Algérie 1962. Le mot « révolution » résume le mieux cette année charnière, marquée par les accords d’Évian, le référendum d’autodétermination, la proclamation de l’indépendance, les élections à l’Assemblée nationale algérienne et la mise en place du premier gouvernement d’Ahmed Ben Bella.

« Le renversement de l’ordre ancien dépasse la seule souveraineté étatique pour bouleverser en profondeur la propriété privée et les modes de production, l’emploi et le logement, les lieux de vie et la façon d’habiter », souligne Malika Rahal, au terme de sa passionnante enquête. L’historienne s’attache à « l’histoire des gens », retrouvée dans « les voix que l’on entend rarement, celle de personnes de milieux modestes, de personnes analphabètes, des femmes et, de façon plus générale, de ceux qui émergent de la domination coloniale en 1962 ».

Vu d’en bas, cette « révolution » s’accomplit dans un mélange d’effervescence festive, d’énergie collective et de violence. À la sortie de la guerre, les corps se comptent. La question de la place des Français dans l’Algérie indépendante se cristallise autour du vote de la loi sur la nationalité, des milliers de prisonniers sont libérés, des combattants sont démobilisés, des familles recherchent leurs disparus.

Le sang volé

1962, c’est aussi l’atmosphère apocalyptique qui accompagne la fin d’un monde pour la population coloniale, l’effondrement qui nourrit la rumeur du sang volé. Selon cette rumeur infondée, explique le consul américain William Porter dans un rapport, des « Européens » sont enlevés et vidés de leur sang par des « musulmans » pour fournir des transfusions pour les blessés musulmans des attentats. Héritière des « légendes du sang » de l’antisémitisme chrétien, cette fabulation dit beaucoup de choses sur l’inconscient colonial : la peur ancestrale de l’émeute et du massacre, l’angoisse démographique et la hantise de la mixité raciale.

À l’opposé, pour la population colonisée, 1962 signifie l’aboutissement d’une longue attente, « le temps des possibles ». Le départ, inattendu en si grand nombre, des Français d’Algérie, ouvre des possibilités inespérées de relogement, d’appropriation de terres et d’emplois, des opportunités inédites d’ascension sociale et d’avancement de carrière. Sur le territoire libéré par le cessez-le-feu du 19 mars 1962, un pays fourmilière se déplace en tous sens. La ségrégation spatiale s’accentue jusqu’à ce que l’exode des Européens déclenche des déménagements en chaîne. Les quartiers ou localités changent d’identité, une révolution urbaine s’opère dans le bouleversement de l’ordre social.

À Oran, le paroxysme de la violence

Dans un chapitre richement documenté, Malika Rahal resitue le massacre du 5 juillet à Oran, dans le contexte plus vaste des violences de fin de guerre dans ce bastion politique et démographique de l’Algérie française. Les témoignages d’habitants recueillis par les historiens Fouad Soufi et Miloud Karim Rouina, les rapports du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) et du consul américain, le journal du père Michel de Laparre, un prêtre catholique très Algérie française, responsable d’un patronage dans le quartier Saint-Eugène, redessinent le paysage d’une ville en guerre.

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L’historienne revient sur les lieux avec Farouk Mohammed Brahim, ancien résident du quartier – plutôt européen – de Saint-Antoine, et Mohammed Boudoumi, natif, lui, du quartier musulman d’El-Hamri (Lamur). Les snipers de l’OAS, l’attentat OAS oublié du 28 février 1962, l’autodéfense des quartiers musulmans et la multiplicité des autorités font partie d’une mécanique complexe de montée de la violence, aboutissant au « paroxysme » du 5 juillet. Si l’on se fie au décompte de Fouad Soufi, « le plus solide que nous ayons », écrit Malika Rahal, « l’explosion de violence vengeresse aurait fait plus de victimes “musulmanes” que de victimes “européennes” ».

Surenchère narrative

Loin de la psychose, du fantasme et du déni, le massacre oublié du 5 juillet, objet durable de « surenchère narrative », s’inscrit, comme toute l’année 1962, dans le temps long d’une histoire de dépossession et de réappropriation. Et dans les fragments de passé non résolus, toujours actifs dans le présent.