compter les dommages infligés à des monuments comme la mosquée et la qubba de Sidi Ibrahim de l’époque du souverain zayānide Abū Hammū Mūsa II (XIVème siècle) ; mis à part son minaret, la mosquée Sidi al-Hasān fut quasiment ruinée et la mosquée Sidi al Halwi transformée en musée… La réalité, on le voit, est loin d’être uniment au diapason des célébrations officielles françaises.
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7On sait que la résistance du peuple algérien se traduisit par de multiples insurrections, écrasées dans le sang, jusqu’à l’éclatement de 1954 et la cruelle guerre de reconquête coloniale - manquée -, la guerre d’indépendance algérienne5, qui se conclut par l’indépendance de 1962 après les accords d’Évian ; cela malgré les théoriciens de la guerre révolutionnaire comme le général Lacheroy, malgré le 13 mai 1958, malgré Lagaillarde, malgré Alain de Sérigny, malgré Massu et Bigeard, malgré le putsch anti-de Gaulle des généraux du printemps 1961 conduit par Salan, malgré l’insurrection à contretemps de l’OAS, malgré tous les révoltés désespérés contre le « bradage », y compris d’authentiques intellectuels, et fins connaisseurs de l’Algérie et de sa culture comme les Marçais6. En 1947, l’historien de l’art Henri Terrasse, spécialiste de l’art musulman, écrivait, encore, que c’était un pays » d’économie égarée » que les colons essaient de remettre dans le droit chemin - certes, il parlait du Maroc mais l’Algérie avait suscité nombre de notations de même acabit7.
- 8 Buisson, P. (2009), La guerre d’Algérie, préface de Michel Déon de l’Académie française, Paris : Al (...)
- 9 Plus proches du terrain, cf. les ouvrages suivants, notamment sur LES SOLDATS FRANÇAIS DU CONTINGEN (...)
8La guerre de libération installa côté français des rancœurs durables chez nombre d’Européens d’Algérie, et suscita des productions d’historiens et publicistes de nostalgérie coloniale, dont le médiatique Patrick Buisson, qui a été, par la plume et la télévision, un compagnon du président Sarkozy. Ledit Buisson, ex-directeur de l’hebdomadaire d’extrême-droite Minute, a publié fin 2009 un luxueux album, La Guerre d’Algérie, coédité par la chaîne Histoire et des institutions de l’État8, à la gloire de l’armée française, de ses virils guerriers9 et de leur œuvre de « pacification » : mélange de convictions, de mélancolie esthético-guerrière et de ratissage calculé sur les terres du Front National destiné à en attirer les électeurs, sans qu’il soit alors avéré que la manipulation réussisse, sauf à imaginer, en 2012, un surréaliste second tour Nicolas Sarkozy-Marine Le Pen…
- 10 On dénommera « racialisme » le racisme théorisé et institutionnalisé.
- 11 Sous Abū Hammū Mūsa II, au XIVe siècle, le berbère est sans doute encore usité à Tlemcen, mais dans (...)
- 12 Sous les Marīnides, on peut encore, à la mosquée al-Qarawiyyn de Fès, avoir recours à la langue ber (...)
- 13 Cf. entre autres - Vermeren, P. (dir.) [av. les contrib. De Balta, P., Benraad, M., Besnaci-Lancou, (...)
9A l’époque coloniale, on parle couramment de « races » en Algérie, de Français, d’Européens et d’« indigènes » selon des catégories racialistes10 inspirées du scientisme européen de la deuxième moitié du XIXème siècle : la « civilisation » versus « la barbarie ». Les « Arabes » sont opposé aux « Berbères » en tant que « races » distinctes, et pas seulement de locuteurs de langues différentes ; cela alors même que l’Algérie est un pays berbère notablement arabisé, et même auto-arabisé11, moins que la Tunisie mais plus que le Maroc12 . Les « Berbères », bons sédentaires, qui eurent à affronter les méchants nomades arabes, sont déclarés supérieurs auxdits « Arabes »13, et ressembler aux Gaulois : c’est l’inversion des notations méprisantes du chroniqueur du XIIème siècle et digne sharīf Abū ‘Abdallah Muḥammad al-Idrīsī : cet auteur remarque, aussi bien pour Mila que pour Marrakech, que leurs habitants sont des « ramassis de Berbères » (ahluhā akhlāṭ min al Barbar)… Mais il est des Français pour interpréter de travers les stéréotypes : le brillant dirigeant socialiste Albert Thomas, normalien issu de l’école normale supérieure de la rue d’Ulm, comme Jaurès, et disciple de Jaurès, écrit sur les Kabyles, réputés sédentaires, que « le goût du voyage inhérent à leur race fait qu’ils sont naturellement nomades ».
- 14 SUR LES KABYLES ET AUTRES BERBÈRES, Cf. Mahé A. (2001), Histoire de la Grande Kabylie, 19e-20e sièc (...)
10Ce préjugé favorable aux « Berbères » répond aux fantasmes narcissistes du nationalisme français, projetés sur des tiers - les bons « Berbères » censés ressembler aux Français -, et dédouanant inconsciemment ces derniers de la culpabilité des violences coloniales. Il s’est traduit par les quelques îlots de scolarisation française en Kabylie, mais il était aussi sous-tendu par la politique du « diviser pour régner » : s’attirer les « Berbères » contre les « Arabes » - cela surtout pour la Kabylie : il y eut un véritable mythe kabyle, l’Aurès plus lointain, moins au cœur du territoire colonisé, ayant été davantage mis de côté. Heureusement il est de nos jours d’authentiques chercheurs pour rendre compte d’une Kabylie démythifiée14.
- 15 Cf. QUELQUES TITRES D’HISTORIENS PEU OU PROU ACQUIS AU SYSTEME COLONIAL :- Wahl A. (1889), - L’Algé (...)
- 16 Poncet, Jean (1967), « Le mythe de la catastrophe hilalienne », in Annales Économies, Sociétés, Civ (...)
11Dans la même logique ethniciste coloniale, l’arrivée des Banū Hilāl (les « invasions hilaliennes »), ces « hordes barbares » arabes survenues au Maghreb à partir du milieu du XIème siècle, fut vue par les historiens coloniaux comme un désastre, une catastrophe (en arabe, nakba) : ces historiens, dans un sens, recopiaient Ibn Khaldūn, d’origine andalouse et yéménite, donc arabe et arabophone, mais grand notable cultivé citadin qui parle lui aussi de nakba. On retrouve ce thème plus ou moins martelé chez des auteurs français de l’époque coloniale comme Alfred Wahl, Augustin Bernard ou Victor Piquet, puis, plus récemment, chez Hady Roger Idris, chez l’historien de la colonisation de l’Algérie Xavier Yacono, chez l’historien du Maroc Henri Terrasse15. Il faut attendre 1967 pour voir exprimée, dans la revue Annales. Économies, sociétés, civilisations, défendue par l’historien de la Tunisie Jean Poncet16, une thèse équilibrée sur le sujet ; mais Hady Roger Idris contre-attaque dans la même revue l’année suivante. L’historien reconnaît aujourd’hui que l’immigration et l’installation des Banū Hilāl ont certes modifié les structures rurales, en favorisant l’élevage par rapport à l’agriculture ; mais on sait que l’élevage et la pratique de la transhumance (‘ashāba) existaient depuis bien auparavant chez des « Berbères », comme elle existait outre Méditerranée chez les éleveurs provençaux et languedociens (l’alpage, l’estive). Certes la survenue des Hilaliens entraîna des frictions et des affrontements, mais on a la preuve que furent, aussi, conclus des pactes de coexistence entre citadins et bédouins, comme par exemple à Constantine.
- 17 Cf. Greenfeld, L. (1992), Nationalism: five steps to modernity, Cambridge (Mass.); London: Harvard (...)
12De toute façon, s’impose, au-dessus de ce monde « indigène » le mythe du Français racialement supérieur, lequel porte la marque du nationalisme français. En Algérie, les Européens représentent ce que les historiens anglo-saxons dénomment un Creole people, un peuple créole, issu d’une immigration – l’historienne américaine Liah Greenfeld dénomme les Américains les « Creole pioneers »17. Or, nonobstant bien sûr ceux d’ascendance espagnole et italienne, beaucoup de Français d’Algérie issus de l’hexagone sont des méridionaux d’origine : à la veille de la première mondiale, une enquête apprend que près des 4/5 des Français installés en Algérie proviennent de territoires situés au sud d’une ligne Genève-Bordeaux, c’est-à-dire de gens alors majoritairement non francophones, en l’occurence occitanophones originels. Avec les immigrés espagnols et italiens, la prédominance de gens originaires du sud de l’Europe est donc flagrante parmi les immigrés européens en Algérie.
13Raison classique pour laquelle ils tiennent souvent de manière démonstrative à se dire et à se prouver français, en quelque sorte sur-française, ce qu’Althusser dénommait une « introjection idéologique » : le fait d’être englobés dans l’ensemble français leur garantit leurs privilèges face aux Algériens, les soulage de leur sentiment plus ou moins conscient de précarité face au ressentiment de la masse algérienne colonisée. Bon an mal an, et malgré de vraies luttes sociales internes, malgré un mouvement anarchiste notable, et malgré le Parti Communiste Algérien, leur sort est objectivement solidaire de celui des notables coloniaux qui constituent le lobby colonial.
- 18 Anderson, B. (1991), Imagined communities: reflections on the origin and spread of nationalism, Lon (...)
14Le principal mythe fondateur de la nation française, imaginée comme toute nation (la « imagined community » et la » invented tradition »18) est, comme commun dénominateur, la révolution de 1789, cela bien avant la langue française qui ne commence à s’enraciner qu’avec l’œuvre scolaire de Jules Ferry et les brassages occasionnés par la guerre de 1914-1918 : en 1789, près de la moitié de la population de l’hexagone ne parle pas français et le comprend mal : ce sont les Alsaciens, Flamands, Bretons, les occitanophones, au sud de la ligne Genève-Bordeaux, et leurs cousins catalans. Et pourtant l’hymne national, la Marseillaise de Claude Rouget de l’Isle, fut chantée pour la première fois en avril 1792 dans les salons du maire Frédéric de Dietrich, grand bourgeois maire de Strasbourg, ville où le peuple ne parlait pas français, mais un dialecte alémanique ; mais où, au pont de Kehl, sur le Rhin qui sépare l’Alsace du pays de Bade allemand, Dietrich avait fait apposer en français le panneau : « Ici commence le pays de la liberté ». Trois mois plus tard, elle fut reprise et popularisée par les volontaires marseillais mobilisés pour la défense de « la patrie en danger », accueillis en triomphe à Paris - d’où le nom de Marseillaise. Cela alors que Marseille n’était pas une ville francophone, mais occitanophone, de dialecte provençal marseillais.
- 19 À 16 km au nord de Nîmes, à 26 km à l’ouest d’Avignon.
15Sans remettre en cause ces emblèmes nationaux, un historien illustre comme le Parisien Jules Michelet put écrire sans sourciller que « la vraie France [était] la France du Nord », il en voyait le cœur dans l’île de France, jusqu’au val de Loire. Les humains de la moitié sud de l’hexagone étaient plus ou moins vus comme des sauvages folkloriques - de cette représentation témoigne la vogue des histoires marseillaises jusque tard dans le XXème siècle. En 1661, à 22 ans, le janséniste parisien d’origine picarde Jean Racine, en chemin pour aller rendre visite à son oncle, chanoine à Uzès19, écrit dans une lettre à son ami Jean de La Fontaine que, à partir de Mâcon, il comprend mal le langage des naturels. Et à Uzès,
- 20 Petitot, M., [publ.] (1813), Œuvres de Jean Racine, Paris : A. Belin, t. V, Lettres Urbis et ruris (...)
« Je vous jure que j’ai autant besoin d’un interprète qu’un Moscovite en aurait besoin dans Paris. Néanmoins, je commence à m’apercevoir que c’est un langage mêlé d’espagnol et d’italien, et comme j’entends assez bien ces deux langues, j’y ai quelquefois recours pour entendre les autres et pour me faire entendre »20.
16Il est aussi surpris par la cuisine à l’huile d’olive, mais après l’avoir éprouvée, il la trouve finalement plus fine que la cuisine au beurre.
- 21 Cf. Freud, S. (1995), Le malaise dans la culture, trad. française par P. Cotet, R. Lainé et J. Stut (...)
17Il est plausible que le racisme anti-méridional ait été projeté sur l’Algérie sous l’étendard du sens commun national français. On l’a dit, les Français d’Algérie étaient majoritairement originaires de l’Europe méridionale, et ils étaient portés par ce racisme instinctif qui est celui de toute communauté de type créole - mais différent par exemple du racisme de système de l’Afrique du Sud, où l’apartheid était vu dans le cadre de la cité de Dieu, non sans imbrication avec telles représentations racialistes originelles. En Algérie, rien de tel : les « Pieds noirs » étaient les agents in situ de rapports de domination dont la précarité, face aux Algériens dépossédés et discriminés, renforçait un racisme anti-algérien de compensation : mépriser ces Algériens soumis, c’était projeter sur des tiers le mépris de soi-même, mais un soi-même transmué en vainqueur. Le maréchal Bugeaud, l’adversaire de l’émir Abd el-Kader, avant d’être nommé duc d’Isly, était le marquis de la Piconnerie dont le manoir se trouvait à la Durantie, près d’Excideuil, en Périgord vert profond, au nord-est de Périgueux : il est probable que, avec ses manants, il devait mieux se faire comprendre en dialecte nord-occitan du terroir qu’en français. Et si le Front national des Le Pen put obtenir de beaux scores à Marseille, ne serait-ce pas du fait que, Méditerranéens, les Marseillais ressemblent quelque peu aux Algériens : pour s’en différencier, ne doivent-ils pas recourir à ce que Freud appelle « le narcissisme de la petite différence », qu’on peut interpréter ici comme le racisme de la petite différence21 ?
