Une occupation brutale, des inégalités vertigineuses et des actes de résistance ininterrompus : voilà ce qui a conduit à la guerre d’indépendance en 1954, explique l’historienne Sylvie Thénault.
En novembre 1954, quand le FLN lance la série d’attentats qui va marquer le début de la guerre d’indépendance, quelle est la situation de l’Algérie ? Le pays est-il « pacifié », comme on l’entend dire parfois ?
L’idée que l’Algérie coloniale aurait connu depuis la fin du XIXe siècle une période de stabilité est irénique. C’est oublier des événements majeurs, comme les massacres du Constantinois en 1945, très connus, ou, plus loin dans le temps, l’insurrection de 1916, pendant la Première Guerre mondiale. Surtout, c’est négliger les multiples formes de révolte qui ont existé au quotidien. On le mesure de façon frappante dans les archives du gouvernement général d’Algérie. La peur de la contestation y est permanente. La présence française n’est pas légitime, et les officiels français en ont parfaitement conscience.
Avant la guerre de 1914-1918, cette contestation est d’abord rurale, fruit de la dépossession foncière. Les « bandits » défiant les autorités font la une à la fin du XIXe siècle, les administrateurs répriment des paysans labourant des terres qu’on leur a retirées ou brûlant les meules de foin des colons. Il y a aussi des incendies de forêt contre l’imposition du Code forestier français, etc. Ce sont des formes de résistance non organisées, sans discours politique, mais qui montrent que la colonisation n’a jamais été acceptée.
Dans l’entre-deux-guerres, la contestation devient politique. Messali Hadj incarne l’indépendantisme avec l’Etoile nord-africaine, fondée en 1926, Ferhat Abbas réclame l’égalité des droits, Abdelhamid Ben Badis anime un mouvement associatif important défendant l’enseignement de l’arabe et le libre exercice du culte musulman. Ils revendiquent, manifestent, écrivent ; le gouvernement les réprime de toutes les façons : saisies de presse, interdiction de manifestations, arrestations, emprisonnements et condamnations… Maurice Viollette, un ancien gouverneur général, va jusqu’à publier en 1931 « l’Algérie vivra-t-elle ? » Durant toutes ces décennies, contrairement à ce que les Français d’Algérie ont voulu faire croire, à aucun moment la tutelle coloniale n’a été sereine ni sûre d’elle-même.
Vous décrivez une colonisation brutale, ce qui a longtemps été passé sous silence dans les récits officiels…
La brutalité débute avec la conquête et la répression des insurrections pendant près d’un demi-siècle. Suit la dépossession foncière. Les Français, s’appropriant les meilleures terres, ont relégué les Algériens sur de petites parcelles peu fertiles, où ils pouvaient à peine survivre. Il en a résulté une paupérisation aggravée par la croissance démographique à partir des années 1920, puis un exode rural avec l’apparition de bidonvilles. Autre brutalité : l’organisation administrative, qui relève d’une logique de ségrégation. Il y a deux sortes de communes : celles de plein exercice, où prédomine la population européenne, avec des élections à deux collèges (un pour les Français, un pour les « indigènes »). Le maire et son conseil municipal sont aux mains des Français.
En revanche, les « communes mixtes », majoritairement peuplées d’Algériens, sont gérées par un administrateur nommé. Ces administrateurs, selon une loi de 1881, jouissent de « pouvoirs disciplinaires » sur les « indigènes ». Ils peuvent leur infliger, légalement, des amendes et des jours de prison. C’est le « régime de l’indigénat » qui permet aussi les amendes collectives, le séquestre des terres et les internements (détention dans un pénitencier ou assignation à résidence). Le tout sans passer par la justice et ses garanties (procédure, avocat…). Adapté aux contestations d’avant 1914, mais dénué d’efficacité contre la contestation politique qui vient après, ce régime est progressivement aboli. Il ne disparaît totalement qu’en 1944.
La France a-t-elle raté sa politique d’assimilation ?
Encore faudrait-il que cette politique ait existé… Le mot a été l’objet d’un vaste quiproquo. On pense en effet que l’assimilation est un idéal se voulant généreux, parce qu’il irait vers l’égalité. Il correspondrait à la « mission civilisatrice ». Mais l’assimilation n’était pensée que pour les colons : Français et Européens (Espagnols, Italiens, Maltais…). Il était évident, pour les contemporains, qu’eux devaient bénéficier des principes républicains, comme les Français de métropole. Les « indigènes » n’étaient pas concernés. Ils n’auraient pas été assez « évolués », disait-on, ils n’auraient pu être gouvernés que par la force… D’où le régime de l’indigénat précédemment évoqué.
