La guerre d’Algérie s’est déclarée dans une période de l’Histoire de la justice qui n’est pas anodine. Avec l’avènement du procès de Nuremberg, la notion du droit à la justice pour tous était dès lors portée en étendard. Pour autant, la vie et le combat d’une poignée de femmes et d’hommes de loi, qui ont pris à coeur la défense des révolutionnaires algériens face à la justice coloniale, se sont vus impactés par ce choix. leur liberté, leur dignité et leur réputation ont traversé bien des périls. Voici leur histoire.
Épisode 1 : Gisèle Halimi, la dame de pique.
Gisèle, née Zeiza Gisèle Elise Taieb en juillet 1927 à La Goulette, au nord de la Tunisie, est particulièrement connue et célébrée pour son combat féministe en faveur du droit à l’avortement, aux côtés de Simone de Beauvoir. Elle s’est illustrée lors de célèbres plaidoyers : en 1971, avec la création du collectif Choisir la cause des femmes, ou encore en 1972, lors de son célèbre procès de Bobigny pour l’avortement. Deux actions qui ont finalement abouti à la promulgation de la loi Veil sur l’interruption volontaire de grossesse en 1975. Combat à l’époque ô combien polémique et houspillé. Mais Gisèle est habituée aux scandales et n’entend pas entrer dans le moule.
Déjà dans les années 50, la jeune tunisienne, fraîchement diplômée, s’est en effet saisie des dossiers les plus brûlants et milite contre la colonisation et pour l’indépendance. D’abord de son pays, la Tunisie, puis pour celle de l’Algérie. En 1956, elle prend le dossier de 44 condamnés algériens dont les aveux ont été imposés. Sur place et alors qu’elle prépare son plaidoyer, elle se confronte avec effroi et dénonce avec force la torture pratiquée par l’armée française de manière quasi systémique. L’avocate pointe tout ce qu’elle considère comme des procédés indignes des valeurs françaises, qu’elle a tant rêvées et glorifiées lors de son enfance en Tunisie. Maître Halimi remet en cause les autopsies truquées par un médecin, qui reconnaîtra finalement la falsification de ses rapports.
Ses combats ne sont pas du tout en odeur de sainteté et ne sont pas financièrement glorieux. Gisèle, jeune maman, vit alors dans une quasi précarité. Elle signe aux côtés de Jean-Paul Sartre et d’autres personnalités de gauche le Manifeste des 121, connu également sous le nom de « Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie » et publié dans le magazine Vérité-Liberté dans l’édition du 6 septembre 1960.
La même année, elle prend la défense de Djamila Boupacha, une porteuse de feu, arrêtée, torturée puis violée en détention par des soldats français. Gisèle Halimi fonde une défense qu’elle médiatise abondamment. Elle remet en cause les conditions d’extorsion des aveux de la jeune femme et dépose une plainte contre X pour le viol de Djamila Boupacha, une grande première. L’avocate a constaté en effet le viol comme véritable arme de guerre pratiquée à grande échelle par les soldats français, elle tente de mettre à nu ces pratiques barbares et convoque des médecins gynécologues qui expertisent le dossier.
Illustration de Djamila Boupacha par Pablo Picasso
Ce procès retentissant trouve un écho dans les colonnes du Monde sous la plume de Simone de Beauvoir qui co-écrira dans la foulée avec Gisèle Halimi le livre Djamila Boupacha, paru chez Gallimard en 1962, qui trouvera un succès certain dans l’intelligentsia parisienne auprès de grands noms tels que Jean-Paul Sartre, Louis Aragon, Geneviève de Gaulle ou encore Germaine Tillion. Pablo Picasso immortalise par ailleurs, dans la foulée de la sortie du livre, un portrait de Djamila Boupacha en 1961 à la une du magazine les Lettres Françaises, dessin estimé ce jour à 400 millions de dollars. Cette médiatisation à outrance n’est pas sans arrières pensées, puisque Gisèle l’utilise allègrement et sans dissimulation dans l’espoir de sauver sa cliente de la peine de mort, avec l’agrément du public. En 1961, Djamila Bouapacha est tout de même condamnée à mort mais bénéficie de l’amnistie dans le cadre des rapports d’Évian. Elle est libérée en 1962.
Figure d’opposition, le combat des causes perdues de Gisèle Halimi se poursuivra à la fin de la guerre d’Algérie, avec une grande partie de sa carrière consacrée au féminisme et au militantisme au sein du collectif Choisir. Elle deviendra une femme politique influente et célébrée, une écrivaine passionnée et reconnue. Ses procès les plus célèbres seront repris au théâtre et à la télévision. Elle s’éteint en juillet 2020, le lendemain de son 93e anniversaire à Paris au terme d’une vie de combat.
Gisele Halimi et Djamila boupacha
Les hommages sont unanimes, à la fois dans la presse et dans la sphère politique, avec un hommage au cœur de l’hémicycle de l’Assemblée Nationale.Des pétitions réclament la panthéonisation de Gisèle, le rapport Stora va d’ailleurs en ce sens : pour l’historien, cette mesure serait une action en vue de la réconciliation des mémoires. Cependant, des réserves sont émises, a priori par les plus hautes fonctions présidentielles. D’après une source proche de France inter , le président Emmanuel Macron serait réticent à l’idée d’inhumer Gisèle Halimi au Panthéon, du fait de son engagement pour l’Algérie et à son opposition contre le colonialisme, car il trouverait le personnage « clivant ». En effet, des associations de Pieds noirs et de Harkis se sont opposés à cette panthéonisation. Une association de femmes et de filles de harkis a accusé Maître Halimi d’avoir affiché plusieurs fois son mépris pour les harkis et plus précisément les femmes harkis qu’elle a qualifiées comme ennemies de la Femme.
Il est intéressant de constater via le dossier de la panthéonisation déboutée de Gisèle Halimi, que le combat contre le colonialisme et contre certains crimes de guerre perpétrés par la France, rendent encore aujourd’hui une personnalité persona non grata parmi les plus hautes distinctions et hommages rendus par la Nation. Une preuve de plus que ce conflit porte toujours, 60 ans plus tard, une odeur de scandale.
Au pays des mariages forcés et des unions arrangées, Samim a dû risquer sa vie pour obtenir la main d’Hamira. Au village, ils sont devenus un symbole du libre choix amoureux face aux traditions patriarcales.
En ce mois d’août 2022, Samim broie du noir. Le nouveau salon du barbier-coiffeur, décoré en rouge vif et blanc comme une cuisine moderne, tourne à vide. Les affaires sont mauvaises, souffle-t-il au téléphone. Des pans entiers de l’économie afghane se sont effondrés au retour des talibans, douze mois plus tôt. Les gens n’ont plus d’argent. Et puis qui a encore besoin d’une coupe élégante au pays des mollahs ? Le chef suprême de l’émirat islamique d’Afghanistan, Haibatullah Akhundzada, n’a-t-il pas interdit aux salons de tailler la barbe des clients ? Non, ce n’était décidément pas le moment de se lancer dans l’artisanat du ciseau et des shampoings, résume notre interlocuteur d’une voix lasse.
À la fin de sa journée, le coiffeur de 27 ans compte à peine une cinquantaine d’afghanis (0,50 €) dans la caisse, de quoi acheter du pain en ces temps d’inflation à deux chiffres. Afin de compléter ses maigres revenus, il vend aussi des cartes SIM et guette l’argent de son frère, qui travaille en Iran. Son potager en revanche ne lui est plus d’aucune utilité. « Nous subissons une sécheresse exceptionnelle », soupire-t-il en montrant des photos de paysages rocailleux sous un ciel sans nuage. Sa vache affamée ne donne pratiquement plus de lait. L’été de feu a grillé l’herbe de la plaine rocailleuse qui ceinture Khodaidad, son village, situé au sud-ouest de Kaboul. À l’instar de la plupart des Afghans, le jeune homme se limite à un repas quotidien, un dîner vite expédié en compagnie de sa mère et de son frère.
En réalité, le vrai souci de Samim, c’est Hamira. La jeune femme brune qui occupe ses pensées a disparu. Elle ne répond plus à ses messages. Pire, son téléphone semble coupé. L’arrivée des talibans au pouvoir avait déjà mis entre parenthèses leurs rendez-vous clandestins. C’est désormais très dangereux d’entretenir une relation secrète. La nouvelle police des mœurs rôde. Déjà, des hommes ont été flagellés pour avoir marché aux côtés de femmes célibataires sur la voie publique. Samim se méfie aussi des dénonciateurs anonymes. Le village compte de nombreux Pachtounes, l’ethnie qui forme l’ossature du nouveau pouvoir à Kaboul. « Pour nous, l’amour est interdit », tranche le jeune homme.
À dire vrai, rencontrer, séduire et aimer n’a jamais été facile au pays des mariages arrangés, a fortiori dans les zones rurales, où tout le monde se connaît. Sur ces sujets largement tabous, Samim aurait de quoi écrire un livre à partir de sa longue histoire avec Hamira. Le couple s’est rencontré au lycée en 2012, l’année qui marque le début du désengagement militaire de la coalition internationale. Samim est alors en terminale. Le lycéen un brin austère n’a d’yeux que pour une jeune fille « très drôle » qui étudie en classe de seconde. Tous les deux sont des Hazaras, une minorité chiite régulièrement ciblée par les djihadistes.
Des hommes ont été flagellés pour avoir marché aux côtés de femmes célibataires sur la voie publique.
Samim entame sa cour grâce au téléphone, un passage quasi obligatoire au pays de la purdah, une pratique de séparation stricte entre les sexes. Les débuts sont laborieux, avec un « je t’aime » en guise de premier texto qui ne récolte aucune réponse. Personne, il est vrai, ne lui a appris à parler aux jeunes filles. Encore moins à les séduire. Même entre garçons, chacun préfère en général taire ses relations. Après cet échec, le soupirant maladroit laisse passer cinq mois, puis s’arrange pour croiser la lycéenne dans une ruelle. Cette rencontre est la bonne. « Finalement, il est sérieux ce garçon », pense-t-elle en le quittant.
Samim et Hamira se sont rencontrés en 2012, au lycée, à Khodaidad, un village situé au sud-ouest de Kaboul. Le jeune homme a séduit Hamira par téléphone, grâce à des SMS. Tous deux sont des Hazaras, une minorité chiite régulièrement ciblée par les djihadistes. / Source : Samim
Les deux adolescents se lancent alors dans un dialogue frénétique à coups de SMS, à toute heure du jour et de la nuit. Hamira apprécie « la gentillesse, la politesse et les conseils avisés » de Samim, qui la rassure : « Je ne suis pas là pour jouer. Je veux faire ma vie avec toi. » Suivant les traditions locales, il s’en va bientôt demander sa main au père d’Hamira. L’homme est un commandant militaire qui s’est enrichi sous le régime corrompu du président Hamid Karzai, nommé à ce poste par les Américains en 2001. S’il réside la plupart du temps à Kaboul auprès de sa seconde épouse, il garde un œil sur sa première famille, logée dans une villa confortable, avec trois chambres, un salon, des vaches, des poulets. Le notable a décidé que sa fille irait à un homme qui a des biens plutôt que des sentiments. Samim, issu d’un milieu modeste, est congédié sans façons.
« Pour nous, l’amour est interdit »
Samim
La romance impossible entre alors dans une nouvelle ère, plus clandestine, plus frustrante, plus dangereuse aussi. Au début des années 2010, une vague de conservatisme gagne les campagnes. Sous la pression des talibans, qui quadrillent les collines, les écoles des filles sont fermées les unes après les autres. Dans les villages, il faut dissimuler, travestir, employer des ruses de Sioux pour effacer toute trace d’une relation non autorisée. Samim et Hamira sont des amoureux de l’ombre. Ils se frôlent un jour au détour d’une rue, se saluent le lendemain depuis un toit. Parfois, ils se rejoignent dans les montagnes désertiques. « Ma mère se doutait de quelque chose », estime Hamira, qui refuse poliment dix demandes en mariage.
La liberté sur les réseaux
Difficile de garder une relation secrète au village. La rumeur de leur relation finit par arriver jusqu’aux oreilles d’Iluz, le père de la jeune femme. Pour ce genre d’offense à l’honneur de la famille, on n’hésite pas à se faire justice soi-même en Afghanistan. « On va le torturer, ton Samim », promet le commandant à sa fille, au milieu d’une bordée d’injures. Des tueurs débarquent rapidement au village et se lancent aux trousses du jeune homme. Ce fut la chance qui le sauva ce jour-là. Il se promenait sur les hauteurs lorsqu’il aperçut trois inconnus armés de kalachnikovs marchant dans sa direction. Prenant ses jambes à son cou, il parvint à s’enfuir dans les montagnes, puis se fit oublier quelques mois en Iran. À son retour, la colère du commandant était retombée.
Le père d’Hamira est accaparé à Kaboul, qu’il ne quitte plus beaucoup. Nous sommes en 2018. La ville hérissée de barrages face à l’avancée irrésistible des talibans ressemble à une forteresse en sursis. Hauts fonctionnaires, chefs militaires et responsables politiques sentent que le vent a tourné. À Washington, on est las de soutenir à bout de bras un régime décrié et son armée où se multiplient les désertions. Les premiers pourparlers s’engagent avec les talibans. La signature d’un accord de paix le 20 février 2020 accélère la déliquescence du pouvoir à Kaboul. La capitale s’abandonne finalement aux insurgés le 15 août 2021.
En Afghanistan, comme ici au lac Qargha, non loin de Kaboul, la purdah (la ségrégation physique entre les sexes) empêche les hommes et les femmes de se côtoyer. / Asmaa Waguih/REDUX-REA
Les fondamentalistes n’ont pas renoncé à régir les mœurs des Afghans selon leur vision du monde. Les fragiles libertés arrachées après 2001 sont abolies les unes après les autres. Pour les jeunes citadins célibataires, les choses les plus banales – discuter dans un parc, s’inviter au restaurant, se retrouver au bowling – sont désormais interdites. Il faut tout réinventer, les codes de la séduction et les moyens de communication. La résistance s’organise sur Internet. Facebook devient un club de rencontres virtuel : les hommes en mal d’amour y lancent des invitations à des femmes inconnues. À l’intérieur de ces îlots de liberté, on exhibe volontiers son visage maquillé.
Même à Khodaidad, les amis de Samim sont scotchés à leur écran. Les filles étant désormais interdites de collège et de lycée, les garçons se débrouillent pour obtenir leurs numéros grâce à une sœur ou des cousines. « Les gens ne sont pas libres comme avant, mais personne ne peut empêcher les jeunes de draguer à l’heure des portables », juge Samim. Plus méfiant que jamais, il utilise désormais deux téléphones, l’un, vide, qu’il glisse dans la poche en sortant dans la rue et un second pour la maison, qui renferme les traces compromettantes des échanges avec sa bien-aimée.