18A l’inverse, en Algérie, il y eut des petits colons pour défendre les paysans algériens menacés de dépossession et tourmentés par leurs administrateurs de communes mixtes, voire même pour se rallier dans l’enthousiasme militant aux revendications algériennes : ainsi Victor Spielmann, petit colon ruiné la région de Bordj Bou Arreridj. Ce fils d’un optant alsacien (Alsacien ayant refusé de devenir allemand en 1871 et ayant dû quitter sa patrie) fonda le Cri de l’Algérie, authentique journal de revendication anticoloniale ; il fut ensuite le secrétaire en langue française de l’émir Khaled, puis le fondateur des bien nommées Éditions du Trait d’Union. A sa mort en 1938, le shaykh Ibn Bādīs publia dans son journal Al-Shihāb, un émouvant article d’hommage : « l’Algérie perd avec lui son ange gardien » (malāk ḥāris). Et l’historien peut remarquer qu’il y eut d’autres Alsaciens à lui emboîter le pas, comme son ami Deybach qui s’exprimait dans L’Écho d’Aïn Tagrout. Peut-on peut risquer l’hypothèse : des exilés de leur patrie purent-ils se sentir des affinités avec des Algériens, exilés de l’intérieur ? L’histoire reste à écrire de ces Français d’Algérie à contre-courant colonial, mais elle va probablement tellement à l’encontre des taxinomies courantes qu’elle n’a jusqu’à maintenant tenté aucun chercheur : ne détonnent-ils pas dans le roman national/colonial français ; et aussi dans le roman national/anticolonial algérien ?
- 22 Guiral, P. (1957), Marseille et l’Algérie, 1830-1841, Gap : Ophrys, 257 p.
- 23 Depuis la proclamation officielle de l’indépendance 132 ans plus tard, le 5 juillet 1962 jour de li (...)
- 24 Cf. les deux études symétriques de - Lantheaume, F. (2002), L’enseignement de l’histoire de la colo (...)
19L’invention coloniale de l’Algérie procède de la conquête française, assumée par le nationalisme français. Elle fut d’une part entreprise, d’après l’historien Pierre Guiral22, à l’instigation de la chambre de commerce de Marseille pour revigorer son commerce, et d’autre part décidée, quinze ans après la défaite de Waterloo : la conquête d’Alger marque une revanche du nationalisme français ; et elle fut bien voulue pour cette raison par le roi Charles X pour ragaillardir son pouvoir battu en brèche – trop tard en tout cas : six semaines après le débarquement français à Sidi Fredj du 14 juin 1830, et guère plus de trois semaines après la reddition d’Alger (5 juillet23), la révolution des « Trois Glorieuses » (27, 28 et 29 juillet 1830) mit à bas son régime. Dans les manuels d’histoire français de la IIIe et de la IVe République24, ainsi que chez les historiens coloniaux, tels ceux qui, en 1930, célébrèrent le siècle d’Algérie française dans les Cahiers du Centenaire, l’Algérie est présentée comme une création française.
- 25 Bonnefin, A., Marchand, M. (1950), Histoire de France et d’Algérie, cours élémentaire, Paris : Hach (...)
20Elle l’est même dans l’Histoire de France et d’Algérie, d’Aimé Bonnefin et Max Marchand25, publié en 1950 : ce manuel d’école primaire est une histoire très convenue, une sorte de Lavisse dédoublé France-Algérie - France : pages paires, Algérie : pages impaires -, avec chaque fois une gravure explicative ; cf. les p. 55-56 : à gauche, Boufarik en 1836, à droite, Boufarik au milieu du XXème siècle : un beau village prospère en lieu et place d’une terre quasiment déserte, labourée par un Français coiffé d’un képi. Cela alors même que les auteurs sont marqués à gauche et que l’un d’eux, Max Marchand, sera assassiné par l’OAS en mars 1962. Rien sur le système colonial : la conquête de l’Algérie est soft, « la piraterie » (et non « la course ») n’est pas expliquée - serait-ce un fait de nature ? -, mais sont célébrés les « combattants musulmans de l’armée française »… Nulle part ne sont notées les continuités depuis le beylik d’avant 1830 : jusqu’en 1918, on l’a dit, le pouvoir français continua à pressurer les Algériens par la fiscalité des « impôts arabes » spécifiques. Pourtant, bien avant même l’apparition des nouveaux historiens engagés dans la décolonisation de l’histoire, il y eut des critiques à être émises : par exemple par le géographe de conviction anarchiste Élisée Reclus ; et le Jean Jaurès de l’Histoire socialiste estimait que le système colonial, « asservissement d’une nation par une autre », était « une affaire Dreyfus permanente ». Ceci dit, en Algérie même, si existèrent bien des positions coloniales intangibles reflétant la logique du système, il y eut des pratiques relativement diverses.
- 26 Cf. Yacono X. (1953), Les bureaux arabes et l’évolution des genres de vie indigènes dans l’Ouest du (...)
- 27 Rey-Goldzeiguer, A. (1977), Le royaume arabe, la politique algérienne de Napoléon III, 1861-1870, A (...)
21Si la conquête fut impitoyable et sanglante, le corps militaire se distingua relativement des pratiques des colons civils, et les deux luttèrent pour s’assurer la mainmise sur l’Algérie et le contrôle de ses populations. Il y eut les « bureaux arabes26 » de la conquête de l’Algérie et du Second Empire, caractérisés par un encadrement paternaliste à même de toucher des humains régis par la ‘aṣabiyya des systèmes segmentaires, mieux que par le matraquage permanent indifférencié. Ce fut la tentative de « royaume arabe », profondément étudiée par Annie Rey-Goldzeiguer27, royaume arabe dont le conseiller de Napoléon III Ismaël Urbain fut le plus écouté. La rupture décisive se produisit avec la répression de la révolte de Mokrani-Bel Haddad (avril 1871 - janvier 1872), qui se solda par le séquestre de 445 000 hectares de terres. Dès lors, fut engagée la colonisation capitaliste permise par une série de lois, dont la fameuse loi Warnier de juillet 1873.
- 28 Si « pacte » il y eut, il ne fut en tout cas pas conclu de manière synallagmatique avec les Algérie (...)
- 29 Les chiffres officiels dénombrent pour 1914-1918, environ 120 000 Algériens recrutés comme ouvriers (...)
22La colonisation foncière fut à son apogée sous la IIIème République pendant les quatre décennies qui suivirent. S’établirent dans le même temps des entreprises industrielles primaires, l’exploitation de mines notamment, mais pratiquement aucune industrie productive ne fut implantée selon les logiques de ce qu’on a dénommé en faux sens partiel le « pacte colonial »28 ; les banques se développèrent pendant que les compagnies maritimes françaises prospéraient sous le bouclier du monopole de pavillon. Ce fut en « politique indigène » le triomphe des « civils », à l’exception des TDS (Territoires du Sud). Les militaires ne retrouvent quelque importance que lors de la conquête de l’Afrique subsaharienne et aux approches de la guerre de 1914-1918 - le service militaire obligatoire fut imposé par le décret du 3 février 1912, cela contre l’avis du colonat : La Dépêche algérienne du 3 août 1908 écrit crûment « Au point de vue instruction et service militaire, laissons donc les Arabes tranquilles ». La conscription fut intégralement appliquée en septembre 1916 ; d’où l’insurrection du Belezma/Aurès de 1916-1917. Mais le recrutement, pour la première guerre mondiale, de 173 000 Algériens dans l’armée française et de 120 000 ouvriers29 ne leur rapporta pratiquement rien, hormis l’insignifiante loi Jonnart de 1919 ; et le recrutement d’environ 120 000 autres soldats pour la deuxième guerre mondiale se conclut par la tentative insurrectionnelle et la répression de mai 1945, puis le statut inégalitaire de 1947.
- 30 Ce prix, décerné sur concours, permettait au lauréat de séjourner aux frais de l’État un an, ou plu (...)
- 31 Cf. Gaspard F. (1986), Maurice Viollette : homme politique, éditorialiste, Pontoise : Édijac, 253 p (...)
23Il y eut aussi quelques différences dans les politiques suivies au Gouvernement général de l’Algérie à Alger. Charles Célestin Jonnart, dans la première décennie du XXème siècle, eut des attentions pour les notables algériens, il se voulut ouvert et libéral, il créa en 1907 le prix de peinture Abd el Tif30, il promut le style mauresque dit « style Jonnart », réalisé entre autres par l’architecte Tardoire : la médersa de Constantine - jusqu’en 1972, en plein centre, elle abrita l’université, avant la mise en service des blocs bétonnés de Niemeyer -, celle de Tlemcen, celle d’Alger, la gare d’Oran, la grande poste d’Alger, l’hôtel de ville de Philippeville/Skikda… Jonnart, grand bourgeois du Nord, qui avait pour belle famille les banquiers et industriels lyonnais Aynard, gouverna l’Algérie relativement en douceur par rapport à son successeur radical et franc-maçon, le gouverneur Charles Lutaud. A partir de 1911, ce ci-devant préfet du Rhône se révéla être un colonial intransigeant. En contraste, la figure du gouverneur Maurice Viollette (1925-1927), lui aussi franc-maçon, lui aussi vrai colonial, mais croyant au message de civilisation que la France disait incarner - il se mit pour cela à dos le colonat31.
- 32 Cf. Bollardière, J. P. de (1972), Bataille d’Alger, bataille de l’homme, Paris ; Bruges : Desclée : (...)
- 33 Spillmann G. (1968), Souvenirs d’un colonialiste, Paris : Presses de la Cité, 320 p. ; - * (1970), (...)
24Pendant la guerre d’indépendance algérienne, les SAS furent une nouvelle version des bureaux arabes - même encadrement, même paternalisme pour attirer et rallier les populations, mais à contretemps de la lutte de libération engagée en 1954 -, à cette différence non négligeable que les officiers français des bureaux arabes apprenaient l’arabe ou le berbère et que les officiers des SAS ignoraient généralement les langues du pays qu’ils quadrillaient. Il exista même des militaires sensibles aux droits humains, voire même protestataires comme le fut le général Jacques Paris de Bollardière32 qui fut mis aux arrêts. Et même un vieux routier des Affaires indigènes comme le général Georges Spillmann (1899-1980), longtemps baroudeur de terrain au Maroc et commandant la Division territoriale de Constantine en 1954, cria au fou devant les offensives de son collègue, le général Cherrière, dans les Aurès, entreprises fin 1954-début 1955 avec d’énormes moyens. Il a laissé, parmi nombre de livres, un ouvrage décapant non conformiste au titre provocateur, Souvenirs d’un colonialiste et, moins connu, Les cas de conscience de l’officier33. Quant au général de Gaulle lui-même, tout militaire dans l’âme qu’il ait été, et même s’il n’avait pas spécialement le FLN en sympathie, il dut probablement être assez tôt convaincu de la nécessité de discuter et de négocier avec la résistance algérienne. L’historien peut lire les opérations de reconquête » Jumelles » et « Pierres précieuses » du plan Challe, en 1959-1960, comme la preuve par l’absurde qu’il fallait , à la politique, négocier : même une maîtrise militaire du terrain ne détruisit pas l’ALN et elle renforça symétriquement le rôle et l’engagement des politiques du FLN dans le monde, à l’ONU, à l’UNESCO. Tout général qu’il fut, et nonobstant les critiques qu’il suscita, de Gaulle fut un politique de premier plan.
- 34 QUELQUES ÉCRITS SUR l’HISTOIRE DE L’ALGÉRIE COLONIALE : Cf. la somme alerte factuellement classique (...)
- 35 Koulakssis A., Meynier G. (1987), L’Émir Khaled, premier za‘īm ? Identité algérienne et colonialism (...)