Pour la nationalité, les Algériens, bien que français, n’étaient pas pleinement citoyens. Outre le vote en collège séparé, ils n’accédaient pas à tous les emplois publics. Ils étaient de statut personnel musulman mais ils devaient l’abandonner pour devenir pleinement citoyens, ce qui était pour eux un reniement – comme si être français et musulman était incompatible !
Il n’y avait donc pas assimilation mais ségrégation… Et s’il y avait eu assimilation, cela aurait été pour les Algériens une véritable dépersonnalisation. On a là la véritable aporie de la colonisation.
Entre Européens et Algériens, quel est l’équilibre démographique ? Et le rapport de forces économique ?
Il n’existe pas de données certaines sur la population d’avant 1830. On admet une estimation de 3 millions d’habitants. Avec la conquête française survient une surmortalité extrêmement élevée, du fait des massacres, des famines et des épidémies ou encore des sécheresses et de la désorganisation du monde rural. La population algérienne a tellement diminué que, pour certains, elle allait disparaître « naturellement ». La croissance démographique reprend après la Première Guerre mondiale. Entre 1926 à 1954, les « musulmans » (c’est la terminologie officielle) progressent de 5 à 8,5 millions, tandis que les « non-musulmans », les Français, passent de 833 000 à environ 1 million. D’où la ségrégation : les Européens refusent de perdre leur suprématie. Ils ne conçoivent l’Algérie qu’avec une infériorisation systématique des « musulmans ».
Les inégalités sociales sont aussi d’une profondeur insoupçonnable aujourd’hui : au début des années 1950, le revenu moyen d’un Français est 5,6 fois supérieur à celui d’un musulman. Le taux de scolarisation des enfants algériens ne dépasse pas 15 %. Même le droit de vote des femmes est l’occasion d’une discrimination : en 1944, seules les Françaises l’obtiennent en Algérie, pas les musulmanes. Celles-ci attendront février 1958.
L’Algérie française est-elle une société raciste ?
On peut parler de racisme à condition de préciser ce que le mot « race » désigne : il ne renvoie pas à des critères biologiques ou physiques. Il s’agit plutôt d’une vision de l’humanité mêlant apparence physique, culture et niveau social. On assigne à chacun une place dans la société, avec une hiérarchie. Les catégories utilisées par l’administration n’ont rien de rationnel, mais elles sont évidentes pour les contemporains. « Musulman » prend un sens élargi, sans définition précise. Ainsi, l’administration appelait les convertis au catholicisme des « musulmans catholiques ».
A partir des années 1930 émergent des tentatives de réforme, à l’image du plan Blum-Viollette et de l’idée d’« autonomie » avancée par le militant algérien Ferhat Abbas ou l’écrivain français Albert Camus. Sont-ce autant d’occasions ratées ?
Le récit des « occasions ratées » est tout aussi fallacieux que celui de « l’Algérie pacifiée » ou de la « politique d’assimilation ». De quoi parle-t-on ? Du projet Blum-Viollette qui aurait fait entrer environ 20 000 « musulmans » dans le premier collège d’électeurs ? Et pourtant les représentants des Français d’Algérie s’y opposent. Ils savent que l’égalité des droits leur ferait perdre leur suprématie. C’est absolument fondamental et cela perdurera. En 1947, on crée une Assemblée algérienne avec 60 membres élus par les Français (qui sont près d’un million) et… 60 par les musulmans (qui sont 8 millions). Le collège unique, parfois revendiqué, est totalement rejeté par les représentants des Français d’Algérie. Malgré cela, les élections sont truquées dans le second collège pour éviter l’élection de nationalistes : bourrage des urnes, électeurs empêchés de voter, candidats « administratifs » favorisés.
La France n’a jamais joué le jeu de la démocratie en Algérie. Qu’est-ce qui aurait changé si elle l’avait fait ? Pas l’indépendance, in fine, car les Algériens aspiraient massivement à la souveraineté collective, et c’était leur droit.
Mais des interlocuteurs auraient peut-être pu émerger, on aurait discuté avec eux et, finalement, le processus aurait été moins violent. Seulement, il était tout simplement impossible aux Français d’Algérie ou aux autorités françaises d’ouvrir cette porte-là. Aucun parti politique français n’envisage l’indépendance après 1945.
On fait en général remonter le « vrai » début de la guerre d’Algérie à Sétif, le 8 mai 1945. Que s’est-il passé alors ?
Ce jour-là, on défile pour célébrer la fin de la guerre avec un nouvel état d’esprit. Le débarquement de troupes anglo-américaines sur le sol algérien et les principes au nom desquels les Alliés ont combattu les nazis laissent espérer que la tutelle française ne va pas reprendre comme avant. Mais ordre est donné de confisquer tout emblème national, drapeau ou autre, brandi par les manifestants. A Sétif, un jeune scout, Bouzid Sâal, est tué parce qu’il porte un drapeau. Des émeutes éclatent, une centaine d’Européens sont tués. La répression française est terrible, décuplée. Les historiens n’en ont pas d’évaluation indiscutable mais il faut retenir que c’est une répression massive et sanglante.