En août 2022, Hamira reçoit la visite surprise de son père. « Viens, je t’emmène quelque temps à Kaboul. Il faut que tu viennes m’aider avec ma nouvelle femme », insiste-t-il gentiment. Cédant à la pression familiale, la jeune femme gagne la capitale sans appréhension particulière. Mais une fois arrivée sur place, l’ancien chef militaire lui arrache son portable et l’enferme dans une chambre. « Tu ne parleras plus jamais à Samim, lui assène-t-il. Je t’ai trouvé un mari. » La voilà prise au piège. Au bout de cinq jours, son père la pousse fermement devant un inconnu timide qui tient un bouquet à la main. « Je veux mourir, je ne veux pas me marier avec toi », ose-t-elle. Le prétendant gêné baisse les yeux vers ses chaussures cirées. Il finit par quitter les lieux sans remarquer qu’un jeune homme l’observe de près, de l’autre côté de la chaussée. Samim a retrouvé la trace d’Hamira avec l’aide d’un parent éloigné qui s’oppose aux mariages forcés. Cela fait des jours qu’il espionne la maison, des jours qu’il ne mange plus, ne dort plus. Il a tout compris en voyant le garçon au bouquet rentrer et sortir. Il l’a rattrapé au coin de la rue et attaqué sans préavis : « Tu sais que c’est un mariage forcé ? Tu sais qu’on se fréquente depuis dix ans ? Tu lui as demandé son avis ? »
« Tu ne parleras plus jamais à Samim. Je t’ai trouvé un mari. »
Le père d’Hamira, à sa fille
C’en est trop pour l’impétrant, qui a déjà encaissé la rebuffade d’Hamira : il préfère renoncer à cette union hasardeuse. Samim décide alors d’enfoncer le clou. Au téléphone, il menace le père d’Hamira : « Je suis devant un commissariat des talibans. Soit vous nous laissez nous marier, soit je leur dis tout sur votre passé. » À l’autre bout du fil, l’ancien responsable militaire a le visage qui se décompose. Il sait ce qui attend les hauts gradés qui ont collaboré de près avec les Américains. Malgré les promesses d’amnistie, Kaboul bruisse de rumeurs de vengeance et d’exécutions sommaires. C’est un homme au bord de la panique qui dépose Hamira sur le parking d’un supermarché puis démarre en trombe, la mâchoire serrée. La voilà libre de décider de son avenir, pour la première fois de sa vie, à 24 ans. La jeune femme se précipite dans une boutique et supplie le vendeur : « Appelez ce numéro. » En décrochant l’appel, Samim comprend qu’il a gagné. Après dix années de patience et d’intrigues, rien ne semble pouvoir entraver leur mariage. Les voilà réunis dans l’intimité d’une chambre d’hôtel.
Frères et sœurs
Le couple décide de ne pas trop s’attarder dans la capitale quadrillée par les talibans. Trop de barrages, trop d’hommes barbus et armés, trop d’interdits. Fini le temps où les amants pouvaient se fondre dans un relatif anonymat. Les parcs sont surveillés et les restaurateurs ont l’ordre de ne plus recevoir les couples de célibataires. Ceux-ci ont dû se rapatrier sur les marchés, où ils jouent les frères et sœurs, mais chaque rencontre est une aventure risquée, voire mortelle en cas d’adultère.
De retour au village, Hamira emménage chez ses futurs beaux-parents comme si elle était déjà mariée. Le soir venu, elle s’endort le ventre noué dans la pièce blanche et verte située à l’étage de la bâtisse en terre. Le couple doit régulariser la situation au plus vite s’il veut éviter une descente surprise des policiers talibans stationnés à trente minutes de marche. Un mollah arrangeant accède à leur demande de mariage. Samim doit s’endetter à hauteur de 3 000 € en prévision de la fête. Tout le village reçoit un carton d’invitation.
Le jour J, deux cents personnes se déplacent finalement au banquet, soit à peine la moitié des habitants. Ici, on n’aime pas beaucoup cette histoire d’amour qui défie les codes patriarcaux de la société afghane. Petite consolation, la mère d’Hamira est bien présente à la cérémonie. « Je suis désolé que les choses se soient passées comme ça », dit Samim à sa belle-mère. Quant à son beau-père, l’ancien commandant qui voulait sa mort, il a refait sa vie au Pakistan.
« Je veux du calme et de la sécurité.Un tel endroit n’existe pas en Afghanistan. »
Hamira
Quelques jours après la noce, Samim et Hamira affichent l’air un peu béat de ces amoureux sur leur nuage. Vêtu d’une longue chemise bleue finement brodée, le jeune Afghan aux pommettes saillantes sourit avec timidité. À ses côtés, Hamira rajuste son foulard bleu marine autour de sa chevelure brune. Les jeunes mariés hésitent encore entre la joie et la retenue, comme s’ils ne croyaient pas tout à fait à leur chance. « J’ai eu tellement peur. Même maintenant je continue d’avoir peur », lâche cette femme fluette au téléphone.
Joint trois mois plus tard, le couple a perdu son entrain. Samim est au chômage. Il a dû vendre son salon de coiffure pour éponger ses dettes. Autour d’eux, la tension au village n’est pas retombée. Certains continuent de les regarder de travers, quand d’autres, notamment chez les jeunes, y voient une source d’inspiration en cette période de recrudescence des mariages forcés. Le couple pense à refaire sa vie à l’étranger, loin des fondamentalistes. Un désir partagé par des millions d’Afghans. « Je veux du calme et de la sécurité, glisse Hamira. Un tel endroit n’existe pas en Afghanistan. »
Sadia, mariée de force à 14 ans, quelque part à Kaboul, en Afghanistan. / Mortaza Behboud
Le fléau croissant des mariages d’enfants
La pauvreté qui se généralise, le système patriarcal, la fermeture des écoles par les talibans… tout concourt aujourd’hui à la hausse des mariages d’enfants au pays des mollahs.
Pour Sadia, l’école s’est arrêtée à l’âge de 14 ans. La petite Afghane a cessé du jour au lendemain de fréquenter en catimini l’établissement privé de son quartier populaire de Kaboul, dans lequel des professeures enseignent aux filles malgré les interdictions des talibans. Ici, son départ était autant attendu que redouté. Tout le monde connaissait le sort qui lui était réservé : un mariage forcé avec un homme de 60 ans. La direction du collège avait bien tenté de raisonner le père de la jeune mineure. En vain. « J’ai déjà dit oui, je ne vais pas revenir sur ma décision », avait expliqué le chef de la famille.
Il a troqué la liberté de sa fille contre celle de son fils. C’était soit un mariage, soit l’aîné continuait de croupir en prison pour avoir tenté, sans succès, d’émigrer clandestinement en Iran. Sollicité par la famille, un commissaire taliban s’était engagé à libérer le prisonnier en échange de la main de sa petite sœur.
« Marché conclu », a répondu le père. Rencontrée dix jours avant la cérémonie, la future épouse décrivait le sexagénaire en des termes peu flatteurs : un « homme rondouillard, pas éduqué, âgé, conservateur ». Elle racontait son histoire aux étrangers de passage comme on lance une bouteille à la mer.
Jusqu’à la date fatidique, Sadia a caressé l’espoir de fuir à l’étranger en compagnie de son frère aîné. « Lui aussi est contre ce mariage, mais il nous faut beaucoup d’argent pour payer les passeurs », confiait la jeune fille, qui aspirait à devenir « quelqu’un » : étudier et avoir un métier. Le mariage a brutalement interrompu ses rêves d’enfant. Aux dernières nouvelles, Sadia vit désormais chez son époux. La voilà cantonnée au rôle de domestique qui passe le balai en paille, secoue les tapis, transporte lessive mouillée et lourds plateaux de vaisselle, et encourt tous les risques liés aux grossesses précoces.
Sans être tout à fait banal, le sort de Sadia est loin d’être exceptionnel en Afghanistan. Un rapport de l’Unicef estimait déjà en 2018 que 35 % des femmes étaient mariées avant d’avoir 18 ans et 9 % avant 15 ans. Mais, depuis le retour des talibans, ces pratiques seraient en forte hausse. « En Afghanistan, tout contribue à favoriser le mariage des enfants. Vous avez un gouvernement patriarcal, la guerre, la pauvreté, la sécheresse, des filles qui ne peuvent plus aller à l’école », explique Stéphanie Sinclair, directrice de Too Young to Wed, une organisation américaine.
Plongées dans une sévère dépression économique – se nourrir est devenu la préoccupation numéro 1 des Afghans depuis la chute du précédent régime et le départ des Occidentaux –, certaines familles en sont réduites à céder leur fille contre quelques centaines d’euros. C’est une « bonne » affaire pour le prétendant : la dot à verser est moins chère que pour une femme plus âgée. Quant aux parents, ils y voient un moyen d’assurer la survie du reste de la famille, de soigner une maladie grave, de payer les études d’un garçon ou de régler des prêts contractés chez un voisin.
Sans être tout à fait banal, le sort de Sadia est loin d’être exceptionnel en Afghanistan.
Dans une enquête menée par Amnesty international, l’ancien militaire Momim, 35 ans, explique avoir marié sa cadette Najla, 7 ans, à un homme plus âgé que lui, en échange de 1 350 euros qu’il a aussitôt dépensés afin de payer ses dettes. « Qui veut faire ça à ses enfants ? Je n’avais pas le choix, je savais qu’elle souffrirait, reconnaît-il. La pauvreté vous pousse à commettre des choses que vous ne pouvez pas imaginer dans votre vie. » À l’entendre, ils seraient nombreux dans le voisinage à agir de la sorte.
En fermant les portes des collèges et lycées aux adolescentes, les talibans ont indirectement encouragé les parents démunis à leur trouver un époux au plus vite. « Quelle perspective offrir à une enfant qui n’a pas le droit d’étudier ? », s’interroge ainsi Korsheed, une mère de six enfants qui habite au centre du pays. Son aînée de 13 ans est déjà mariée. Sa cadette, 10 ans, pourrait subir le même sort. « J’ai un espoir qu’elle deviendra quelqu’un et supportera sa famille grâce à l’école, hésite Korsheed. Mais si elle ne peut pas aller au collège, qui prendra soin de ma fille ? Je devrai la marier. »
Officiellement, les mariages forcés et précoces sont interdits en Afghanistan. « Personne ne peut contraindre une femme à se marier », avait déclaré en décembre 2021 le mollah Haibatullah Akhundzada, chef suprême des fondamentalistes, en ordonnant aux tribunaux, gouverneurs et ministères de lutter contre cette pratique. Le décret des nouvelles autorités visait à limiter les débordements de ces commandants talibans qui contraignent des jeunes femmes célibataires à les épouser. Un texte resté largement lettre morte.
Selon un média américain, « le nouveau gouvernement [israélien] n’aura aucun problème à reconnaître le Sahara occidental comme faisant partie du Maroc »
Le Maroc avait rétabli ses liens diplomatique avec Israël en décembre 2020, dans le sillage de la vague de normalisation entreprise par trois autres pays arabes, les Émirats arabes unis, Bahreïn et le Soudan(AFP/Jack Guez)
Le Maroc aurait conditionné l’ouverture d’une ambassade à Tel Aviv à la reconnaissance formelle par Israël de sa souveraineté sur le Sahara occidental, selon le site d’information américain Axios.
D’après la même source, quatre responsables israéliens directement impliqués dans le dossier ont indiqué que Rabat avait soulevé cette question à plusieurs reprises lors de réunions avec des responsables israéliens au cours des derniers mois.
« Jusqu’à présent, le gouvernement israélien a décidé de ne pas s’engager sur cette question, ont déclaré les responsables israéliens », rapporte Axios, qui précise que « le ministère israélien des Affaires étrangères pense que les Marocains utilisent la question de la reconnaissance comme prétexte pour ne pas ouvrir une ambassade à Tel Aviv en raison des critiques [suscitées par la normalisation des relations] dans leur pays, selon les responsables israéliens ».
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Néanmoins, « les responsables israéliens pensent que le nouveau gouvernement [israélien] n’aura aucun problème à reconnaître le Sahara occidental comme faisant partie du Maroc, soulignant les espoirs de [Benyamin] Netanyahou de visiter le royaume dans les mois à venir ».
Axios rappelle que lors d’une visite au Maroc en juin dernier, Ayelet Shaked, l’ex-ministre israélienne de l’Intérieur, avait déclaré aux médias locaux qu’Israël reconnaissait la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental. Mais le ministère israélien des Affaires étrangères avait rapidement atténué la portée des propos de Shaked, indiquant que « le plan d’autonomie du Maroc pour le Sahara [était] un développement positif ».
Quelques semaines plus tard, le ministre de la Justice de l’époque, Guideon Saar, en visite au Maroc, avait lui aussi publiquement affirmé que le Sahara faisait partie du Maroc, avant que le ministère des Affaires étrangères n’intervienne à nouveau, prenant ses distances avec cette déclaration et réitérant une position plus nuancée.
L’engagement de Mohammed VI
Le Maroc avait coupé ses relations avec Israël en 2000 après le déclenchement de la deuxième Intifada, mais a rétabli ces liens en décembre 2020, dans le sillage de la vague de normalisation entreprise par trois autres pays arabes, les Émirats arabes unis, Bahreïn et le Soudan.
Le rétablissement des relations entre Israël et le Maroc faisait partie d’un deal avec l’administration Trump qui, en échange, reconnaissait la souveraineté de Rabat sur le Sahara occidental. Rabat a ensuite ouvert des bureaux de liaison diplomatique en Israël et, en janvier 2021, le roi Mohammed VI a assuré au Premier ministre Benyamin Netanyahou qu’il s’engageait à ouvrir une ambassade dans le cadre de la prochaine phase du « processus de paix ».
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Ce rapprochement entre le Maroc et Israël a provoqué la colère d’Alger, qui a dénoncé « l’arrivée de l’entité sioniste à [ses] portes ».
Ancienne colonie espagnole, le Sahara occidental disposerait d’importantes réserves de pétrole offshore et de ressources minérales.
Le Front Polisario, mouvement de résistance armée sahraoui, accuse le Maroc d’exploiter les ressources naturelles du Sahara occidental, tandis que la moitié de sa population attend un référendum d’autodétermination dans des camps et en exil.
Le Maroc, qui soutient que le Sahara occidental, qu’il a annexé en 1975, fait partie intégrante du royaume, a proposé l’autonomie mais insiste pour conserver la souveraineté sur ce territoire. De son côté, le Front Polisario, soutenu par l’Algérie, demande depuis longtemps la tenue de ce référendum promis par l’ONU.