25Selon nombre d’auteurs de l’historiographie classique34 - même si leurs points de vue et leurs conclusions peuvent diverger-, il y aurait eu des « occasions manquées » entre Algériens et Français depuis 1830. Prenons par exemple le sénatus-consulte de 1865 : l’« indigène » est français, mais régi par la loi musulmane, c’est-à-dire par ce qu’on appelait le statut personnel musulman, qui régissait les Algériens au privé mariage, successions…) en lieu et place du Code civil. Pour se faire « naturaliser » français, un Algérien devait en faire la demande, renoncer à son statut personnel, et après examen, il pouvait par décret être admis à la citoyenneté française de plein droit. Très peu d’entre eux acceptèrent cet abandon : le statut personnel musulman était un symbole d’enracinement et d’opposition à la loi coloniale, il revêtait le sens d’une apostasie, de l’abandon de l’islam : il y avait la peur d’être taxé de « gawrī » (Européen, mécréant non musulman). Moins de 5 000 Algériens s’étaient fait « naturaliser » français au moment du centenaire de la conquête en 1930 : un Ferhat Abbas, pourtant de culture largement française, refusa toujours d’abandonner son statut musulman pour devenir citoyen français. Côté colonial, faire mine de respecter ainsi le statut musulman, c’était clairement refuser l’égalité dans l’assimilation à la cité française. Et, pourtant, dans la logique du « diviser pour régner », et pour trouver une assise à son pouvoir, Paris avait, le 24 octobre 1870, promulgué le décret Crémieux donnant la citoyenneté française aux juifs d’Algérie en invalidant le statut personnel de leur loi mosaïque. Dans l’entre deux-guerres, Ferhat Abbas, entendu à Paris dans le secret de la Commission du Suffrage universel, ne défia-t-il pas un État français qui s’abritait sous le statut musulman pour édicter l’inapplicabilité d’une naturalisation ? : « Chiche, imposez nous un nouveau décret Crémieux35… »
- 36 Et non femmes : à cette époque, les femmes françaises n’avaient pas le droit de vote.
- 37 Cf. - Koulakssis A. (1991), Le parti socialiste et l’Afrique du Nord : de Jaurès à Blum, Paris : Ar (...)
- 38 Dans un discours prononcé le 27 janvier 1956 à Paris lors d’un meeting salle Wagram.
- 39 SUR LES INSURRECTIONS, RÉPRESSIONS, RÉCLUSIONS, MASSACRES, ET QUELQUES ÉPISODES CLÉS DRAMATIQUES - (...)
26Au lendemain de la première guerre mondiale, en 1919, fut votée la loi Jonnart, gouverneur général de l’Algérie, réinstallé début 1918 à la place de Lutaud par Clemenceau, président du conseil et ministre de la guerre. Alors que le service militaire obligatoire institué en 1912 en Algérie avait été présenté à dessein comme l’impôt du sang dû par tous les Français, cette loi ne donna la citoyenneté française avec le maintien du statut musulman qu’à une infime partie des Algériens, soigneusement triés et sous condition de connaissance du français et d’états de service. En 1936, le projet dit « Blum-Viollette » - en fait c’était le projet Viollette, ministre d’État dans le gouvernement Blum -, reprit les logiques de la loi Jonnart, mais en augmentant le nombre des bénéficiaires de droit (dont les titulaires du certificat d’études primaires) à environ 25 000 hommes36. Et, bien que les deux députés socialistes élus en Algérie en 1936, Marcel Régis et Marius Dubois, aient poussé le gouvernement de Front populaire de Blum à adopter le projet Viollette, devant les rodomontades du lobby colonial, Blum renonça à même le faire discuter à la Chambre des députés37. Blum ne tenait sans doute pas à se mettre le lobby colonial à dos - il put vouloir, en s’inclinant, prouver sa qualité de bon Français, lui qui était qualifié par la presse d’extrême droite de juif allemand, affublé du nom de Karfulkenstein. Mais il y eut bien sûr responsabilité collective du gouvernement de Front populaire. Au fond, il y avait bien connivence structurelle entre le lobby colonial et Paris - l’État français - dont la colonisation de l’Algérie, représentée comme construction nationale française, en était ressentie comme partie prenante : comme l’a dit Jean-Paul Sartre38, le colonialisme était bien un « système », - en l’occurrence un système français. Le contenu du projet Viollette fut repris, et même élargi, par l’ordonnance gaullienne du 7 mars 1944, reconduite en loi le 7 mai 1946, avec l’institution des deux collèges : le premier « français », le deuxième « indigène ». Les Algériens eurent cinq députés MTLD sur quinze à Paris à la première Constituante – Messaoud Boukadoum, Mohammed Lamine Debaghine, Djamel Derdour, Mohammed Khider et Ahmed Mezerna. L’assemblée nationale française vota le 20 septembre 1947 le statut de l’Algérie selon l’équation coloniale 1 (Français) = 8 (Algériens). Ce qui aurait été peut-être bienvenu et accepté une décennie plus tôt ne pouvait plus l’être en 1947 car le nationalisme algérien avait considérablement évolué devant les blocages français, et il y avait eu la tragique répression de mai 194539, qui fit plusieurs milliers de morts - d’aucuns avancent le chiffre de 40 000, voire plus.
- 40 Né en 1918 à Alger où son père était ingénieur des chemins de fer.
- 41 Les cinq autres : Mostefa Ben Boulaïd (mort au maquis le 22 mars 1955), Larbi Ben M’hidi, Rabah Bit (...)
27Le 2 janvier 1956, les Français votent majoritairement pour la gauche. Le dirigeant socialiste Guy Mollet proclame son intention de faire la paix en Algérie, il dénonce cette « guerre imbécile et sans issue ». Il est investi président du conseil, c’est-à-dire chef du gouvernement. En visite à Alger, il y est accueilli le 6 février 1956 sous les huées et des jets de tomates par une manifestation de Français d’Algérie. Et là aussi, Guy Mollet cède aux pressions des manifestants et du lobby colonial qu’ils signifient. Le 12 mars 1956, l’Assemblée nationale vote pour son gouvernement les « pouvoirs spéciaux » sur la politique à mener en Algérie, avec entre autres l’approbation des députés communistes. Le contingent français est rappelé, c’est l’engagement dans la guerre. Cependant, pour tenter désespérément de l’arrêter, durant l’été 1956, est préparée l’organisation d’une conférence nord-africaine devant se tenir à Tunis, organisée par le Maroc et la Tunisie, en concertation avec le secrétaire d’État français aux Affaires marocaines et tunisiennes Alain Savary40. Il était d’accord pour qu’y participent quatre des neuf chefs historiques du FLN - Hocine Aït Ahmed, Ahmed Ben Bella, Mohamed Boudiaf, Mohammed Khider -, se trouvant alors au Maroc41. Objectif : préparer en douceur la décolonisation de l’Algérie en lui conférant un statut d’État indépendant en association avec la France dans un cadre fédéral maghrébin, étant entendu que Savary jugeait inéluctable l’indépendance de l’Algérie. Simplement il était un adepte de cet art du compromis que d’aucuns appellent la politique, qui aurait permis, s’il avait été tenté, à l’Algérie d’accéder par étapes à l’indépendance en faisant l’économie d’une terrible guerre.
- 42 Auteur notamment de - Lacheraf, M. (1965), L’Algérie, nation et société, Paris : Maspero, 351 p.
28L’avion marocain emmenant du Maroc à Tunis les quatre dirigeants algériens, qui transportait aussi l’intellectuel algérien Mostefa Lacheraf42, passa sur l’espace aérien, alors français, qu’il aurait dû éviter ; en fait, il fut détourné par la chasse aérienne française sur l’aéroport d’Alger avec l’assentiment du secrétaire d’État aux Forces armées Max Lejeune et du ministre de l’Algérie Robert Lacoste - ce fut l’un des premiers détournements aériens de l’histoire. D’après Ben Bella, « ils nous ont vendus » (les Marocains), de connivence avec les services secrets français et le commandement militaire français en Algérie pour que la conférence n’ait pas lieu. Les cinq Algériens furent appréhendés à leur descente d’avion - ils passèrent tout le reste de la guerre en prison. La conférence de Tunis avait bien été sabotée. Malgré ses protestations adressées au gouvernement, Alain Savary ne parvint pas à les faire libérer. Il démissionna donc, la mort dans l’âme.
- 43 Ces mémoires ont pu être lus grâce à Mohammed Harbi. ILS ABONDENT, LES SOUVENIRS, MÉMOIRES, ET TÉMO (...)
29L’appareil militaire français dirigeant exulte. De son côté, d’après un témoignage de Salah Boubnider et les mémoires inédits de Lakhdar Ben Tobbal43, colonel de la wilāya II (Constantinois), à l’écoute de la radio ce dernier aurait fumé, dans l’attente fébrile, sept paquets de Bastos ; et, lorsqu’il comprit que les cinq Algériens prisonniers ne seraient pas libérés, on aurait fait la fête au commandement de la wilāya II ; explication entendue dans la bouche d’Algériens : on ne pouvait pas trahir l’engagement du 1er novembre 1954 en acceptant un compromis qui ne reconnaîtrait pas d’emblée l’indépendance et la souveraineté totales de l’Algérie. Autre lecture possible : en un temps où l’armée prétorienne des frontières de Boumediene et son État-Major Général n’existaient pas encore, l’appareil militaire en formation dans les maquis espérait alors encore être maître du jeu dans l’Algérie indépendante à venir, ce qu’une paix négociée aurait entravé car elle aurait mis au premier plan les politiques.
- 44 Cf. QUELQUES LIVRES RÉCENTS SUR L’HISTOIRE DE L’ALGÉRIE COLONIALE/CONTEMPORAINE : - Stora, B. (1991 (...)
30Alors, occasions manquées ? Ou occasions non tentées ? Car il ne peut y avoir d’occasions manquées que s’il y a des occasions tentées : le Front populaire n’osa pas affronter le lobby colonial ; le gouvernement Paul Ramadier, le premier de la IVe République, ne prit pas la mesure de l’acuité de la question algérienne en faisant voter le statut de 1947, Guy Mollet plia sous l’hostilité de la foule européenne d’Alger, puis céda au coup des services français qui avaient (à son insu ?) mis un terme à un espoir de paix le 22 octobre 1956. Au total, rien ne fut vraiment entrepris par les gouvernants français pour empêcher le dénouement violent : comme système, le colonialisme restait prévalent dans l’imaginaire nationaliste français44.
31La conquête de l’Algérie, commencée en 1830, dura près de deux décennies, ce fut une conquête militaire. Et la résistance algérienne s’est manifestée dans le temps moyen (à partir de 1830) par la résistance armée. Plusieurs révoltes, toutes durement réprimées, scandèrent l’histoire, depuis l’insurrection d’El Mokrani - Bel Haddad en 1871-1872 jusqu’à la tentative du printemps 1945 du Constantinois, en passant par des révoltes en Kabylie orientale, l’insurrection des Oulad Sidi Chaykh qui embrasa l’Algérie du Sud Oranais au Titteri en 1864, la révolte de l’Aurès en 1879 , celle de Bou ‘Amama dans le Sud Oranais en 1881-1882, la révolte plus circonscrite dite de Marguerite, près de Miliana, en 1901, l’insurrection du Belezma/Aurès de 1916-1917 dont la répression dura six mois, 38 ans avant l’infijār du 1er novembre 1954.
- 45 Aït Ahmed, H. (1983), Mémoires d’un combattant. L’esprit d’indépendance 1942-1954, Paris : Sylvie M (...)
32L’ALN de 1954-1962 avait été esquissée par la création, au congrès du MTLD de février 1947, de l’OS (Organisation Spéciale), organisation paramilitaire, à laquelle, par esprit de consensus, avait finalement consenti Messali Hadj, lequel croyait de son côté plutôt à une voie politique. Mais au sein du parti existaient aussi des forces qui se défiaient d’une voie politique marginalisant la perspective d’un recours aux armes, dont le docteur Mohammed Lamine Debaghine, qui fut politiquement éliminé par Messali en 1949. A la tête de l’OS, se succédèrent Ahmed Ben Bella et Hocine Aït Ahmed. A la réunion de Zeddine, fin 1948, dans le Haut Chélif, à la ferme familiale de l’instructeur chef militaire Djilali Belhadj, dans le Haut Chélif, le rapport d’Aït Ahmed insistait sur la nécessité de mettre au premier plan la lutte armée, et des dirigeants comme Hocine Lahouel firent leur cette perspective. Sans moyens réels et sans organisation d’ampleur, l’OS ne put, au mieux, que conduire un Kriegspiel peu menaçant pour l’ordre colonial : un scoutisme d’apprentis guerriers dont Aït Ahmed décrit savoureusement les pérégrinations en montagne dans ses mémoires45.
33De toute façon l’OS fut démantelée en 1951 par les services français et les rescapés de la répression rongèrent leur frein dans la clandestinité ; jusqu’à ce que, notamment sous la conduite du maître organisateur Mohamed Boudiaf, soit préparée la logistique de l’allumage de la mèche du 1er novembre 1954. Le contexte mondial était celui de la toute récente guerre d’Indochine, et de la victoire de Dien Bien Phu du Viet Congh sur l’armée française où combattaient des soldats algériens. Revenus en Algérie, ils furent les porteurs de la bonne nouvelle : une guerre de libération anticoloniale pouvait se terminer par la victoire des colonisés. Nombres d’initiateurs du mouvement de novembre 1954 provenaient de l’OS : Le FLN voulut renouer avec la logique de l’OS, en faisant cette fois de l’ALN un instrument efficace.
- 46 Conseil National de la Révolution Algérienne - le parlement du FLN.
- 47 Bougherara-Souidi, N. (2006), Les rapports franco-allemands à l’épreuve de la question algérienne ( (...)
- 48 Carron, D. (2013), La Suisse et la guerre d’indépendance algérienne, 1954-1962, Lausanne : Éd. Anti (...)
