Dans quelques jours, mon livre —Crimes et compensations en Afrique du Nord (Barzakh Editions) — sera diffusé en Algérie. Une version pour le lectorat anglophone est déjà parue au mois de mai (chez Palgrave). Celle, en Algérie, était initialement programmée pour la même période. Mais certaines complications, liées à la pandémie de la Covid, en ont retardé sa sortie.
L’objet de ce petit texte, accompagnant la sortie de mon livre, est de proposer au public une réflexion sur une thématique – la réconciliation/réparation – qui me préoccupe depuis plusieurs années et qui, sans aucun doute, est importante pour la société algérienne. Comment, en effet, dépasser les traumas de notre histoire tourmentée ? Comment panser les blessures ?
Les suites de l’assassinat de Djamel Bensmaïl font écho au sujet traité dans cet ouvrage : la compensation comme forme de réparation du crime. L’affaire est riche d’enseignements. Abdelhafid Allahoum, le conseiller du Président Abdelmadjid Tebboune, et plus encore les notables de la région de Larbaâ Nath Irathen, sont en effet venus chez la famille de Djamel avec une somme d’argent en guise de «réparation».
La pratique renvoie à la diya (diyith chez les berbérophones). Cette coutume existait, et existe encore, sous des formes variables, dans de nombreuses sociétés. Elle est communément appelée «prix du sang» dans la littérature anthropologique.
Plus qu’une simple compensation — comment peut-on compenser des morts ? —, l’octroi de la diya constitue un rituel de réconciliation, un geste moral — reconnaissance des torts subis — et social — renouer le lien.
Ici, en raison de la gravité du crime, la pratique de la compensation monétaire (et la demande de pardon qui l’accompagne) ne se substitue pas à la sanction pénale. Les coupables seront jugés et condamnés. Elle ne vise donc pas à éviter la condamnation, ni même la vengeance. Noureddine, le père de Djamel, l’avait d’ailleurs proscrit avant même qu’il n’y ait eu une quelconque demande de pardon. Elle vise donc bien, par l’échange (une somme d’argent, mais cela peut être d’autres formes de biens), à renouer le lien social potentiellement rompu par l’offense, par le crime.
Ici, il s’agit de souder les relations unissant la famille de Djamel et la commune de Larbaâ Nath Irathen, et plus encore la région de Miliana et celle de la Kabylie. C’est dire l’importance que revêt cette pratique, encore de nos jours.
L’un des arguments de mon ouvrage est que la compensation demeure encore, en Afrique du Nord, un important instrument de réparation, mais elle n’apparaît plus suffisante en soi, ni nécessairement primordiale. Noureddine Bensmaïl a, en effet, avant toute chose, exprimé le besoin de reconnaissance sociale lorsqu’il a associé la figure de son fils à celle d’Ali la Pointe (lui aussi originaire de Miliana). Comme ce dernier, Djamel est ainsi mort en martyr — pour le bien de l’Algérie. Fort probablement, cette reconnaissance sociale qui s’est concrétisée par les hommages et gestes de solidarité émanant de concitoyens, de Miliana et d’ailleurs, des notables et compatriotes de Kabylie, mais aussi des autorités, permettront à la famille de Djamel de panser un peu ses blessures, de soulager un peu ses peines.
En se plaçant résolument du côté des victimes — de la famille de Djamel Bensmaïl —, la société et l’État ont sans doute contribué à faire œuvre de réparation.
Cet épisode doit nous amener à réfléchir aux mesures réparatrices idoines, celles à mêmes d’aider les victimes à faire œuvre de résilience, et en retour de permettre à la société d’avancer de manière apaisée.
Pour ma part, je ne pense pas que les critères de réparation avancés par les théoriciens de la justice transitionnelle(1) soient applicables ni même pertinents partout. Chaque société a ses us et coutumes en matière de réparation. Et ceux-ci évoluent.
Toutefois, il importe, aujourd’hui plus qu’avant, de mettre les victimes au centre des processus de réparation. C’est-à-dire que les mesures réparatrices doivent être mises en place avec elles, et non seulement pour elles. Il convient ainsi d’être à l’écoute de leurs souffrances et de les aider à trouver leurs propres chemins de résilience.
En écrivant cela, je pense en particulier aux familles des disparus de la décennie noire, mais également aux victimes et familles de victimes du printemps de l’année 2001 (le Printemps noir) en Kabylie. Peut-être n’est-il pas trop tard pour panser leurs blessures, et à travers elles, celles de l’Algérie ?
Y. B. H.
(*) Anthropologue. Chargé de recherche au CNRS. Membre du Laboratoire d’anthropologie sociale (CNRS-Collège de France-EHESS), Paris.
1) Les compensations financières, le rétablissement des droits civils et politiques, l’effacement des condamnations pénales injustes, les réhabilitations physiques (blessés), donner accès à la terre, à la santé et à l'éducation, le travail de vérité́ sur les violations elles-mêmes et la garantie qu'elles ne se reproduiront pas ; les réparations symboliques comme les excuses, les monuments commémoratifs et les commémorations.
Par Yazid Ben Hounet
PUBLIÉ 08-09-2021, 11:00
https://www.lesoirdalgerie.com/contribution/algerie-un-jour-il-faudra-bien-panser-tes-blessures-67136
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