C’est avec une profonde tristesse que je viens d’apprendre le rappel à Dieu d’Assia Djebar. Femme de cœur et de tête, écrivaine de renommée mondiale, elle a toujours porté haut les couleurs de son pays.
Personnellement, je perds une amie chère. Je me souviens surtout des années 1990 où, à chacun des mes passages à Paris, nous nous retrouvions au café de Flore. Elle aimait que je lui parle de l’Algérie, de son passé glorieux, de son présent douloureux… elle se lançait alors dans des fictions brillantes sur son avenir radieux… en même temps, elle ne manquait pas de solliciter mon avis sur tel ou tel de ses nombreux ouvrages.
En vérité, l’œuvre de Assia Djebar se résume à une quête d’identité à travers une succession de prises de conscience et qu’est-ce que l’existence humaine, en définitive, sinon une série de prises de conscience ? Dans son premier roman, publié en 1957, une jeune Algérienne prend conscience de sa féminité et elle exprime cette «Soif» dans la langue apprise à l’école coloniale.
Et elle l’exprime avec talent. A cette occasion, certains critiques l’avaient comparée à Françoise Sagan. La suite de son parcours allait démentir ce jugement hâtif et sommaire. Dans son second roman, c’est la prise de conscience du couple. Mais déjà, la guerre de Libération nationale est présente à travers ses militants et militantes.
Et c’est la Révolution algérienne qui, poussant Assia Djebar à poursuivre sa quête d’identité mue la romancière psychologue en romancière historienne : l’introspection laisse place à l’investigation. Ce qui explique qu’au cours des années 60 et 70 Assia Djebar produit peu, car prenant conscience de son algérianité, elle plonge dans l’histoire de son pays, notamment dans le XIXe siècle,car elle veut comprendre comment ce pays qui vient d’accéder à l’indépendance a basculé un siècle plutôt de la décadence à la dépendance.
La fresque historique qui commence par «L’amour, la fantasia » se poursuit par «Ombre sultan». Au cours de sa quête, Assia Djebar prend conscience en plus de son algérianité, de son amazighité. Mais cette Algérie qu’elle aime et qui l’angoisse, a une âme, et c’est ainsi que la grande romancière prend conscience de son islamité.
Dans Loin de Médine, à travers des exemples puisés dans les chroniques des trois premiers siècles de l’Hégire (du 7e au 9e siècles) elle met en relief des personnages féminins qui émergent malgré le sexisme des acteurs d’abord, des auteurs ensuite. Je pense que Assia Djebar n’a jamais été si proche de Médine qu’en écrivant Loin de Médine.
Elle reconnaît que ces figures féminines ont éperonné sa volonté d’ijtihad. J’ajouterais que l’acte d’écriture peut devenir aussi désir d’enracinement. Elle montre comment les femmes ont joué un rôle dans les frémissements, les œuvres des grands hommes : la femme guerrière, la femme reine, le femme poétesse, la femme prophétesse…
Elle insiste sur les grandes figures de Fatima et Aïcha; la première, symbole de la contestation, la seconde symbole de transmission. Dans l’histoire que les hommes nous ont léguée, la femme est souvent absente. Au cours de notre discussion sur Loin de Médine, j’émets une hypothèse qui semble séduire Assia Djebar et qu’elle voudrait creuser : parmi les manuscrits qui ont disparu dans les grands bouleversements, comme le sac de Bagdad, ou qui dorment encore dans les bibliothèques, il y aurait peut être un recueil de biographies de femmes célèbres rédigé par une femme. Adieu Assia et rendez-vous dans le «Flore» du Paradis !
Ahmed Taleb Ibrahimi
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