34Pendant la guerre de libération algérienne, nombre d’officiers français furent de leur côté persuadés de l’avoir emporté par les armes, et donc d’être trahis par de Gaulle. Ce fut le général Salan et le putsch des généraux d’avril 1961, ce fut aussi l’OAS, dans son combat désespéré à contretemps. Le récent album de Patrick Buisson, déjà cité, chante encore le mythe du triomphe de l’armée française sur les « fellaghas ». Du côté algérien, le recours à l’action armée est célébré en Algérie par les descendants des mujāhidūn, des mujāhidāt et des shuhadā’. Cela permet aussi de magnifier un pouvoir dirigeant se légitimant par la lutte armée de libération nationale et l’invoquant en toute occasion pour consolider l’appareil militaire - appareil issu de l’armée des frontières et de l’EMG de Boumediene créé par le CNRA46 début 1960, appareil longtemps maître du jeu. Cela permet aussi d’escamoter la place de pays européens comme l’Allemagne fédérale47, qui accueillit la direction de la Fédération de France du FLN en 1958, ou la Suisse, pays central de rencontres et de discussions franco-algériennes, proche d’Évian48 ; et plus largement de taire le rôle crucial du FLN politique et son rayonnement de par le monde et à l’ONU, que de vrais politiques s’acharnèrent à édifier.
- 49 Gouvernement provisoire de la République algérienne
- 50 SUR L’HISTOIRE DE LA MEDITERRANEE, cf. - Rainero, R. H., [dir.] (1982), Italia e Algeria : aspetti (...)
35Cela pour aboutir, à partir de 1960, et surtout de l’été 1961, avec le GPRA49 à la présidence duquel Ben Youssef Ben Khedda venait de succéder à Ferhat Abbas, aux décisives négociations d’Évian - auxquelles Mohammed Harbi fut désigné comme expert. Seule une solution politique était viable, et ce furent bien des civils qui gagnèrent la paix, même si la commotion initiale des armes avaient été le préalable obligé conduisant le pouvoir colonial à lâcher du lest, à négocier : dénouement d’une résistance à l’ordre colonial que l’historien doit étudier sous toutes ses facettes, dialectiquement. Mais avant de tenter de l’analyser in fine, il importe, ce qui est bien peu tenté dans l’historiographie courante, de remonter à ce qui précède la colonisation de l’Algérie, de situer au préalable l’histoire algérienne dans son ancrage profond à l’histoire de longue durée, et plus largement à l’histoire de la Méditerranée50 dont elle est partie prenante.
- 51 Braudel, F. (1949), La Méditerranée à l’époque de Philippe II, A. Colin, 1160 p. - 9 éditions succe (...)
36Cette question de fond renvoie en effet inévitablement à l’histoire de la Méditerranée telle que la conçut et la réalisa Fernand Braudel, historien renommé de l’École des Annales, dans la lignée de Marc Bloch et de la revue des Annales Économie, Sociétés, Civilisations, avec notamment Lucien Febvre et Ernest Labrousse, - ce dernier fut aussi le maître à penser du grand historien ottomaniste algérien Lemnouar Merouche. Braudel, Lorrain d’origine51, fut nommé à 22 ans en 1923 professeur à Alger où il enseigna pendant dix ans. Il fut notamment le théoricien des différents temps de l’histoire : du temps court au temps long ou temps de longue durée, via le temps moyen. Il faut y insister parce que l’histoire de l’entité spatialo-humaine qui deviendra l’Algérie n’a pas commencé en 1962, non plus en 1830 et pas davantage en 1518, quand Aoudj Barberousse fut investi par le sultan ottoman du gouvernement d’Alger. Il faut, pour comprendre le présent et le passé proche, un bref temps d’arrêt sur la longue durée.
- 52 Conclusion du livre de - Stora, B. (2002), Algérie, Maroc, histoires parallèles, destins croisés, P (...)
37Partons des réflexions de Benjamin Stora sur les différences entre Maroc et Algérie : le Maroc, qui a connu une durée et une forme de colonisation différentes de celles de l’Algérie, cultive d’après lui un rapport à l’histoire qui « s’enracine dans la tradition et insiste sur la continuité ». En revanche, pour les Algériens qui ont vécu la présence ottomane avant l’arrivée des Français, c’est « l’histoire (anti) coloniale [qui] invente le territoire […], ces perceptions distinctes entraînent deux formes de légitimation de l’État-nation : elle passe, au Maroc, par l’histoire longue, tandis qu’elle transite, en Algérie, par la puissance géographique »52.
38Il est vrai que, sur la longue durée, perdure dans al-Maghrib al-awsaṭ (le Maghreb médian, aujourd’hui l’Algérie) une société segmentée en qabā’il (tribus), familles élargies et clans. L’identité de base y fut longtemps celle de communautés patriarcales, régies par une norme solidariste et unanimiste, l’identité large étant depuis douze siècles fondée sur la référence à al-umma-al-muḥammadiyya (littéralement la communauté mahométane [universelle]). Dans la patrie Algérie (al-waṭan), c’est étymologiquement le lieu natal, référé aux hommes d’un territoire, et non à un groupe humain (al-qawm) : waṭaniyya est traduit en français par nationalisme alors que patriotisme serait stricto sensu plus exact. Et ailleurs, en Égypte et dans le reste du monde arabe, c’est le terme de qawmiyya qui est plus souvent utilisé (qawmiyya miṣriyya, qawmiyya ‘arabiyya : nation égyptienne, nation arabe…). Pour société nationale, on dit sharika waṭaniyya en Algérie, mais sharika qawmiyya en Tunisie. Les groupes qui tentent, du XIème au XIIIème siècle, de conquérir et d’édifier un empire maghrébin viennent du Maghrib al-aqṣā - le « Maghreb extrême » -, aujourd’hui le Maroc : du XIème au XIIIème siècles, ce sont les dynasties des Almoravides (al-Murābiṭūn), puis surtout des Almohades (al-Muwaḥḥidūn), le conquérant almohade ‘Abd al-Mu’min étant, lui, originaire de la région de Nedroma, à une cinquantaine de kilomètres au nord-ouest de Tlemcen ; mais le foyer originel de leur pouvoir est Marrakech. Puis, à partir de Fès, viennent les Marīnides (Banū Marīn), originaires du Tafilalet, avant les Saadiens (al-Sa‘adiyyūn) puis les Alaouites (al-‘Alawiyyūn), porteurs de la noble marque chérifienne, eux aussi issus du Sud marocain. Tous sont originaires de groupes humains de l’intérieur. Il en est de même des Zayanides (Banū Zayān) de Tlemcen, issus de même du terroir profond. Mais eux ne sont pas porteurs de la distinction chérifienne ; et les dynasties installées à Marrakech, puis à Fès, édifient un pouvoir éminent, relativement stable, du moins sur un bilād al makhzan (pays de souveraineté de l’État, fiscalement contrôlé) assez bien délimité dans les plaines, et ayant échappé à l’emprise ottomane, et le bilād al-sība (pays de la dissidence : zones fiscalement incontrôlées, sises surtout en montagne) leur échappant plus ou moins selon le rapport des forces.
39A l’antiquité tardive, en Numidie-Maurétanie césaréenne - al Maghrib al-awsaṭ : la future Algérie -, le schisme donatiste contre le catholicisme romain peut être vu comme précurseur de l’islam ; les révolte des circoncellions et de Firmus contre l’autorité romaine installée comme annonciatrices des dissidences à vecteur religieux, comme, au Xème siècle, la grande révolte du kharijite (khārijī ) Abū Yazid (l’homme à l’âne : ṣaḥīb al-ḥimār) contre l’État fatimide d’Ifriqiya ; les royaumes « numides » de l’Antiquité et les principautés « maures » des Ve-VIe siècles comme avant-coureurs de la dynastie rustamide de Tihert, puis du « royaume de Tlemcen » des Banū Zayān (Zayanides). Si, au VIIIe siècle, ‘Abd al-Raḥmān ibn Rustam était originaire d’Orient, le pouvoir zayanide des XIIIe-XVe siècles est issu de communautés originaires du Maghreb oriental, repoussées vers les Hautes plaines oranaises par l’avancée des Banū Hilāl. Mais ce « royaume » est menacé, à la fois par les voisins de l’ouest marīnides dont les Zayanides ont été un temps les clients, et à l’est par les dissidences endémiques des communautés du Chélif, du Dahra et de l’Ouarsenis. Dans le même temps, les Banū Ḥafṣ (Hafsides) de Tunis, eux, édifient peut-être l’état le plus achevé du Maghreb, dont le centre est l’Ifriqiya (al-Maghrib al-adnā), la future Tunisie. Cette dynastie provenant, non du terroir, mais d’une lignée de gouverneurs établis par les Almohades à Tunis, domina aussi le Constantinois, jusqu’à Bougie/Bejaïa, dont la dynastie des Banū Ḥammād Hammadides) avait disparu au milieu du XIIe siècle sous le choc des Banū Hilāl.
- 53 Pluriel de iqṭā‘ : concession, fief fiscal.
- 54 Sur L’HISTOIRE DE TEMPS LONG DE L’ALGÉRIE JUSQU’ Á 1517, Cf. :
- ANTIQUITÉ : - Gsell, S. (1903), L’A (...)
- 55 Cf. les quelques chapitres de la thèse (dir. Mohamed Hédi Chérif), de Fatima Zohra Guechi, soutenue (...)
40Le territoire du Maghrib al-awsaṭ est endémiquement le théâtre d’affrontements entre voisins de l’ouest et de l’est, aussi le royaume de Tlemcen doit-il maintes fois négocier sa tranquillité en concédant des iqṭā‘āt53 aux communautés indociles. Suite à l’Algérie « médiévale », connue notamment grâce aux travaux récents d’historiens algériens54 - entre autres Atallah Dhina puis Allaoua Amara -, puis durant l’« Algérie ottomane », étudiée par les historien(ne)s algérien(ne)s Fatima Zohra Guechi, Abd El Hadi Ben Mansour, Lemnouar Merouche55, se produisit une relative stabilisation. Le beylik, mieux établi, reposant notamment sur le corps des janissaires turcs, s’appuie sur les tribus makhzan qui pressurent les tribus ra‘āiya, soumises – littéralement comme un troupeau à son berger. Mais de tous temps, les ancêtres des Algériens avaient vu avec méfiance tout pouvoir prétendant s’imposer à l’ordre communautaire de base : ils ne croient pas à l’État parce que, pour eux, l’État s’est continûment confondu avec un appareil d’origine extérieure (Rome, Algérie coloniale, et, auparavant, même ottomane) ou avec un segment de la société répugnant à rendre des comptes aux humains de la société, autrement qu’à des sujets fiscaux à dompter ou avec qui négocier pour acheter leur innocuité. De ce point de vue, il y a ressemblance avec le royaume de France de Louis XIV où, au XVIIème siècle, les sujets du roi ne connaissent guère de l’État que la fiscalité. Enfin, on peut dire que, sur le temps moyen récent, la démocratie a été entravée en Algérie par des pouvoirs certes autoritaires, mais aussi par une idéologie se défiant d’une démocratie risquant de contrevenir au sacré communautaire. Il y a bien des démocrates de cœur, mais guère sur la scène politique active, et la démocratie offerte est de toutes façons clivée entre masse et élite - d’aucuns la diraient « censitaire ». Et la société actuelle est encore quelque part tributaire d’ancrages socioculturels de longue durée.
- 56 - Tillion, G. (1966), Le Harem et les cousins, Paris, Seuil, 219 p. ; elle a aussi réfléchi et écri (...)
- 57 En Tunisie, à 100 km à l’est de la frontière algérienne, aujourd’hui Al Fahs.
41Certes, les systèmes socio-économiques connaissent des avancées et des replis, comme tout en histoire ils évoluent mais ils restent marqués plus ou moins consciemment par un enracinement de longue durée. Ce que Freud appelait les « mémoires-écrans », celles du temps conscient, récent et construit, qui refoule l’inconscient de la longue durée dont les productions - stéréotypes, tabous, interdits…- relèvent de l’inclusion dans l’univers de ce que Germaine Tillion a dénommé « le harem et les cousins »56 et dont maints paramètres socioculturels sont bien antérieurs à l’islam. Cf. par exemple l’inscription latine du 1er siècle retrouvée dans les ruines romaines de Thuburbo Majus57 qui édicte les conditions d’accès au temple d’Eshmaus (Esculape), le dieu guérisseur : il ne faut pas manger de porc, pas de relations sexuelles depuis moins de trois jours, obligation de se déchausser avant d’entrer - cela six siècles avant l’islam.
- 58 Sur LES FEMMES ALGERIENNES, on citera un libelle conventionnel ampoulé de bon aloi : - Lasfar Khiār (...)
- 59 Il s’agit une mixture de chocolat, de vin blanc ou de clairette, souvent mélangée à un jus de fruit (...)
42Par plusieurs traits, il y a aussi nombre de parentés d’une rive à l’autre de la Méditerranée : dans la Grèce antique, que l’on crédite d’avoir inventé la démocratie, une femme qui sortait de chez elle sans voile sur la tête était considérée comme une femme de mœurs légères - euphémisme ; et il y a peu encore, de l’Espagne à l’Italie via la France méridionale, on n’imaginait guère une femme sortir de chez elle et entrer dans une église la tête découverte58. Il y eut aussi - il y a encore ici et là ? - sur les deux rives le tabou du sang et la crispation sur la virginité des jeunes filles à marier, qui furent longtemps des biens communs méditerranéens - le rite du drap rougi de sang à la fenêtre - puis, répandu dans la moitié sud de la France, celui tenu pour plus politiquement correct de « la chichole »59. Or cette Méditerranée dont, culturellement, les rives nord et sud ont d’incontestables affinités, commence à se cliver irrémédiablement à partir du XIIème siècle.