J’ai retrouvé ta lettre où tu disais peut-être Un jour on s’ra trop vieux Pour s’écrire des poèmes Pour se dire que l’on s’aime Se r’ garder dans les yeux
Tu parlais de naufrage, D’un corps qui n’a plus d’âge Et qui s’en va doucement De la peur de vieillir et d’avoir à subir L’impertinence du temps
De n’ plus pouvoir s’aimer si la mémoire s’en va Et qu’on n’ se reconnaît plus Et perdre me disais-tu le plaisir de me plaire
L’ envie de me séduire
Peur de la dépendance Et de finir sa vie dans une maison de retraite De la fin qui commence De l’esprit qui divague Peur de ne plus pouvoir un jour Rire à mes blagues
Mais tout ça c’est des bêtises est-ce que tu réalises On s’ ra jamais trop vieux Pour s’écrire des poèmes, pour se dire que I’on s’aime Se r’ garder dans les yeux
Et je veillerai sur toi et tu veilleras sur moi Ce s’ ra jamais fini
On s’ dira mon amour jusqu’à la fin des jours Et le jour et la nuit Et le jour et la nuit
Et leur maison de retraite ça j’ te jure sur ma tête Nous on ira jamais On dormira dehors, on r’ gardera les étoiles On vivra libres et dignes !
On s’ tiendra par la main comme à nos 18 ans Qu’on marchait tous les deux sur des sentiers perdus Au début du printemps
Et on pourra toujours raconter des bêtises Et dire n’importe quoi On vivra libres et dignes !
Et si l’on doit partir un jour après le dernier mot Du tout dernier poème On partira ensemble Tu comprends…
On s’ ra jamais trop vieux Pour se dire que l’on s’aime Se r’ garder dans les yeux
On s’ ra jamais trop vieux Pour se dire que l’on s’aime Se r’ garder dans les yeux
Les Tirailleurs sénégalais pourront percevoir l’allocation dite minimum-vieillesse, tout en étant sur le continent africain. L’annonce a été faite, hier, par le gouvernement français. Sont concernés une vingtaine de ces anciens soldats encore en vie.
Le ministère français des Solidarités a annoncé, mercredi 4 janvier 2023 que les Tirailleurs sénégalais auront désormais un traitement différent. Une faveur qui fait que ces derniers pourront rentrer dans leur pays d’origine tout en touchant le minimum-vieillesse. Selon les caisses d’allocations familiales et le secrétariat d’État aux Anciens combattants, 22 anciens soldats bénéficieront de cette nouvelle disposition.
Il faut signaler que la retraite française peut être perçue par les ayant-droits partout dans le monde. Par contre, le versement du minimum-vieillesse était jusque-là conditionné au fait de vivre en France pendant la moitié de l’année. Ce qui fixait ces anciens soldats dans l’Hexagone et les éloignait de leur patrie. C’est désormais corrigé.
Repartir au pays et toucher le minimum-vieillesse
« Un certain nombre de personnes ont émis le souhait de repartir dans leur pays d’origine pour finir leurs jours auprès de leur famille. Nous avons cherché à savoir combien de personnes cela concernait », a indiqué le ministère, dans une note publique, hier. Le département évoque une « dérogation, une tolérance accordée dans des conditions exceptionnelles et définies », ayant motivé cette décision.
Le corps français des Tirailleurs sénégalais a été créé entre 1852 et 1870. Il aura fallu une quinzaine d’années après la Seconde Guerre pour qu’il soit dissout. Il rassemblait des militaires enrôlés dans l’armée française, nés dans les anciennes colonies, sur le continent africain. Ces soldats d’Afrique noire se battaient donc sous le drapeau français. Ils ont participé à la Seconde Guerre mondiale, à la guerre d’Indochine ainsi que celle d’Algérie.
L’avocat de « Charlie Hebdo » et le recteur de la Grande Mosquée de Paris confrontent, dans un entretien au « Monde », leurs visions de la religion musulmane et s’accordent sur la nécessité de séparer foi et politique.
Ils se sont autrefois opposés dans le prétoire. Richard Malka, l’avocat de Charlie Hebdo, défendait en 2006 l’hebdomadaire satirique face à Chems-Eddine Hafiz, conseil de la Grande Mosquée de Paris, lequel avait déposé plainte après la publication des caricatures de Mahomet. Une action dont le but « était surtout pédagogique », s’est justifié celui qui est devenu entre-temps recteur de la mosquée du Quartier latin : face aux manifestations de protestations qui éclataient à l’étranger, il s’agissait de « montrer qu’en France la justice est là pour arbitrer ». Aujourd’hui, les deux hommes de loi ne font pas mystère de leur estime réciproque et entendent défendre une même cause : le combat pour que la religion musulmane en finisse avec le fondamentalisme. Chems-Eddine Hafiz est d’ailleurs l’auteur du Manifeste contre le terrorisme islamiste (Erick Bonnier, 2021). Quant à Richard Malka, il vient de publier le Traité sur l’intolérance (Grasset, 96 pages, 12,50 euros). Loin de la diatribe à laquelle on aurait pu s’attendre, l’opuscule est un plaidoyer pour le savoir et la nuance, dans lequel l’auteur laisse transparaître en filigrane l’« affinité particulière » qu’il ressent pour la culture arabe.
Richard Malka, vous avez commencé votre plaidoirie du procès en appel de « Charlie Hebdo » en désignant « la Religion » comme accusée. Mais plutôt que de viser l’islam en bloc, vous prenez soin de distinguer un « islam des lumières » et un « islam des ténèbres ». Qu’est-ce à dire ?
R. M. : Pour préparer cette plaidoirie, j’ai fait un long voyage en islam, sujet autour duquel je tournais depuis quinze ans. Ce faisant, j’ai découvert deux visions de l’islam qui coexistent depuis l’origine de cette religion, et qui se sont opposées parfois très violemment. La première, que l’on appelle l’« islam des lumières », est celui de la raison, de la liberté, du savoir ; c’est l’islam qui, pendant des siècles, a dominé et préservé les lumières quand l’Occident était, lui, dans l’obscurité : c’est l’islam de Rhazès, l’un des pères de la médecine, de Geber, le père de la chimie, du philosophe Al-Farabi. C’est évidemment celui d’Avicenne, d’Averroès, d’Ibn Arabi et de tant d’autres. Mais il y a un autre islam, celui de la soumission, de la violence, de la terreur, d’un carcan de règles figées au VIIᵉ siècle et qui ne correspondent en rien à l’évolution du monde. Cette controverse est toujours d’actualité, en particulier en France, où le principe de laïcité rejette la radicalité religieuse peut-être davantage que dans d’autres pays. Il revient à chaque musulman de faire le choix de sa vision de l’islam.
Je pense, et en tout cas j’ai l’espoir, que l’islam des lumières représente l’avenir de cette religion. Un islam qui réfléchit, y compris sur lui-même. Un islam qui sait que, selon le Coran, « il n’y a pas de contrainte en religion », une vision complètement révolutionnaire au VIIᵉ siècle. Pourquoi n’est-ce pas ce paradigme-là qui fonde la lecture de l’islam ? Pourquoi lit-on l’islam à l’aune du verset de l’épée, qui sert d’argumentaire au djihad, et non à celui de l’absence de contrainte en religion ? Pourquoi tant de musulmans ignorent-ils que, dans le Coran, il n’est nullement prévu de condamnation à mort pour ceux qui se moquent de l’islam ? Pourquoi ne sait-on pas que les hadiths [recueil des paroles prêtées au Prophète] disent tout et son contraire, et que des dizaines de milliers d’entre eux ont été reconnus comme faux ou posent des problèmes d’authenticité ? Pourquoi n’historicise-t-on pas l’islam, à travers l’étude du personnage historique qu’est Mahomet et celle du Coran ? Ce sont des questions essentielles. Dans quelles conditions les versets ont-ils été prononcés ? L’historicisation s’oppose à l’autre vision de l’islam qui consiste à tout sacraliser, ce qui ouvre la voie à l’idolâtrie, celle qui permet la confiscation de l’islam par les radicaux. La clé pour y échapper, c’est la liberté de critique. Le recteur de la Grande Mosquée de Paris écrivait lui-même cet été, dans sa lettre ouverte à Salman Rushdie : « Le jour où nous comprendrons que la critique de l’islam n’affaiblit en rien notre foi, commencera alors une nouvelle étape vers un possible progrès. » On ne peut pas laisser la définition de l’islam être dictée par un pays qui dissout un journaliste dans l’acide. Mais c’est pourtant la tendance actuelle. Est-ce cela, l’avenir souhaitable de l’islam ?
Chems-Eddine Hafiz, en tant que représentant d’une institution musulmane, ne trouvez-vous pas cette distinction entre bon islam et mauvais islam un peu trop manichéenne ?
C.-E. H. : L’expression « islam des lumières » reflète un passé qu’il faudrait mieux connaître, mais elle incarne surtout l’essence de l’islam, ses grands principes. L’islam est lumière. Il ne peut exister d’« islam des ténèbres ». Je préfère établir une distinction entre l’islam religion et l’islamisme, idéologie politique. Pour moi, les deux sont totalement distincts, même si l’idéologie politique forge son discours à partir des textes religieux. C’est toute la difficulté que nous avons : distinguer la lecture religieuse d’un texte sacré des lectures qui ne le sont pas. Pour cela, il faut rappeler que la révélation coranique s’est déroulée pendant une période de vingt-trois années ; la notion de contextualisation est importante.
Un autre élément fondamental concerne la traduction des termes employés dans le Coran. A l’époque de la révélation, la langue arabe n’était pas ce qu’elle est aujourd’hui ; sa grammaire a commencé à être fixée un siècle après, d’où des ambiguïtés sur le sens de certaines phrases ou mots. Selon moi, des interprétations erronées ont complètement travesti le message divin et c’est à partir d’elles que des hommes ont créé, essentiellement pour des raisons de pouvoir, des courants de pensées auxquels l’islamisme s’est greffé. Prenons un exemple. L’interprétation du verset qui autorise prétendument un homme à frapper sa femme est sans doute erronée ; car, si le verbe employé comporte l’idée de frapper, il signifie aussi « mettre à l’écart ». Ce verset veut peut-être tout simplement dire que, en cas de désaccord, l’homme doit éviter sa femme. Le Coran propose une stricte égalité ontologique entre l’homme et la femme ; Khadija, l’épouse du Prophète, lui a d’ailleurs donné confiance dans sa mission de prophète. Ce n’est pas l’islam mais le système patriarcal qui, usant d’interprétations erronées, a par la suite été construit pour la dominer.
En résumé, je considère qu’à l’origine il n’y a qu’un seul islam, et que par la suite, certaines déviations ont été prises dans la recherche de pouvoir du gouvernant sur les gouvernés, de l’homme sur la femme, du croyant sur le non-croyant, etc. Les islamistes sont les héritiers de ces déviations.
La Mosquée de Paris a assigné l’écrivain Michel Houellebecq en justice, à la suite de ses propos tenus lors d’une discussion avec Michel Onfray. Jusqu’où peut aller la liberté de critique ?
C.-E. H. : Michel Houellebecq a tenu des propos d’une violence inouïe contre les musulmans de France. En les qualifiant de « voleurs » et d’« agresseurs » qui n’ont pas leur place dans la société française et en les opposant aux « Français de souche », il leur dénie leur citoyenneté. Cette essentialisation est inadmissible. Le législateur a prévu des limites à la liberté d’expression. Ce droit fondamental est exercé dans un cadre légal et tout dépassement engendre des sanctions judiciaires. Voilà pourquoi j’ai saisi les tribunaux. Mais le 5 janvier, à la suite de la proposition du grand rabbin Haïm Korsia, j’ai rencontré Michel Houellebecq, soucieux de ne pas fermer la porte au débat. Il a reconnu que ses propos étaient ambigus et a déclaré qu’il allait les reformuler pour une prochaine édition. J’ai donc convenu de suspendre le dépôt de la plainte jusqu’à la publication des textes modifiés.
R. M. : Michel Houellebecq est passé de la critique d’une religion – ce qui relève du droit absolu de chacun et ce pour quoi il a été relaxé par le passé – à la mise en cause d’un groupe de personnes, les musulmans, leur religion, ce qui peut relever des lois contre le racisme. Est-ce qu’en prêtant des souhaits aux « Français », il réalise une prospective ou une fausse distanciation rhétorique ? C’est une appréciation délicate. Mais, lorsque l’on est l’écrivain français le plus lu au monde, il me semble qu’on a l’obligation de ne pas hystériser des débats complexes par des généralisations qui n’ont aucun sens. Je ne sais pas ce que sont « les Français » et « les musulmans », dans le contexte où il emploie ces termes. Entre complaisance à l’égard de l’islamisme et raccourcis sur les musulmans, il y a quand même une troisième voie possible.
Richard Malka, vous dites que « les islamistes trahissent le Coran », qu’« il y a une place pour le libre arbitre, pour l’interprétation » dans l’islam. Est-ce le rôle d’un avocat de disserter sur la religion ? Ne devrait-il pas se concentrer sur le droit ?
R. M. : C’est le rôle de tout un chacun de s’intéresser à une religion pratiquée par 1,8 milliard de personnes. Le Coran parle de l’humanité entière : des musulmans, des chrétiens, des juifs, des polythéistes ou des mécréants qui, en retour, peuvent donc bien s’y intéresser. Dans les premiers siècles de l’ère musulmane, les juifs comme les chrétiens participaient d’ailleurs à l’interprétation du Coran et cela ne choquait personne. Il se trouve, par ailleurs, que je plaidais dans une affaire où le crime était commis au nom du prophète Mahomet, aux dires des terroristes. Pour aller au fond des choses, il fallait donc oser briser des tabous, mais en s’écartant des préjugés que l’on peut avoir quand on n’a pas étudié l’islam. Cela m’a amené à proposer cette lecture.
Seuls les musulmans décideront de ce que sera l’islam mais ce débat nous concerne tous. S’il y a forcément une part d’irrationnel dans une croyance, je pense que l’on ne devrait pas pouvoir concevoir une religion en dehors de la raison, comme le disait en substance Benoît XVI dans son discours de Ratisbonne. Sinon, on s’engage dans une voie nécessairement toxique menant à l’obscurantisme, au fanatisme et aux privations de libertés. Ainsi, la question de la nature du Coran – susceptible d’être interprété ou pas selon qu’il est considéré comme la parole de Mahomet ou celle de Dieu directement – constitue une question centrale sur laquelle on disserte depuis quatorze siècles ; c’est la ligne de fracture qui existait, au Moyen Age, entre les mutazilites, représentants d’une école musulmane hyperrationaliste, et les hanbalites, ancêtres des wahhabites et des salafistes qui ont donné naissance à une vision radicale et sectaire de l’islam.
