Islam et occidentalisation dans l'autofiction d'Isabelle Eberhardt
DEVENIR L'AUTRE
Eberhardt ne se contente pas d'observer ni de frôler l'exotisme de l'Orient ; elle s'en imprègne. Pourtant, elle ne peut pas se laisser fondre complètement dans l'islam. Elle doit revenir, écrire, partager son expérience, faire connaître en Occident les mérites de l'islam. La tentation est toujours là, pourtant, de se dissoudre dans sa culture d'adoption, coupant à tout jamais ses liens avec l'Occident profane. Mais elle se contente d'explorer la transformation absolue à travers certains de ses personnages. Ainsi, elle montre une autre possibilité de rapport avec l'Orient que celle de la domination coloniale.
Le récit « M'Tourni »[1], par exemple, raconte brièvement et simplement la vie d'un ouvrier italien qui vient, par hasard, travailler en Algérie. Sans résistance ni questionnement, il est amené à se transformer, au fil des années, en musulman indissociable de ses voisins autochtones. Il finit par oublier entièrement son identité antérieure. Il finit ses jours heureux parmi le peuple qui ne lui est plus étranger. Il est absorbé par le pays : « Roberto Fraugi devint Mohammed Kasdallah. »[2]. Le verbe « devenir » indique plus qu'un changement de nom ; c'est une métamorphose.
Robert Fraugi n'est pas venu en tant que colon. Il travaille pour les musulmans, qui le traitent décemment et l'aident à s'intégrer à un style de vie paisible et chaleureux. Eberhardt veut-elle suggérer que les musulmans au pouvoir n'iraient pas jusqu'à exploiter les Européens, comme ils sont exploités par eux c'est-à-dire qu'il y a chez quelque chose de foncièrement plus humains ? Ce récit est, certes, un plaidoyer pour l'islam. « M'Tourni » suggère aussi la capacité de l'islam à absorber ce qui lui est étranger, et ainsi de vaincre tout conquérant.
En outre, l'expression « M'Tourni » fut un terme péjoratif chez les musulmans pour désigner quelqu'un qui accepte d'envoyer son enfant à l'école coloniale, et qui trahit ainsi sa race [3]. L'ouvrier italien « trahit sa race » aussi, en devenant musulman. Ainsi, le terme péjoratif est renversé, et acquiert ici un sens positif. C'est la « mission civilisatrice » de l'Europe qu'il trahit, en trouvant une vie plus civile chez les musulmans. Par ce récit, Eberhardt suggère que l'Européen est capable d'avoir une autre relation avec l'Orient que celle de la conquête, et que l'islam est ouvert à tous ceux qui ont le coeur pur et simple. Le jeune lieutenant Jacques, dans la nouvelle Yasmina », possède cette pureté.
Notes
[1] Dans Écrits sur le sable, vol. II, op. cit., p. 342.
[2] Ibid., p. 345.
[3] L'Algérie des Français, présenté par Charles-Robert Ageron, éditions du Seuil, 1993, p. 93-94.
Récemment arrivé au Maghreb, Jacques n'a pas encore appris les convictions de supériorité européenne. Il est rêveur, aventurier et sincère ; il se fie à ses propres impressions. Il vient des Ardennes, région encore « fermée à cet `esprit moderne'...qui mène rapidement à toutes les décrépitudes morales. »[1]. Mais c'est cet esprit moderne, finalement, qui le reconquiert. Il considère désormais son aventure avec Yasmina, jeune bergère, comme un caprice naïf, adolescent, utopique, alors que c'est avec elle qu'il était le plus noble, le plus authentique : « Et il ne comprenait plus combien cette première forme de son moi conscient avait été meilleure et plus belle que la seconde, celle qu'il devait à l'esprit moderne vaniteux, égoïste et frondeur qui l'avait pénétré peu à peu. »[2]. Le message est clair : Jacques aurait dû rester avec Yasmina, laissant ses vêtements européens se décomposer, se cachant dans la montagne avec des brebis et des prières, dans un amour voluptueux — une vie de sentiment, sans intellect. Il aurait dû devenir l'Autre, au lieu de le conquérir.
Mais Eberhardt elle-même n'est pas allée jusqu'en haut d'une montagne, perdant à tout jamais trace de la vie occidentale. Elle a besoin d'écrire, de dire aux occidentaux leur erreur de croire en la technologie moderne, à la place de Dieu de la volupté. À l'époque, le gouvernement vise surtout à ce que les Européens imposent leur culture, afin de créer [...] une race de Français qui puisse civiliser et rapprocher de nous les indigènes »[3]. L'idée d'assimilation des Européens à la culture autochtone va directement à l'encontre du piget de l'administration coloniale.
D'autres personnages, tels que Jacques, jeune médecin dans « Le Major », s'assimilent d'une façon moins absolue. Comme Eberhardt, Jacques trouve ses semblables dans le désert lointain : « Depuis qu'il commençait à comprendre l'arabe, à savoir s'exprimer un peu, il aimait à aller s'étendre sur une natte, devant les cafés maures, à écouter ces gens, leurs chants libres comme leur désert et comme lui, insondablement tristes [...] »[4].Le Maghreb est ainsi un refuge pour les âmes trop sensibles et trop rêveuses pour survivre à la mécanisation croissante de l'Europe.En juxtaposant la barbarie de l'Europe et les mérites de l'islam, Eberhardt tourne en ridicule l'idée d'une « mission civilisatrice » de la France. Les occidentaux heureux sont ceux qui, au lieu d'imposer leurs idéologies, adoptent un style de vie musulman.
Notes
[1]Rakhil, op. cit., p. 98.
[2] Ibid., p. 69.
[3] L'Algérie des Français présenté par Charles-Robert Ageron, Seuil, 1993, p. 164.
[4] Ibid., p. 164.
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