- 60 - Madanī, A. T. al- s. d. (1968 ?), al ḥarb al-thalāthimi’a sana bayna al-jazā’ir wa isbāniya, 1942 (...)
43En effet, la Méditerranée, la mer moyenne des Arabes : al Baḥr al-Mutawasiṭ - qui put être considérée du VIIIème au XIème siècle comme un quasi « lac musulman », primordial dans les relations Orient–Occident -, fut largement reconquise à partir du XIIème siècle, surtout par les capitalistes marchands de Gênes et de Venise dans le sillage des croisades. Avec les capitaux et les navires italiens, en moins de deux siècles, pratiquement, la Méditerranée cesse d’être un lac musulman. Les Islamo-Arabes sont marginalisés dans le contrôle des routes maritimes, au profit surtout des Italiens, et dans une moindre mesure des Marseillais et des Catalans. En 1212, c’est la hazīma (défaite), parfois dénommée nakba (catastrophe) de Las Navas de Tolosa (en arabe, ḥiṣn al-‘iqāb : le bastion du châtiment). Croisades et Reconquista restent dans l’imaginaire islamo-arabe des non-dits douloureux : l’historien nationaliste algérien Aḥmad Tawfīq al-Madanī (1898-1983) parle, pour désigner le colonialisme français, de « al-isti‘mār al-ṣalībī » (le colonialisme croisé), raison pour laquelle, selon lui, les ancêtres des Algériens furent à la fois des victimes (ḍaḥāiyā) et des héros (abṭāl). Il a écrit un livre, paru en 1968, dont le titre est, en traduction française, La guerre de 300 ans entre l’Algérie et l’Espagne (1492-1792)60 : une guerre de 300 ans : trois fois plus que les Français qui, eux, n’ont eu au plus à mener qu’une guerre de 100 ans. Le traumatisme du clivage resta vivace et profond : le communiqué revendiquant l’assassinat des sept moines de Tibehirine en mars 1996 parlait de l’obligation d’éliminer les chrétiens et les croisés. S’opposent en binôme tranché le dār al ḥarb (demeure de la guerre - chrétienne) et le dār al islām (demeure de l’islam).
44Les traductions du grec à l’arabe avaient fait la gloire de l’époque abbasside, bien avant les croisades ; le relais est pris dans l’autre sens par des traductions de l’arabe au latin, notamment dans les foyers, espagnol de Tolède, et italien de Salerne : c’est par l’intermédiaire de l’arabe et du latin, que, à travers deux traductions successives, les Européens connurent par exemple le philosophe grec Aristote. Ce mouvement se ralentit, puis s’arrête quasiment aux XIVème-XVème siècles. Mais, dès avant, aucune traduction en arabe n’est entreprise de textes européens : au Maghreb, on ne connaît ni Dante, ni Montaigne ni Shakespeare. Les Mille et une nuits ne sont traduites en français qu’au XVIIIème siècle et Ibn Khaldūn ne sera découvert et traduit qu’au XIXème siècle en France. S’installent durablement le clivage et un autisme méditerranéens, avec tout leur lot de stéréotypes et de blocages symétriques.
45Au XVème siècle, les escadres portugaises vont par mer chercher l’or dans le golfe de Guinée et long-circuitent les itinéraires sahariens, appauvrissant et desséchant leurs terminus septentrionaux : ainsi Tlemcen végète et s’appauvrit. Cette expansion est contemporaine du parachèvement de la Reconquista. Ancrée est la nostalgie d’un âge d’or perdu : une haute figure de la guerre d’indépendance comme Larbi Ben M’hidi avait l’Andalousie au cœur de ses émotions. Plus largement, les « grandes découvertes » européennes, une fois le cap de Bonne Espérance franchi, permettent aux Européens de s’approprier par voie maritime les échanges Asie-Europe, et bientôt de dominer les relations croissantes avec l’Amérique. D’où dessèchement et appauvrissement pour la Méditerranée et le monde islamo-arabe. Corrélativement, les grands intellectuels hardis de l’époque de l’islam classique cèdent la place à des érudits qui répètent, parfois en beauté, mais qui ne créent plus. Ibn Khaldūn est la grande exception d’une période de repli, repli dont il a d’ailleurs pleinement conscience. Les centres de décision sont transférés vers le nord, vers l’Europe, et vers l’Ouest. A la veille de la révolution industrielle de l’Europe nord-occidentale, l’Atlantique a en grande partie remplacé la Méditerranée comme lac intérieur primordial des échanges mondiaux.
- 61 SUR LES JUIFS D’ALGÉRIE, outre le livre chargé des stéréotypes de l’antijudaisme ordinaire de - Sa‘ (...)
- 62 Cf. - Merouche L., op.cit., supra : Recherches sur l’Algérie à l’époque ottomane - t. 2 (2007), La (...)
46Cette évolution est commune à l’Europe du sud, au Maghreb et au Proche-Orient. Mais, dans le territoire de l’actuelle Algérie, l’un des plus tournés vers son intérieur, le repli dut être ressenti comme plus accentué. Au XVIème siècle ottoman, Alger devient le centre de la course maritime. Or la course est une réponse à une marginalisation par rapports aux circuits d’échanges majeurs : les nids de corsaires dalmates répondaient à la suprématie de la République de Venise sur la mer Adriatique. Or, dans une Méditerranée secondarisée, la rente corsaire est amoindrie dans le courant du XVIIIème siècle, d’où le racket du beylik pour réquisitionner les blés des paysans, puis les vendre à la France ; d’où, avec les mauvaises récoltes du début du XIXème siècle, les prix délirants du blé et les famines, qui culminent avec celle de 1805 dont le beylik fait endosser la responsabilité aux juifs61, boucs émissaires ; d’où la sanglante émeute antijuive de juin 1805 relatée par l’historien Lemnouar Merouche, alors même que le dey Mustapha pacha II continue à vendre du blé à la France62. Pénurie et disette continuent durant les décennies suivantes, pendant la conquête coloniale jusqu’au paroxysme de la grande famine de 1868 – là, la paysannerie algérienne est affamée par une mauvaise récolte et par la déstabilisation du mode de production traditionnel sous les coups de boutoir du capitalisme colonial et les dépossessions qu’il charrie.
- 63 Sur l’HISTOIRE DU MAGHREB : - Gautier, É. F., Le passé de l’Afrique du Nord. Les siècles obscurs du (...)
47Dans la mémoire longue des Algériens, le rapport avec les voisins du Nord est marqué par le contentieux et le traumatisme de l’exclusion ; ils ressentent aussi d’avoir été marginalisés par rapport aux voisins de l’est et de l’ouest63 : si une évolution assez semblable marqua l’ensemble du Maghreb, les centres intellectuels et culturels les plus prestigieux restèrent en-dehors de l’Algérie : Fès (mosquée-université Qarawiyīn : des Kairouanais), Tunis (mosquée-université al-Zaytūna : de l’Olivier) et plus encore Le Caire (mosquée-université al-Azhar : la lumineuse) n’ont jamais eu d’équivalents algériens. Cette frustration s’accrut durant la période coloniale.
- 64 SUR L’HISTOIRE DE L’ALGÉRIE COLONIALE, SUR LE SYSTEME COLONIAL, cf. notamment : - Isnard, H. (1947 (...)
48Les Algériens ont, comme l’ensemble du monde islamo-arabe méditerranéen, regardé avec défiance le christianisme et l’Europe ṣalībiyya depuis la reconquête de la Méditerranée portée par les croisades aux XIIème-XIIIème siècles par les marchands italiens. Mais le poids du passé colonial est bien plus douloureux en Algérie qu’en Tunisie ou au Maroc : nulle part une colonisation ne fut aussi pesante, une lutte de libération aussi sanglante64. Les traumatismes et la déstructuration sociale et mentale portés par le colonialisme y ont durablement installé une culture du malheur tenant pour acquis que les Algériens étaient irrémédiablement constitués par la souffrance.
- 65 Relatée par le même - Ṭaḥṭāwī R. al- (1988) en traduction française, sous le titre L’Or de Paris, (...)
49« Uṭlubū al-‘ilm, wa lawu fī al-Ṣīna » (recherchez le savoir, fût-ce jusqu’en Chine) : à la différence d’autres pays, désireux de chercher, suivant ce ḥadīth attribué au prophète Mohammed, la science jusqu’en Chine et, pour commencer, au nord de la Méditerranée, l’Algérie connut une ouverture sur l’extérieur forcée, dans un contexte d’occupation, de dépendance et de dépossession sans équivalent : l’ouverture ne fut pas librement recherchée, comme ce fut le cas lors de la période des Tanẓīmāt de l’empire ottoman, puis des Jeunes Turcs ; ou en Égypte avec Mohammed Ali : rien de comparable à la mission que le pacha d’Égypte envoya à Paris en 1826, sous la conduite de Rifā‘a al- Ṭaḥṭāwī65, de 44 savants égyptiens, chargés de s’initier aux sciences de infidèles pour comprendre les raisons de leur puissance et en faire profiter l’Égypte ; et ce fut d’Égypte que partit le mouvement de la Nahda. Rien de comparable non plus au collège Sadiki (al-ma‘had Ṣādiqī ), grande école bilingue franco-arabe fondée par le pacha Kheireddine, lui aussi grand admirateur de la France, début 1875, six ans avant la conquête française de la Tunisie. Les Algériens n’ont-ils pas le sentiment d’avoir été des mal-aimés de l’histoire au regard de l’Europe, voire par rapport à leurs voisins maghrébins, et par rapport au Machreq ?
- 66 Cf. - Taleb-Ibrahimi, Kh. (1997), Les Algériens et leur(s) langue(s) : éléments pour une approche s (...)
50Cependant, les élites issues d’une école française chichement dispensée à la masse, mais aussi les travailleurs émigrés découvrant une société inédite et le mouvement ouvrier, purent être séduits par tels modèles français - nombre d’Algériens ont dit l’admiration qu’ils portaient à leurs professeurs français. Il y eut des séductions, qui purent tourner à la fascination chez tels « Jeunes Algériens ». Dans les années cinquante, Ferhat Abbas, qui aurait été embarrassé de parler arabe coram populo, tenait au Caire ses conférences de presse en français - à la grande incompréhension des Égyptiens : un Arabe, ça parle arabe ! Mais si séduction il y eut, ce ne fut pas dans l’ouverture librement recherchée, ce fut, en ambivalence, dans un contexte traumatique de soumission au système colonial. D’un côté, face aux arrogants modèles coloniaux, il y eut fascination compensatoire pour l’Orient islamo-arabe, de l’autre il y eut bel et bien un entrelacement, remarquable par exemple du point de vue de la langue : longtemps le français n’eut pas tout à fait le même statut qu’en Tunisie et au Maroc, et la dārija algérienne est davantage pénétrée de vocables français66. En algérien, d’ouest en est, saiyyāra (automobile) se dit « karoussa », « lauto », « tonobil » ou « taxi » ; masbaḥ (piscine) se dit « piscina », la déprime du mal vivre se dit « dégoutage »...
- 67 Cf. notamment - Berque, J. (1960), Les Arabes d’hier à demain, Paris : Seuil, 248 p. ; et - * (1962 (...)
- 68 - Berque, J. (1990) [traduct. en français], Le Coran. Essai de trad. de l’arabe, annoté et suivi d’ (...)
- 69 Cf. - Khalfoune, T. (2004), Le domaine public en droit algérien : réalité et fiction, préf. de L. S (...)
- 70 -Bayart J.-F. (1996), L’illusion identitaire, Paris : Fayard, 306 p. ; - Serres, M. (2003), L’incan (...)
51Donnons la parole au fils d’Augustin Berque (1884-1946) - lequel fut un administrateur particulièrement au fait de la société rurale algérienne, puis Directeur des Affaires indigènes -, à Jacques Berque67 (1910-1995), né à Frenda, ayant vécu aux côtés des Algériens, grand islamologue arabisant et traducteur du Coran68 : « La France et l’Algérie ? On ne s’est pas entrelacé pendant 130 ans sans que cela descende profondément dans les âmes et dans les corps ». Cette formule célèbre, souvent citée, l’est entre autres par Mohammed Harbi dans ses mémoires. De fait, la discrimination coloniale put être une occasion d’ouvertures et de relations avec des Français. Le système de dépossession des terres bénéficia certes à des petits colons qui vivaient au-dessus des Algériens, mais qui malgré tout purent coexister avec eux et les connaître, voire prendre leur parti – on a déjà mentionné Victor Spielmann. Nombre d’entre eux, de l’Oranie au Constantinois, avaient dû, peu ou prou, apprendre l’arabe pour le comprendre afin de communiquer avec leurs ouvriers agricoles - ceci dit, en Oranie, les spécialistes de la taille de la vigne furent souvent des Kabyles. Et, entre autres continuités, celle juridique entre la période coloniale et l’Algérie indépendante est bien réelle69. Bref, l’historien ne peut faire l’économie d’une analyse dialectique sur le temps moyen qui prenne en compte les sources de l’identité algérienne eu égard au vécu des Algériens colonisés. En histoire, toute identité est dynamique : elle est identification, et même, comme l’a bellement montré Michel Serres, souvent un patchwork, un tissu d’arlequin provenant de plusieurs sources d’identification70.