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Je comprends la réticence de Chems-Eddine à l’usage d’adjectifs pour parler d’islam. Ma crainte, c’est que ce qu’il appelle l’« islamisme » devienne l’orthodoxie. Au fond, nous disons tous les deux qu’il y a deux islams mais, quel que soit le nom qu’on leur donne, il y a un combat à mener pour faire prévaloir l’islam du savoir et de la spiritualité face à l’islam sectaire et politique. On manque sérieusement d’intellectuels musulmans diffusant une exégèse éclairée et accessible, alors que les tenants de l’islam sectaire écrivent beaucoup, souvent n’importe quoi et pour le plus grand nombre. Voltaire avait raison : « Il est honteux que les fanatiques aient du zèle et que les sages n’en aient pas. » Les sages doivent avoir du zèle pour défendre leur vision de la religion.
Chems-Eddine Hafiz et Richard Malka. OLIVIER DANGLA
Le travail de pédagogie à entreprendre pour mieux faire connaître aux musulmans la richesse des débats théologiques de leur tradition n’est-il pas complexe à mener, entre la nécessité de ménager la base des croyants, attachés à une tradition que certains considèrent immuable, et la volonté de tenir un discours progressiste ?
C.-E. H. : Je ne cherche pas à ménager quiconque, bien au contraire. Les musulmans dans leur majorité ont soif de mieux comprendre leur religion, de mieux pouvoir l’expliquer aux autres, pour qu’elle soit aussi mieux respectée. En même temps, Richard Malka a raison, l’islam ne concerne pas que les musulmans. Je voudrais m’inspirer du mouvement de la Nahda (« l’éveil »), lancé au XIXe siècle par les penseurs Mohamed Abduh et Sayyid Al-Afghani, qui s’étaient rencontrés à Paris et voulaient proposer un renouvellement de la pensée de l’islam tout en préservant son dogme. Plus tard, Abduh a été grand mufti d’Egypte. C’est là la preuve que nous avons les instruments intellectuels, à Paris, pour reprendre cette réflexion.
Richard Malka peut participer à ce travail ; après avoir touché du doigt le discours islamiste, il ne cherche pas à dénigrer l’islam mais à relever le débat. Il faudrait pouvoir traduire en français Mohamed Abduh et d’autres, conduire un vrai travail de vulgarisation. Il ne s’agit bien sûr pas pour moi de diluer mes responsabilités ; en tant que recteur, je fais mon job, et les imams dont j’ai la responsabilité le font aussi. Mais ce travail nécessite le soutien des élites et de faire travailler ensemble musulmans, juifs, chrétiens, libres penseurs ou athées sur la place de l’islam dans la société française. Qu’au moins nous puissions tous être d’accord sur le fait qu’il n’y a pas de contradiction à être citoyen français et musulman.
Les intellectuels musulmans vivant dans un contexte laïque pourraient en effet jouer un rôle crucial. Mais la perte d’influence de l’Eglise catholique en France ne risque-t-elle pas de donner l’impression aux pourfendeurs de la laïcité que cette réflexion aboutit à affaiblir le discours religieux ?
C.-E. H. : Je ne pense pas que la laïcité soit une cause d’affaiblissement des religions. Là où vous avez raison, c’est que les islamistes se sont approprié cette notion en l’assimilant à l’athéisme. Par conséquent, dans le subconscient de certains musulmans – y compris en France –, la laïcité est une forme d’athéisme. Cela fait partie des défis pédagogiques que nous devons relever.
Malheureusement, la faiblesse de nos structures musulmanes ne permet pas de donner aux enfants une éducation religieuse suffisante et ancrée dans la société française. Ce qui fait que bien des musulmans français ne disposent pas des instruments pour se prémunir contre les visions dévoyées de leur religion. Le gouvernement a eu raison de fermer certaines écoles coraniques enseignant une vision erronée de l’islam. Mais j’aimerais qu’on comprenne la nécessité de l’éducation religieuse comme l’on réhabilite l’apprentissage de la langue arabe. Pouvoir s’immerger dans les œuvres majeures de littérature arabe, ce serait donner aux jeunes musulmans des éléments qui élargissent leurs horizons vers le vivre-ensemble. Aujourd’hui, l’enseignement de l’arabe est corrélé à celui de l’islam, alors qu’il faudrait pouvoir l’apprendre indépendamment, pour qu’ensuite la langue, la culture, l’histoire servent à comprendre la religion.
R. M. : On se rejoint sur la nécessité d’inventer de nouveaux instruments de connaissance. Cela me rendrait très heureux que mon livre soit lu par des musulmans. Je ne me suis évidemment pas inscrit dans une démarche provocatrice. Mon seul souhait est de tenter de faire réfléchir. Puisque nous parlons du grand mufti Mohamed Abduh, je rappelle que, selon lui : « En cas de conflit entre la raison et la tradition, c’est à la raison qu’appartient le droit de décider. » Si seulement on s’en inspirait davantage… Il y a en France la plus grande communauté musulmane d’Europe, qui, dans sa majorité, ne veut que s’intégrer et pratiquer tranquillement. Sauf que ce n’est pas elle qu’on entend.
C.-E. H. : Ce que je dis à mes coreligionnaires, c’est de s’investir dans la vie citoyenne pour faire le bien, ce qui s’accorde avec les valeurs de l’islam, pour parler, exprimer aussi leur malaise, sans chercher à utiliser l’islam à des fins politiques en créant un parti religieux. J’organise régulièrement, à la mosquée, des rencontres entre les imams et des représentants d’autres cultes ou courants de pensée. Brisons les murs de l’ignorance pour pouvoir nous connaître, à l’instar du pape François qui est allé à la rencontre du grand imam d’Al-Azhar ou d’Ali Al-Sistani, leader de l’islam chiite.
R. M. : Lequel Sistani est un farouche défenseur de la séparation de la religion et de l’Etat. Cette pensée existe en islam. Sait-on que les mutazilites ont imaginé les prémices de la laïcité ? Mais, aujourd’hui, le discours de la laïcité, de la libre critique, de la liberté humaine au sein de l’islam n’a plus beaucoup d’avocats.
Justement, quelles personnalités incarnent selon vous cet islam souhaitable ?
R. M. : C’est toute la difficulté. Il y a une infinité d’islams à l’échelle du monde : soufi, malikite, kurde, alévi, chiite… En France, beaucoup d’intellectuels, d’Abdelwahab Meddeb à Mohammed Arkoun ou Malek Chebel, ont porté ce discours. Des voix existent, telle celle de Ghaleb Bencheikh, mais c’est comme si elles ne pénétraient pas vraiment. Peut-être parce que ces intellectuels – qui expriment une pensée courageuse sur le voile, l’homosexualité, les juifs, le blasphème, l’apostasie ou la libre conscience – n’ont pas le bon langage, souvent trop érudit ou universitaire.
C.-E. H. : Beaucoup de musulmans font ce travail et ce depuis le début de la révélation coranique, donnant lieu à des débats exhaustifs entre raison et foi, entre religion, science et philosophie. J’aimerais donner la parole aux imams qui participent à concevoir l’adaptation du discours religieux à la vie moderne, à la société française et à ses lois. C’est ce que ceux de la Grande Mosquée de Paris s’évertuent à faire depuis mon arrivée à la tête de l’institution. Nous devons passer à la phase pratique, car une religion qui ne se base que sur les interdits ne peut répondre aux besoins spirituels de notre époque. Les imams doivent être les architectes de ce chantier d’avenir. Dans notre société où nous avons à vivre ensemble, si nous ne donnons pas les moyens du dialogue, nous allons vers l’échec fatal. Il nous faut retrouver le sens de la fraternité.
Que vous inspire la révolution des femmes en Iran ?
R. M. : Ces femmes rejettent l’islam parce que tout ce qu’elles ont connu de cette religion, c’est la contrainte, l’enfermement, l’absence de liberté. Si l’islam n’est que cela, une partie de la jeunesse ne peut que le rejeter.
C.-E. H. : Les Iraniennes expriment un ras-le-bol. Certaines simplement au sujet du voile, mais beaucoup se posent la question de rester musulmanes face l’islamisme. Je veux dire à ces femmes qu’elles ont raison de réagir de la sorte. Pour moi, la femme est l’avenir de l’islam. Or tout ce qui est esthétique, lumineux dans notre religion n’existe pas dans leur contexte : tout y est péché. L’histoire nous prévient : lorsque les organisations religieuses cherchent à régenter les mœurs de manière autoritaire, elles le paient très cher.
Richard Malka, on ressent, à vous lire, un vif intérêt, voire une tendresse, pour l’islam. « J’espère que cela sera compris comme un message d’altérité », dites-vous à la fin du livre. La rédaction de votre plaidoirie a-t-elle conduit à une évolution de votre perception de l’islam ?
R. M. : J’ai une affinité particulière pour ce sujet, parce que la langue arabe est très présente en moi. C’est la langue de mes parents [juifs originaires du Maroc] et une partie de leur culture, et le Maroc est probablement le pays où j’irais vivre si je devais un jour quitter la France. Par ailleurs, je ne me suis jamais exprimé contre l’islam, mais pour la liberté d’expression et le droit au blasphème. Je suis athée mais réaliste ; dans notre monde, les religions jouent encore un rôle structurant.
J’essaie donc de penser la place des religions. Et cette place est réglée, précisément, par la laïcité, qui n’est pas un concept agressif – c’est une escroquerie de le faire passer pour tel –, mais qui, au contraire, permet une harmonie entre ceux qui croient, ceux qui ne croient pas, une vie ensemble. C’est ce qui nous permet de nous parler tranquillement, comme nous le faisons Chems-Eddine et moi. Nous sommes le symbole de ce que peut produire une société de débat comme la France, d’où un espoir pourrait naître si chacun s’éloignait de l’ignorance et des idées préconçues, islamistes ou nationalistes. C’est la connaissance qui apportera la nuance, la complexité, le doute raisonnable, et qui sera le rempart contre tous les fanatismes et toutes les radicalités. On parle ici de radicalité dans l’islam, mais il y a en a bien d’autres. Le temps est davantage aux radicalités qu’à la nuance dans tous les domaines, y compris politique. J’essaie d’être un avocat de la nuance.
Me plongeant dans l’histoire de l’islam pour préparer ma plaidoirie, j’ai découvert les travaux de l’islamologue Jacqueline Chabbi. On pourrait y passer une vie ; c’est l’histoire de l’humanité. C’est une autre manière de mener le combat, que j’aborde sous un angle qui n’est plus seulement juridique, mais aussi philosophique et culturel. Rejeter une religion dans son ensemble, cela signifierait renoncer à convaincre, renoncer à notre propre humanisme – même si cela doit être un humanisme militant, pour reprendre l’expression de Thomas Mann. Quel est l’autre choix : le conflit violent ? Je préfère combattre pour que l’islam retrouve son âge d’or. Dans les temps difficiles qui se profilent, nous avons besoin des musulmans, qui constituent une part importante de la communauté nationale et une richesse culturelle. Je crois vraiment qu’il peut s’allumer, en France, une étincelle d’universel pour inventer un nouvel islam connecté à sa grandeur passée qui a disparu avec sa radicalisation, car c’est la vocation philosophique de notre pays. La communauté musulmane française est en pleine maturation, et il ne manque peut-être pas grand-chose pour que le déclic se produise.
« Traité sur l’intolérance » : de l’histoire de l’islam et ses controverses originelles
« La religion est un sujet trop sérieux pour en laisser l’étude aux seuls religieux », déclare Richard Malka dans cet ouvrage, qui reprend pour l’essentiel sa plaidoirie prononcée le 17 octobre 2022 en appel du procès des attentats de janvier 2015. Se revendiquant de l’héritage de Voltaire et des Lumières, l’infatigable défenseur du « droit d’emmerder Dieu » – titre d’un ouvrage précédent – délaisse néanmoins la toge pour se faire historien. Parcourant le temps, il souhaite mettre au jour ce qui, dès les commencements de l’islam, portait en germe les ferments d’une lecture obscurantiste. Puisant notamment dans les travaux pionniers de l’islamologue Jacqueline Chabbi et du politologue Hamadi Redissi, l’avocat montre que les controverses originelles sur la nature du Coran ont scellé deux interprétations opposées de la religion. Deux interprétations qui continuent de s’affronter aujourd’hui.
Si cette incursion dans l’histoire peut de prime abord surprendre, sa lecture se révèle stimulante. Richard Malka parvient à condenser, dans cet ouvrage accessible à tous, les riches débats théologiques que l’islam nourrit depuis toujours, lesquels ne sont souvent connus que d’un public averti. Bien que l’ouvrage n’échappe pas à quelques simplifications, inévitables compte tenu de son format, il évite l’écueil d’essentialiser l’islam à un bloc monolithique et homogène. Connu pour ses prises de position sans concession lorsqu’il s’agit de défendre la liberté d’expression, Richard Malka livre ici une réflexion nuancée qui constitue une introduction efficace à l’histoire de l’islam.
« Traité sur l’intolérance », de Richard Malka, Grasset, 96 p., 12,50 €.
Par Virginie Larousse
Publié aujourd’hui à 20h22https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/01/05/richard-malka-et-chems-eddine-hafiz-il-y-a-un-combat-a-mener-pour-faire-prevaloir-l-islam-du-savoir_6156790_3232.html.
Alors que nous commémorions le 60e anniversaire des accords d’Évian le 18 mars dernier, signant la fin de bien des exactions, les plus inavouables crimes du gouvernement français avaient en réalité une couverture toute trouvée : la Main Rouge.
3 juin 1957 : Otto Schlüter s’apprête à sortir de chez lui. L’homme est soucieux, depuis quelques mois, sa vie a pris un tournant inattendu, le plongeant lui-même et son entourage dans le désarroi le plus total.
Tout avait commencé ce maudit jour, ce 28 septembre 1956. Ça oui, il ne l’oubliera jamais. Son entrepôt d’armes avait volé en éclat sous la détonation d’une bombe, prenant du même coup la vie de son associé. Sur le moment Otto ne voulait pas y croire. Qu’est-ce qu’il s’était passé ? Qu’est-ce qui a pu causer une détonation aussi importante ? L’expertise avait statué sur l’origine : une bombe à l’acide. 5kg ! C’était insensé.
