La guerre d’Algérie s’est déclarée dans une période de l’Histoire de la justice qui n’est pas anodine. Avec l’avènement du procès de Nuremberg, la notion du droit à la justice pour tous était dès lors portée en étendard. Pour autant, la vie et le combat d’une poignée de femmes et d’hommes de loi, qui ont pris à coeur la défense des révolutionnaires algériens face à la justice coloniale, se sont vus impactés par ce choix. leur liberté, leur dignité et leur réputation ont traversé bien des périls. Voici leur histoire.
Épisode 1 : Gisèle Halimi, la dame de pique.
Gisèle, née Zeiza Gisèle Elise Taieb en juillet 1927 à La Goulette, au nord de la Tunisie, est particulièrement connue et célébrée pour son combat féministe en faveur du droit à l’avortement, aux côtés de Simone de Beauvoir. Elle s’est illustrée lors de célèbres plaidoyers : en 1971, avec la création du collectif Choisir la cause des femmes, ou encore en 1972, lors de son célèbre procès de Bobigny pour l’avortement. Deux actions qui ont finalement abouti à la promulgation de la loi Veil sur l’interruption volontaire de grossesse en 1975. Combat à l’époque ô combien polémique et houspillé. Mais Gisèle est habituée aux scandales et n’entend pas entrer dans le moule.
Déjà dans les années 50, la jeune tunisienne, fraîchement diplômée, s’est en effet saisie des dossiers les plus brûlants et milite contre la colonisation et pour l’indépendance. D’abord de son pays, la Tunisie, puis pour celle de l’Algérie. En 1956, elle prend le dossier de 44 condamnés algériens dont les aveux ont été imposés. Sur place et alors qu’elle prépare son plaidoyer, elle se confronte avec effroi et dénonce avec force la torture pratiquée par l’armée française de manière quasi systémique. L’avocate pointe tout ce qu’elle considère comme des procédés indignes des valeurs françaises, qu’elle a tant rêvées et glorifiées lors de son enfance en Tunisie. Maître Halimi remet en cause les autopsies truquées par un médecin, qui reconnaîtra finalement la falsification de ses rapports.
Ses combats ne sont pas du tout en odeur de sainteté et ne sont pas financièrement glorieux. Gisèle, jeune maman, vit alors dans une quasi précarité. Elle signe aux côtés de Jean-Paul Sartre et d’autres personnalités de gauche le Manifeste des 121, connu également sous le nom de « Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie » et publié dans le magazine Vérité-Liberté dans l’édition du 6 septembre 1960.
La même année, elle prend la défense de Djamila Boupacha, une porteuse de feu, arrêtée, torturée puis violée en détention par des soldats français. Gisèle Halimi fonde une défense qu’elle médiatise abondamment. Elle remet en cause les conditions d’extorsion des aveux de la jeune femme et dépose une plainte contre X pour le viol de Djamila Boupacha, une grande première. L’avocate a constaté en effet le viol comme véritable arme de guerre pratiquée à grande échelle par les soldats français, elle tente de mettre à nu ces pratiques barbares et convoque des médecins gynécologues qui expertisent le dossier.
Ce procès retentissant trouve un écho dans les colonnes du Monde sous la plume de Simone de Beauvoir qui co-écrira dans la foulée avec Gisèle Halimi le livre Djamila Boupacha, paru chez Gallimard en 1962, qui trouvera un succès certain dans l’intelligentsia parisienne auprès de grands noms tels que Jean-Paul Sartre, Louis Aragon, Geneviève de Gaulle ou encore Germaine Tillion. Pablo Picasso immortalise par ailleurs, dans la foulée de la sortie du livre, un portrait de Djamila Boupacha en 1961 à la une du magazine les Lettres Françaises, dessin estimé ce jour à 400 millions de dollars. Cette médiatisation à outrance n’est pas sans arrières pensées, puisque Gisèle l’utilise allègrement et sans dissimulation dans l’espoir de sauver sa cliente de la peine de mort, avec l’agrément du public. En 1961, Djamila Bouapacha est tout de même condamnée à mort mais bénéficie de l’amnistie dans le cadre des rapports d’Évian. Elle est libérée en 1962.
Figure d’opposition, le combat des causes perdues de Gisèle Halimi se poursuivra à la fin de la guerre d’Algérie, avec une grande partie de sa carrière consacrée au féminisme et au militantisme au sein du collectif Choisir. Elle deviendra une femme politique influente et célébrée, une écrivaine passionnée et reconnue. Ses procès les plus célèbres seront repris au théâtre et à la télévision. Elle s’éteint en juillet 2020, le lendemain de son 93e anniversaire à Paris au terme d’une vie de combat.
Les hommages sont unanimes, à la fois dans la presse et dans la sphère politique, avec un hommage au cœur de l’hémicycle de l’Assemblée Nationale.Des pétitions réclament la panthéonisation de Gisèle, le rapport Stora va d’ailleurs en ce sens : pour l’historien, cette mesure serait une action en vue de la réconciliation des mémoires. Cependant, des réserves sont émises, a priori par les plus hautes fonctions présidentielles. D’après une source proche de France inter , le président Emmanuel Macron serait réticent à l’idée d’inhumer Gisèle Halimi au Panthéon, du fait de son engagement pour l’Algérie et à son opposition contre le colonialisme, car il trouverait le personnage « clivant ». En effet, des associations de Pieds noirs et de Harkis se sont opposés à cette panthéonisation. Une association de femmes et de filles de harkis a accusé Maître Halimi d’avoir affiché plusieurs fois son mépris pour les harkis et plus précisément les femmes harkis qu’elle a qualifiées comme ennemies de la Femme.
Il est intéressant de constater via le dossier de la panthéonisation déboutée de Gisèle Halimi, que le combat contre le colonialisme et contre certains crimes de guerre perpétrés par la France, rendent encore aujourd’hui une personnalité persona non grata parmi les plus hautes distinctions et hommages rendus par la Nation. Une preuve de plus que ce conflit porte toujours, 60 ans plus tard, une odeur de scandale.
Au pays des mariages forcés et des unions arrangées, Samim a dû risquer sa vie pour obtenir la main d’Hamira. Au village, ils sont devenus un symbole du libre choix amoureux face aux traditions patriarcales.
En ce mois d’août 2022, Samim broie du noir. Le nouveau salon du barbier-coiffeur, décoré en rouge vif et blanc comme une cuisine moderne, tourne à vide. Les affaires sont mauvaises, souffle-t-il au téléphone. Des pans entiers de l’économie afghane se sont effondrés au retour des talibans, douze mois plus tôt. Les gens n’ont plus d’argent. Et puis qui a encore besoin d’une coupe élégante au pays des mollahs ? Le chef suprême de l’émirat islamique d’Afghanistan, Haibatullah Akhundzada, n’a-t-il pas interdit aux salons de tailler la barbe des clients ? Non, ce n’était décidément pas le moment de se lancer dans l’artisanat du ciseau et des shampoings, résume notre interlocuteur d’une voix lasse.
À la fin de sa journée, le coiffeur de 27 ans compte à peine une cinquantaine d’afghanis (0,50 €) dans la caisse, de quoi acheter du pain en ces temps d’inflation à deux chiffres. Afin de compléter ses maigres revenus, il vend aussi des cartes SIM et guette l’argent de son frère, qui travaille en Iran. Son potager en revanche ne lui est plus d’aucune utilité. « Nous subissons une sécheresse exceptionnelle », soupire-t-il en montrant des photos de paysages rocailleux sous un ciel sans nuage. Sa vache affamée ne donne pratiquement plus de lait. L’été de feu a grillé l’herbe de la plaine rocailleuse qui ceinture Khodaidad, son village, situé au sud-ouest de Kaboul. À l’instar de la plupart des Afghans, le jeune homme se limite à un repas quotidien, un dîner vite expédié en compagnie de sa mère et de son frère.
En réalité, le vrai souci de Samim, c’est Hamira. La jeune femme brune qui occupe ses pensées a disparu. Elle ne répond plus à ses messages. Pire, son téléphone semble coupé. L’arrivée des talibans au pouvoir avait déjà mis entre parenthèses leurs rendez-vous clandestins. C’est désormais très dangereux d’entretenir une relation secrète. La nouvelle police des mœurs rôde. Déjà, des hommes ont été flagellés pour avoir marché aux côtés de femmes célibataires sur la voie publique. Samim se méfie aussi des dénonciateurs anonymes. Le village compte de nombreux Pachtounes, l’ethnie qui forme l’ossature du nouveau pouvoir à Kaboul. « Pour nous, l’amour est interdit », tranche le jeune homme.
À dire vrai, rencontrer, séduire et aimer n’a jamais été facile au pays des mariages arrangés, a fortiori dans les zones rurales, où tout le monde se connaît. Sur ces sujets largement tabous, Samim aurait de quoi écrire un livre à partir de sa longue histoire avec Hamira. Le couple s’est rencontré au lycée en 2012, l’année qui marque le début du désengagement militaire de la coalition internationale. Samim est alors en terminale. Le lycéen un brin austère n’a d’yeux que pour une jeune fille « très drôle » qui étudie en classe de seconde. Tous les deux sont des Hazaras, une minorité chiite régulièrement ciblée par les djihadistes.
