...les nuits terrifiantes de la ferme Moll,
des jeunes gens ordinaires confrontés à l’intolérable
Claude Juin, qui fut soldat en Algérie, explique la mécanique de la torture systématisée par l’armée coloniale française durant les années 1950.
Lors d’une opération dans le massif de l’Ouarsenis, notre commandant, après avoir ordonné qu’on brûle la mechta d’une famille, donne l’ordre de faire porter un poste radio de huit kilos par un gamin de douze ans, qui ouvre la route et nous protège de possibles mines», écrit Claude Juin dans Des soldats tortionnaires, guerre d’Algérie : des jeunes gens ordinaires confrontés à l’intolérable, qui vient de paraître aux éditions Médias-Plus à Constantine. L’auteur, qui est docteur en sociologie et qui fut appelé du contingent en Algérie en 1957, a accompagné son propos par la photo de l’enfant marchant devant un groupe de militaires. Il a rappelé qu’au nom d’une opération dite de «la terre brûlée», les soldats ne devaient laisser aucune habitation en l’état.
«Les femmes, enfants et vieillards sont brutalement jetés dehors avec leurs quelques affaires et le feu est mis à leur mechta», a-t-il noté. Claude Juin n’a pas hésité à comparer les pratiques de l’armée coloniale française aux méthodes de la Gestapo allemande dans la conduite de ce qui était appelée «la pacification» de l’Algérie. L’auteur reprend une lettre d’un jeune maréchal des logis du contingent envoyée en novembre 1956 au directeur du quotidien Le Monde : «Le service de renseignement torture journellement des suspects pour les faire parler (…) Parfois, certaines personnes n’y résistent pas… Presque journellement, des gens sont exécutés sommairement, c’est-à-dire qu’après un interrogatoire de ce genre, on les égorge discrètement dans la nuit ou on les assomme à coups de pioche, ou on les fusille…».
Instinct colonial
L’auteur a évoqué aussi la complicité des colons. Il a cité l’exemple d’un certain Millot qui, à dos de cheval, s’amusait à fouetter les Algériens autant que sa bête. D’autres prêtaient main forte aux soldats pour massacrer la population civile et les nationalistes. Claude Juin paraît traumatisé par l’histoire de Bernard, «copain de régiment». «Depuis cinquante ans, il est le sujet de mes réflexions et de mes interrogations», a-t-il avoué. Bernard, fils d’un fermier du Loiret, affecté en Algérie avec l’auteur, aimait frapper «les Arabes» qu’il comparait à ses... «vaches». «Bernard méprisait les Arabes, il les jugeait primitifs, inférieurs à lui, paresseux, fourbes et traîtres», a-t-il expliqué. Bernad figurait parmi les soldats sollicités pour mener des opérations nocturnes à la ferme Moll (du nom «d’un propriétaire» terrien) où 2000 Algériens auraient disparu. Peut-être que les historiens algériens vont s’y intéresser ! Les exécutions sommaires étaient l’œuvre de soldats du 435e régiment d’artillerie antiaérienne (RAA), basé à 80 km à l’est d’Alger.
«Le matin, lorsqu’ils avaient un peu dormi et ouvert une cannette, ils racontaient leur nuit particulière... comme on peut relater une quelconque histoire. Ils racontaient la torture, les détails des atrocités qui conduisaient le suspect à la mort. Les cadavres étaient au cours de la nuit rapidement ensevelis dans le sable de la plage proche...», a-t-il relevé. «Nous étions trois ou quatre à dénoncer leurs actes. Nous nous heurtions à un silence réprobateur. Le silence qui isole. Le silence qui nous accusait et nous recommandait de nous taire. Le silence de la hiérarchie couvrait tout (...) les tortionnaires étaient des patriotes ; grâce à eux, notre vie était sécurisée !», a-t-il appuyé. Le 435e régiment a été expédié, en novembre 1957, vers le sud, dans le massif de l’Ouarsenis.
Pour l’auteur, ces jeunes gens étaient perdus dans le néant. Il a rappelé que près de deux millions de jeunes ont été appelés ou rappelés entre 1955 et 1962. «Trente mille ont été tués et deux cent mille blessés ou gravement malades. Selon les mots d’ordre du pouvoir politique, ils avaient pour mission de ‘‘mettre fin à l’action des agitateurs (…) au règne de la terreur(...) et rétablir pour tous la sécurité et la confiance’’», a-t-il écrit. Il a relevé que Bernard et tous ceux qui passaient les nuits à la ferme Moll savaient qu’ils ne seraient pas sanctionnés. Impunité ! Selon Claude Juin, la torture pouvait être pratiquée à l’initiative d’un lieutenant ou autre gradé. L’auteur a parlé d’une véritable manipulation psychologique des soldats pour commettre «l’intolérable». «Un constat s’impose tout de même : peu de jeunes, par rapport au nombre des appelés, ont écrit ou parlé de la torture et des exactions», a-t-il observé.
A noter enfin que Des soldats tortionnaires est paru aux éditions
Robert Laffont à Paris au début 2012. Malgré sa valeur historique, il a
été ignoré par les médias français (seul le quotidien Libération a
consacré un article détaillé du livre). Jean Claude avait déjà subi la
censure dans les années 1960 avec l’interdiction de son livre-témoignage
Le gâchis écrit sous le pseudonyme de Jacques Tissier.
Claude Juin. Des soldats tortionnaires. Guerre d’Algérie : des
jeunes gens ordinaires confrontés à l’intolérable. 363 pages. Médias
Plus. Constantine. Juillet 2012
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Fayçal Métaoui
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