La mère d’Otto le fixe du regard. Elle est inquiète. Depuis cet attentat, la tension dans la famille est devenue palpable. Cette tension s’était insinuée dans le foyer petit à petit, avec l’accumulation de ces affreuses lettres de menaces, signées la Main Rouge. “Encore des couards” avait d’abord pensé son fils. Des lâches, incapables de signer leur menace. Et puis d’abord, que lui reprochait-on ? Oui, il vendait des armes, c’était son commerce après tout. Oui, il en a vendu à ces indépendantistes, des Algériens. On pouvait même retrouver dans son regretté entrepôt des factures à l’appui qui en attestent. Et alors ? Il en avait bien le droit et ne s’en cachait pas particulièrement. Ses pensées continuent de filer tandis qu’il suit du regard sa fille, Ingeborg, qui grimpe dans la Mercedes familiale.
Cet attentat criminel avait tout changé, il doit bien se l’avouer. Il avait continué son business avec le FLN : il fallait bien vivre. Mais les lettres de menaces continuaient d’affluer. Il avait eu un avertissement avec l’explosion de son entrepôt, il devait cesser ces échanges commerciaux avec les Algériens, toujours signés : « la main rouge ». Le claquement sec des trois portières sort Herr Schlutter de ses pensées.
Il doit se reprendre : “Cette situation finira sûrement par se tasser”, se rassure-t-il, en introduisant la clé dans le contact. La détonation se fit entendre, la Mercedes vola en éclat. Encore un attentat signé La Main Rouge, un parmi la dizaine en quelques mois qui prend place en République Fédérale d’Allemagne (RFA). Plutôt étrange comme modus operandi de la part d’un soi-disant groupuscule d’opposants à l’indépendance algérienne, des “colons ultra”, apparemment, au crépuscule des années 50, alors que les tensions en Algérie autour de la guerre d’indépendance se font de plus en plus électriques. Pourtant la justice allemande n’y croit pas du tout. C’est trop organisé. Trop professionnel.
Il y a là la patte très caractéristique des services de contre-espionnage français, le fameux SDECE (Service de documentation extérieure et de contre-espionnage). Les Allemands en sont convaincus, et leur conviction se voit renforcer lorsqu’en septembre de la même année on apprend le meurtre périlleux d’un autre trafiquant d’arme à Genève, un certain Marcel Léopold. Lui aussi est une pointure dans le milieu : ancien trafiquant d’opium et à la tête d’un réseau de prostitution en Chine, il est chassé par le communisme et vient faire son nid en Europe, dans le milieu de l’armement avec une clientèle des plus éclectique : parmi elle, le Front de Libération National algérien. Tout comme Herr Schlüter, il reçoit des lettres de menaces, signées toute La Main Rouge. Et puis un trait (empoisonné ?) en pleine poitrine, tiré d’une pompe à vélo détournée en sarbacane retrouvée sur place, sur le seuil de sa propre porte. L’analyse post mortem détermine une aorte sectionnée et un lobe pulmonaire lésé. Empoisonnement ? Hémorragie interne ? L’un dans l’autre, ceci n’est sûrement pas un travail amateur. La presse internationale s’en saisit assez rapidement et pointe la France du doigt. Oui c’est sûrement la France qui organise cela, qui organise des opérations à l’étranger qui consistent à éliminer tous ceux qui soutiennent la lutte armée en Algérie. Bien sûr c’est totalement interdit, de même que les attentats visant des cargos à Tanger par exemple, mais toutes les pistes tendent vers cette hypothèse.
Le scandale grossit, à tel point que l’Humanité et l’Express accusent nommément le SDECE d’être derrière ses attentats. En 1959, le Général de Gaulle se voit contraint de nier toute implication avec force : le moment est délicat, la France tente un rapprochement avec l’Allemagne. Pendant ce temps-là, la justice allemande dénonce le SDECE et l’accuse de se cacher derrière la Main Rouge pour revendiquer les meurtres des opposants hors du sol français. Les preuves matérielles sont évidemment inexistantes, mais l’ombre du SDECE est partout. Pourtant, la Main Rouge a tout l’air d’une organisation de colon ultra totalement banale.
D’abord son nom : la Main Rouge, un clin d’œil évident à la main de Fatma, symbole païen typiquement maghrébin et la couleur rouge en référence au sang qu’elle fait couler. Ses activités au cours des années 50 concernent la totalité du Maghreb avant de se centrer essentiellement sur le conflit algérien. Elle a des activistes revendiqués, par exemple Christian, un enseignant corse qui s’exprime dans la presse et conspue le gouvernement français et sa politique qu’il juge mollassonne sur le dossier algérien. Dans le début des années 1960, un obscur écrivain, Pierre Genève, publie et romance l’incroyable épopée de la Main Rouge ; une épopée chevaleresque portée par une idéologie qui se développe au fil des pages. Tout ceci est bien évidemment totalement fantoche. Cette campagne de désinformation ne laisse personne dupe.
Ainsi dans le cadre d’un entretien pour le journal Libération en 1997 (“7 ans de guerre en France”), le commandant Raymond Muelle, ancien dirigeant du SDECE, avoue l’implication des services secrets français derrière la Main Rouge : personne n’est franchement étonné. Il parle alors d’opérations inavouables couvertes par ce moyen. Dans son livre Les tueurs de la République , le journaliste Vincent Nouzille explique les procédés de la Main Rouge. La liste des cibles était établie selon un protocole très strict dans le cadre d’un braintrustaction. L’ordre d’exécution était donné de Matignon, pas de trace écrite, communication verbale uniquement. Parmi les personnes ciblées on compte d’abord des opposants politiques comme Ferhat Ashed, syndicaliste tué à Tunis en 1952. Le commandant Foccard, chargé par l’Elysée des affaires africaines, accorde vite une dérogation pour tuer des avocats jugés pro-FLN sur le sol français. C’est dans ce cadre qu’un attentat contre Jacques Vergès échoue. Ce dernier raconte par la suite qu’il croyait dur comme fer à l’existence de cette organisation criminelle qui menaçait de façon criminelle les avocats étiquetés pro indépendantistes. L’avocat Amokrane Ould Aoudia a moins de chance : il est tué de deux balles en plein cœur, en plein jour, dans le XIe arrondissement de Paris. Le rythme des exactions va s’essouffler notamment après le putsch raté des généraux en avril 1961 : plusieurs membres du SDEC se radicalisent et se retournent contre le Général de Gaulle pour rejoindre l’OAS. Raymond Muelle est arrêté en 1962 pour complot contre la sûreté de l’État. Il avoue souhaiter tuer le Général de Gaulle qu’il perçoit comme un traître. Finalement, cette fièvre tueuse et arbitraire se solde par un bilan glacial de 135 morts en 1960 et 103 en 1961. Constantin Melrick, coordinateur des services de renseignement auprès du premier ministre Michel Debré, parle d’une effroyable dérive.
Si l’on considère que la signature de la Main Rouge disparaît à la signature des accords d’Évian, ses méthodes, ses modus operandi et ses acteurs seront retrouvés quelques mois plus tard au sein d’une nouvelle organisation secrète, vraiment clandestine cette fois : l’OAS.
Par Nouh
https://recitsdalgerie.com/la-main-rouge/
Jacques Foccart
Raymond Muelle
Jacques Verges
Sources :
Entretien Raymond Muelle : entretien dans le journal Libération en 2001
Vincent Nouzille, Les tueurs de la république
Archives ouvertes sous François Hollande
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La Main rouge : complots, terrorismes et appareils d’État
Nicolas Lebourg
Les décennies d’après-guerre donnent lieu à de nombreuses tentatives de construction d’internationales néofascistes qui ont souvent été lues de manière conspirative, et, en France, à divers complots d’extrême droite plus ou moins sérieux. Entre les deux, la Main rouge présente un cas complexe. C’est à l’occasion d’attentats et d’assassinats en République fédérale d’Allemagne (RFA) puis en Belgique en 1956-1960 que le nom trouve la célébrité. Néanmoins, la Main rouge apparaît aussi pour des affaires situées en Algérie, en Espagne, en Italie, au Liban, au Maroc, en Suisse et en Tunisie. La thèse initiale est qu’il s’agit d’une organisation terroriste d’extrême droite. Cette thèse se complexifie avec l’apparition d’une seconde organisation : la Catena (Comité Anti-Terroriste Nord-Africain). Ensuite, journalistes d’investigation puis chercheurs ont considéré que la Main rouge et la Catena étaient des faux-nez du Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (SDECE) qui, en utilisant des hommes du 11è Choc, aurait mis en place une structure de liquidation des soutiens logistiques du Front de libération nationale (FLN). La situation devient confuse, tant et si bien que les accusations visant les autorités françaises paraissent bientôt n’être que saugrenu conspirationnisme, tandis que les enquêtes ultérieures affirment que les informations distillées dans la presse sur la Main rouge et la Catena l’ont été par la structure issue du SDECE. Le service aurait cherché à rendre illisible une politique d’exécutions extra-judiciaires en territoires amis, ce qui provoqua de vives tensions entre Paris et Bonn.
2Coordinateur des services de renseignement auprès du Premier ministre de 1959 à 1962, Constantin Melnik, à travers ouvrages et témoignages, a considérablement contribué à cette thèse de la manipulation d’État. Il a argué qu’« au cours de la seule année 1960, cent trente-cinq personnes ont été envoyées ad patres au cours d’‘opérations Homo’ du service Action du SDECE. Six bateaux ont été coulés et deux avions détruits[1][1]Constantin Melnik, La mort était leur mission. Le service… ». Du côté des journalistes, diverses hypothèses ont été présentées après la mise à jour du réseau italien Gladio : Catena serait une branche de la Main rouge reconvertie en réseau européen de propagande anti-communiste articulé aux stay behind[2][2]Dans les années 1990 s’est imposée une imagerie des stay… ; ou bien, les organisations Main rouge et Catena auraient été fondées dans les années 1940 pour assurer la lutte anti-communiste avant d’être reconverties dans le combat contre le FLN [3][3]Jan Willens (dir.), Gladio, Bruxelles, EPO, 1991; Jean-François…. Enfin, Albert Spaggiari, une fois arrêté après le « casse du siècle » (1976), déclara aux policiers que le butin devait servir à financer une Catena qu’il présente comme « une organisation de récupération des nationalistes dirigée par d'anciens SS et qui veut regrouper toutes les forces pour combattre le communisme et rétablir un certain ordre hitlérien… ». La confusion nourrit le mythe et, depuis quelques années, le récit de la Main rouge a même trouvé sa place dans la pop-culture (bandes dessinées, cinéma).
3Le présent article ne prétend pas liquider tous les mystères de la Main rouge, mais on voudra ici mettre en avant l’hypothèse que non seulement la Main rouge d’extrême droite et celle du SDECE s’articulent, mais aussi que, en raison de l’irrationalité des agents sociaux, la Main rouge eut encore d’autres aspects. Elle doit être à la fois comprise dans les actions violentes qui lui sont attribuées (1), dans leurs interactions avec la fabrique des récits qui en furent faits (2), et dans l’enquête demeurée secrète qui la révèle (3).
Les Mains en actions
4La Main rouge apparaît en Tunisie en 1952, d’abord sur des tracts menaçant les indépendantistes, puis lors d’attentats, enfin avec l’assassinat du leader syndicaliste Ferhat Hached le 5 décembre 1952. En métropole, le camp anti-colonial accuse les autorités françaises d’être derrière cette première Main rouge, et la presse anti-indépendantiste évoque la possibilité d’un montage communiste [4][4]Paris-Presse, 12 décembre 1952.. En fait, l’assassinat d’Hached a été perpétré par des policiers français sur ordre de leur hiérarchie, amenant le président François Hollande à présenter à sa veuve les excuses de la France en 2013. La Main rouge tunisienne a un recrutement hybride : lorsque sept de ses membres sont jugés en 1961, deux sont des policiers affirmant avoir reçu du Deuxième bureau de l’armée la consigne de monter ce groupe contre-terroriste [5][5]L’Humanité, 25 janvier 1961.. En 1955, l’assassinat de Jacques Lemaigre-Dubreuil, ancien cagoulard et résistant ayant épousé la cause marocaine, est également attribué à une Main rouge locale mêlant policiers et militants d’extrême droite. Selon la Direction des renseignements généraux (DRG), les contre-terroristes au Maroc sont issus du milieu criminel et de la police. Après l’indépendance du pays, ils se replient en Métropole où ils se lient à des officiers militaires, souvent déjà révoqués. Criminels, policiers et (ex-)militaires deviennent activistes des mouvements d’extrême droite, voire participent parfois à des actions terroristes de type mitraillage de cafés fréquentés par des Nord-Africains [6][6]DRG, « A/S des groupements d’extrême droite », 10 mai 1958,….
5La plupart des auteurs ont présenté les Mains rouges tunisiennes et marocaines comme authentiquement composées de colons et ayant donné l’idée au SDECE, avec l’accord du gouvernement, de mettre en place leur propre structure dotée du même nom en 1956. Pour Antoine Méléro, policier impliqué dès l’origine dans la Main rouge, cette structure aurait été coproduite en 1952 par le SDECE et la Direction de la Sûreté du territoire (DST), ce qu’indiquent effectivement les archives étudiées par Gérard Arboit, qui confirme qu’elle avait d’abord été nommée Catena, puis Main rouge [7][7]Antoine Méléro, La Main rouge. L’armée secrète de la…. Dès 1959, la Main rouge frappe en métropole avec, précédés de courriers de menaces, l’assassinat d’avocats du FLN − assassinats dont l’officier Raymond Muelle (11è Choc) a assumé la responsabilité. En 1960 des libraires toulousains reçoivent un courrier signé de l’organisation leur ordonnant de retirer les œuvres des écrivains signataires du manifeste des 121 [8][8]Vincent Nouzille, Les tueurs de la République, Paris, Fayard,….