- 71 Étienne B. (1994), Abd El Kader, l’isthme des isthmes (Barzakh al barāzikh), Paris, Hachette, 499 p (...)
52Ce fut l’émir Abd El-Kader, étudié notamment par le regretté Bruno Étienne et par François Pouillon71, qui esquissa l’édification d’un État proprement algérien. D’une grande famille chérifienne de la région de Mascara, il était un shaykh mystique qādirī admirateur d’Ibn ‘Arabī et un pieux ḥājj, doublé d’un savant éclairé, poète et théologien. De retour de pèlerinage avec son père Mahieddine, il avait séjourné tout jeune au Caire où il avait connu le pacha d’Égypte Mohammed Ali. Il admira son entreprise en cours de modernisation de l’Égypte, et il voulut s’en inspirer pour bâtir son armée et son État. Il tenait à jeter les bases d’une Algérie, à la fois musulmane, éclairée comme il l’était, et moderne : on pourrait, en recourant au vocabulaire de l’Europe « des Lumières » du XVIIIème siècle, le qualifier de despote éclairé musulman. Désigné à 25 ans en 1832 sultan par une assemblée de chefs, il sut s’entourer de conseillers de diverses provenances, il se montra stratège et tacticien dans sa guerre de résistance, à la fois guerrier et homme de paix - il signa en 1837 avec son adversaire, le général Bugeaud, le traité de la Tafna.
- 72 - Pouillon, F. [édit.] (2008), Émir Abd el-Kader, général E. Daumas, Dialogues sur l’hippologie ara (...)
53Il fut aussi un administrateur, il jeta les bases d’une réforme de la fiscalité et d’une œuvre d’éducation. Mais, s’il parvint un temps à étendre son pouvoir sur deux tiers de l’Algérie, vers l’est il ne dépassa guère Bejaïa : le beylik de Constantine resta aux mains de Hadj Ahmed bey - il refusa de se rallier à Abd El-Kader - jusqu’à la rude conquête de Constantine par les troupes françaises en 1837. Le gouvernement de l’émir fut précaire, dans l’instabilité de l’état de guerre et du harcèlement par les troupes ennemies après la rupture du traité de la Tafna par Bugeaud en 1839 ; mais il eut aussi à affronter la segmentation de sa société : il dut mettre le siège devant la forteresse de la confrérie rivale des Tijānī(s) d’Aïn Mahdi, au sud du djebel Amour, avant de la prendre d’assaut, et réprimer des tribus indociles comme les Banū Zaytūn. Cela n’empêcha pas son ouverture d’esprit de lui faire connaître et apprécier des Français : Monseigneur Dupuch, évêque d’Alger, avec lequel il partagea des préoccupations spirituelles, ou le général Eugène Daumas avec lesquels il entretint une correspondance assidue - ils avaient notamment en commun l’amour des chevaux72. Abd El-Kader comprenait et lisait sans doute le français, mais il ne le parlait pas, ou ne voulait pas le parler.
- 73 SUR LES « ÉVOLUÉS », LA FÉDÉRATION DES ÉLUS MUSULMANS, L’UDMA, cf. les ouvrages ci-après : - Kessou (...)
- 74 - Grandguillaume G. (1976), Nédroma : l’évolution d’une médina, Leiden : E. J. Brill, XV-195 p.
54A partir de la fin du XIXème siècle, les rares Algériens éduqués dans les écoles françaises devinrent des notables, petits ou grands, que l’on dénomma alors « Jeunes Algériens »73 ; parmi eux des instituteurs (dont Larbi Fekar de Tlemcen, Rabah Zenati, de Taourirt-el-Hadjadj, qui enseigna dans le Constantinois…), des avocats et nombre de médecins - les docteurs Tayeb Morsly, fondateur à Constantine d’une « amicale des citoyens français d’origine indigène », Abdennour Tamzali à Alger, l’ophtalmologue Belkacem Bentami et son frère neurologue Djilali, de Mostaghanem, le docteur constantinois Mohammed Salah Bendjelloul, qui fonda en 1930 la Fédérations des Élus musulmans du département de Constantine et en devint président en 1933 - et, né en 1899 à Taher, le pharmacien de Sétif Ferhat Abbas, le futur dirigeant de l’UDMA. Un Mohammed al-Aziz Kessous, originaire d’une famille de commerçants de Collo, fut enseignant et journaliste. Quelques Jeunes Algériens sont de grands commerçants, comme Omar Bouderba à Alger, entrepreneurs de transport comme Larbi Bendimered de Tlemcen, industriels de l’huile d’olive comme Mustapha Tamzali, à Sidi Aïch puis à Alger. Il y eut pour tous une vraie séduction pour les modèles français d’éducation et de culture. On remarque chez eux un mimétisme patent : ils sont habillés à l’européenne, avec costume, gilet et cravate, mais ils sont aussi généralement coiffés du tarbouche musulman distinctif. Dans sa thèse sur Nédroma74, où émergent au premier plan quelques grandes familles (Ben Rahal, Nakkache…), Gilbert Grandguillaume conclut que cette ville fut une cité à s’être quasiment auto-colonisée. Tous les Jeunes Algériens ont la maîtrise de la langue française et la parlent mieux que beaucoup de Français ; et certains, même, sont très peu cultivés en arabe : Ferhat Abbas n’avait peut-être pas même la pleine maîtrise du dialecte de son terroir originel djidjellien. Politiquement, ils veulent l’assimilation à la France dans le statut personnel musulman, assimilation signifiant pour eux réalisation de l’égalité avec les Français ; mais quelques uns vont jusqu’à « se naturaliser » en l’abandonnant et, on l’a dit, il put y en avoir pour souhaiter mezzo voce sa disparition.
- 75 Cf. - Kaddache M. (1987), L’Émir Khaled : documents et témoignages pour servir à l’étude du nationa (...)
55C’est aussi pour l’égalité que milite le petit-fils de l’émir Abd El-Kader, l’émir Khaled Bel Hachemi75, secondé notamment par son compagnon en militance Victor Spielmann. Il est resté un emblème de la revendication anticoloniale, mais le seul mot d’ordre effectif de son journal L’Ikdam fut la revendication d’une représentation des Algériens au Parlement français. Il avait passé sa jeunesse à Damas, d’où où il était venu en 1892, âgé de 17 ans, en Algérie avec son père El Hachemi. Il avait commencé ses études secondaires au collège catholique des Lazaristes de Bab Touma à Damas, et il les termina au lycée Louis le Grand à Paris ; totalement bilingue, il pouvait sans difficulté aucune passer de l’arabe au français et vice-versa. Puis on le retrouve élève à l’école d’officiers de Saint Cyr dont il sort en 1897. Il devint « lieutenant », puis fut nommé « capitaine indigène », cela à titre exceptionnel - normalement, les « indigènes » non « naturalisés » comme lui ne pouvaient dépasser le grade de lieutenant -, et c’est à ce titre qu’il combattit sur le front français pendant la première guerre mondiale. Les photographies de Khaled jeune montrent un fringant Saint Cyrien en uniforme, il est à Paris un familier des lieux festifs de Saint Germain des Prés. Mais non sans cultiver, dès avant la première guerre mondiale et surtout après, son look de sharīf, avec costume adéquat le faisant ressembler à son grand-père, qu’il a connu puisqu’il avait 8 ans à sa mort à Damas : il se mettait ainsi en scène, pour le public algérien, en authentique Algérien, à dessein dans ses représentations les plus patriciennes il est vrai.
- 76 Cf. les mémoires du fils de shaykh Bashīr, Ahmed Taleb-Ibrahimi, militant nationaliste et poète : - (...)
- 77 Cf. - Bozzo A. (1970), Rapporti tra religione islamica e naziolanismo in Algeria di fronte alla col (...)
56Devant les injustices et les frustrations portées par le pouvoir colonial, les Algériens, selon la formule de Jacques Berque, se retranchèrent dans un islam, signifiant un « bastion de repli » ; repli, voire crispation sur des schèmes identitaires revendiquant une islamo-arabité conçue comme un tout et réfutant démonstrativement toute concession avec l’héritage colonial. L’islam est au centre des références, il est mentionné expressément dans l’appel du 1er novembre 1954, dans l’inspiration du célèbre triptyque de shaykh Ibn Bādīs, laquelle commence par la mention de la patrie, puis de l’islam, et se termine par celle de la langue : « L’Algérie est ma patrie, l’islam est ma religion et l’arabe est ma langue ». C’est ce que lancera encore au régime allégué socialiste de Ben Bella le shaykh Bashīr al-Ibrāhimī, le successeur d’Ibn Bādīs, le 15 avril 1964, lors du 24ème anniversaire de la mort du fondateur de l’Association des ‘ulamā’ : il représenta aux gouvernants algériens d’alors que « les fondements théoriques de leur action doivent être puisés non dans des doctrines étrangères mais dans nos racines arabo-islamiques76 ». Pourtant, tous les dirigeants de l’Algérie indépendante, nommément socialistes ou non, ont sans exception invoqué l’islam, de Ben Bella à Bouteflika77.
57La référence musulmane, toujours en osmose avec celle arabe, est de fait récurrente dans les débats algéro-algériens. Actuellement, le grand chantier à venir d’Alger est une mosquée dont, si elle est construite, le minaret atteindra 320 mètres de hauteur, soit la même hauteur que la tour Eiffel, mais 120 mètres de plus que la mosquée Hasān II de Casablanca. Pourtant, le shaykh Ibn Bādīs, qui était d’une famille de a‘yān (notables) de Constantine, avait, dans sa famille, des proches formés à la française - un Mouloud Ibn Bādīs, avocat coté, et un Mohammed Ibn Bādīs, grand notable et conseiller municipal de Constantine, proche des Jeunes Algériens. Et le shaykh appelait de ses vœux une coexistence franco-algérienne in situ et une symbiose culturelle ouverte. N’écrivait-il pas en 1926
- 78 Al-Shihāb, 17 août 1926
« Dans ce pays, il y a deux langues fraternelles, à l’image de la fraternité et de la nécessaire union de ceux qui les parlent - pour le plus grand bonheur de l’Algérie -, ce sont l’arabe et le français. Nous souhaitons que les autorités responsables et les personnalités disposant de moyens matériels et intellectuels, puissent coopérer, afin de mettre sur pied un enseignement double franco-arabe, dont les fruits profiteraient à tout le monde. »78 ?
58Par là, il entendait défendre l’arabe en le mettant à égalité avec le français ; mais, on le voit, rien de comparable avec les allégations, entendues à Alger en novembre 1986, d’un Mouloud Kacim Naïth Belkacem selon lequel, au contraire du français, l’arabe et l’allemand avaient en commun d’être des langues riches.
59Si, surtout l’élite des Algériens colonisés connut une évolution culturelle historiquement importante et une vraie ouverture, elle eut toujours peu ou prou à se justifier de s’être mise à l’école des Roumis, cela pour se faire accepter par sa société et/ou pour soulager sa culpabilité. Il y eut propension à s’arrimer à des valeurs refuges, crispées, voire mythifiées. Comme l’a finement analysée Omar Carlier79, la société algérienne, en même temps repliée et ouverte de force sur l’Europe, devint à la fois la plus moderne et la plus traditionnelle du monde islamo-arabe. Pour la grande majorité des Algériens, leur foi resta une foi simple et vécue simplement, comme le sont naturellement chez tous les peuples toutes les religions. Mais on a pu voir, non sans raison, dans l’islam, autant et parfois plus que l’adhésion religieuse du croyant, une portée politique, une portée nationale. Dans les textes en arabe, tracts et autres, de l’ALN pendant la guerre de libération, la référence au mujāhid (moudjahid) supplante la référence au munāḍil (militant) de l’époque de l’ÉNA et du PPA. Mais il n’y eut guère de réflexion proprement religieuse, guère de spéculation théologique dans l’appel à l’urgence du jihād : c’était l’appartenance à la communauté universelle des croyants exprimée par la langue de la révélation qui authentifiait l’algérianité.
- 80 Réédit. (2004), Alger : Maktaba al nahḍa al-jazā’iriyya, 2 vol. , 894 p.
- 81 (2008), Alger: Sharika Dār al Umma, 6 vol. , 2245 p.
- 82 Il n’est pas irréel qu’ils aient pu de ce fait se comprendre peu ou prou avec les Arabes, survenus (...)
