Analyse
Alors qu’il recevait des dignitaires juif, musulman et chrétien, le président tunisien Kaïs Saïed a insisté mercredi 17 mai sur « la tolérance et la coexistence qui caractérisent la Tunisie depuis des siècles ». Le pays est-il réellement le modèle de pluralisme religieux mis en avant par son chef de l’État ?
Le président tunisien Kaïs Saïed a reçu le mufti de la République Hichem ben Mahmoud, le grand rabbin de Tunisie Haim Bittan, et l’archevêque de Tunis Ilario Antoniazzi mercredi 17 mai. Une entrevue au cours de laquelle il a rappelé l’attachement de son pays à la coexistence religieuse pacifique alors que la synagogue de la Ghriba panse encore ses plaies à la suite de l’attaque meurtrière du 9 mai.
La fusillade qui s’est déclarée aux portes de la synagogue sur l’île de Djerba pendant le pèlerinage juif annuel a fait six morts, dont un Franco-tunisien, le Marseillais Benjamin Dan Haddad. C’est la deuxième fois que la Ghriba est le théâtre d’une attaque sanglante au moment du pèlerinage. La première a eu lieu en 2002, un attentat-suicide revendiqué par Al-Qaida qui avait fait 21 morts.
Le président tunisien a affirmé aux dignitaires mercredi que l’attaque visait à « porter atteinte à la Tunisie et sa stabilité et y semer la discorde et la division » a rapporté l’AFP, selon qui le président s’est ensuite adressé à la communauté juive locale pour les rassurer : « Vous pouvez vivre en paix et nous allons garantir votre sécurité. »
Une cohabitation séculaire
Historiquement, « les gens du Livre » sont considérés comme des communautés profondément enracinées dans le pays, explique le politologue essayiste tunisien Hamadi Redissi, qui défend une « véritable culture de tolérance » tunisienne. De fait, l’histoire de la liberté religieuse dans le pays est marquée par plusieurs événements fondateurs comme « le Pacte Fondamental de 1857 qui dit que tous les Tunisiens sont considérés comme égaux devant la loi sans distinction de foi », rappelle le chercheur. Ce texte affirme également que les « sujets israélites ne subiront aucune contrainte pour changer de religion, et ne seront point empêchés dans l’exercice de leur culte, etc. ».
Le Modus Vivendi de 1964 prévoit à son tour la protection du libre exercice du culte catholique en Tunisie par le pouvoir en place, et tout un ensemble de mesures encadrant le culte et permettant son organisation et sa gestion par les catholiques eux-mêmes.
L’impact de la guerre des Six Jours
Les « gestes d’apaisement » promus par les gouvernements successifs à l’égard des minorités religieuses juives et chrétiennes vont être néanmoins fortement mis à mal par « les agressions commises par une foule en délire en 1967 en rapport à la Guerre des Six Jours », retrace Hamadi Redissi. S’ensuivra le départ massif des Juifs. Le politologue rappelle combien dans l’esprit de beaucoup de Tunisiens la communauté chrétienne « porte en elle le péché originel d’avoir accompagné la colonisation du pays », ce qui peut encore envenimer les relations aujourd’hui, et « est une simplification de la réalité », ajoute-t-il.
Malgré ces obstacles, la coexistence religieuse n’a pas été remise en question par la révolution de 2011, « cette coexistence s’est donc inscrite dans la durée et demeure indifférente à la question politique en Tunisie », conclut le politologue. Un exemple saillant selon lui : la réinstauration il y a quelques années de la célébration le 15 août de « la fête de la Madone au port de la Goulette, situé à 12 km à l’est de Tunis, où les pêcheurs italiens avaient pour habitude de bénir les bateaux », fête qui avait été interdite au moment de l’indépendance du pays en 1956.
« Une coexistence avec d’infimes minorités »
Cela n’empêche pas un certain nombre de « graves maladresses » de la part du gouvernement tunisien ces dernières semaines, ajoute Hamadi Redissi, faisant référence au refus des autorités de qualifier l’attaque perpétrée aux abords de la synagogue de « terroriste », résistant ainsi à lui conférer une dimension antisémite.
Plus largement, les minorités religieuses sont extrêmement minoritaires en Tunisie : 1 500 juifs (le pays comptait 100 000 juifs avant l’indépendance en 1956) et entre 20 000 et 30 000 chrétiens d’après le politologue. « Ce pays est dramatiquement homogène, donc la notion de coexistence avec des infimes minorités pose un problème philosophique », avance-t-il, « car la coexistence suppose l’acceptation de la présence d’autrui. »C’est plus compliqué lorsque la présence est moins évidente.
La primauté de l’islam
Si la rhétorique officielle du pays a toujours été celle de l’ouverture et du pluralisme religieux, l’islam reste un référentiel constitutionnel et institutionnel ajoute Vincent Geisser, chercheur au CNRS et à l’Institut de recherches et d’études sur les mondes arabes et musulmans (IREMAM). « On se trompe souvent en disant que la Tunisie est un pays laïc » avance le chercheur, qui rappelle que les constitutions successives ont toujours eu « comme référence principale, l’islam ».
C’est aussi le cas de la dernière en date, adoptée le 25 juillet 2022, dans laquelle la Tunisie abandonne officiellement l’islam comme religion d’État mais ajoute à l’article 5 que le pays est « une partie de la nation islamique », de l’Oumma donc, dont la religion est l’islam. « La référence à l’islam en Tunisie occupe une place majeure et dominante par rapport aux autres religions », résume Vincent Geisser, malgré un « réel attachement à l’histoire et au patrimoine juif et à la figure de Saint Augustin ».
Cette dichotomie se retrouve sur le terrain, précise le chercheur du CNRS. « On retrouve cette tolérance et cette ouverture mais l’islam demeure le pilier de la vie sociale, culturelle et bien sûr, religieuse », conclut-il.
https://www.la-croix.com/Monde/Tunisie-est-vraiment-pays-coexistence-religieuse-2023-05-20-1201268058
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