Des hommes ont été flagellés pour avoir marché aux côtés de femmes célibataires sur la voie publique.
Samim entame sa cour grâce au téléphone, un passage quasi obligatoire au pays de la purdah, une pratique de séparation stricte entre les sexes. Les débuts sont laborieux, avec un « je t’aime » en guise de premier texto qui ne récolte aucune réponse. Personne, il est vrai, ne lui a appris à parler aux jeunes filles. Encore moins à les séduire. Même entre garçons, chacun préfère en général taire ses relations. Après cet échec, le soupirant maladroit laisse passer cinq mois, puis s’arrange pour croiser la lycéenne dans une ruelle. Cette rencontre est la bonne. « Finalement, il est sérieux ce garçon », pense-t-elle en le quittant.
Samim et Hamira se sont rencontrés en 2012, au lycée, à Khodaidad, un village situé au sud-ouest de Kaboul. Le jeune homme a séduit Hamira par téléphone, grâce à des SMS. Tous deux sont des Hazaras, une minorité chiite régulièrement ciblée par les djihadistes. / Source : Samim
Les deux adolescents se lancent alors dans un dialogue frénétique à coups de SMS, à toute heure du jour et de la nuit. Hamira apprécie « la gentillesse, la politesse et les conseils avisés » de Samim, qui la rassure : « Je ne suis pas là pour jouer. Je veux faire ma vie avec toi. » Suivant les traditions locales, il s’en va bientôt demander sa main au père d’Hamira. L’homme est un commandant militaire qui s’est enrichi sous le régime corrompu du président Hamid Karzai, nommé à ce poste par les Américains en 2001. S’il réside la plupart du temps à Kaboul auprès de sa seconde épouse, il garde un œil sur sa première famille, logée dans une villa confortable, avec trois chambres, un salon, des vaches, des poulets. Le notable a décidé que sa fille irait à un homme qui a des biens plutôt que des sentiments. Samim, issu d’un milieu modeste, est congédié sans façons.
« Pour nous, l’amour est interdit »
Samim
La romance impossible entre alors dans une nouvelle ère, plus clandestine, plus frustrante, plus dangereuse aussi. Au début des années 2010, une vague de conservatisme gagne les campagnes. Sous la pression des talibans, qui quadrillent les collines, les écoles des filles sont fermées les unes après les autres. Dans les villages, il faut dissimuler, travestir, employer des ruses de Sioux pour effacer toute trace d’une relation non autorisée. Samim et Hamira sont des amoureux de l’ombre. Ils se frôlent un jour au détour d’une rue, se saluent le lendemain depuis un toit. Parfois, ils se rejoignent dans les montagnes désertiques. « Ma mère se doutait de quelque chose », estime Hamira, qui refuse poliment dix demandes en mariage.
La liberté sur les réseaux
Difficile de garder une relation secrète au village. La rumeur de leur relation finit par arriver jusqu’aux oreilles d’Iluz, le père de la jeune femme. Pour ce genre d’offense à l’honneur de la famille, on n’hésite pas à se faire justice soi-même en Afghanistan. « On va le torturer, ton Samim », promet le commandant à sa fille, au milieu d’une bordée d’injures. Des tueurs débarquent rapidement au village et se lancent aux trousses du jeune homme. Ce fut la chance qui le sauva ce jour-là. Il se promenait sur les hauteurs lorsqu’il aperçut trois inconnus armés de kalachnikovs marchant dans sa direction. Prenant ses jambes à son cou, il parvint à s’enfuir dans les montagnes, puis se fit oublier quelques mois en Iran. À son retour, la colère du commandant était retombée.
Le père d’Hamira est accaparé à Kaboul, qu’il ne quitte plus beaucoup. Nous sommes en 2018. La ville hérissée de barrages face à l’avancée irrésistible des talibans ressemble à une forteresse en sursis. Hauts fonctionnaires, chefs militaires et responsables politiques sentent que le vent a tourné. À Washington, on est las de soutenir à bout de bras un régime décrié et son armée où se multiplient les désertions. Les premiers pourparlers s’engagent avec les talibans. La signature d’un accord de paix le 20 février 2020 accélère la déliquescence du pouvoir à Kaboul. La capitale s’abandonne finalement aux insurgés le 15 août 2021.
En Afghanistan, comme ici au lac Qargha, non loin de Kaboul, la purdah (la ségrégation physique entre les sexes) empêche les hommes et les femmes de se côtoyer. / Asmaa Waguih/REDUX-REA
Les fondamentalistes n’ont pas renoncé à régir les mœurs des Afghans selon leur vision du monde. Les fragiles libertés arrachées après 2001 sont abolies les unes après les autres. Pour les jeunes citadins célibataires, les choses les plus banales – discuter dans un parc, s’inviter au restaurant, se retrouver au bowling – sont désormais interdites. Il faut tout réinventer, les codes de la séduction et les moyens de communication. La résistance s’organise sur Internet. Facebook devient un club de rencontres virtuel : les hommes en mal d’amour y lancent des invitations à des femmes inconnues. À l’intérieur de ces îlots de liberté, on exhibe volontiers son visage maquillé.
Même à Khodaidad, les amis de Samim sont scotchés à leur écran. Les filles étant désormais interdites de collège et de lycée, les garçons se débrouillent pour obtenir leurs numéros grâce à une sœur ou des cousines. « Les gens ne sont pas libres comme avant, mais personne ne peut empêcher les jeunes de draguer à l’heure des portables », juge Samim. Plus méfiant que jamais, il utilise désormais deux téléphones, l’un, vide, qu’il glisse dans la poche en sortant dans la rue et un second pour la maison, qui renferme les traces compromettantes des échanges avec sa bien-aimée.
En août 2022, Hamira reçoit la visite surprise de son père. « Viens, je t’emmène quelque temps à Kaboul. Il faut que tu viennes m’aider avec ma nouvelle femme », insiste-t-il gentiment. Cédant à la pression familiale, la jeune femme gagne la capitale sans appréhension particulière. Mais une fois arrivée sur place, l’ancien chef militaire lui arrache son portable et l’enferme dans une chambre. « Tu ne parleras plus jamais à Samim, lui assène-t-il. Je t’ai trouvé un mari. » La voilà prise au piège. Au bout de cinq jours, son père la pousse fermement devant un inconnu timide qui tient un bouquet à la main. « Je veux mourir, je ne veux pas me marier avec toi », ose-t-elle. Le prétendant gêné baisse les yeux vers ses chaussures cirées. Il finit par quitter les lieux sans remarquer qu’un jeune homme l’observe de près, de l’autre côté de la chaussée. Samim a retrouvé la trace d’Hamira avec l’aide d’un parent éloigné qui s’oppose aux mariages forcés. Cela fait des jours qu’il espionne la maison, des jours qu’il ne mange plus, ne dort plus. Il a tout compris en voyant le garçon au bouquet rentrer et sortir. Il l’a rattrapé au coin de la rue et attaqué sans préavis : « Tu sais que c’est un mariage forcé ? Tu sais qu’on se fréquente depuis dix ans ? Tu lui as demandé son avis ? »
« Tu ne parleras plus jamais à Samim. Je t’ai trouvé un mari. »
Le père d’Hamira, à sa fille
C’en est trop pour l’impétrant, qui a déjà encaissé la rebuffade d’Hamira : il préfère renoncer à cette union hasardeuse. Samim décide alors d’enfoncer le clou. Au téléphone, il menace le père d’Hamira : « Je suis devant un commissariat des talibans. Soit vous nous laissez nous marier, soit je leur dis tout sur votre passé. » À l’autre bout du fil, l’ancien responsable militaire a le visage qui se décompose. Il sait ce qui attend les hauts gradés qui ont collaboré de près avec les Américains. Malgré les promesses d’amnistie, Kaboul bruisse de rumeurs de vengeance et d’exécutions sommaires. C’est un homme au bord de la panique qui dépose Hamira sur le parking d’un supermarché puis démarre en trombe, la mâchoire serrée. La voilà libre de décider de son avenir, pour la première fois de sa vie, à 24 ans. La jeune femme se précipite dans une boutique et supplie le vendeur : « Appelez ce numéro. » En décrochant l’appel, Samim comprend qu’il a gagné. Après dix années de patience et d’intrigues, rien ne semble pouvoir entraver leur mariage. Les voilà réunis dans l’intimité d’une chambre d’hôtel.
Frères et sœurs
Le couple décide de ne pas trop s’attarder dans la capitale quadrillée par les talibans. Trop de barrages, trop d’hommes barbus et armés, trop d’interdits. Fini le temps où les amants pouvaient se fondre dans un relatif anonymat. Les parcs sont surveillés et les restaurateurs ont l’ordre de ne plus recevoir les couples de célibataires. Ceux-ci ont dû se rapatrier sur les marchés, où ils jouent les frères et sœurs, mais chaque rencontre est une aventure risquée, voire mortelle en cas d’adultère.