60Mubārak al-Mīlī, compagnon, à l’association des ‘ulamā’, de shaykh Ibn Bādīs, dans son livre Tārīkh al-jazā’ir fī al qadīm wa al ḥadīth (Histoire de l’Algérie des temps anciens à nos jours), paru pour la première fois en 193080, ne dit factuellement pas des choses très différentes des livres des historiens français coloniaux ; même si l’on y trouve des réflexions propres à l’auteur, ce sont fréquemment les mêmes faits qui sont notés, mais avec souvent inversion des présupposés des auteurs coloniaux. Et, en plus politique, Ahmed Tawfīq al-Madanī, avec son Kitāb al-Jazā’ir (livre de l’Algérie) de l’entre deux guerres, et son livre déjà cité - en français La guerre de 300 ans entre l’Espagne et l’Algérie (1968) -, est pour l’Algérie un fabricant d’histoire nationale algérienne, un peu ce qu’Ernest Lavisse, fabricant d’histoire nationale française, fut à la France. En plus érudit et plus détaillé, les six volumes de ‘Abd al Raḥmān al Jilālī, Tārīkh al-jazā’ir al-‘ām81 (histoire générale de l’Algérie) suivent des logiques semblables ; et ‘Uthmān Sa‘ādī estime de son côté que les Algériens sont d’origine arabe, provenant du Yémen, avant même les Phéniciens - Saint Augustin, évêque d’Hippone (Annaba) et originaire de Thagaste (l’actuelle Souk Ahras), écrivait 1 600 ans auparavant qu’étaient déjà répandues chez ses compatriotes des histoires racontant leur origine orientale et que, à son époque, le punique était une langue encore comprise82. Abū al Qācim Sa‘adallah est un auteur d’histoire factuelle d’inspiration nationaliste, mais il ne va pas jusqu’à affirmer comme l’enjoliveur officiel Mouloud Kacem Naïth Belkacem (1927-1992) que l’Algérie d’avant 1830 était une grande puissance.
- 83 En Algérie, seigneurs de la noblesse d’épée.
- 84 ÉTUDES GÉNÉRALES SUR LE NATIONALISME/LA MILITANCE NATIONALE ALGERIENNE : - Kaddache, M. (1981), His (...)
61On comprend donc pourquoi, faute d’avoir osé parier sur des interlocuteurs politiques comme Ferhat Abbas, et l’avoir finalement fait rejoindre le FLN car il n’y avait pas in fine d’autre solution, le pouvoir français suscita la levée de la thawra du 1er novembre 1954 : huit des neuf chefs historiques du FLN étaient enracinés dans le terroir profond de l’Algérie rurale, et encore l’Algérois Didouche provenait-il d’une famille installée depuis peu à Alger. Deux étaient issus de grandes familles, l’un de la plus illustre noblesse chérifienne kabyle, était aussi un bon arabisant (Hocine Aït Ahmed), l’autre d’une non moins prestigieuse famille de jawād83 de M’sila (Mohamed Boudiaf), quand Mohammed Larbi Ben M’hidi provenait d’une famille maraboutique, certes moins réputée, mais notable d’Aïn M’lila, entre Constantine et Batna. Mostefa Ben Boulaïd, né à Arris dans l’Aurès, était un entrepreneur et bourgeois de village aisé du Sud Constantinois ; Ahmed Ben Bella, de famille moyenne, issu d’un milieu de zāwiya marocaine, fut adjudant dans l’armée française avant de devenir conseiller municipal de son bourg frontalier de Marnia. Belkacem Krim était le fils d’un garde-champêtre kabyle ; Mourad Didouche, fils d’un petit patron de restaurant et de hammam, était un déclassé ; le MTLD le revigora en lui donnant un statut reclassé de militant. D’origine plus que modeste du Constantinois, un Rabah Bitat dut, lui, pratiquement tout au parti. Mohammed Khider enfin était un Biskrī de famille modeste, qui fut un autodidacte, notamment en langue arabe, après son départ pour l’Égypte en 1951. Les neuf chefs historiques étaient tous passés par l’école française, mais seuls Aït Ahmed et Boudiaf avaient fait des études secondaires, sans toutefois pousser jusqu’au baccalauréat - Ben Bella, lui, était allé jusqu’en classe de 4ème. Un point commun : leur nationalisme était pour eux plus ou moins consciemment le vecteur d’une revanche leur permettant de supplanter le maître colonial dans son contrôle de la société algérienne ; et ils furent représentatifs de cette société en cela que, confrontés à la domination coloniale, ils leur brûlait de faire advenir l’identité algérienne. C’est sur fond de crise et d’éclatement du MTLD entre messalistes et centralistes dans l’été 1954 que se profile la naissance du FLN et le recours aux armes du 1er novembre 1954. Volens nolens, l’identité algérienne fut forgée dans la forge coloniale française : les Algériens luttèrent pour en éteindre les braises quand bien même tels d’entre eux, dans une certaine mesure, en remisèrent des cendres84.
- 85 Cf. - Recham B. (1996), Les Musulmans algériens dans l’armée française 1919-1945, Paris : L’Harmatt (...)
- 86 Cf. Meynier G. (1976), « Pour l’exemple. Un sur dix ! Les décimations en 1914 », in Politique aujou (...)
62Un exemple : l’incorporation dans l’armée française de 173 000 Algériens de 1914 à 1918 leur valut d’être plongés, comme les Français et comme les Allemands, dans les boucheries de Verdun et du Chemin des Dames ; et pendant la deuxième guerre à 120 000 d’être mobilisés et de contribuer à la victoire sur l’Allemagne nazie85. On sait que l’adjudant Ben Bella combattit à la bataille de Montecassino, dans la même armée que l’historien de l’Algérie André Nouschi. Il y eut en 1914 deux cas d’indiscipline dans deux régiments de tirailleurs algériens et un cas dans un régiment de zouaves (principalement juifs d’Algérie). Épouvantés, ils avaient fui devant les soldats allemands, et ils furent châtiés par des décimations : un homme sur dix des trois compagnies où ils étaient respectivement incorporés furent fusillés86. Puis, avec la stabilisation du front et le paternalisme guerrier des officiers de tirailleurs - il y en avait encore pour parler ou apprendre l’arabe -, ce fut la soumission, et même l’entrain au combat, ce que les officiels militaires français ont appelé « le loyalisme » : il y eut de fait une certaine égalité devant la mort dans la boucherie qui broyait les hommes quels qu’ils fussent. C’est en tant que lieutenant, puis capitaine « indigène » de l’armée française que l’émir Khaled combatit sur le front français en 1914-1918. La paix revenue, il se lança dans la politique et il devient le premier za‘īm (dirigeant, leader) de la protestation algérienne - il demanda, on l’a dit, non l’indépendance, mais des élus algériens à la Chambre des députés à Paris, ce qui fut suffisant, vu son audience grandissante, pour embarrasser le pouvoir colonial. Gênant, il est exilé par le GG de l’Algérie à l’été 1923, en Égypte d’abord, puis en Syrie où il avait passé son enfance (1875-1892), et où il retourna finir ses jours (1925-1936).
- 87 Meynier G. (1981), L’Algérie révélée. La guerre de 1914-1918 et le premier quart du XXe siècle, pré (...)
63Le premier polytechnicien algérien, le colonel Chérif Cadi87 (1867-1937), originaire de Souk Ahras, à la fois se fit naturaliser français - en acceptant donc de perdre son statut personnel musulman -, mais il raffermit sa foi aux lieux saints où il fut envoyé en mission, tout en suscitant toujours plus ou moins d’inquiétude chez ses supérieurs… S’il avait été un Français de l’hexagone, il aurait sans doute fini général : même avec la naturalisation, même avec la citoyenneté française, même avec une prestigieuse formation à l’École polytechnique, la discrimination coloniale subsistait. Et lorsque une femme française épousait un Algérien, elle acquérait aussi son statut d’indigène, reléguée au 2ème collège après 1947. Dans l’Algérie coloniale, longtemps durant, le terme d’Algériens avait été confisqué pour désigner les Européens d’Algérie. La Dépêche parlementaire écrivait en juin 1914 du nouveau président du conseil français, René Viviani, né à Bel Abbès en 1862 et fils d’un conseiller général d’Oran sous le Second Empire, « cet Algérien a les défauts de sa fâcheuse origine ».
- 88 Cf. - Turin Y. (1971), Affrontements culturels…, op. cit. supra.
64Dans le même temps, l’école française qui put au départ se heurter à des résistances chez les Algériens88, refusa de plus en plus des élèves dans l’entre-deux guerres : alors que la France de l’hexagone était pour eux quasiment terra incognita avant 1914, la manière de voir des Algériens fut transformée par la découverte d’un monde inconnu d’eux que la première guerre mondiale occasionna et qui les impressionna : 173 000 soldats et 120 000 ouvriers - près de 300 000 Algériens jeunes - connurent respectivement le monde des tranchées et celui de l’usine. Pour autant, la barrière coloniale ne fut pas levée ; elle demeura, intangible.
65La logique ethniciste coloniale a enfin contribué à rendre suspecte la question de l’identité berbère en Algérie dans le nationalisme algérien ; à renvoyer ceux qui voulaient la poser à une collusion avec les catégories de l’occupant français, à une trahison de l’identité algérienne, laquelle avait été définie sans retour selon la trilogie de shaykh Ibn Bādīs déjà citée, et à laquelle adhérait manifestement l’ensemble du nationalisme algérien. Sauf qu’éclata à la direction du MTLD la crise berbériste de 1949, dont le Tlemcénien Messali Hadj profita d’ailleurs pour purger la direction en éliminant notamment l’étoile montante du parti, le docteur Mohammed Lamine-Debaghine ; comme le za‘īm, il était arabophone - originaire, lui, de Cherchell - et musulman croyant. Mais la question, latente, ne cessa pas d’être posée.
66Se fit jour, devant la primauté islamo-arabe, une conscience berbère réactive. Elle déboucha, suite à l’interdiction d’une conférence de Mouloud Mammeri, sur le « printemps berbère » d’avril 1980, et trois mois plus tard au séminaire de Yakouren qui mit en forme le programme du Mouvement culturel berbère. Il y eut d’autres mouvements, des boycotts scolaires, et, en 1994 la création, alors assez formelle, du Haut commissariat à l’amazighité. D’une part la berbérité put être ressentie comme moins honorable que l’arabité, comme l’indique l’idéologie officielle inspirée de celle des ‘ulamā’ - le shaykh Ibn Bādīs reconnaissait cependant ses origines sanhajī(es), donc berbères. Ou vue à l’inverse comme la marque d’une valeur spécifique débouchant sur le MCB. Ainsi les Algériens oscillent entre définition, dévalorisation et survalorisation de leur moi collectif. Ils peuvent s’affronter sur ces questions d’identité, même si, et parce qu’ils se ressemblent, alors que, en histoire, les identités multiples ne se comptent pas et que se déroulent des processus en évolution permanente et jamais figés : on peut très bien, et on est souvent deux choses, ou plus, à la fois. Bien des berbérophones sont d’excellents arabisants qui, sans se départir de leur attachement au tamazight, reconnaissent sincèrement que l’arabe est une très belle langue. Il faut enfin rappeler que le foyer originel de la revendication indépendantiste se situa en dehors de l’Algérie.
- 89 Expression empruntée au titre du livre de Abū al Qāsim (en algérien, Belkacem) Sa‘adallah : - * Saa (...)
- 90 A. S. DES MIGRATIONS ALGERIENNES, cf. : - Gomar, N. (1933), L’émigration algérienne en France, Reim (...)
- 91 SUR LE NATIONALISME ALGERIEN (ENA, MESSALISME, PPA, MTLD…) ANTÉRIEUR AU FLN : PARCOURS ET IDEOLOGIE (...)
- 92 Sur LA FÉDÉRATION DE FRANCE DU FLN ET SES SOUTIENS FRANÇAIS, cf. les ouvrages suivants : - Massard- (...)
67Même si avant 1914 quelques milliers d’Algériens, Kabyles pour l’essentiel, travaillaient à Paris, dans le Nord, dans la région marseillaise et dans la région de Lyon-Saint Étienne, c’est pendant la guerre de 1914-1918 que fut engrenée la première grande vague d’émigration algérienne90 : durant ces quatre ans, furent recrutés au total, soit comme tirailleurs et spahis, soit comme ouvriers, plus de la moitié de la classe d’âge des hommes de 20 à 30 ans. Elle offrit pour la première fois à ces jeunes gens la découverte d’un monde inouï et de nouveaux horizons, pour le pire et pour le meilleur. La France fut bien le creuset originel du mouvement national algérien militant91 ; et, ultérieurement, la Fédération de France du FLN92 joua un rôle important, parfois décisif pendant la guerre d’indépendance.
- 93 Sur sa tombe, au cimetière de Neuves Maisons, une seule mention : « Ici repose Madame Messali ».
- 94 Rappel : « L’Algérie est ma patrie, l’islam est ma religion, l’arabe est ma langue ».
68En 1918, lors de son service militaire à Bordeaux, Messali découvre la France, avant de se fixer à Paris avec sa compagne Émilie Busquant, fille d’un ouvrier lorrain, militant anarcho-syndicaliste de Neuves Maisons, ville de mines de fer et de sidérurgie en bordure de la Moselle, à 12 km au sud-ouest de Nancy93. C’est à Paris que Messali découvre le mouvement ouvrier français. Durant plusieurs années, il est membre du PCF au temps de son militantisme anticolonial. C’est en 1926 qu’est fondée par un militant communiste - ancien combattant grièvement blessé au front - originaire de la région de Relizane (au nord-est de Mascara), Abdelkader Hadj Ali, l’Étoile nord-africaine (ÉNA), à l’origine organisation satellite du Parti communiste : c’était le jeune PCF qui, le premier, avait revendiqué dès 1920 l’indépendance de l’Algérie. Bien que militant avec lui, Messali avait des vues politiques distinctes de celles de Hadj Ali : si ce dernier, avant de d’être exclu du PCF en 1931, était un militant orienté vers la lutte des classes, bien autant que soucieux du combat pour l’indépendance, Messali, lui, était d’abord un patriote dont l’objectif premier était la lutte pour l’indépendance de l’Algérie. Et A. Hadj Ali s’était fait naturaliser français en 1911, au prix - obligé - de l’abandon du statut personnel musulman, ce qui devait paraître impensable à Messali. Dès 1926, ce dernier était devenu, à la demande de A. Hadj Ali, alors absorbé par son engagement communiste, président de l’Étoile nord-africaine. Ceci dit, sur cette ÉNA des origines, est-il indifférent de se poser la question de la désignation de son président ? : pourquoi des militants algériens émigrés en France, très majoritairement kabyles, berbérophones, mirent-ils deux arabophones issus de l’Oranie à leur tête ? Successivement, et brièvement, Hadj Ali, de Relizane, puis, plus longtemps, le Tlemcénien Messali : s’agit-il là d’une métaphore, renvoyant, à la citadine, à la première assertion du triptyque identitaire du Constantinois Ibn Bādis94 ? Et Constantine-Tlemcen : deux pôles éminents de la patrie, auxquels correspondrait l’invention de la nation algérienne ?