Et pourquoi l’épisode est-il si important ?
A cause de la conclusion que les nationalistes en tirent : impossible d’appeler à des manifestations si la population doit en payer un tel prix. C’est une étape essentielle.
La voie démocratique était déjà bouchée ; et voici maintenant que celle des mobilisations de masse se ferme ; dès lors, l’option de la lutte armée gagne en force.
Il ne faut pas croire que le recours à la violence ne fait pas débat, surtout s’il met massivement la vie des Algériens en danger. Le dilemme se pose à nouveau en août 1955, dans le Nord-Constantinois, quand le chef local, Youcef Zighoud, appelle les paysans à une insurrection que les Français répriment violemment. Au sein du FLN, on lui en fera reproche. Prendre les armes ou poser une bombe n’est pas une décision prise à la légère, soudainement. La violence est advenue parce que les autres voies étaient bouchées. Les attentats du 1er novembre 1954 en font partie.
Quand de Gaulle arrive au pouvoir, souhaite-t-il garder l’Algérie ?
C’est un très vieux débat, que les historiens ont fini par laisser tomber : comment peuvent-ils juger de la sincérité d’un acteur ? Seules les actions font foi. De Gaulle met d’abord en œuvre des mesures qui étaient sur la table depuis longtemps, en particulier le plan de développement qu’il lance à Constantine – construction de logements, lutte contre le chômage, développement industriel. Au passage, notons que si ses effets ont été limités, il a surtout été le moyen pour les entreprises françaises qui n’étaient pas implantées en Algérie d’y mettre un pied… et d’y rester après l’indépendance. A son arrivée, de Gaulle reprend aussi l’idée du collège unique ou la suppression des communes mixtes. Mais le sort de l’Algérie ne se joue plus là. Sur le plan militaire, il confie au général Challe une vaste opération, qui est menée à bien : au printemps 1959, les maquis sont quasiment éradiqués. Et pourtant, en septembre de la même année, il annonce l’autodétermination. C’est là le véritable tournant.
Que lui prend-il ? Pourquoi change-t-il d’avis ?
Il constate que le combat est vain. Certes, les maquis sont presque anéantis, mais la lutte des nationalistes prend d’autres formes, avec une multitude de réseaux, qui ne se combattent pas avec des hélicoptères ou des ratissages. Ces réseaux sont destinés aux attentats mais aussi au travail de propagande, de collecte de fonds, de transmission des mots d’ordre et de punition des récalcitrants… Chaque fois que l’un d’eux est démantelé, il est reconstitué. Leurs membres sont arrêtés, envoyés en prison ou dans des camps d’internement ; d’autres prennent leur place. Dans un rapport sur les camps d’internement, un général se rendait ainsi à l’évidence : continuer, ce serait transformer l’Algérie en un vaste « camp de concentration » – il emploie l’expression. Contrairement à l’idée voulant que la France ait gagné militairement mais ait été « lâchée » par de Gaulle, la vraie défaite était là, dans le puits sans fond de la répression. Et de Gaulle le savait.
La fin de la guerre d’Algérie fut terrible. Se remettra-t-on un jour d’un dénouement aussi violent ?
Le vécu de la guerre n’est pas le même pour les Algériens et les Français d’Algérie. Les premiers ont subi pendant huit ans une violence ininterrompue et, sur 8 millions, ils étaient 2 millions déracinés dans des camps de regroupement. Il faut imaginer ce que ça représente. A cela s’ajoute la violence particulière de l’été 1962, quand les factions rivales se sont disputé le pouvoir. Pour les seconds, la guerre s’est achevée sur l’explosion de violence de l’OAS, qu’ils ont soutenue. Peu à peu, l’objectif de garder l’Algérie française s’est réduit à un enjeu d’extrême droite. Depuis, elle fait partie de notre culture politique, sous la forme d’un mythe qui resurgit quand l’extrême droite est forte.
Ainsi, aujourd’hui, la façon dont les musulmans sont pris à partie en France fait écho à la désignation des Algériens comme « musulmans » par l’administration coloniale.
Et quand Eric Zemmour reprend à son compte l’expression « grand remplacement », comment ne pas y voir – surtout quand on connaît sa biographie – un réinvestissement de la peur de la submersion démographique des Français d’Algérie dans le contexte de la colonisation ?
https://www.nouvelobs.com/histoire/20220318.OBS55848/sylvie-thenault-la-colonisation-n-a-jamais-ete-acceptee-en-algerie.html
.
Les commentaires récents