6La première action européenne retentissante a lieu à Hambourg le 28 septembre 1956 : un attentat blesse sérieusement le marchand d’armes d’Otto Schlüter et tue l’un de ses collègues. Schlüter a reçu des menaces, mais son activité est forte : il livre des armes au Koweït, au Yémen, à Djibouti, en Irak, au Liban, et en Tripolitaine. Les policiers allemands travaillent sur sept hypothèses, parmi lesquelles celles de colons ou des services secrets français, mais penchent pour l’action d’un concurrent allemand souhaitant récupérer des parts du marché d’approvisionnement du FLN. Schlüter continue à recevoir des menaces, et le 3 juin 1957, sa voiture explose, tuant son épouse et le blessant, ainsi que sa fille. À Hambourg encore, dans la nuit du premier octobre 1958, un attentat à la bombe coule partiellement le cargo Atlas. Le même type de bombe que contre Schlüter est utilisé pour tuer le marchand d’armes Georg Puchert en 1959, dont divers bateaux ont été antérieurement sabotés par la Main rouge du SDECE. L’assassinat à la sarbacane empoisonnée de Marcel Léopold, un marchand d’armes suisse, perpétré par la Main rouge, amène en 1960 à un nouvel interrogatoire de Schlüter par la police. Le double miraculé avoue avoir rencontré à Paris Claus Jacobi, un journaliste du Spiegel, qui lui a assuré s’être rendu au quartier général de la Main rouge, où son chef, un colonel manchot, lui aurait révélé que son nom en interne serait Catena et qu’elle serait à l’origine de l’élimination des trafiquants d’armes [9][9]L’officier de police judiciaire Jacques Delarue au commissaire…. En 1960, la presse se passionne pour l’assassinat à Munich de l’ancien Obersturmbannführer SS et criminel de guerre Wilhelm Beisner, en poste à Tunis en 1941, ayant lié des relations avec le grand mufti de Jérusalem, et devenu trafiquant d’armes pour le FLN via la Syrie et l’Egypte (la CIA le soupçonnait d’être lié aux services de renseignement de ce pays et aux Français [10][10]Central Intelligence Agency, 3 août 1964, FOIA…). En Belgique également, une série d’attentats et d’assassinats est attribuée à la Main rouge. En 1959, un cargo saute dans le port d’Ostende. L’année suivante, deux universitaires sont victimes de l’envoi d’un livre piégé, et l’un de ces hommes en décède. La presse pointe du doigt le rôle très ambigu joué par l’activiste Pierre Joly, animateur des Jeunesses Nationalistes, un groupe inspiré du mouvement néofasciste français Jeune Nation. Selon certains journaux belges, ces Jeunesses Nationalistes bénéficieraient de l’appui de l’ex-Waffen SS Jean-Robert Debbaudt, animateur de la section belge de l’internationale néonazie Nouvel ordre européen [11][11]Le Cri du peuple, 17 octobre 1959.. Sur le territoire italien, plusieurs actions sont imputées à la Main rouge en 1959, des tentatives d’assassinat de Franz Fanon à un attentat à la voiture piégée contre un responsable du FLN causant la mort d’un enfant. En Suisse, l’affaire est devenue assez sensible pour que, lorsque le leader camerounais Félix Moumié y est empoisonné au thallium, il ait juste le temps de lâcher : « J'ai été empoisonné par la Main rouge ». Le nom de l’assassin est vite dévoilé à la police suisse, qui découvre, chez ce retraité du SDECE ayant agi sur ordre du directeur du service, le général Paul Grossin, des traces de thallium et des documents sur la surveillance de cadres du FLN et de militants anticolonialistes [12][12]Pascal Airaut et Jean-Pierre Bat, Françafrique.Opération….
7Les indépendantistes intègrent la présence de la Main rouge. Quand, en mars 1960, l’ex-légionnaire d’origine allemande Winfried Müller, devenu officier de l’Armée de libération nationale (ALN) sous le nom de Si Mustapha Müller, est victime d’une tentative d’attentat, ce responsable du service de rapatriement des légionnaires de Tétouan (Maroc) accuse des officiers français dont il dit qu’ils appartiennent à la Catena, à laquelle appartiendrait aussi le journaliste de Paris presse divulguant l’affaire trois jours plus tard [13][13]Document de la police allemande, « A/s Winfried Muller alias Si…. La Main rouge paraît bien osciller entre réalité opérationnelle et récit conspirationniste.
Le bruit, la fureur et les idiots
8Dans le contexte post-Indochine, la « guerre psychologique » est fondamentale. En tant que contre-terrorisme, la Main rouge entend marquer les esprits, mais elle va être prise dans le maelstrom de la massification de l’information. Lors d'une conférence de presse en avril 1959, le procureur d’Hambourg allume la mèche : il accuse la Main rouge d’avoir attaqué Puchert et Schlüter, ainsi qu’un Algérien indépendantiste assassiné ; il livre les noms de trois terroristes non appréhendés : Christian Durieux, Jean Viary, Jean-Baptiste van Cottem. Aux demandes d’explication des autorités allemandes, leurs homologues françaises répondent que la Main rouge est un mythe utilisé par le FLN. Ce dernier aurait réutilisé l’image de la Main rouge tunisienne pour inventer une organisation mythique servant à discréditer la France, la Sûreté nationale (SN) assurant les services allemands que l’histoire d’une vrai-fausse organisation terroriste dissimulant un complot du SDECE est « absurde » [14][14]Mathilde Von Bülow, « Myth or Reality? The Red Hand and French….
9Le 27 novembre 1959, le Daily mail fait sensation en publiant une interview de Durieux qui confirme la pratique des assassinats par la Main rouge. Le 3 décembre, France Observateur révèle que la Main rouge est impliquée dans l’affaire de l’attentat de l’Observatoire. Début 1960, la presse européenne rivalise de révélations. L’Express s’interroge en janvier sur l’identité de Durieux, observant qu’un diplomate français à Hambourg porte ce patronyme (l’ambassadeur répond qu’il se prénomme Henri), puis, en février, révèle que la Catena est l’organisation secrète derrière la Main rouge, qu’elle a pénétré les plus hauts niveaux de l’État, et qu’elle est fermement décidée à instaurer son ordre nouveau. Le journal précise aussi son histoire : « Catena est née en 1945, au sein de l'armée française d'occupation. Les fondateurs de l'organisation entendaient lutter contre le noyautage communiste à l'intérieur de l'armée française en RFA. Très rapidement, certains hommes des services secrets vinrent structurer l’organisation afin de la transformer en un organisme de renseignements qui devait devenir, bien plus tard, un réseau d'action ». La presse allemande met en cause le colonel Marcel Mercier (SDECE), en poste dans le pays après que la révélation de ses activités d’espionnage en Suisse l’ont contraint à partir [15][15]Nassima Bougherara, Les rapports franco-allemands à l’épreuve….
10En mars 1960, le Spiegel réussit un coup avec une série d'articles intitulée « La mort vient par la poste ». Il en ressort que la Main rouge serait composée de « cinq doigts » : « le « deuxième bureau (SDECE et DST) » qui « décide et coordonne les actions terroristes » ; des groupes métropolitains d’extrême droite qui envoient les menaces ; des ultras d’Algérie ; le Mouvement national algérien (MNA), exécutant les attentats en RFA pour déstabiliser le FLN ; et enfin le « doigt majeur », la Catena, créée en Allemagne en 1945, et centralisée depuis Versailles par un colonel manchot nommé Condé, dit de Sainte-Croix. Le journal conclut : « le mois dernier, la Sûreté nationale a transmis au général de Gaulle un plan de la Main rouge qui tendait à attenter à la vie du président de la République ». En octobre 1960, le journaliste Jacobi finit par avouer à des policiers allemands qu’il tient ses informations d’une bande magnétique qu’il a achetée 1500 deutschemarks (DM) à Weisseman, qui travaille pour le Spiegel à Paris – les policiers copient la bande au passage [16][16]Traduction du rapport d’interrogatoire de Jacobi par la police….
11Le journal helvétique Die Woche confirme les informations de L’Express, mais ajoute que la Suisse vient d’accueillir dans la ville de Payerne une rencontre au sommet entre la Main rouge et le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA). Durieux se nommerait Roger, alias Christian, serait l’agent de liaison entre France et RFA, ressemblerait à Napoléon, et aurait été membre de la Sureté nationale. Il serait arrivé à la rencontre en arborant une broche nazie [17][17]Traductions dans DRG, « Note de renseignements », 9 mars 1960,…. Les enquêtes sur cet enseignant le placeront au cœur de la Main rouge jusqu’aux années 1970. On le retrouve également dans un livre classique sur la stratégie de la tension, qui décrit la Main rouge comme étant liée en France à Jeune Nation et précise que Durieux « se charge de nouer avec les organisations d’extrême droite européenne les contacts nécessaires à l’installation d’antennes nationales[18][18]Frédéric Laurent, L’Orchestre noir, Stock, Paris, 1978, p. 73. ».
12Enfin, en juin 1960, paraît La Main rouge de Pierre Genève aux éditions Nord-Sud : une enquête basée sur des entretiens avec les chefs de la Main rouge, dont Durieux, déterminés à continuer leur entreprise terroriste néofasciste. L’ouvrage reprend des éléments déjà connus et en ajoute de nouveaux. Les enquêtes publiées depuis quarante ans montrent que, si Nord-Sud n’a publié que ce seul livre d’un auteur sous pseudonyme, c’est parce qu’il s’agit en fait d’un coup du SDECE, qui a entièrement monté l’opération d’intoxication. Si l’auteur du livre est suisse, c’est parce que l’éditeur, Jacques Latour, est un officier réserviste français, recruté pour ce faire par le colonel Mercier. Quant à Durieux, c’est un collaborateur du SDECE. Pour Melnik, « la Main rouge est une des plus belles intoxications de l'histoire des services secrets », inventée par un journaliste parisien proche du SDECE et véritable auteur de l’ouvrage de 1960. Le général Paul Grossin a affirmé à des journalistes spécialisés : « Nous avons téléguidé cette affaire de bout en bout. […] Un commandant du service, “le Manchot”, avait ouvert un bureau à Versailles, au grand jour. Et à chaque fois qu’un journal demandait un entretien à la Main rouge, c’était préalablement rédigé ». L’officier Raymond Muelle a reconnu avoir organisé plusieurs exécutions signées de la Main rouge. Il affirme que les ordres venaient de Matignon via Jacques Foccart, et que parfois le SDECE lui faisait des propositions. S’il valide que le livre de Genève a été écrit directement par les services du SDECE, il précise également que ce dernier n’a pas toujours joué franc jeu et que des civils ont été recrutés pour des opérations en leur faisant croire qu’ils rejoignaient bien une organisation ultra [19][19]Raymond Muelle, « Le 11e choc pendant la guerre d’Algérie »,….
13L’histoire de la Main du SDECE s’est ainsi faite grâce aux témoignages de ceux qui y avaient joué un rôle, son aura s’intensifiant au fur et à mesure que Melnik s’exprimait. L’un des derniers documentaristes à l’avoir contacté fut Joseph Beauregard, pour un projet de documentaire sur la manipulation entreprise par le SDECE. Or, Melnik lui répond que ses livres sont des « romans », basés à 45% sur son imagination, à 45% sur la bibliographie qu’il a lue, et à 10% sur des témoignages d’anciens des services qu’il considère pour grande part faux. Il lui expose n’avoir aucune idée de la manière dont fonctionnait réellement la Main rouge : celui qui en est présenté comme le donneur d’ordres dans pléthore d’ouvrages dit ne même pas avoir été témoin. Il ajoute toutefois : « Il y a un épisode vrai sur la Main rouge dans La mort était leur mission, c’est l’histoire de ce gars qui s’est présenté comme un exécutant de la Main rouge[20][20]Transcription de l’entretien, 18 février 2004 (très aimablement… ». Durieux, ici aussi présenté comme un « honorable correspondant », serait ainsi le fil d’Ariane permettant de se guider dans le labyrinthe des récits.
14Pourtant deux témoignages doivent encore être pris en compte. Le premier émane de Durieux, le second de Genève. Un mois après s’être présenté comme un tueur au Daily mail, Durieux écrit au journal français Aux écoutes. Il confesse que tout n’est qu’un « canular » qui lui a échappé : « Ainsi il était donc si simple de “créer” l’événement, de fabuler et d’être cru, de provoquer une “émotion” dans la presse, et par la presse, dans le public[21][21]Lettre de Durieux, 5 décembre 1959, AN/19880206/19. ». Cet épisode n’est jamais cité, il est vrai qu’on peut n’y voir qu’une énième manipulation – le 7 août 1959, L’Humanité avait publié des révélations sur un complot d’extrême droite : il ne fut pas long à démontrer que le journal avait été victime d’un opposant plaisantin [22][22]Le Monde, 17 octobre 1960.. Cependant, Durieux, connu au quartier latin sous le surnom de Napoléon, a été arrêté lors d’une réunion de l’ex-Jeune Nation en octobre 1959. Par ailleurs, le commissaire Roger Poiblanc l’a interrogé, car il était dans une voiture présente lors de l’attentat de l’Observatoire – sans doute est-ce une fuite de ce fait qui explique le lien établi ensuite par France Observateur. Poiblanc a eu le sentiment d’avoir affaire à un mythomane [23][23]Le DCRG au DGSN « A/s d'une interview d'un nommé Christian…. Enfin, la ligne du canular potache est exactement celle que suivent en 1960 les jeunes membres d’un réseau Jeune Nation interrogés par Poiblanc : mythomanie effrénée, affirmation de la non-existence de structures précédemment citées, etc. [24][24]Voir la biographie que nous avons consacrée à Duprat, dont…
15« Genève », de son vrai nom Marc Schweitzer, a publié avant de mourir ses mémoires, sous la forme d’un blog tenu par l’un de ses amis en 2016. Il affirme que son ami Durieux est parti à Hambourg suite aux remous provoqués par ses relations sexuelles avec une lycéenne dans les toilettes de son établissement. Quand le procureur donne son nom, Durieux entame un canular qui va finir par l’amener à rencontrer secrètement le FLN en Suisse : « Nous eûmes beau dévoiler le pot aux roses, avouer le canular, on ne nous crut pas. On ne nous crut jamais. » En outre, il spécifie que Latour ne renonça nullement à l’édition et publia encore une douzaine de livres, surtout de littérature érotique [25][25]<…. Le blog est authentique : il est le seul document publié à préciser que Schweitzer s’est fait aider par Durieux, mais aussi par Martin de Hauteclaire, informations corroborées par un rapport de la Sous-direction des affaires criminelles (SDAC) [26][26]SDAC 4, « A/s d'un livre intitulé la main rouge », 23/…. La présence de Hauteclaire n’est pas anodine, puisqu’il a obtenu le Prix Vérité en 1949 pour son livre Toute la Terre à nous, dans lequel il contait ses exploits d’aviateur parmi les Français libres (FFL). Mais la médiatisation du succès mène un commissaire de la Sureté nationale à reconnaître dans son journal le visage de Christian Couderc, jeune collaborateur toulousain condamné à mort par contumace [27][27]Feuille d’avis de Neuchâtel, 1er avril 1952.. Le document de la SDAC considère Schweitzer, Couderc et Durieux comme trois hurluberlus, et précise que Durieux a obtenu 15 000 francs du Daily mail.
16Le comportement de Durieux est plus conforme à celui auquel les membres de Jeune Nation ont été manifestement formés qu’à celui d’un collaborateur du SDECE. Peut-être fut-il lié au SDECE, mais ses actions appointées paraissent relever de l’initiative individuelle, tout comme le livre ne saurait se limiter à une production du SDECE. Le chaos permet l’autonomie des actions, mais est peut-être moins saisissable que la représentation d’un complot pyramidal. C’est ce que va mettre à jour l’enquête d’un officier de la SDAC proche de Poiblanc : Jacques Delarue.