De retour au village, Hamira emménage chez ses futurs beaux-parents comme si elle était déjà mariée. Le soir venu, elle s’endort le ventre noué dans la pièce blanche et verte située à l’étage de la bâtisse en terre. Le couple doit régulariser la situation au plus vite s’il veut éviter une descente surprise des policiers talibans stationnés à trente minutes de marche. Un mollah arrangeant accède à leur demande de mariage. Samim doit s’endetter à hauteur de 3 000 € en prévision de la fête. Tout le village reçoit un carton d’invitation.
Le jour J, deux cents personnes se déplacent finalement au banquet, soit à peine la moitié des habitants. Ici, on n’aime pas beaucoup cette histoire d’amour qui défie les codes patriarcaux de la société afghane. Petite consolation, la mère d’Hamira est bien présente à la cérémonie. « Je suis désolé que les choses se soient passées comme ça », dit Samim à sa belle-mère. Quant à son beau-père, l’ancien commandant qui voulait sa mort, il a refait sa vie au Pakistan.
« Je veux du calme et de la sécurité.Un tel endroit n’existe pas en Afghanistan. »
Hamira
Quelques jours après la noce, Samim et Hamira affichent l’air un peu béat de ces amoureux sur leur nuage. Vêtu d’une longue chemise bleue finement brodée, le jeune Afghan aux pommettes saillantes sourit avec timidité. À ses côtés, Hamira rajuste son foulard bleu marine autour de sa chevelure brune. Les jeunes mariés hésitent encore entre la joie et la retenue, comme s’ils ne croyaient pas tout à fait à leur chance. « J’ai eu tellement peur. Même maintenant je continue d’avoir peur », lâche cette femme fluette au téléphone.
Joint trois mois plus tard, le couple a perdu son entrain. Samim est au chômage. Il a dû vendre son salon de coiffure pour éponger ses dettes. Autour d’eux, la tension au village n’est pas retombée. Certains continuent de les regarder de travers, quand d’autres, notamment chez les jeunes, y voient une source d’inspiration en cette période de recrudescence des mariages forcés. Le couple pense à refaire sa vie à l’étranger, loin des fondamentalistes. Un désir partagé par des millions d’Afghans. « Je veux du calme et de la sécurité, glisse Hamira. Un tel endroit n’existe pas en Afghanistan. »
Sadia, mariée de force à 14 ans, quelque part à Kaboul, en Afghanistan. / Mortaza Behboud
Le fléau croissant des mariages d’enfants
La pauvreté qui se généralise, le système patriarcal, la fermeture des écoles par les talibans… tout concourt aujourd’hui à la hausse des mariages d’enfants au pays des mollahs.
Pour Sadia, l’école s’est arrêtée à l’âge de 14 ans. La petite Afghane a cessé du jour au lendemain de fréquenter en catimini l’établissement privé de son quartier populaire de Kaboul, dans lequel des professeures enseignent aux filles malgré les interdictions des talibans. Ici, son départ était autant attendu que redouté. Tout le monde connaissait le sort qui lui était réservé : un mariage forcé avec un homme de 60 ans. La direction du collège avait bien tenté de raisonner le père de la jeune mineure. En vain. « J’ai déjà dit oui, je ne vais pas revenir sur ma décision », avait expliqué le chef de la famille.
Il a troqué la liberté de sa fille contre celle de son fils. C’était soit un mariage, soit l’aîné continuait de croupir en prison pour avoir tenté, sans succès, d’émigrer clandestinement en Iran. Sollicité par la famille, un commissaire taliban s’était engagé à libérer le prisonnier en échange de la main de sa petite sœur.
« Marché conclu », a répondu le père. Rencontrée dix jours avant la cérémonie, la future épouse décrivait le sexagénaire en des termes peu flatteurs : un « homme rondouillard, pas éduqué, âgé, conservateur ». Elle racontait son histoire aux étrangers de passage comme on lance une bouteille à la mer.
Jusqu’à la date fatidique, Sadia a caressé l’espoir de fuir à l’étranger en compagnie de son frère aîné. « Lui aussi est contre ce mariage, mais il nous faut beaucoup d’argent pour payer les passeurs », confiait la jeune fille, qui aspirait à devenir « quelqu’un » : étudier et avoir un métier. Le mariage a brutalement interrompu ses rêves d’enfant. Aux dernières nouvelles, Sadia vit désormais chez son époux. La voilà cantonnée au rôle de domestique qui passe le balai en paille, secoue les tapis, transporte lessive mouillée et lourds plateaux de vaisselle, et encourt tous les risques liés aux grossesses précoces.
Sans être tout à fait banal, le sort de Sadia est loin d’être exceptionnel en Afghanistan. Un rapport de l’Unicef estimait déjà en 2018 que 35 % des femmes étaient mariées avant d’avoir 18 ans et 9 % avant 15 ans. Mais, depuis le retour des talibans, ces pratiques seraient en forte hausse. « En Afghanistan, tout contribue à favoriser le mariage des enfants. Vous avez un gouvernement patriarcal, la guerre, la pauvreté, la sécheresse, des filles qui ne peuvent plus aller à l’école », explique Stéphanie Sinclair, directrice de Too Young to Wed, une organisation américaine.
Plongées dans une sévère dépression économique – se nourrir est devenu la préoccupation numéro 1 des Afghans depuis la chute du précédent régime et le départ des Occidentaux –, certaines familles en sont réduites à céder leur fille contre quelques centaines d’euros. C’est une « bonne » affaire pour le prétendant : la dot à verser est moins chère que pour une femme plus âgée. Quant aux parents, ils y voient un moyen d’assurer la survie du reste de la famille, de soigner une maladie grave, de payer les études d’un garçon ou de régler des prêts contractés chez un voisin.
Sans être tout à fait banal, le sort de Sadia est loin d’être exceptionnel en Afghanistan.
Dans une enquête menée par Amnesty international, l’ancien militaire Momim, 35 ans, explique avoir marié sa cadette Najla, 7 ans, à un homme plus âgé que lui, en échange de 1 350 euros qu’il a aussitôt dépensés afin de payer ses dettes. « Qui veut faire ça à ses enfants ? Je n’avais pas le choix, je savais qu’elle souffrirait, reconnaît-il. La pauvreté vous pousse à commettre des choses que vous ne pouvez pas imaginer dans votre vie. » À l’entendre, ils seraient nombreux dans le voisinage à agir de la sorte.
En fermant les portes des collèges et lycées aux adolescentes, les talibans ont indirectement encouragé les parents démunis à leur trouver un époux au plus vite. « Quelle perspective offrir à une enfant qui n’a pas le droit d’étudier ? », s’interroge ainsi Korsheed, une mère de six enfants qui habite au centre du pays. Son aînée de 13 ans est déjà mariée. Sa cadette, 10 ans, pourrait subir le même sort. « J’ai un espoir qu’elle deviendra quelqu’un et supportera sa famille grâce à l’école, hésite Korsheed. Mais si elle ne peut pas aller au collège, qui prendra soin de ma fille ? Je devrai la marier. »
Officiellement, les mariages forcés et précoces sont interdits en Afghanistan. « Personne ne peut contraindre une femme à se marier », avait déclaré en décembre 2021 le mollah Haibatullah Akhundzada, chef suprême des fondamentalistes, en ordonnant aux tribunaux, gouverneurs et ministères de lutter contre cette pratique. Le décret des nouvelles autorités visait à limiter les débordements de ces commandants talibans qui contraignent des jeunes femmes célibataires à les épouser. Un texte resté largement lettre morte.
Selon un média américain, « le nouveau gouvernement [israélien] n’aura aucun problème à reconnaître le Sahara occidental comme faisant partie du Maroc »
Le Maroc avait rétabli ses liens diplomatique avec Israël en décembre 2020, dans le sillage de la vague de normalisation entreprise par trois autres pays arabes, les Émirats arabes unis, Bahreïn et le Soudan(AFP/Jack Guez)
Le Maroc aurait conditionné l’ouverture d’une ambassade à Tel Aviv à la reconnaissance formelle par Israël de sa souveraineté sur le Sahara occidental, selon le site d’information américain Axios.
D’après la même source, quatre responsables israéliens directement impliqués dans le dossier ont indiqué que Rabat avait soulevé cette question à plusieurs reprises lors de réunions avec des responsables israéliens au cours des derniers mois.
« Jusqu’à présent, le gouvernement israélien a décidé de ne pas s’engager sur cette question, ont déclaré les responsables israéliens », rapporte Axios, qui précise que « le ministère israélien des Affaires étrangères pense que les Marocains utilisent la question de la reconnaissance comme prétexte pour ne pas ouvrir une ambassade à Tel Aviv en raison des critiques [suscitées par la normalisation des relations] dans leur pays, selon les responsables israéliens ».
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Néanmoins, « les responsables israéliens pensent que le nouveau gouvernement [israélien] n’aura aucun problème à reconnaître le Sahara occidental comme faisant partie du Maroc, soulignant les espoirs de [Benyamin] Netanyahou de visiter le royaume dans les mois à venir ».
