Baya, l’artiste algérienne la plus singulière et la plus étonnante du XXe siècle a été propulsée dès l’âge de 16 ans au sommet de la notoriété par le cénacle parisien de l’après-guerre. Dans une biographie très documentée, Alice Kaplan retrace son parcours, autour de la première exposition de ses œuvres à la galerie Maeght en novembre 1947.
Paris, 21 novembre 1947. Le galériste Aimé Maeght accueille ses invités au vernissage de l’exposition des gouaches et sculptures « d’une petite Kabyle de 14 ans, Baya ». Le Tout-Paris intellectuel, artistique et politique s’y presse, aux côtés des illustres peintres Georges Braque et Henri Matisse. Et découvre « les couleurs saturées et les formes audacieuses de Baya [qui] invitent les visiteurs à voir le monde sous un nouveau jour. »
Fatma Haddad est née en 1931 à Bordj El-Kiffan, dans la banlieue est d’Alger et est morte en 1998 à Blida. Baya est le nom d’artiste qu’elle s’était elle-même choisi, déjà, et qui est le prénom de sa mère disparue lorsqu’elle avait 9 ans.
Si elle arrive à Paris en cet automne 1947, c’est d’abord grâce à Marguerite Caminat, une Française mariée avec Franck Mac Ewen, un peintre juif écossais. Le couple a fui la France envahie par l’armée allemande et s’est installé à Alger fin 1940.
LES « COLONISATEURS DE BONNE VOLONTÉ »
À Bordj El-Kiffan, Marguerite fait la connaissance de Baya dans la ferme horticole des Farges, propriété de sa sœur, où travaillent la fillette et sa grand-mère. Elle s’émerveille de voir la jeune « indigène » de dix ans s’isoler, dès qu’elle en a le temps, pour dessiner sur le sable et mélanger la terre avec de l’eau pour façonner des personnages.
Dans les notes et la correspondance déposées aux Archives nationales d’outre-mer (ANOM)d’Aix-en-Provence], Alice Kaplan relève la toute première description de Baya par Marguerite : « Hermétisme absolu, immobilité, mutisme ». Ses yeux baissés, dit-elle, ne regardent jamais.
La grand-mère de Baya lui aurait « donné » l’enfant pour qu’elle l’emmène à Alger et l’emploie comme domestique. En ville, dans un appartement européen, elle lave la vaisselle et passe la serpillière, mais quand elle a fini, on lui permet de dessiner et de peindre. On lui offre même des gouaches et du papier. Car Franck Mac Ewen et Marguerite — qui peint elle-même un peu — pensent que ce que Baya crée n’est pas tout à fait semblable à des dessins d’enfant « ordinaires ». La silencieuse « pupille » de Marguerite aurait-elle du talent ? La Française prend le pari. C’est ainsi que « Baya est entrée comme domestique dans le monde des Européens progressistes, ceux qu’Albert Memmi nommait amèrement “les colonisateurs de bonne volonté”, mais en bénéficiant d’une marge de liberté. »
Si le livre d’Alice Kaplan n’en fait pas vraiment un fil rouge, le contexte politique explique aussi pour partie ce soudain intérêt pour la culture « indigène ». Deux ans après les massacres de Sétif, Guelma et Kherrata, le gouvernement Auriol tente de calmer le jeu et d’étouffer les revendications indépendantistes, quitte à créer une Assemblée algérienne en introduisant une pincée d’autonomie dans le fonctionnement des institutions de l’Algérie française. Toutes proportions gardées, bien entendu, puisque dans cette assemblée, la voix d’un Européen vaut sept voix « musulmanes ». Mais cela explique en tout cas l’argument diplomatique présent dans la lettre d’invitation adressée par le galériste Aimé Maeght à Michelle Auriol, l’épouse du président de la République Vincent Auriol :
La petite Baya est venue à Paris avec la permission expresse et sur l’initiative personnelle du Grand Mufti d’Alger. La communauté musulmane attache une grande importance à cet événement qu’elle tient pour une ambassade culturelle. Elle nous écrit que « la marque témoignée à la petite orpheline Baya nous crée un droit à la reconnaissance de l’Algérie musulmane tout entière. »
Et Michelle Auriol viendra au vernissage, avec ses deux fils qui recevront de l’artiste la statuette et le paysage remis par Maeght comme « des cadeaux symboliques offerts à tous les enfants de France ».
« UNE TRAÎNÉE DE COULEUR SUR UNE TOILE INACHEVÉE »
Avec des membres de la famille de l’artiste et de celle de Marguerite Caminat, Alice Kaplan a arpenté les lieux d’enfance de Baya, tentant de saisir au vol le cadre de ses premières sources d’inspiration, le déclenchement de son désir de dessiner ou de peindre, sa volonté farouche. La tâche semble particulièrement ardue, car en fait, si Baya demeure une figure relativement silencieuse, c’est qu’au début de sa carrière, ne sachant ni lire ni écrire, elle s’exprimait uniquement par la peinture. Se plonger dans les archives consiste alors surtout à lire ce que d’autres -– français ou non, artistes, intellectuels -– ont dit et raconté d’elle.