69Messali participe en 1927 au congrès international anti-impérialiste de Bruxelles, dans la mouvance communiste. Mais l’année suivante, c’est la rupture avec la tutelle du PCF. Fin 1929, l’ÉNA est interdite, puis elle est reconstituée sous le nom de Glorieuse Étoile nord-africaine (GÉNA). La GÉNA organise des meetings en France et en Belgique. Le 5 août 1934, se tient son assemblée générale, rassemblant 800 participants à Levallois-Perret, à moins de 3 km ou nord-ouest des Champs Élysées. C’est à cette occasion que, pour la première fois, le drapeau algérien, qui aurait été cousu par sa compagne Émilie, est présenté en public. Et c’est le 2 août 1936 que Messali prit d’autorité la parole au meeting du Congrès musulman algérien au stade municipal d’Alger pour affirmer fortement, salué par des acclamations, la revendication de l’indépendance de l’Algérie.
70Début 1937, alors même que la GÉNA fait partie des promoteurs du Front populaire, vainqueur aux élections législatives du printemps 1936, elle est interdite par le gouvernement Blum. C’est alors que Messali (r)apatrie en Algérie le parti qu’il fonde peu après, le Parti du Peuple algérien (PPA). Au premier semestre de 1936, il avait dû se réfugier en Suisse où il s’était lié avec le Druze libanais Chekib Arslan, nationaliste arabe dans la ligne de la Nahḍa, qui publiait le journal La Nation arabe. Donc Messali était constitué de sources variées, et s’il apparaissait comme un emblème, comme le za‘īm adulé par les foules, il était aussi un politique : pour lui, le recours aux armes n’apparaissait pas comme une fin en soi mais comme un moyen pour peser sur une solution politique qu’il pensait possible, et devant passer par des négociations avec les Français pour faire triompher une cause algérienne, aussi orchestrée et popularisée au niveau mondial - ce qui est finalement advenu. Mais Messali tenait à garder les rennes de l’Étoile nord-africaine ; et il ne souffrait pas les personnalités susceptibles de lui faire de l’ombre, même si elles pouvaient sur le fond n’être pas avec lui en désaccord. Et il devait faire avec sa condamnation de 1941 à seize ans de travaux forcés, ses multiples arrestations, déportations à Lambèse, Brazzaville, Boufarik, Villacoubay, assignations à résidence à Niort, à Bouzaréah… : il ne pouvait que gérer à distance.
71On sait que le PPA fut interdit en 1945. Fin 1946, il prit le nom de Mouvement pour le Triomphe des Libertés démocratiques (MTLD), Messali en fut élu président. Une branche armée clandestine, l’organisation spéciale (OS), fut chargée de préparer la voie de la solution armée. De loin, Messali ressentait et tentait de raisonner l’ardeur irréfléchie de jeunes activistes avides d’enclencher au plus vite l’infijār (explosion). Au demeurant, l’OS, dirigée par Aït Ahmed puis Ben Bella, n’inquiéta, on l’a dit, pas encore vraiment l’ordre colonial - il en avait vu d’autres. Elle fut au demeurant démantelée en 1951 par une offensive répressive française qui renforça la détermination des activistes de passer à l’action armée.
72En février 1943, le « Manifeste du peuple algérien » de Ferhat Abbas demande un nouveau statut pour l’Algérie ; en mai, suite aux remarques d’autres militants algériens, un additif plus musclé, (« Projet de réformes faisant suite au Manifeste du Peuple algérien ») parle de la « nation algérienne ». Mais ces initiatives sont bloquées par le pouvoir français et Abbas est assigné à résidence à In Salah de septembre à décembre 1943. En mars 1944, il met sur pied l’association des Amis du Manifeste et de la Liberté (AML), soutenue par les ‘ulamā’, et avec l’accord de Messali. Il est arrêté en mai 1945 au moment de la répression sanglante suite aux événements de Sétif et Guelma, et l’AML est dissoute -libéré en 1946, il fonde l’Union démocratique du manifeste algérien (UDMA).
73La « crise berbériste » de 1949 permit à Messali de pourfendre les Kabyles, mais elle lui servit aussi à éliminer des personnes qui lui faisaient de l’ombre et n’étaient pas tous kabyles, notamment son principal rival, le docteur Mohammed Lamine Debbaghine, originaire de Cherchell, musulman croyant et arabophone. Mais cette crise, du fait de l’affaiblissement du MTLD qu’elle favorisa, incita à trouver une issue débouchant sur une solution pour mener à bien le combat pour l’indépendance.
74Face à la personnalité historique du za‘īm populiste suprême Messali, qui entendait contre vents et marées continuer à diriger le MTLD, les centralistes - majoritaires au comité central du MTLD - furent progressivement poussés vers les partisans du recours aux armes, seul moyen pour ces derniers de rallier l’ensemble des Algériens à leur combat et de faire advenir l’indépendance de l’Algérie. Les centralistes représentaient davantage une élite sociale et culturelle - leur figure de proue, le pharmacien Benyoucef Ben Khedda fut l’un des principaux animateurs du courant centraliste qui s’opposa à Messali -, et ils auraient souhaité une direction collégiale susceptible de dépasser les conflits et de rassembler les nationalistes algériens.
75C’est en mars 1954, sur fond d’éclatement du MTLD entre messalistes et centralistes que naquit le CRUA (Comité révolutionnaire d’Unité et d’Action), composé de centralistes et d’activistes. En juillet 1954, en Belgique, au congrès d’Hornu, Messali fut élu président à vie du MTLD. Mais, la décision du recours aux armes fut prise sous l’égide d’un comité de 22 militants activistes, le Comité des 22, réuni par le CRUA au début de l’été 1954 - il était supervisé par un comité des cinq : Mohamed Boudiaf - qui joua un rôle premier d’organisateur stratégique sur l’ensemble du territoire algérien -, Larbi Ben M’Hidi, Mostefa Ben Boulaïd, Mourad Didouche, Rabah Bitat. Il devint le comité des six avec le ralliement dans l’été du dirigeant kabyle Belkacem Krim ; et, avec les trois responsables en poste à l’étranger - Hocine Aït Ahmed, Ahmed Ben Bella, Mohammed Khider -, l’Algérie avait trouvé ses « neuf chefs historiques ». Le 10 octobre 1954, le CRUA prend le nom de FLN et décide le passage à l’action armée le 1er novembre.
76Cet aboutissement, dont la suite va se révéler sanglante, renvoie, certes au passé colonial qui est encore fortement ancré dans la mémoire proche des humains d’Algérie, mais aussi à un passé plus ancien, qui est gravé dans l’inconscient collectif et qui n’est pas non plus sans taches de sang - mais n’est-ce pas là le lot de tous les peuples ?
- 95 - Tillion, G. (1960), Les ennemis complémentaires, Paris : Éd/ de Minuit, 1960, 219 p. ; 2ème édit. (...)
- 96 - Memmi, A. (1957), Portrait du colonisé, suivi de Portrait du colonisateur, 1ère édit., Paris : Bu (...)
- 97 - (1938), Alençon : Impr. alençonnaise ; Paris : Publications du Comité de l’Afrique française, 193 (...)
- 98 (1938), Constantine : édit. Attali, 1938, 143 p.
77Il y eut donc en Algérie une cruelle ambivalence de rapports avec des valeurs présentées comme universelles par le colonisateur – éducation, rationalité, démocratie –, mais bafouées par lui ou utilisées comme instruments de séduction, donc de pouvoir, et constamment truquées pour assurer la tutelle coloniale. D’où en Algérie la propension réactionnelle à s’arrimer aux valeurs refuges crispées, mythifiées, de l’islamo-arabité qui furent d’autant plus proclamées qu’elles y avaient été davantage déstabilisées. Les Algériens ont donc regardé à la fois vers leur Est islamo-arabe et vers leur Nord français. Leur particularité n’est-elle donc pas qu’ils auraient quelque part oscillé entre, été tiraillés par une double identification, par une double conscience – d’aucuns diraient une triple ou une multiple conscience ? Germaine Tillion n’a-t-elle pas donné pour titre lumineux à l’un de ses livres Les ennemis complémentaires95 ? A ce propos, les analyses célèbres d’Albert Memmi96 sur la distinction radicale entre colonisé et colonisateur ne risquent-elles pas d’être trop dichotomiques ? Que penser des instituteurs algériens formés à l’École normale de Bouzarea, quels qu’aient pu être leurs sentiments ? Que penser par exemple d’un Rabah Zenati, à la fois partisan déclaré de l’assimilation à la France et se rendant compte qu’elle est illusoire ? - il fait paraître la même année (1938) aux Publications du Comité de l’Afrique française Le problème algérien vu par un indigène97, préfacé par le très officiel auteur colonial Jacques Ladreit de Lacharrière, et sous le pseudonyme de Hassan, Comment périra l’Algérie française98. Et on a vu que, pas plus que la Fédération des Élus, le shaykh Ibn Bādīs ne revendiqua l’indépendance de l’Algérie : contrairement à ce qui put être proclamé, les ‘ulamā’ ne furent pas à l’origine du 1er novembre 1954, ils rallièrent tardivement le FLN. Simplement, le nationalisme algérien avait besoin de leur caution et il fit globalement sien leur schéma identitaire dans la lutte de libération nationale, et au-delà.
- 99 Cf., sur l’Algérie, les principaux livres du regretté Pierre Vidal-Naquet, éminent helléniste - et (...)
- 100 Manuel d’histoire franco-allemand/ Deutsch-Französisches Geschichtsbuch, gymnasiale Oberstufe, Pari (...)
78Pour terminer, on rappellera que, notamment depuis la guerre de libération algérienne, les historiens français ont considérablement évolué, et il n’en reste guère plus aujourd’hui qui soient encore des thuriféraires de la colonisation. Serait-ce que, comme l’a écrit Pierre Vidal-Naquet99, la guerre a fait évoluer les historiens ? Ou simplement que le colonialisme et le nationalisme français sont maintenant beaucoup moins pesants au cœur des préoccupations des historiens. En tout cas, les historiens français se sont dans l’ensemble davantage penchés sur l’histoire de l’Algérie que sur l’histoire des voisins, Tunisie et Maroc. Et ont été, comme il se doit, mentionnés dans cet article les travaux, trop souvent méconnus des deux côtés de la Méditerranée, d’historiens algériens de valeur. Peut-on émettre le vœu que, dans la sérénité, soit méditée la possibilité d’aboutir un jour à l’équivalent franco-algérien du récent manuel d’histoire franco-allemand100 qui a tenté de donner une histoire à deux voix conciliées surmontant un contentieux historique plus que séculaire ? Même si chercheurs français et chercheurs algériens ne disent pas forcément la même chose, et, même si dans leurs rangs respectifs, il ya divergence, mais aussi débat, l’histoire commune franco-algérienne est si dense que toutes les tentatives d’échanges doivent être encouragées entre historiens libres.
- 101 Loi du 23 février 2005, article 4 (article déclassé par décision du Conseil constitutionnel du 31 j (...)
- 102 - Elsenhans, H. (1999), La guerre d’Algérie, 1954-1962. La transition d’une France à une autre. Le (...)
79En épilogue, formons le vœu que cette idée puisse connaître des développements riches pour aider à traiter sereinement de l’histoire d’un contentieux historique, lui aussi plus que séculaire, à égalité entre Français et Algériens ; cela autrement que par la célébration des « aspects positifs »101 de la présence française Outre-mer, notamment en Afrique du Nord », ou l’invitation convenue à une « repentance » – à notre sens ce terme à connotations religieuses devrait plutôt prendre la forme, politique, d’une reconnaissance par la puissance publique française, de l’État français, de responsabilité des traumatismes subis par les Algériens du fait de la domination coloniale française. Sans compter que ni les Algériens ni les Français n’ont le monopole de l’histoire de l’Algérie : il existe nombre d’historiens d’autres pays. La grande somme sur l’histoire de la guerre de 1954-1962, due à l’Allemand Hartmut Elsenhans, publiée en allemand en 1974, traduite en français et publiée en 1999 chez Publisud102, reste de nos jours encore largement ignorée, tant des publics algérien que français. Cela bien que l’histoire, comme toutes les sciences humaines, et comme toutes les sciences tout court, soit un bien humain universel.
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