Axios rappelle que lors d’une visite au Maroc en juin dernier, Ayelet Shaked, l’ex-ministre israélienne de l’Intérieur, avait déclaré aux médias locaux qu’Israël reconnaissait la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental. Mais le ministère israélien des Affaires étrangères avait rapidement atténué la portée des propos de Shaked, indiquant que « le plan d’autonomie du Maroc pour le Sahara [était] un développement positif ».
Quelques semaines plus tard, le ministre de la Justice de l’époque, Guideon Saar, en visite au Maroc, avait lui aussi publiquement affirmé que le Sahara faisait partie du Maroc, avant que le ministère des Affaires étrangères n’intervienne à nouveau, prenant ses distances avec cette déclaration et réitérant une position plus nuancée.
L’engagement de Mohammed VI
Le Maroc avait coupé ses relations avec Israël en 2000 après le déclenchement de la deuxième Intifada, mais a rétabli ces liens en décembre 2020, dans le sillage de la vague de normalisation entreprise par trois autres pays arabes, les Émirats arabes unis, Bahreïn et le Soudan.
Le rétablissement des relations entre Israël et le Maroc faisait partie d’un deal avec l’administration Trump qui, en échange, reconnaissait la souveraineté de Rabat sur le Sahara occidental. Rabat a ensuite ouvert des bureaux de liaison diplomatique en Israël et, en janvier 2021, le roi Mohammed VI a assuré au Premier ministre Benyamin Netanyahou qu’il s’engageait à ouvrir une ambassade dans le cadre de la prochaine phase du « processus de paix ».
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Ce rapprochement entre le Maroc et Israël a provoqué la colère d’Alger, qui a dénoncé « l’arrivée de l’entité sioniste à [ses] portes ».
Ancienne colonie espagnole, le Sahara occidental disposerait d’importantes réserves de pétrole offshore et de ressources minérales.
Le Front Polisario, mouvement de résistance armée sahraoui, accuse le Maroc d’exploiter les ressources naturelles du Sahara occidental, tandis que la moitié de sa population attend un référendum d’autodétermination dans des camps et en exil.
Le Maroc, qui soutient que le Sahara occidental, qu’il a annexé en 1975, fait partie intégrante du royaume, a proposé l’autonomie mais insiste pour conserver la souveraineté sur ce territoire. De son côté, le Front Polisario, soutenu par l’Algérie, demande depuis longtemps la tenue de ce référendum promis par l’ONU.
J’ai retrouvé ta lettre où tu disais peut-être Un jour on s’ra trop vieux Pour s’écrire des poèmes Pour se dire que l’on s’aime Se r’ garder dans les yeux
Tu parlais de naufrage, D’un corps qui n’a plus d’âge Et qui s’en va doucement De la peur de vieillir et d’avoir à subir L’impertinence du temps
De n’ plus pouvoir s’aimer si la mémoire s’en va Et qu’on n’ se reconnaît plus Et perdre me disais-tu le plaisir de me plaire
L’ envie de me séduire
Peur de la dépendance Et de finir sa vie dans une maison de retraite De la fin qui commence De l’esprit qui divague Peur de ne plus pouvoir un jour Rire à mes blagues
Mais tout ça c’est des bêtises est-ce que tu réalises On s’ ra jamais trop vieux Pour s’écrire des poèmes, pour se dire que I’on s’aime Se r’ garder dans les yeux
Et je veillerai sur toi et tu veilleras sur moi Ce s’ ra jamais fini
On s’ dira mon amour jusqu’à la fin des jours Et le jour et la nuit Et le jour et la nuit
Et leur maison de retraite ça j’ te jure sur ma tête Nous on ira jamais On dormira dehors, on r’ gardera les étoiles On vivra libres et dignes !
On s’ tiendra par la main comme à nos 18 ans Qu’on marchait tous les deux sur des sentiers perdus Au début du printemps
Et on pourra toujours raconter des bêtises Et dire n’importe quoi On vivra libres et dignes !
Et si l’on doit partir un jour après le dernier mot Du tout dernier poème On partira ensemble Tu comprends…
On s’ ra jamais trop vieux Pour se dire que l’on s’aime Se r’ garder dans les yeux
On s’ ra jamais trop vieux Pour se dire que l’on s’aime Se r’ garder dans les yeux
Les Tirailleurs sénégalais pourront percevoir l’allocation dite minimum-vieillesse, tout en étant sur le continent africain. L’annonce a été faite, hier, par le gouvernement français. Sont concernés une vingtaine de ces anciens soldats encore en vie.
Le ministère français des Solidarités a annoncé, mercredi 4 janvier 2023 que les Tirailleurs sénégalais auront désormais un traitement différent. Une faveur qui fait que ces derniers pourront rentrer dans leur pays d’origine tout en touchant le minimum-vieillesse. Selon les caisses d’allocations familiales et le secrétariat d’État aux Anciens combattants, 22 anciens soldats bénéficieront de cette nouvelle disposition.
Il faut signaler que la retraite française peut être perçue par les ayant-droits partout dans le monde. Par contre, le versement du minimum-vieillesse était jusque-là conditionné au fait de vivre en France pendant la moitié de l’année. Ce qui fixait ces anciens soldats dans l’Hexagone et les éloignait de leur patrie. C’est désormais corrigé.
Repartir au pays et toucher le minimum-vieillesse
« Un certain nombre de personnes ont émis le souhait de repartir dans leur pays d’origine pour finir leurs jours auprès de leur famille. Nous avons cherché à savoir combien de personnes cela concernait », a indiqué le ministère, dans une note publique, hier. Le département évoque une « dérogation, une tolérance accordée dans des conditions exceptionnelles et définies », ayant motivé cette décision.
Le corps français des Tirailleurs sénégalais a été créé entre 1852 et 1870. Il aura fallu une quinzaine d’années après la Seconde Guerre pour qu’il soit dissout. Il rassemblait des militaires enrôlés dans l’armée française, nés dans les anciennes colonies, sur le continent africain. Ces soldats d’Afrique noire se battaient donc sous le drapeau français. Ils ont participé à la Seconde Guerre mondiale, à la guerre d’Indochine ainsi que celle d’Algérie.
L’avocat de « Charlie Hebdo » et le recteur de la Grande Mosquée de Paris confrontent, dans un entretien au « Monde », leurs visions de la religion musulmane et s’accordent sur la nécessité de séparer foi et politique.
Ils se sont autrefois opposés dans le prétoire. Richard Malka, l’avocat de Charlie Hebdo, défendait en 2006 l’hebdomadaire satirique face à Chems-Eddine Hafiz, conseil de la Grande Mosquée de Paris, lequel avait déposé plainte après la publication des caricatures de Mahomet. Une action dont le but « était surtout pédagogique », s’est justifié celui qui est devenu entre-temps recteur de la mosquée du Quartier latin : face aux manifestations de protestations qui éclataient à l’étranger, il s’agissait de « montrer qu’en France la justice est là pour arbitrer ». Aujourd’hui, les deux hommes de loi ne font pas mystère de leur estime réciproque et entendent défendre une même cause : le combat pour que la religion musulmane en finisse avec le fondamentalisme. Chems-Eddine Hafiz est d’ailleurs l’auteur du Manifeste contre le terrorisme islamiste (Erick Bonnier, 2021). Quant à Richard Malka, il vient de publier le Traité sur l’intolérance (Grasset, 96 pages, 12,50 euros). Loin de la diatribe à laquelle on aurait pu s’attendre, l’opuscule est un plaidoyer pour le savoir et la nuance, dans lequel l’auteur laisse transparaître en filigrane l’« affinité particulière » qu’il ressent pour la culture arabe.
Richard Malka, vous avez commencé votre plaidoirie du procès en appel de « Charlie Hebdo » en désignant « la Religion » comme accusée. Mais plutôt que de viser l’islam en bloc, vous prenez soin de distinguer un « islam des lumières » et un « islam des ténèbres ». Qu’est-ce à dire ?
R. M. : Pour préparer cette plaidoirie, j’ai fait un long voyage en islam, sujet autour duquel je tournais depuis quinze ans. Ce faisant, j’ai découvert deux visions de l’islam qui coexistent depuis l’origine de cette religion, et qui se sont opposées parfois très violemment. La première, que l’on appelle l’« islam des lumières », est celui de la raison, de la liberté, du savoir ; c’est l’islam qui, pendant des siècles, a dominé et préservé les lumières quand l’Occident était, lui, dans l’obscurité : c’est l’islam de Rhazès, l’un des pères de la médecine, de Geber, le père de la chimie, du philosophe Al-Farabi. C’est évidemment celui d’Avicenne, d’Averroès, d’Ibn Arabi et de tant d’autres. Mais il y a un autre islam, celui de la soumission, de la violence, de la terreur, d’un carcan de règles figées au VIIᵉ siècle et qui ne correspondent en rien à l’évolution du monde. Cette controverse est toujours d’actualité, en particulier en France, où le principe de laïcité rejette la radicalité religieuse peut-être davantage que dans d’autres pays. Il revient à chaque musulman de faire le choix de sa vision de l’islam.