Ainsi, « l’histoire de Baya est longtemps restée incomplète, telle une traînée de couleur sur une toile inachevée », estime l’universitaire et historienne américaine, qui s’interroge dans son introduction sur le bien-fondé et la crédibilité de sa démarche en tant que biographe américaine, « confrontée aux archives indéchiffrables d’un monde disparu ». « Au moins, tu n’es pas française, » plaisantent ses amis algériens, qui savent que l’émergence de Baya en tant qu’artiste peintre est dans une certaine mesure indissociable du contexte colonial. Ou plutôt, de celui d’une décolonisation annoncée, quelques années avant le début des « événements d’Algérie ». Et c’est la volonté explicite de l’autrice que de « raccrocher » la biographie de Baya à l’époque qui a fait d’elle — avant une icône de l’Algérie indépendante —, une gloire du cénacle artistique parisien de l’après-guerre.
La plupart des textes écrits à propos de la jeune artiste algérienne redisent invariablement sa petite enfance d’orpheline très pauvre, faite de souffrance — « le froid, la faim, les poux, le froid, la faim, les poux… », résumait sobrement Baya en un refrain musical — et de violence : elle était battue par son oncle et sa grand-mère. « Les mots pour parler de Baya sont souvent piégés, car ils ressassent l’idée du miracle initial ou qualifient son art d’art naïf. L’un obère toute réelle historicité au regard de sa trajectoire et l’autre empêche de voir la singularité de son art, son raffinement, ses évolutions, sa dimension spirituelle », commente Anissa Bouayed, historienne et commissaire de l’exposition Baya, femmes en leur jardin à l’Institut du monde arabe (8 novembre 2022 - 26 mars 2023).
Grâce à Marguerite Caminat, sa mère de cœur, et à d’autres soutiens influents dont le poète Jean Sénac, Baya demeurera sur la scène artistique française jusqu’à la période de la guerre d’indépendance (1954-1962). Mariée en 1953 au musicien El Hadj Mahfoud Mahieddine, elle s’arrête alors de peindre pour élever ses six enfants, et ne reprendra la peinture qu’en 1962, avec l’aide du peintre Jean de Maisonseul, nouveau directeur du musée national des Beaux-Arts d’Alger, qui expose ses œuvres dès 1963.
L’intérêt principal du livre d’Alice Kaplan réside dans une tentative d’expliquer par le détail comment cette jeune fille non scolarisée (comme 98 % des filles « indigènes » de sa génération) a réussi à transcender si tôt tous les déterminismes coloniaux, sociaux et de genre. À maîtriser le langage des formes et des couleurs et à créer son propre style bien identifiable, éblouissant les amateurs d’art parisiens et faisant l’objet d’un article d’Edmonde Charles-Roux jusque dans le magazine Vogue en 1948.
« JE PEINS CE QUE JE SENS »
Si on peut regretter que l’autrice s’attarde un peu trop longuement sur des personnages d’intellectuels (plus ou moins) « de bonne volonté » qui ont croisé la route de Baya à ses débuts, on comprend vite qu’ils contribuent à former et à étoffer un tableau de ce qui à ses yeux constitue une sorte de climat d’époque, de cadre colonial déclinant entourant l’artiste. Elle précise cependant que ce qu’elle admire le plus en elle, « c’est son équilibre inébranlable au milieu du vacarme. Avant même d’inventer sa propre signature […], elle savait qu’elle était une artiste ».
« Le cas Baya » a suscité de tout temps plusieurs interprétations contradictoires : on l’a dite prisonnière du regard colonial, puis « épouse et mère confinée par le patriarcat islamique », ou au contraire figure féministe lumineuse. On a qualifié son art de naïf, d’enfantin ou de décoratif, ou on en a fait au contraire une artiste pionnière, entre modernisme européen et traditions esthétiques populaires algériennes.
Alice Kaplan nous donne à voir, pour sa part, une Baya en quelque sorte résistante et libre « en son jardin », pour reprendre le beau titre de l’exposition que lui a consacré l’IMA en 2023, qui a toujours su préserver son monde imaginaire, son expression et son style en refusant tout enfermement discursif, ainsi qu’elle l’a elle-même déclaré à la fin de sa vie :
Je peins ce que je sens. Je suis agacée quand on me demande ce que je veux exprimer à travers ma peinture. Je vous donne le droit d’y trouver ce que vous désirez […]. Moi je peins. À vous maintenant de ressentir1 .
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