Cette littérature esquisse également à quel point l’imaginaire européen est alors traumatisé par les exactions on ne peut plus féroces des pirates barbaresques qui sévissent sur ses côtes sud, de l’Espagne à l’Italie, en passant par la France. Mais qui sont donc ces corsaires barbaresques qui sèment la désolation en Méditerranée ?
Des galères à la pointe de la technologie
« Barbaresque », dérivé de « Barbarie », est le terme commun entre le XVe et le XIXe siècle pour évoquer les habitants de l’Afrique du Nord. Le Maroc, l’Algérie, la Tunisie et la Libye. Aux XVIe et XVIIe siècles, lorsque la piraterie maghrébine vit son âge d’or, ces pays de l’Afrique du Nord n’ont pas l’aspect politique qu’ils ont aujourd’hui. Alors que le Maroc est isolé à l’ouest, l’Algérie, la Tunisie et la Libye sont des régences. Elles rendent compte à la Sublime Porte. Ainsi cette course en Méditerranée est-elle pour l’essentiel armée et financée par les Ottomans. Les corsaires sont pour la plupart des Turcs, des Maures et des renégats, c’est-à-dire des chrétiens convertis à l’islam.
Ce sont donc dans l’ensemble des musulmans qui mènent des pillages, des rezzous, non seulement à l’encontre des navires chrétiens navigant sur la Grande Bleue, mais également sur les littoraux espagnol, français et italien, semant la désolation dans les villages de pêcheurs et les petites villes portuaires. Leur objectif est de piller, de prendre des otages et de massacrer celles ou ceux des habitants qu’ils ne peuvent embarquer. Dans le contexte politique du XVIe siècle, ces actes de piraterie sont vus par les musulmans comme un acte de guerre, un Jihad al-Bahr, ou « jihad maritime ».
« Au printemps 1505, les corsaires de Mers el-Kébir lancèrent des raids dévastateurs sur la côte d’Ibérie, notamment contre Malaga, Elche et Alicante », rapporte l’historien Jacques Heers. D’une pierre, deux coups : les barbaresques pillaient en même temps qu’ils menaient la guerre sainte. Et la Reconquista chrétienne n’était pas étrangère à cela. « L’installation des ‘Andalous’ et autres musulmans d’Espagne, qui fuyaient devant la Reconquista castillane et aragonaise, donna à la course un nouvel élan […]. Les corsaires y trouvèrent leur compte, enrichis plus que d’ordinaire, mieux informés des défenses sur les côtes de Castille ou de Valence, et des mouvements de navires », continue Jacques Heers. Ainsi, l’expulsion des morisques de l’Andalousie ne faisait qu’apporter du sang neuf à la course.
Mahdia, Sfax, Bougie, Tunis, Alger étaient les principaux repaires d’où mettaient les voiles les galiotes et fustes des Sarrasins. Dans ces ports, les raïs, ces chefs corsaires dont les plus fameux furent les frères Barberousse, arment leurs navires. Les raïs possèdent généralement eux-mêmes des esclaves, des maîtres charpentiers, des calfats, des remolats… Sans oublier bien évidement les rameurs. Ceux-ci sont de deux types : les esclaves, généralement des captifs chrétiens, et les galériens libres, le plus souvent des Maures (Maghrébins). Ces derniers recevaient une somme de douze pièces d’or. Par contre, ils étaient astreints à la même ration d’huile, de vinaigre et de biscuits. Les galères barbaresques étaient légères et rapides. Cette structure allégée leur permettait de s’approcher facilement des estuaires et de remonter les fleuves afin de razzier également les populations du hinterland.
À leur bord, on comptait environ deux cents rameurs galériens, enchaînés à des perches de soixante pieds, qui subissaient constamment la morsure du fouet. Les raïs étaient à la pointe de la technologie marine de l’époque, utilisant la boussole, le cadran solaire, l’astrolabe, tous ces instruments qui avaient facilité, dès le XVe siècle, les grandes découvertes des Portugais. Parfois, les corsaires voguaient en flottille. Pour communiquer entre bateaux, ils usaient de signaux et de fanaux. Pour aborder les vaisseaux chrétiens, ils comptaient tout naturellement sur la rapidité de leurs galères.
Tout un cérémonial
Mais ils usaient également de leurres : de faux pavillons et des annonces lancés par des renégats dans la langue des chrétiens. Ils mettaient donc toutes les chances de leur côté pour réussir du premier coup leurs attaques. Enfin, le départ ou l’arrivée donnent lieu à tout un cérémonial. Les départs se faisaient le vendredi, jour de prône. On égorgeait deux ou trois moutons, que l’on jetait à la mer. À Alger, par exemple, on priait le marabout Sidi Bacha, censé avoir arrêté les Espagnols de Charles Quint lors de l’expédition de représailles de 1541. Le retour des galères, quant à lui, était marqué par des canonnades et les youyous des femmes perchées aux fenêtres et murailles.
Une fois les captifs et le butin débarqués, on effectuait le tri, séparant les captifs de valeur du « menu fretin ». Les premiers sont des captifs « de rachat » ou « d’échange », généralement des dignitaires, dont on fixe la rançon au maximum. Les autres prisonniers, de moindre valeur, iront gonfler les rangs de l’esclavage domestique, des travaux publics et évidemment de la chiourme des galères, tel le jeune Cervantès. Attendre une libération ou le paiement d’une rançon peut prendre des années. Aussi, l’un des exutoires est souvent la conversion à l’islam. Ainsi naissent les fameux « renégats ». Pour ces derniers, embrasser la foi de Mahomet rimait souvent avec ascension sociale.
Toujours est-il que le monnayage de la rançon est loin d’être voué au simple hasard. Il est réglementé par des modalités et une codification bien précises. Par ailleurs, on négocie la alafia – nom arabe signifiant « grâce » donné à cette pratique – directement sur la plage. Les négociations se font soit avec des religieux, on l’a vu, soit avec des familiers du captif. Aujourd’hui encore à Melilla, l’enclave espagnole du nord du Maroc, on retrouve sur une des plages une torre de la alafia, une « tour de grâce », témoin de ces transactions.
La course barbaresque engendre ainsi des mannes financières considérables, donnant lieu parfois même à des spéculations. Exception faite des œuvres de charité ou des ordres de rédemption, certains marchands ou diplomates spéculent en effet sur le rachat des captifs. Ainsi en est-il, durant la seconde décennie du XVIIe siècle, de Wijnant de Keyser, le consul néerlandais à Alger, qui compte tout un réseau en Europe. Cette véritable économie de la rançon va s’appuyer sur un système de crédits : des contrats de rachats garantis, d’un côté et de l’autre de la « mer intérieure », par des notaires et des cadis.
Loin d’être un simple acte de piraterie, la course barbaresque constitue donc un véritable système d’échange entre chrétiens et musulmans, qui contourne subrepticement l’interdiction ecclésiastique de commercer entre l’Orient et l’Occident. La course continuera à enrichir le Maghreb et à donner du fil à retordre à l’Occident jusqu’à l’entame du XIXe siècle, lorsque les Européens décideront de siffler la fin de la récréation en bombardant les repaires barbaresques. Annonçant ainsi la stratégie dont useront les mêmes puissances occidentales face au terrorisme contemporain : celle des représailles tous azimuts.
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