Je pense, et en tout cas j’ai l’espoir, que l’islam des lumières représente l’avenir de cette religion. Un islam qui réfléchit, y compris sur lui-même. Un islam qui sait que, selon le Coran, « il n’y a pas de contrainte en religion », une vision complètement révolutionnaire au VIIᵉ siècle. Pourquoi n’est-ce pas ce paradigme-là qui fonde la lecture de l’islam ? Pourquoi lit-on l’islam à l’aune du verset de l’épée, qui sert d’argumentaire au djihad, et non à celui de l’absence de contrainte en religion ? Pourquoi tant de musulmans ignorent-ils que, dans le Coran, il n’est nullement prévu de condamnation à mort pour ceux qui se moquent de l’islam ? Pourquoi ne sait-on pas que les hadiths [recueil des paroles prêtées au Prophète] disent tout et son contraire, et que des dizaines de milliers d’entre eux ont été reconnus comme faux ou posent des problèmes d’authenticité ? Pourquoi n’historicise-t-on pas l’islam, à travers l’étude du personnage historique qu’est Mahomet et celle du Coran ? Ce sont des questions essentielles. Dans quelles conditions les versets ont-ils été prononcés ? L’historicisation s’oppose à l’autre vision de l’islam qui consiste à tout sacraliser, ce qui ouvre la voie à l’idolâtrie, celle qui permet la confiscation de l’islam par les radicaux. La clé pour y échapper, c’est la liberté de critique. Le recteur de la Grande Mosquée de Paris écrivait lui-même cet été, dans sa lettre ouverte à Salman Rushdie : « Le jour où nous comprendrons que la critique de l’islam n’affaiblit en rien notre foi, commencera alors une nouvelle étape vers un possible progrès. » On ne peut pas laisser la définition de l’islam être dictée par un pays qui dissout un journaliste dans l’acide. Mais c’est pourtant la tendance actuelle. Est-ce cela, l’avenir souhaitable de l’islam ?
Chems-Eddine Hafiz, en tant que représentant d’une institution musulmane, ne trouvez-vous pas cette distinction entre bon islam et mauvais islam un peu trop manichéenne ?
C.-E. H. : L’expression « islam des lumières » reflète un passé qu’il faudrait mieux connaître, mais elle incarne surtout l’essence de l’islam, ses grands principes. L’islam est lumière. Il ne peut exister d’« islam des ténèbres ». Je préfère établir une distinction entre l’islam religion et l’islamisme, idéologie politique. Pour moi, les deux sont totalement distincts, même si l’idéologie politique forge son discours à partir des textes religieux. C’est toute la difficulté que nous avons : distinguer la lecture religieuse d’un texte sacré des lectures qui ne le sont pas. Pour cela, il faut rappeler que la révélation coranique s’est déroulée pendant une période de vingt-trois années ; la notion de contextualisation est importante.
Un autre élément fondamental concerne la traduction des termes employés dans le Coran. A l’époque de la révélation, la langue arabe n’était pas ce qu’elle est aujourd’hui ; sa grammaire a commencé à être fixée un siècle après, d’où des ambiguïtés sur le sens de certaines phrases ou mots. Selon moi, des interprétations erronées ont complètement travesti le message divin et c’est à partir d’elles que des hommes ont créé, essentiellement pour des raisons de pouvoir, des courants de pensées auxquels l’islamisme s’est greffé. Prenons un exemple. L’interprétation du verset qui autorise prétendument un homme à frapper sa femme est sans doute erronée ; car, si le verbe employé comporte l’idée de frapper, il signifie aussi « mettre à l’écart ». Ce verset veut peut-être tout simplement dire que, en cas de désaccord, l’homme doit éviter sa femme. Le Coran propose une stricte égalité ontologique entre l’homme et la femme ; Khadija, l’épouse du Prophète, lui a d’ailleurs donné confiance dans sa mission de prophète. Ce n’est pas l’islam mais le système patriarcal qui, usant d’interprétations erronées, a par la suite été construit pour la dominer.
En résumé, je considère qu’à l’origine il n’y a qu’un seul islam, et que par la suite, certaines déviations ont été prises dans la recherche de pouvoir du gouvernant sur les gouvernés, de l’homme sur la femme, du croyant sur le non-croyant, etc. Les islamistes sont les héritiers de ces déviations.
La Mosquée de Paris a assigné l’écrivain Michel Houellebecq en justice, à la suite de ses propos tenus lors d’une discussion avec Michel Onfray. Jusqu’où peut aller la liberté de critique ?
C.-E. H. : Michel Houellebecq a tenu des propos d’une violence inouïe contre les musulmans de France. En les qualifiant de « voleurs » et d’« agresseurs » qui n’ont pas leur place dans la société française et en les opposant aux « Français de souche », il leur dénie leur citoyenneté. Cette essentialisation est inadmissible. Le législateur a prévu des limites à la liberté d’expression. Ce droit fondamental est exercé dans un cadre légal et tout dépassement engendre des sanctions judiciaires. Voilà pourquoi j’ai saisi les tribunaux. Mais le 5 janvier, à la suite de la proposition du grand rabbin Haïm Korsia, j’ai rencontré Michel Houellebecq, soucieux de ne pas fermer la porte au débat. Il a reconnu que ses propos étaient ambigus et a déclaré qu’il allait les reformuler pour une prochaine édition. J’ai donc convenu de suspendre le dépôt de la plainte jusqu’à la publication des textes modifiés.
R. M. : Michel Houellebecq est passé de la critique d’une religion – ce qui relève du droit absolu de chacun et ce pour quoi il a été relaxé par le passé – à la mise en cause d’un groupe de personnes, les musulmans, leur religion, ce qui peut relever des lois contre le racisme. Est-ce qu’en prêtant des souhaits aux « Français », il réalise une prospective ou une fausse distanciation rhétorique ? C’est une appréciation délicate. Mais, lorsque l’on est l’écrivain français le plus lu au monde, il me semble qu’on a l’obligation de ne pas hystériser des débats complexes par des généralisations qui n’ont aucun sens. Je ne sais pas ce que sont « les Français » et « les musulmans », dans le contexte où il emploie ces termes. Entre complaisance à l’égard de l’islamisme et raccourcis sur les musulmans, il y a quand même une troisième voie possible.
Richard Malka, vous dites que « les islamistes trahissent le Coran », qu’« il y a une place pour le libre arbitre, pour l’interprétation » dans l’islam. Est-ce le rôle d’un avocat de disserter sur la religion ? Ne devrait-il pas se concentrer sur le droit ?
R. M. : C’est le rôle de tout un chacun de s’intéresser à une religion pratiquée par 1,8 milliard de personnes. Le Coran parle de l’humanité entière : des musulmans, des chrétiens, des juifs, des polythéistes ou des mécréants qui, en retour, peuvent donc bien s’y intéresser. Dans les premiers siècles de l’ère musulmane, les juifs comme les chrétiens participaient d’ailleurs à l’interprétation du Coran et cela ne choquait personne. Il se trouve, par ailleurs, que je plaidais dans une affaire où le crime était commis au nom du prophète Mahomet, aux dires des terroristes. Pour aller au fond des choses, il fallait donc oser briser des tabous, mais en s’écartant des préjugés que l’on peut avoir quand on n’a pas étudié l’islam. Cela m’a amené à proposer cette lecture.
Seuls les musulmans décideront de ce que sera l’islam mais ce débat nous concerne tous. S’il y a forcément une part d’irrationnel dans une croyance, je pense que l’on ne devrait pas pouvoir concevoir une religion en dehors de la raison, comme le disait en substance Benoît XVI dans son discours de Ratisbonne. Sinon, on s’engage dans une voie nécessairement toxique menant à l’obscurantisme, au fanatisme et aux privations de libertés. Ainsi, la question de la nature du Coran – susceptible d’être interprété ou pas selon qu’il est considéré comme la parole de Mahomet ou celle de Dieu directement – constitue une question centrale sur laquelle on disserte depuis quatorze siècles ; c’est la ligne de fracture qui existait, au Moyen Age, entre les mutazilites, représentants d’une école musulmane hyperrationaliste, et les hanbalites, ancêtres des wahhabites et des salafistes qui ont donné naissance à une vision radicale et sectaire de l’islam.
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Je comprends la réticence de Chems-Eddine à l’usage d’adjectifs pour parler d’islam. Ma crainte, c’est que ce qu’il appelle l’« islamisme » devienne l’orthodoxie. Au fond, nous disons tous les deux qu’il y a deux islams mais, quel que soit le nom qu’on leur donne, il y a un combat à mener pour faire prévaloir l’islam du savoir et de la spiritualité face à l’islam sectaire et politique. On manque sérieusement d’intellectuels musulmans diffusant une exégèse éclairée et accessible, alors que les tenants de l’islam sectaire écrivent beaucoup, souvent n’importe quoi et pour le plus grand nombre. Voltaire avait raison : « Il est honteux que les fanatiques aient du zèle et que les sages n’en aient pas. » Les sages doivent avoir du zèle pour défendre leur vision de la religion.