Tout le monde ment
17La parution du Daily mail a provoqué assez d’émoi pour que la Police judiciaire envoie Delarue en RFA, avec pour mission de savoir s’il existe ou non « une organisation clandestine d'extrême droite, ayant son siège en France et des filiales à l'étranger[28][28]DPJ au DGSN, 7 janvier 1960, sous tampon 2 p., AN/19880206/19. ». La coopération avec ses homologues allemands n’est pas aisée, mais Delarue parvient à obtenir des éléments d’enquête. Celui sur l’attentat contre L’Atlas révèle que la méthode des terroristes est celle que l’armée anglaise enseigna à la Résistance française, tandis que le matériel correspond à ce que des techniciens allemands ont mis au point pour l’armée égyptienne. Mais si la presse a directement lié cette action à la Main rouge et les policiers travaillé sur cette piste il s’avère que nul ne sait pourquoi, aucune preuve ne permettant de relier ainsi Main rouge et Atlas... Les documents, comme par exemple les portraits des suspects établis par le procureur, laissent comprendre les aléas de l’enquête. Voici ainsi la manière abracadabrante dont le rapport décrit Jean Viary, inspecteur de police d’origine corse qui a été en poste au Maroc : « ressemblance frappante avec Elvis Presley […] marche en se dandinant-allure martiale ». Il affirme aussi que le Christian Durieux recherché ne doit pas être confondu avec son homonyme « dit Napoléon, né le 11 mai 1929 » dans le département d'Oran. Ce sont là pourtant exactement les informations qui le concernent dans le fichier de Jeune Nation élaboré par la Sureté nationale après la tentative de coup d’État d’avril 1961… Pour les enquêteurs, le complot est mené par « une organisation d'extrême droite se faisant appeler “la Cagoule”. Cette organisation serait dirigée par un nommé : docteur Martin à Paris. On affirme que la Cagoule serait en France ce que le Klu Klux Klan est en Amérique. Elle aurait des activités semblables[29][29]Documents de la police allemande remis à Delarue et traduits,… ». Delarue s’étonne de la fixation sur Durieux. On lui répond que c’est parce qu’il aurait fait son service militaire en RFA. Or l’enquête aurait montré que c’était parmi ces soldats français que serait née l’organisation, et que cette piste aurait été légitimée par l’entretien au Daily mail. Le policer français rétorque qu’il ne voit en ce dernier qu’une récitation d'articles de Rivarol ou de Jeune Nation. C’est là que son enquête bascule. Ses collègues lui avouent que les propos de Durieux recoupent une bande magnétique où l’on entend l’interrogatoire du colonel français, chef de la Catena. C’est une interview effectuée par un journaliste (le colonel ayant souhaité influencer les journalistes allemands pour qu’ils orientent l’opinion contre le FLN). La police a copié la bande l’été passé et a averti l’ambassade de France [30][30]SDAC 4, « affaire Durieux Christian, organisation clandestine…. Delarue se la fait diffuser. Une première voix expose qu’elle est celle d’un journaliste français, qu’il est à Versailles pour rencontrer un colonel qui a été officier des troupes d'occupation à Wiesbaden, a été fait prisonnier à Điện Biên Phủ, et a perdu son bras gauche en Algérie. Il explique être l’un des sept membres du conseil de la Catena, dont le chef suprême ne serait pas le général Chassin, comme on a pu le prétendre, de même qu’il ne connaît pas Durieux. La Main rouge serait un mythe, tandis que : « la Catena est une organisation qui diffère de la Main rouge de Tunisie, de la Main noire du Maroc, du mouvement Jeune Nation, du MP13, dont les idéaux sont identiques. [Avant le 13 mai,] nous étions le bras séculier de cette inquisition [qu'est le Deuxième bureau,] nous sommes devenus des concurrents[31][31]« Annexe I – reconstitution d'une itw enregistrée sur bande… ».
18Delarue demande si le journaliste ne serait pas Pierre Joly, sans doute par interprétation des éléments, puisqu’il l’avait arrêté en 1958 dans le cadre du complot du Grand O, dirigé par l’ex-cagoulard docteur Martin, appuyé sur un « Conseil des sept » où Chassin est le « grand B[32][32]Jacques Delarue, L’OAS contre de Gaulle, Paris, Fayard, 2014 ;… ». Mais les Allemands refusent de dévoiler l’identité de l’informateur. La piste belge se renforce lors du retour de Delarue à Paris. Grâce à un informateur, il apprend que des armes sont expédiées depuis Tournai (Belgique) vers Lille. Le réseau regrouperait ex-FFL, rapatriés du Maroc et de Tunisie, et membres du corps diplomatique français en Belgique. Son plan serait de manipuler un militant d’extrême gauche pour qu’il assassine de Gaulle et permette l’instauration d’un état d’exception [33][33]SDAC 4, « affaire Durieux Christian, organisation clandestine…. Moins d’un mois après, 18 personnes de la région lilloise sont arrêtées pour trafic d’armes à destination des ultras d’Algérie. Il manque un cadre essentiel, en fuite : l’industriel Philippe de Massey (qui avait eu en outre le désir de conduire une colonne de chars sur Paris). Il recevait des consignes du docteur Martin, et était en lien avec l’ex-député de Tournai Jean-Claude Berthommier, arrêté en octobre avec des armes à feu. Si la confusion entre complots paraît possible, il s’avère que de Massey était aussi un collaborateur très actif du SDECE dans le cadre d’achat d’armes pour le FLN, afin de permettre le démantèlement de réseaux. La police l’ignore, mais elle découvre qu’il est aussi en lien avec une chaîne de quincaillerie nommée « Catena », ce qui l’amène à vérifier les biographies de tous les commerçants en Europe qui lui sont liés… [34][34]SDAC 4, « Note à l'attention de monsieur le Directeur de la…. Paraît alors le livre de Genève qui cite nommément Joly, certes activiste trafiquant d’armes, mais aussi lié au SDECE. Francis Balace propose l’hypothèse que Philippe de Massey et Pierre Joly aient été manœuvrés par le SDECE pour incarner la Main rouge. C’est ce qui parut dans la presse belge, entraînant la dénonciation de Joly comme agent double par une partie des extrémistes de droite [35][35]Francis Balace, « Pierre Joly, le passeur d'illusions : faux…. En janvier 1961, l’enquête policière considère que « [l]e réseau de De Massey [se révèle] clairement comme ayant disposé de nombreux agents actifs dans le Nord, de contacts nombreux en Algérie et à l’étranger, notamment en Belgique avec Joly, de l’aide technique en France du docteur Martin, et, selon deux mentions manuscrites relevées sur son agenda, d’un lien avec une organisation dite “Catena” dont l’existence n’a été découverte que récemment[36][36]DPJ, « Note au sujet des résultats obtenus par la 4e section de… ».
19Le déclic s’opère le mois suivant quand Delarue reçoit la visite du commissaire principal Hohn, du Service fédéral de police criminelle, qui lui apporte une copie de la bande et le nom du journaliste qui fut à leur origine : Alain Roy, journaliste à L'Aurore de 1956 à 1960. La piste intéresse Delarue : Roy est un ancien légionnaire, proche du docteur Martin, il doit « pouvoir nous permettre d'identifier le colonel dont il a enregistré l'interview et, par ce moyen, d'arriver à la Catena » avant que celle-ci n’assassine de Gaulle [37][37]SDAC 4, « A/s de l'organisation Catena », 6 février 1961, 3 p.,….
20Si c’est Delarue qui mène l’enquête, c’est Michel Hacq, le directeur de la Police judiciaire lui-même, qui signe le rapport final. Quand Delarue retrouve Roy, celui-ci dit avoir rencontré le colonel Condé à Hanoi en 1955. Mais le policier le met plusieurs fois devant ses contradictions, puis, lors de la perquisition de son domicile, l’empêche de dissimuler des documents qui semblent être un brouillon des déclarations contenues dans l’enregistrement. Roy finit par avouer. Au départ, il serait allé voir le chef de bataillon du Deuxième bureau Michel Garder, ancien camarade de la Légion en Indochine. Et Hacq finit son rapport en précisant : « il est certain que M. Roy entretient des relations suivies avec les services spéciaux de l'armée auxquels il aurait appartenu ». Roy aurait alors dit à Garder vouloir utiliser son travail de journaliste « pour essayer d'influencer l'opinion publique allemande. Thème général : défense de la civilisation occidentale, défense de l'homme blanc, face aux menaces soviétiques et au tiers-monde ». Tout acquis aux thèses de la guerre révolutionnaire, Garder aurait acquiescé et organisé plusieurs réunions avec Roy, le général Olié et le colonel Arnaud. Garder aurait rédigé les notes du discours du vrai-faux colonel qu’un de ses subordonnés aurait joué. À Delarue, Roy explique que tout n’est pas faux : le faux colonel exprime leurs vraies idées, mais, surtout, l’armée dissimule bien une organisation contre-terroriste, avec l’aval de l’Élysée, mais sans que cette dernière ait saisi que l'organisation serait prête à jouer son jeu au cas où le président mènerait une politique algérienne indésirable. Il compare la chose aux corps-francs allemands utilisés par la République de Weimar contre les spartakistes, mais qui participèrent aux tentatives de putsch et in fine au nazisme. La bande magnétique a suivi un chemin erratique, ajoute-t-il.
21Roy essaye de la vendre 20 000 DM à plusieurs journaux. Pendant ses échecs, il demande conseil à son « ami », le docteur Martin. S’étant rendu en RFA, il reçoit la visite du commissaire Hohn qui l’interroge durant trois jours. Roy raconte la fable établie du colonel Condé. Hohn copie la bande. Roy estime qu’il a été informé par Lohde, correspondant à Paris du magazine Stern, avec qui il avait tenté de faire affaire. Comme Lohde est bavard, il en parle aussi au journaliste Jacques Duchemin, qui, de fait, part en RFA essayer de trouver la bande. Le nom de Duchemin n’est pas inconnu à Delarue. Avec Durieux, alors activement recherché, et un autre journaliste, il fait partie du trio que les CRS du Bas-Rhin ont arrêté sur la route, découvrant un pistolet automatique chargé et des bobines de film dans leur véhicule, et qu’ils ont laissé repartir, car Duchemin leur avait dit qu’ils étaient en reportage sur les activités du FLN en Suisse… [38][38]« CRS n°101 détachement de Saint Louis au commissaire principal…. Ce n’est pas Duchemin qui rédige finalement l’article, mais c’est le journal pour lequel il pige, L’Express, qui publie les scoops sur la Main rouge. Furieux de s’être fait doubler, Roy fulmine auprès de Hohn quand le Spiegel lui propose de lui acheter la bande, via Weisseman qui sert d’intermédiaire et détourne la moitié des 1500 DM [39][39]Le DPJ au DGSN, « Affaire Catena Main rouge », 6 avril 1961,….
22La police a dissipé les écrans de fumée, mais les personnages militaires nommés complexifient la donne. Le général Olié a sa carrière liée au Maroc et à la Légion, le corps impliqué dans toutes les affaires de la Main rouge. Promu chef d’état-major particulier du général de Gaulle en avril 1960, il est le chef d’état-major général de la Défense nationale depuis mars 1961, et, quinze jours après le rapport Hacq, le lendemain de la tentative de putsch du 21 avril, il est promu Grand-Croix de la Légion d’honneur et nommé commandant en chef. Le 16 août, de Gaulle accepte sa démission pour de « graves raisons de santé », en tous cas opportunes. Michel Garder devint colonel et prit sa retraite en 1964. Ce russe blanc d’origine resta un « soviétologue » en lien avec l’extrême droite européenne, mais se concentra sur l’écriture, son engagement maçonnique (à l’instar de Grossin) et l’animation de l’Amicale des anciens des services spéciaux de la Défense nationale (AASDN).
23Les affaires de la Main rouge laissent place à celles de l’Organisation Armée Secrète (OAS). Des réseaux perdurèrent de l’un à l’autre, ainsi des nationalistes belges apportant leur aide aux réseaux OAS du Nord et de la région parisienne – essentiellement pour fournir des planques aux activistes en fuite, car quand l’OAS fait croire au montage de commandos terroristes belges s’apprêtant à frapper en France, elle procède à une nouvelle intoxication [40][40]DRG, « Secret, étude sur le mouvement clandestin OAS, période…. Certains membres de la Main rouge prirent la route du Katanga – le plus fameux étant Bob Denard. Nombre d’autres rejoignirent l’OAS. Muelle tenta de tuer de Gaulle : le projet de la Catena n’était plus fictif. D’autres demeurèrent fidèles aux autorités. Des zones de gris purent un temps exister : selon certains chercheurs, des membres de l’OAS et du SDECE, anciens de la Main rouge, se seraient côtoyés en septembre et octobre 1961 pour éliminer 120 membres supposés du FLN dans la région parisienne [41][41]Thomas Riegler, « The State as a Terrorist: France and the Red….
24Côté policiers, Michel Hacq est envoyé en Algérie diriger la « mission C » de lutte contre l’OAS, tandis que Delarue et Poiblanc vont participer à ce combat en intégrant le Bureau de liaison fondée par la DST, un organisme officieux spécialement chargé de cette tâche [42][42]La participation de Poiblanc est attestée par les archives…. Méléro signale dans son autobiographie que la dernière action réunissant des hommes de la Main rouge fut l’enlèvement du cercueil du maréchal Pétain en 1973 ; l’enquête sur l’affaire fut confiée à Poiblanc. Il est vrai que ce dernier se consacra souvent à des affaires sensibles. Impliqué dans l’affaire de Broglie, il a été entendu par la commission d’enquête parlementaire devant statuer sur le renvoi en Haute Cour de justice de l’ancien ministre de l’Intérieur, Michel Poniatowski : il expliqua ses réticences à communiquer avec l’un de ses collègues par le fait que celui-ci soit membre du Service d’Action Civique (SAC). Delarue fut, lui, auditionné par la commission sur le SAC. Interrogé sur les liens de ce dernier avec la Main rouge il évoque le fait que le SDECE ait évacué Philippe de Massey en Suisse, ce qui mena Hacq à perquisitionner les locaux du service. Il affirme que la Main rouge du SDECE coula L’Atlas et assassina les marchands d’armes allemands. Mais, citant un des ouvrages d’un ancien du SDECE ayant traité de la Main rouge, il précise : « d'autres affaires ont mal tourné, ainsi à Hambourg, ils ont raté un trafiquant d'armes, et ont tué la mère puis, lors d'une seconde tentative, ils ont tué la secrétaire, cela, il ne le raconte pas. Les Allemands n'étaient pas contents du tout[43][43]Le Monde, 10 octobre 1980 ; Rapport d’enquête sur les activités… ».
