« D'où vient ce sentiment partagé que la France était naguère si grande et si puissante ? », s'interroge l'auteur. STEPHANE DE SAKUTIN/AFP
Beaucoup jugent la France en déclin. Tout au contraire, dans son histoire, notre pays a souvent connu des périodes de médiocrité ou des catastrophes, alors qu'il jouit, en 2022, d'un prestige et d'une influence très réels et sous-estimés, plaide Laurent Giovachini.
Laurent Giovachini est Directeur général adjoint de Sopra Steria et Président de la Fédération Syntec. Il a récemment publié un essai économique, Les nouveaux chemins de la croissance : comment l'industrie de la connaissance va façonner le monde, aux éditions Dunod.
Le discours véhiculé par certains candidats à l'élection présidentielle sur le prétendu déclin de notre pays et sa grandeur perdue trouve un écho grandissant auprès de nos concitoyens. Or, si elle n'est plus une «grande puissance» (l'a-t-elle d'ailleurs jamais été, sinon peut-être – et encore fort brièvement – sous les règnes de Louis XIV et de Napoléon Ier ?), la France jouit aujourd'hui dans le monde d'une influence et d'un rayonnement qui demeurent éminemment enviables.
La France dispose d'une position sans commune mesure avec la force au demeurant non négligeable de son économie et plus encore avec son poids démographique.
Laurent Giovachini
Elle dispose en effet, de par sa longue existence en tant que nation, sa présence outremer et son vaste espace maritime, son réseau diplomatique étendu, son statut de puissance nucléaire et de membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies, le rôle central qu'elle joue avec l'Allemagne au sein de l'Union européenne, la vitalité de sa production culturelle et artistique (auxquels on peut ajouter la diversité de ses paysages, la clémence de son climat et la richesse de son patrimoine), d'une position sans commune mesure avec la force au demeurant non négligeable de son économie et plus encore avec son poids démographique.
Une telle situation somme toute favorable (malgré des fragilités et des risques), la France n'en a pas connu de semblables – loin s'en faut – tout au long de son histoire.
Dans son histoire, la France traversa régulièrement de longues périodes pendant lesquelles la grandeur n'était pas le qualificatif qui lui convenait le mieux.
Laurent Giovachini
Ceux qui en tiennent pour la thèse du déclin préfèreraient-ils vivre en 1940, année où nous fûmes confrontés en quelques semaines à un effondrement matériel et moral sans précédent ? En 1871, lorsque après avoir été sévèrement battus par les Prussiens, nous dûmes céder l'Alsace et une partie de la Lorraine ? En 1815, quand, après la défaite de Waterloo, il fallut toute l'habileté de Talleyrand au Congrès de Vienne pour sauver ce qui pouvait encore l'être ? En 1763, après que fut signé le traité de Paris qui consacra le Royaume-Uni comme première puissance mondiale et notre éviction des Indes et de l'Amérique du Nord ?
Encore ne s'agit-il que de quelques-uns des moments les plus critiques dans l'histoire d'un pays qui traversa régulièrement de longues périodes pendant lesquelles la grandeur n'était pas le qualificatif qui lui convenait le mieux. Que dire par exemple d'une IVe République marquée certes par une robuste croissance économique, mais aussi par l'instabilité gouvernementale, une forte dépendance à l'égard des États-Unis, les épisodes peu glorieux de Dien Bien Phu et de Suez, et la guerre d'Algérie ?
Mais alors d'où vient ce sentiment partagé que la France était naguère si grande et si puissante ? Sans doute moins de son ancien empire colonial que du «tour de passe-passe» opéré avec succès par le général de Gaulle au sortir de la Seconde Guerre Mondiale et plus encore à partir de 1958.
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De Gaulle a permis aux Français, par sa vision, sa posture et son culot, de « voyager en première classe avec un billet de seconde ».
Laurent Giovachini
Celui-ci nous a non seulement fait croire – en prenant d'amples libertés avec la vérité historique – que la France avait été une nation de résistants qui s'était peu ou prou libérée par elle-même, mais nous a aussi permis, par sa vision, sa posture et pour tout dire son culot, de «voyager en première classe avec un billet de seconde».
Les années 1960 – qui ont de surcroît coïncidé sur le plan économique avec la deuxième partie des Trente Glorieuses – ont ainsi vu notre pays «se hisser au-dessus de lui-même», jouer dans le contexte de la Guerre Froide une partition originale entre les deux Blocs et mériter pour un temps l'appellation de «grande nation» (die große Nation) dont la France a alors été affublée par des voisins d'outre-Rhin mi-railleurs, mi-admiratifs (et eux-mêmes dans l'incapacité de nous disputer la primauté politique en Europe en raison de l'ombre portée du nazisme et de la division entre RFA et RDA).
Aussi réussi que fut le tour de force gaullien, celui-ci ne saurait masquer le fait que la France a connu dans son histoire autant de bas que de hauts et qu'elle est aujourd'hui aussi «grande», voire davantage, qu'à bien des époques passées.
Il nous faudra certes, pour «maintenir notre rang» et conjurer la menace du déclassement, procéder avec plus de vigueur que nous ne l'avons fait jusqu'à présent à d'indispensables réformes de structure. En dépit de l'embellie récente sur le front de la croissance et du chômage, l'évolution préoccupante de plusieurs indicateurs (richesse produite par habitant, solde du commerce extérieur, niveau d'endettement…) met en lumière les fragilités intrinsèques de notre économie : nous ne pouvons pas espérer continuer à jouer un rôle significatif en Europe et dans le monde si nous n'y remédions pas.
Mais nous devrons concomitamment parvenir à transcender les clivages qui minent notre cohésion sociale en forgeant un projet collectif dans lequel une large majorité de Français puisse se reconnaître.
Tant que nos concitoyens n'auront pas le sentiment d'appartenir à une communauté de destin mue par une même ambition et par une même espérance, il y a fort à parier que nombre d'entre eux continueront à se réfugier dans la nostalgie commode d'une grandeur largement fantasmée.
Laurent Giovachini
Réconciliation avec le progrès scientifique et technique, bataille de la formation et des compétences, réindustrialisation et souveraineté économique, construction de l'Europe de la Défense, révolution numérique, politique de santé, décarbonation et préservation de la biodiversité, revitalisation des territoires, redémarrage de l'ascenseur social, intégration de nos compatriotes issus de l'immigration, parité et diversité, renouveau démocratique… : ce ne sont pas les enjeux qui manquent, mais les femmes, les hommes, les partis politiques, les institutions, les think tanks, les corps intermédiaires capables de les articuler dans un cadre de réflexion, de proposition et d'action cohérent susceptible d'être mis à la portée de tous.
Tant que nos concitoyens n'auront pas le sentiment d'appartenir à une communauté de destin mue par une même ambition et par une même espérance, il y a fort à parier que nombre d'entre eux continueront à se réfugier dans la nostalgie commode d'une grandeur largement fantasmée.
2022 01 14
Par Laurent Giovachini
https://www.lefigaro.fr/vox/histoire/la-these-du-declin-resulte-d-une-vision-fantasmee-de-la-grandeur-francaise-d-antan-20220114
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