Le travail de pédagogie à entreprendre pour mieux faire connaître aux musulmans la richesse des débats théologiques de leur tradition n’est-il pas complexe à mener, entre la nécessité de ménager la base des croyants, attachés à une tradition que certains considèrent immuable, et la volonté de tenir un discours progressiste ?
C.-E. H. : Je ne cherche pas à ménager quiconque, bien au contraire. Les musulmans dans leur majorité ont soif de mieux comprendre leur religion, de mieux pouvoir l’expliquer aux autres, pour qu’elle soit aussi mieux respectée. En même temps, Richard Malka a raison, l’islam ne concerne pas que les musulmans. Je voudrais m’inspirer du mouvement de la Nahda (« l’éveil »), lancé au XIXe siècle par les penseurs Mohamed Abduh et Sayyid Al-Afghani, qui s’étaient rencontrés à Paris et voulaient proposer un renouvellement de la pensée de l’islam tout en préservant son dogme. Plus tard, Abduh a été grand mufti d’Egypte. C’est là la preuve que nous avons les instruments intellectuels, à Paris, pour reprendre cette réflexion.
Richard Malka peut participer à ce travail ; après avoir touché du doigt le discours islamiste, il ne cherche pas à dénigrer l’islam mais à relever le débat. Il faudrait pouvoir traduire en français Mohamed Abduh et d’autres, conduire un vrai travail de vulgarisation. Il ne s’agit bien sûr pas pour moi de diluer mes responsabilités ; en tant que recteur, je fais mon job, et les imams dont j’ai la responsabilité le font aussi. Mais ce travail nécessite le soutien des élites et de faire travailler ensemble musulmans, juifs, chrétiens, libres penseurs ou athées sur la place de l’islam dans la société française. Qu’au moins nous puissions tous être d’accord sur le fait qu’il n’y a pas de contradiction à être citoyen français et musulman.
Les intellectuels musulmans vivant dans un contexte laïque pourraient en effet jouer un rôle crucial. Mais la perte d’influence de l’Eglise catholique en France ne risque-t-elle pas de donner l’impression aux pourfendeurs de la laïcité que cette réflexion aboutit à affaiblir le discours religieux ?
C.-E. H. : Je ne pense pas que la laïcité soit une cause d’affaiblissement des religions. Là où vous avez raison, c’est que les islamistes se sont approprié cette notion en l’assimilant à l’athéisme. Par conséquent, dans le subconscient de certains musulmans – y compris en France –, la laïcité est une forme d’athéisme. Cela fait partie des défis pédagogiques que nous devons relever.
Malheureusement, la faiblesse de nos structures musulmanes ne permet pas de donner aux enfants une éducation religieuse suffisante et ancrée dans la société française. Ce qui fait que bien des musulmans français ne disposent pas des instruments pour se prémunir contre les visions dévoyées de leur religion. Le gouvernement a eu raison de fermer certaines écoles coraniques enseignant une vision erronée de l’islam. Mais j’aimerais qu’on comprenne la nécessité de l’éducation religieuse comme l’on réhabilite l’apprentissage de la langue arabe. Pouvoir s’immerger dans les œuvres majeures de littérature arabe, ce serait donner aux jeunes musulmans des éléments qui élargissent leurs horizons vers le vivre-ensemble. Aujourd’hui, l’enseignement de l’arabe est corrélé à celui de l’islam, alors qu’il faudrait pouvoir l’apprendre indépendamment, pour qu’ensuite la langue, la culture, l’histoire servent à comprendre la religion.
R. M. : On se rejoint sur la nécessité d’inventer de nouveaux instruments de connaissance. Cela me rendrait très heureux que mon livre soit lu par des musulmans. Je ne me suis évidemment pas inscrit dans une démarche provocatrice. Mon seul souhait est de tenter de faire réfléchir. Puisque nous parlons du grand mufti Mohamed Abduh, je rappelle que, selon lui : « En cas de conflit entre la raison et la tradition, c’est à la raison qu’appartient le droit de décider. » Si seulement on s’en inspirait davantage… Il y a en France la plus grande communauté musulmane d’Europe, qui, dans sa majorité, ne veut que s’intégrer et pratiquer tranquillement. Sauf que ce n’est pas elle qu’on entend.
C.-E. H. : Ce que je dis à mes coreligionnaires, c’est de s’investir dans la vie citoyenne pour faire le bien, ce qui s’accorde avec les valeurs de l’islam, pour parler, exprimer aussi leur malaise, sans chercher à utiliser l’islam à des fins politiques en créant un parti religieux. J’organise régulièrement, à la mosquée, des rencontres entre les imams et des représentants d’autres cultes ou courants de pensée. Brisons les murs de l’ignorance pour pouvoir nous connaître, à l’instar du pape François qui est allé à la rencontre du grand imam d’Al-Azhar ou d’Ali Al-Sistani, leader de l’islam chiite.
R. M. : Lequel Sistani est un farouche défenseur de la séparation de la religion et de l’Etat. Cette pensée existe en islam. Sait-on que les mutazilites ont imaginé les prémices de la laïcité ? Mais, aujourd’hui, le discours de la laïcité, de la libre critique, de la liberté humaine au sein de l’islam n’a plus beaucoup d’avocats.
Justement, quelles personnalités incarnent selon vous cet islam souhaitable ?
R. M. : C’est toute la difficulté. Il y a une infinité d’islams à l’échelle du monde : soufi, malikite, kurde, alévi, chiite… En France, beaucoup d’intellectuels, d’Abdelwahab Meddeb à Mohammed Arkoun ou Malek Chebel, ont porté ce discours. Des voix existent, telle celle de Ghaleb Bencheikh, mais c’est comme si elles ne pénétraient pas vraiment. Peut-être parce que ces intellectuels – qui expriment une pensée courageuse sur le voile, l’homosexualité, les juifs, le blasphème, l’apostasie ou la libre conscience – n’ont pas le bon langage, souvent trop érudit ou universitaire.
C.-E. H. : Beaucoup de musulmans font ce travail et ce depuis le début de la révélation coranique, donnant lieu à des débats exhaustifs entre raison et foi, entre religion, science et philosophie. J’aimerais donner la parole aux imams qui participent à concevoir l’adaptation du discours religieux à la vie moderne, à la société française et à ses lois. C’est ce que ceux de la Grande Mosquée de Paris s’évertuent à faire depuis mon arrivée à la tête de l’institution. Nous devons passer à la phase pratique, car une religion qui ne se base que sur les interdits ne peut répondre aux besoins spirituels de notre époque. Les imams doivent être les architectes de ce chantier d’avenir. Dans notre société où nous avons à vivre ensemble, si nous ne donnons pas les moyens du dialogue, nous allons vers l’échec fatal. Il nous faut retrouver le sens de la fraternité.
Que vous inspire la révolution des femmes en Iran ?
R. M. : Ces femmes rejettent l’islam parce que tout ce qu’elles ont connu de cette religion, c’est la contrainte, l’enfermement, l’absence de liberté. Si l’islam n’est que cela, une partie de la jeunesse ne peut que le rejeter.
C.-E. H. : Les Iraniennes expriment un ras-le-bol. Certaines simplement au sujet du voile, mais beaucoup se posent la question de rester musulmanes face l’islamisme. Je veux dire à ces femmes qu’elles ont raison de réagir de la sorte. Pour moi, la femme est l’avenir de l’islam. Or tout ce qui est esthétique, lumineux dans notre religion n’existe pas dans leur contexte : tout y est péché. L’histoire nous prévient : lorsque les organisations religieuses cherchent à régenter les mœurs de manière autoritaire, elles le paient très cher.
Richard Malka, on ressent, à vous lire, un vif intérêt, voire une tendresse, pour l’islam. « J’espère que cela sera compris comme un message d’altérité », dites-vous à la fin du livre. La rédaction de votre plaidoirie a-t-elle conduit à une évolution de votre perception de l’islam ?
R. M. : J’ai une affinité particulière pour ce sujet, parce que la langue arabe est très présente en moi. C’est la langue de mes parents [juifs originaires du Maroc] et une partie de leur culture, et le Maroc est probablement le pays où j’irais vivre si je devais un jour quitter la France. Par ailleurs, je ne me suis jamais exprimé contre l’islam, mais pour la liberté d’expression et le droit au blasphème. Je suis athée mais réaliste ; dans notre monde, les religions jouent encore un rôle structurant.
J’essaie donc de penser la place des religions. Et cette place est réglée, précisément, par la laïcité, qui n’est pas un concept agressif – c’est une escroquerie de le faire passer pour tel –, mais qui, au contraire, permet une harmonie entre ceux qui croient, ceux qui ne croient pas, une vie ensemble. C’est ce qui nous permet de nous parler tranquillement, comme nous le faisons Chems-Eddine et moi. Nous sommes le symbole de ce que peut produire une société de débat comme la France, d’où un espoir pourrait naître si chacun s’éloignait de l’ignorance et des idées préconçues, islamistes ou nationalistes. C’est la connaissance qui apportera la nuance, la complexité, le doute raisonnable, et qui sera le rempart contre tous les fanatismes et toutes les radicalités. On parle ici de radicalité dans l’islam, mais il y a en a bien d’autres. Le temps est davantage aux radicalités qu’à la nuance dans tous les domaines, y compris politique. J’essaie d’être un avocat de la nuance.