25La tension constante de la France avec la RFA à cause de la Main rouge, on le sait depuis peu, est l’une des manipulations les plus réussies de l’affaire. La chancellerie allemande suit une double politique. À Tétouan, Müller est en lien avec les autorités soviétiques et allemandes. Ces dernières, en particulier le Bundesnachrichtendienst (BND), le Service fédéral de renseignement, apportent leur soutien à la désertion des légionnaires français (plus de 4 000) et à la logistique du FLN. Des archives démontrent que le SDECE, sous couvert de la Main rouge et avec l’aval de Foccart, ont effectivement tenté l’élimination des responsables, dont Müller. Cependant, en Europe, les agents du BND n’hésitent pas à coopérer avec le SDECE pour soutenir les efforts de la Main rouge afin d’éliminer le FLN du sol allemand [44][44]https://www.lemonde.fr/police-justice/article/2017/09/05/enquete…. La Main rouge était une providence pour la RFA, car elle lui permettait d’échouer à appréhender les contre-terroristes œuvrant sur son sol, de conserver son image anti-colonialiste, et d’être néanmoins débarrassé des agents pro-FLN sur son territoire.
Conclusion
26Le complot de la Main rouge s’inscrit tant dans l’ère décoloniale que dans cette « société du spectacle » bientôt désignée par Debord : « un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images[45][45]Guy Debord, La Société du spectacle, Paris, Gallimard, 1992,… ». Toute l’affaire découle de l’autonomie des récits qui circulent, s’imbriquent, ne s’annulent jamais mais se croisent et créent des synergies. Les acteurs agissent tous par rapport aux représentations des autres dont ils disposent, et viennent conséquemment nourrir le roman de la Main rouge.
27Si la police a pu dévoiler l’implication des plus hautes autorités militaires, c’est que, comme le montrent les carrières de Delarue et Poiblanc, elle avait développé une spécialisation anti-subversive de certains de ses officiers, pendant que le SDECE optait pour une ligne contre-subversive. Encore cet axe ne suffit-il pas à judiciariser les conclusions de l’enquête, les rapports émis rivalisant de tampons « secret », « très secret », « secret très signalé », mais aussi de l’annotation « vu par le secrétaire d’État ».
28Les propos des anciens membres de l’appareil d’État, tels que ceux de Grossin et Melnik, relèvent pour grande part de l’auto-intoxication. Si la France avait bien mis en place un vrai-faux complot terroriste, on ne saurait dire que l’action ait été absolument maîtrisée et qu’il n’y ait pas eu force improvisations dues aux actions autonomes individuelles. Comme en témoignent parfaitement la production et la circulation de la bande magnétique, on ne saurait considérer que le SDECE a fait montre de l’ingénierie performante dont ses cadres se sont targués. La manipulation des uns n’a pas empêché les canulars et le goût de l’argent des autres, et la Main rouge, « redoutable machine à tuer » selon les mots de Melnik, est autant un mythe que le sont les complots de la Main Rouge en tant qu’internationale néofasciste ou stay-behind. De même, les déclarations de Delarue ou les révélations sur le service de renseignement allemand démontrent que ces anciens surestiment ce que furent leurs capacités opérationnelles. Les éléments de l’enquête de la Sous-direction des affaires criminelles établissent par ailleurs que si le mythe de la Main rouge a pu prendre, c’est que, d’une part, y furent agrégées les traces des complots frappant tous azimuts à cette période, en particulier ceux du docteur Martin ; et d’autre part, que la Main rouge réussit effectivement à incorporer des éléments d’extrême droite, fussent-ils militaires ou honorables correspondants. La Main du SDECE, instrument étatique pur, est aussi mythique que la Main purement néofasciste. Dans la Main rouge, membres de l’Exécutif, militaires et civils nationalistes ont en partage le mépris de l’État de droit et le sentiment d’urgence provoquée par l’assimilation entre décolonisation et communisme international. Mais si les agents sociaux démontrent en cette histoire conserver leur part d’autonomie participant à la dynamique générale, les structures s’avèrent en interrelations. Défait de l’État de droit, l’appareil d’État s’avère incapable de demeurer étanche aux marges radicales. L’hétéronomie à l’œuvre sur le camp activiste extrême droitier est particulièrement significative. Elle opère alors qu’il est à son acmé : les services estiment que les « militants de choc » des extrêmes droites et rapatriés nationalistes s’élèvent à 7 500 personnes, avec un total militant de 179 530 individus [46][46]DRG, « A/S des groupements d'extrême droite », 10 mai 1958,…. Incapables de se fédérer, inaptes à la construction d’un rapport de forces réaliste, leur goût pour l’action clandestine relève plus de l’escapisme que de la discipline terroriste. Ce sont les défauts qu’ils vont redéployer dans l’OAS.
Dans les années 1990 s’est imposée une imagerie des stay behind, qui en faisaient des « armées secrètes de l’OTAN » largement appuyées sur les extrémistes de droite des divers pays européens. En fait, ces réseaux anticommunistes et antisoviétiques de surveillance, d’exfiltration et d’action furent déployés sous l’égide des services britanniques. En France, leur cadre le plus connu fut François de Grossouvre. Cf. Gérald Arboit, « Quelles “armées secrètes” de l’OTAN ? », Centre français de recherche sur le renseignement, rapport de recherche n°18, 2016.
Antoine Méléro, La Main rouge. L’armée secrète de la République, Monaco, Le Rocher, 1997, p. 30 ; Gérald Arboit, Des services secrets pour la France. Du dépôt de guerre à la DGSE 1856-2013, Paris, CNRS éditions, 2014, p. 305.
L’officier de police judiciaire Jacques Delarue au commissaire divisionnaire chef de la 4ème section des affaires criminelles (SDAC 4), « A/S du nommé Christian Durieux », 1er mars 1960, p. 5-6 ; Sûreté nationale (SN), « Attentat par explosif commis le 31 décembre 1959 à Francfort S/M », 31 mars 1961 (AN/19880206/19): Roger Faligot, Jean Guisnel, Rémi Kauffer, Histoire politique des services secrets français de la Seconde Guerre mondiale à nos jours, Paris, La Découverte, 2013, p. 242.
Mathilde Von Bülow, « Myth or Reality? The Red Hand and French Covert Action in Federal Germany during the Algerian War, 1956–61 », Intelligence and National Security, vol. 22, 2007, p. 787-820.
Nassima Bougherara, Les rapports franco-allemands à l’épreuve de la question algérienne (1955-1963), Bern, Peter Lang, 2006 ; L’Express, 4 février 1960.
Raymond Muelle, « Le 11e choc pendant la guerre d’Algérie », Cahiers du Centre d'études d'histoire de la défense, n°E1 (32), 2007, p. 151-156 ; Libération, 18 juillet 2001 ; Roger Faligot, Jean Guisnel, Rémi Kauffer, Histoire politique…, op. cit., p. 243-244 ; Constantin Melnik, La mort…, op. cit, p. 141.
Voir la biographie que nous avons consacrée à Duprat, dont Poiblanc était l’agent traitant, mais que nous avions alors anonymisé puisqu’il était en vie : Nicolas Lebourg et Joseph Beauregard, François Duprat, L’homme qui inventa le Front national, Paris, Denoël, 2012.
Jacques Delarue, L’OAS contre de Gaulle, Paris, Fayard, 2014 ; Olivier Dard, « L’extrême droite et les milieux ultras, 1957-1958 », in Jean-Paul Thomas et al, (dir.), Mai 1958 : Le retour du général de Gaulle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010. pp. 69-82.
Francis Balace, « Pierre Joly, le passeur d'illusions : faux activiste ou vrai barbouze ? », Olivier Dard (dir.), Doctrinaires, vulgarisateurs et passeurs des droites radicales au XXe siècle (Europe-Amériques), Berne, Peter Lang, 2013, p. 41-80.
DPJ, « Note au sujet des résultats obtenus par la 4e section de la sous-direction des affaires criminelles dans la lutte contre les mouvements subversifs dits “activistes” et d’extrême droite pendant l’année 1960 », 31 janvier 1961, p. 1-7, AN/F/7/15646.
La participation de Poiblanc est attestée par les archives (Archives de la préfecture de police H2B2), celle de Delarue affirmée par les journalistes ayant travaillé sur le sujet.
Les rues de nos villes sont peut-être des miroirs qui reflètent notre véritable identité, avant nos usines, nos écoles et nos palais. En dépit de l'autorité qui sanctionne nos écarts de conduite, et en dépit des petites graines de lumière que sèment toujours nos esprits et nos cœurs, nous offrons chaque jour, dans les rues de nos villes, une image peu reluisante de nous-mêmes : un mélange d'intolérance, de laideur et d'anarchie. Pourquoi, dans les rues de nos villes, nous nous détestons cordialement, sans chercher à nous connaître, et n'attendons de nos voisins que le pire, et presque plus rien de nous-mêmes ?
Pourquoi dans les rues de nos villes, nous narguons les humbles mais craignons les puissants, jalousons ceux qui réussissent mais vénérons notre paresse? Pourquoi, dans les rues de nos villes, nous opprimons nos filles et nos femmes, et pourquoi, dès la nuit tombée, leur présence loin de nos murs devient suspecte, même pour aller acheter nos médicaments ? Pourquoi nous n'appliquons pas, dans les rues de nos villes, la même vertu que nous observons dans nos mosquées ? Pourquoi les rues de nos villes sont devenues inhospitalières pour les étrangers et réfractaires à l'altérité ? Pourquoi, dans les rues de nos villes, nous insultons nos poètes et nos savants et vouons aux gémonies notre patrie et nos héros ? Pourquoi, dans les rues de nos villes, la banalité a chassé le bon goût et le laisser-aller a remplacé l'amour du travail accompli avec soin ? Pourquoi, dans les rues de nos villes, nous jetons nos rêves à la poubelle ? Et pourquoi nous détruisons, chaque jour, ce que nous avons construit la veille ? Pourquoi les rues de nos villes sont désertées par le sourire et la beauté au quotidien ? Pourquoi nous n'aimons pas les livres et les fleurs ? Pourquoi les rues de nos villes n'invitent plus à la promenade ?
“Nous étions les dindons de la farce d’un conflit politique“. Louis Defranchi fait partie de cette génération d’hommes qui, il y a soixante ans, a été appelée pour combattre en Algérie. Il en fait le récit dans l’article.
Illustration par Alexis N.
Un accent du Sud, des réponses enthousiasmées et drôles, c’est avec beaucoup de recul et de pudeur que Louis me parle d’une période de sa vie : 1960-1962. Recul, car c’est en voulant tirer une leçon du passé que Louis accepte de livrer son récit. Pudeur, car je comprends vite qu’il n’est pas forcément à l’aise pour parler de la guerre. C’est ce qui fait, d’ailleurs, toute la complexité du projet. Parfois, les personnes livrent un récit riche d’anecdotes et de faits historiques si marquants qu’on ne reste que scotché à leur parole, tant leur expérience est incroyable et émouvante. D’autres fois, un certain silence s’installe. On comprend alors directement qu’on touche à un sujet délicat, dont les souvenirs sont vifs et intimes; celui de la guerre. Mon échange avec Louis fait partie de ceux-là. Il accepte toutefois avec une grande gentillesse de m’aider dans mon projet, et de me confier quelques anecdotes.
“Contraints et forcés”
Louis n’a que 20 ans lorsqu’il est appelé d’office par l’armée française pour aller combattre en Algérie. Il y restera alors deux ans, jusqu’en 1963, un an après l’indépendance. Bien qu’il estime n’avoir « rien à faire dans ce pays », il doit se rendre à l’évidence : combattre les Algériens n’est pas un choix mais une obligation car « c’était comme ça avant, sinon, c’était la prison ».
Dans le cadre de cette convocation, Louis se rend donc en Algérie avec l’objectif d’entrer en lutte contre le FLN en Kabylie et à Alger. Il participera notamment aux combats à Tizi Ouzou ainsi qu’à la bataille de Bab el Oued en 1962. Cependant, très rapidement, Louis me confie qu’un sentiment particulier le traverse. Ses différentes expériences sur place lui font prendre conscience de l’état réel de sa mission. Sa parole d’ancien militaire se libère lorsqu’il me confie qu’il estime avoir été utilisé dans un conflit purement politique. Il va même jusqu’à se qualifier lui-même, ainsi que ses camarades, de « dindons de la farce ». La cause ? Une sorte de paradoxe entre ses convictions et son action, comme de nombreux autres appelés qui étaient pour la paix, mais « contraints et forcés à rejoindre l’armée française ».
“Mon père pensait que j’étais parti en vacances”
En 1954, l’Algérie connaît un soulèvement sans précédent. Le FLN réclame l’indépendance de la population par des attentats à la bombe à divers endroits du pays. Cet épisode a été camouflé au mieux par les autorités françaises. L’heure était davantage à la dissimulation qu’à la transparence, et régnait alors en France une sorte d’indifférence généralisée due à l’ignorance de la réalité du conflit. Louis lui-même en était victime et pensait ainsi qu’il était appelé pour une petite rébellion. L’ignorance était telle que son père pensait que son fils était simplement « parti en vacances ».
Louis m’explique que la bascule entre rébellion et guerre a eu lieu lorsque de Gaulle a commencé à parler « d’indépendance ». C’est à partir de ce moment que les tensions se sont accumulées à la fois en Algérie et en France. Sur place, Louis et ses collègues réalisent alors qu’ils n’ont pas affaire à une petite insurrection, mais bien à une véritable guerre. Parallèlement, en réaction aux propos du leader français de l’époque, les pieds noirs expriment leur mécontentement, eux qui « souhaitaient continuer de dominer ».
Cette domination, Louis en a été témoin. Il parle ainsi des Algériens comme d’un « peuple noyé », qui avaient « tellement subi qu’ils ne disaient plus rien ». Jusqu’au jour où est proclamée leur indépendance, le 5 juillet 1962.
Louis rentrera en France quelques mois plus tard, en 1963, 20 francs en poche et une guerre « inutile » en mémoire.
Explication des illustrations et ressenti d’Alexis N., 22 ans :
« Pour réaliser ces visuels, j’ai essayé de créer une esthétique rappelant des souvenirs anciens en travaillant avec des photographies d’époque en noir et blanc, collées et froissées pour faire référence à une époque lointaine, qui n’a été qu’une parenthèse dans la vie de Louis Defranchi. J’ai ensuite travaillé sur des collages de marionnettes pour faire référence au sentiment de manipulation dont parle Louis Defranchi, l’idée qu’il a pris part à un conflit purement politique. Je suis intervenu sur ce collage avec un feutre noir pour créer un contraste dans les techniques utilisées et j’ai créé des déchirures sur les photographies pour donner un côté brut à l’image, pour rappeler qu’il s’agissait d’une guerre et donc d’une période violente. »
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