Me plongeant dans l’histoire de l’islam pour préparer ma plaidoirie, j’ai découvert les travaux de l’islamologue Jacqueline Chabbi. On pourrait y passer une vie ; c’est l’histoire de l’humanité. C’est une autre manière de mener le combat, que j’aborde sous un angle qui n’est plus seulement juridique, mais aussi philosophique et culturel. Rejeter une religion dans son ensemble, cela signifierait renoncer à convaincre, renoncer à notre propre humanisme – même si cela doit être un humanisme militant, pour reprendre l’expression de Thomas Mann. Quel est l’autre choix : le conflit violent ? Je préfère combattre pour que l’islam retrouve son âge d’or. Dans les temps difficiles qui se profilent, nous avons besoin des musulmans, qui constituent une part importante de la communauté nationale et une richesse culturelle. Je crois vraiment qu’il peut s’allumer, en France, une étincelle d’universel pour inventer un nouvel islam connecté à sa grandeur passée qui a disparu avec sa radicalisation, car c’est la vocation philosophique de notre pays. La communauté musulmane française est en pleine maturation, et il ne manque peut-être pas grand-chose pour que le déclic se produise.
« Traité sur l’intolérance » : de l’histoire de l’islam et ses controverses originelles
« La religion est un sujet trop sérieux pour en laisser l’étude aux seuls religieux », déclare Richard Malka dans cet ouvrage, qui reprend pour l’essentiel sa plaidoirie prononcée le 17 octobre 2022 en appel du procès des attentats de janvier 2015. Se revendiquant de l’héritage de Voltaire et des Lumières, l’infatigable défenseur du « droit d’emmerder Dieu » – titre d’un ouvrage précédent – délaisse néanmoins la toge pour se faire historien. Parcourant le temps, il souhaite mettre au jour ce qui, dès les commencements de l’islam, portait en germe les ferments d’une lecture obscurantiste. Puisant notamment dans les travaux pionniers de l’islamologue Jacqueline Chabbi et du politologue Hamadi Redissi, l’avocat montre que les controverses originelles sur la nature du Coran ont scellé deux interprétations opposées de la religion. Deux interprétations qui continuent de s’affronter aujourd’hui.
Si cette incursion dans l’histoire peut de prime abord surprendre, sa lecture se révèle stimulante. Richard Malka parvient à condenser, dans cet ouvrage accessible à tous, les riches débats théologiques que l’islam nourrit depuis toujours, lesquels ne sont souvent connus que d’un public averti. Bien que l’ouvrage n’échappe pas à quelques simplifications, inévitables compte tenu de son format, il évite l’écueil d’essentialiser l’islam à un bloc monolithique et homogène. Connu pour ses prises de position sans concession lorsqu’il s’agit de défendre la liberté d’expression, Richard Malka livre ici une réflexion nuancée qui constitue une introduction efficace à l’histoire de l’islam.
Par Virginie Larousse
Publié aujourd’hui à 20h22https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/01/05/richard-malka-et-chems-eddine-hafiz-il-y-a-un-combat-a-mener-pour-faire-prevaloir-l-islam-du-savoir_6156790_3232.html.
Alors que nous commémorions le 60e anniversaire des accords d’Évian le 18 mars dernier, signant la fin de bien des exactions, les plus inavouables crimes du gouvernement français avaient en réalité une couverture toute trouvée : la Main Rouge.
3 juin 1957 : Otto Schlüter s’apprête à sortir de chez lui. L’homme est soucieux, depuis quelques mois, sa vie a pris un tournant inattendu, le plongeant lui-même et son entourage dans le désarroi le plus total.
Tout avait commencé ce maudit jour, ce 28 septembre 1956. Ça oui, il ne l’oubliera jamais. Son entrepôt d’armes avait volé en éclat sous la détonation d’une bombe, prenant du même coup la vie de son associé. Sur le moment Otto ne voulait pas y croire. Qu’est-ce qu’il s’était passé ? Qu’est-ce qui a pu causer une détonation aussi importante ? L’expertise avait statué sur l’origine : une bombe à l’acide. 5kg ! C’était insensé.
La mère d’Otto le fixe du regard. Elle est inquiète. Depuis cet attentat, la tension dans la famille est devenue palpable. Cette tension s’était insinuée dans le foyer petit à petit, avec l’accumulation de ces affreuses lettres de menaces, signées la Main Rouge. “Encore des couards” avait d’abord pensé son fils. Des lâches, incapables de signer leur menace. Et puis d’abord, que lui reprochait-on ? Oui, il vendait des armes, c’était son commerce après tout. Oui, il en a vendu à ces indépendantistes, des Algériens. On pouvait même retrouver dans son regretté entrepôt des factures à l’appui qui en attestent. Et alors ? Il en avait bien le droit et ne s’en cachait pas particulièrement. Ses pensées continuent de filer tandis qu’il suit du regard sa fille, Ingeborg, qui grimpe dans la Mercedes familiale.
Cet attentat criminel avait tout changé, il doit bien se l’avouer. Il avait continué son business avec le FLN : il fallait bien vivre. Mais les lettres de menaces continuaient d’affluer. Il avait eu un avertissement avec l’explosion de son entrepôt, il devait cesser ces échanges commerciaux avec les Algériens, toujours signés : « la main rouge ». Le claquement sec des trois portières sort Herr Schlutter de ses pensées.
Il doit se reprendre : “Cette situation finira sûrement par se tasser”, se rassure-t-il, en introduisant la clé dans le contact. La détonation se fit entendre, la Mercedes vola en éclat. Encore un attentat signé La Main Rouge, un parmi la dizaine en quelques mois qui prend place en République Fédérale d’Allemagne (RFA). Plutôt étrange comme modus operandi de la part d’un soi-disant groupuscule d’opposants à l’indépendance algérienne, des “colons ultra”, apparemment, au crépuscule des années 50, alors que les tensions en Algérie autour de la guerre d’indépendance se font de plus en plus électriques. Pourtant la justice allemande n’y croit pas du tout. C’est trop organisé. Trop professionnel.
Il y a là la patte très caractéristique des services de contre-espionnage français, le fameux SDECE (Service de documentation extérieure et de contre-espionnage). Les Allemands en sont convaincus, et leur conviction se voit renforcer lorsqu’en septembre de la même année on apprend le meurtre périlleux d’un autre trafiquant d’arme à Genève, un certain Marcel Léopold. Lui aussi est une pointure dans le milieu : ancien trafiquant d’opium et à la tête d’un réseau de prostitution en Chine, il est chassé par le communisme et vient faire son nid en Europe, dans le milieu de l’armement avec une clientèle des plus éclectique : parmi elle, le Front de Libération National algérien. Tout comme Herr Schlüter, il reçoit des lettres de menaces, signées toute La Main Rouge. Et puis un trait (empoisonné ?) en pleine poitrine, tiré d’une pompe à vélo détournée en sarbacane retrouvée sur place, sur le seuil de sa propre porte. L’analyse post mortem détermine une aorte sectionnée et un lobe pulmonaire lésé. Empoisonnement ? Hémorragie interne ? L’un dans l’autre, ceci n’est sûrement pas un travail amateur. La presse internationale s’en saisit assez rapidement et pointe la France du doigt. Oui c’est sûrement la France qui organise cela, qui organise des opérations à l’étranger qui consistent à éliminer tous ceux qui soutiennent la lutte armée en Algérie. Bien sûr c’est totalement interdit, de même que les attentats visant des cargos à Tanger par exemple, mais toutes les pistes tendent vers cette hypothèse.
Le scandale grossit, à tel point que l’Humanité et l’Express accusent nommément le SDECE d’être derrière ses attentats. En 1959, le Général de Gaulle se voit contraint de nier toute implication avec force : le moment est délicat, la France tente un rapprochement avec l’Allemagne. Pendant ce temps-là, la justice allemande dénonce le SDECE et l’accuse de se cacher derrière la Main Rouge pour revendiquer les meurtres des opposants hors du sol français. Les preuves matérielles sont évidemment inexistantes, mais l’ombre du SDECE est partout. Pourtant, la Main Rouge a tout l’air d’une organisation de colon ultra totalement banale.
D’abord son nom : la Main Rouge, un clin d’œil évident à la main de Fatma, symbole païen typiquement maghrébin et la couleur rouge en référence au sang qu’elle fait couler. Ses activités au cours des années 50 concernent la totalité du Maghreb avant de se centrer essentiellement sur le conflit algérien. Elle a des activistes revendiqués, par exemple Christian, un enseignant corse qui s’exprime dans la presse et conspue le gouvernement français et sa politique qu’il juge mollassonne sur le dossier algérien. Dans le début des années 1960, un obscur écrivain, Pierre Genève, publie et romance l’incroyable épopée de la Main Rouge ; une épopée chevaleresque portée par une idéologie qui se développe au fil des pages. Tout ceci est bien évidemment totalement fantoche. Cette campagne de désinformation ne laisse personne dupe.
Ainsi dans le cadre d’un entretien pour le journal Libération en 1997 (“7 ans de guerre en France”), le commandant Raymond Muelle, ancien dirigeant du SDECE, avoue l’implication des services secrets français derrière la Main Rouge : personne n’est franchement étonné. Il parle alors d’opérations inavouables couvertes par ce moyen. Dans son livre Les tueurs de la République , le journaliste Vincent Nouzille explique les procédés de la Main Rouge. La liste des cibles était établie selon un protocole très strict dans le cadre d’un braintrustaction. L’ordre d’exécution était donné de Matignon, pas de trace écrite, communication verbale uniquement. Parmi les personnes ciblées on compte d’abord des opposants politiques comme Ferhat Ashed, syndicaliste tué à Tunis en 1952. Le commandant Foccard, chargé par l’Elysée des affaires africaines, accorde vite une dérogation pour tuer des avocats jugés pro-FLN sur le sol français. C’est dans ce cadre qu’un attentat contre Jacques Vergès échoue. Ce dernier raconte par la suite qu’il croyait dur comme fer à l’existence de cette organisation criminelle qui menaçait de façon criminelle les avocats étiquetés pro indépendantistes. L’avocat Amokrane Ould Aoudia a moins de chance : il est tué de deux balles en plein cœur, en plein jour, dans le XIe arrondissement de Paris. Le rythme des exactions va s’essouffler notamment après le putsch raté des généraux en avril 1961 : plusieurs membres du SDEC se radicalisent et se retournent contre le Général de Gaulle pour rejoindre l’OAS. Raymond Muelle est arrêté en 1962 pour complot contre la sûreté de l’État. Il avoue souhaiter tuer le Général de Gaulle qu’il perçoit comme un traître. Finalement, cette fièvre tueuse et arbitraire se solde par un bilan glacial de 135 morts en 1960 et 103 en 1961. Constantin Melrick, coordinateur des services de renseignement auprès du premier ministre Michel Debré, parle d’une effroyable dérive.
Si l’on considère que la signature de la Main Rouge disparaît à la signature des accords d’Évian, ses méthodes, ses modus operandi et ses acteurs seront retrouvés quelques mois plus tard au sein d’une nouvelle organisation secrète, vraiment clandestine cette fois : l’OAS.
Les rues de nos villes sont peut-être des miroirs qui reflètent notre véritable identité, avant nos usines, nos écoles et nos palais. En dépit de l'autorité qui sanctionne nos écarts de conduite, et en dépit des petites graines de lumière que sèment toujours nos esprits et nos cœurs, nous offrons chaque jour, dans les rues de nos villes, une image peu reluisante de nous-mêmes : un mélange d'intolérance, de laideur et d'anarchie. Pourquoi, dans les rues de nos villes, nous nous détestons cordialement, sans chercher à nous connaître, et n'attendons de nos voisins que le pire, et presque plus rien de nous-mêmes ?
Pourquoi dans les rues de nos villes, nous narguons les humbles mais craignons les puissants, jalousons ceux qui réussissent mais vénérons notre paresse? Pourquoi, dans les rues de nos villes, nous opprimons nos filles et nos femmes, et pourquoi, dès la nuit tombée, leur présence loin de nos murs devient suspecte, même pour aller acheter nos médicaments ? Pourquoi nous n'appliquons pas, dans les rues de nos villes, la même vertu que nous observons dans nos mosquées ? Pourquoi les rues de nos villes sont devenues inhospitalières pour les étrangers et réfractaires à l'altérité ? Pourquoi, dans les rues de nos villes, nous insultons nos poètes et nos savants et vouons aux gémonies notre patrie et nos héros ? Pourquoi, dans les rues de nos villes, la banalité a chassé le bon goût et le laisser-aller a remplacé l'amour du travail accompli avec soin ? Pourquoi, dans les rues de nos villes, nous jetons nos rêves à la poubelle ? Et pourquoi nous détruisons, chaque jour, ce que nous avons construit la veille ? Pourquoi les rues de nos villes sont désertées par le sourire et la beauté au quotidien ? Pourquoi nous n'aimons pas les livres et les fleurs ? Pourquoi les rues de nos villes n'invitent plus à la promenade ?
“Nous étions les dindons de la farce d’un conflit politique“. Louis Defranchi fait partie de cette génération d’hommes qui, il y a soixante ans, a été appelée pour combattre en Algérie. Il en fait le récit dans l’article.
Illustration par Alexis N.
Un accent du Sud, des réponses enthousiasmées et drôles, c’est avec beaucoup de recul et de pudeur que Louis me parle d’une période de sa vie : 1960-1962. Recul, car c’est en voulant tirer une leçon du passé que Louis accepte de livrer son récit. Pudeur, car je comprends vite qu’il n’est pas forcément à l’aise pour parler de la guerre. C’est ce qui fait, d’ailleurs, toute la complexité du projet. Parfois, les personnes livrent un récit riche d’anecdotes et de faits historiques si marquants qu’on ne reste que scotché à leur parole, tant leur expérience est incroyable et émouvante. D’autres fois, un certain silence s’installe. On comprend alors directement qu’on touche à un sujet délicat, dont les souvenirs sont vifs et intimes; celui de la guerre. Mon échange avec Louis fait partie de ceux-là. Il accepte toutefois avec une grande gentillesse de m’aider dans mon projet, et de me confier quelques anecdotes.
“Contraints et forcés”
Louis n’a que 20 ans lorsqu’il est appelé d’office par l’armée française pour aller combattre en Algérie. Il y restera alors deux ans, jusqu’en 1963, un an après l’indépendance. Bien qu’il estime n’avoir « rien à faire dans ce pays », il doit se rendre à l’évidence : combattre les Algériens n’est pas un choix mais une obligation car « c’était comme ça avant, sinon, c’était la prison ».
Dans le cadre de cette convocation, Louis se rend donc en Algérie avec l’objectif d’entrer en lutte contre le FLN en Kabylie et à Alger. Il participera notamment aux combats à Tizi Ouzou ainsi qu’à la bataille de Bab el Oued en 1962. Cependant, très rapidement, Louis me confie qu’un sentiment particulier le traverse. Ses différentes expériences sur place lui font prendre conscience de l’état réel de sa mission. Sa parole d’ancien militaire se libère lorsqu’il me confie qu’il estime avoir été utilisé dans un conflit purement politique. Il va même jusqu’à se qualifier lui-même, ainsi que ses camarades, de « dindons de la farce ». La cause ? Une sorte de paradoxe entre ses convictions et son action, comme de nombreux autres appelés qui étaient pour la paix, mais « contraints et forcés à rejoindre l’armée française ».
“Mon père pensait que j’étais parti en vacances”
En 1954, l’Algérie connaît un soulèvement sans précédent. Le FLN réclame l’indépendance de la population par des attentats à la bombe à divers endroits du pays. Cet épisode a été camouflé au mieux par les autorités françaises. L’heure était davantage à la dissimulation qu’à la transparence, et régnait alors en France une sorte d’indifférence généralisée due à l’ignorance de la réalité du conflit. Louis lui-même en était victime et pensait ainsi qu’il était appelé pour une petite rébellion. L’ignorance était telle que son père pensait que son fils était simplement « parti en vacances ».
Louis m’explique que la bascule entre rébellion et guerre a eu lieu lorsque de Gaulle a commencé à parler « d’indépendance ». C’est à partir de ce moment que les tensions se sont accumulées à la fois en Algérie et en France. Sur place, Louis et ses collègues réalisent alors qu’ils n’ont pas affaire à une petite insurrection, mais bien à une véritable guerre. Parallèlement, en réaction aux propos du leader français de l’époque, les pieds noirs expriment leur mécontentement, eux qui « souhaitaient continuer de dominer ».
Cette domination, Louis en a été témoin. Il parle ainsi des Algériens comme d’un « peuple noyé », qui avaient « tellement subi qu’ils ne disaient plus rien ». Jusqu’au jour où est proclamée leur indépendance, le 5 juillet 1962.
Louis rentrera en France quelques mois plus tard, en 1963, 20 francs en poche et une guerre « inutile » en mémoire.
Explication des illustrations et ressenti d’Alexis N., 22 ans :
« Pour réaliser ces visuels, j’ai essayé de créer une esthétique rappelant des souvenirs anciens en travaillant avec des photographies d’époque en noir et blanc, collées et froissées pour faire référence à une époque lointaine, qui n’a été qu’une parenthèse dans la vie de Louis Defranchi. J’ai ensuite travaillé sur des collages de marionnettes pour faire référence au sentiment de manipulation dont parle Louis Defranchi, l’idée qu’il a pris part à un conflit purement politique. Je suis intervenu sur ce collage avec un feutre noir pour créer un contraste dans les techniques utilisées et j’ai créé des déchirures sur les photographies pour donner un côté brut à l’image, pour rappeler qu’il s’agissait d’une guerre et donc d’une période violente. »
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