Le premier homme, manuscrit trouvé sur la scène d’accident mortel de l’écrivain, semble faire écho au lyrisme méditerranéen de ses premiers écrits, Noces. En pleine guerre d’indépendance algérienne, Camus rêve d’une « réconciliation », d’un « troisième camp », d’une « libre association » « constituée par des peuplements fédérés » permettant aux différentes communautés ethniques de « vivre ensemble sur la même terre »[11]. Portant ce rêve mal compris et brisé, il se retire dans le silence de l’écriture autobiographique du Premier homme, laquelle évoque en somme son enfance et son histoire familiale. Le texte est voué à la plus grande simplicité : la terre, la lumière, la mer, la mère, la naissance, le dénuement matériel, l’origine d’un « premier homme » sans origine. En même temps, c’est un livre hautement et autrement engagé : engagement passionnel, non sartrien, inscrit dans l’écriture, à travers le geste de raconter, de décrire, de remémorer. Une résistance poétique contre la déchirure.
Car il y a d’abord la déchirure intérieure : l’enfance algérienne est déjà marquée par le trouble d’identité : ni Algérien ni Français, à la fois Algérien et Français, étranger au pays natal, dans une position intenable de l’entre-deux. Le narrateur dit : « la Méditerranée divise en moi deux univers, l’un où dans des espaces mesurés les souvenirs et les noms étaient conservés, l’autre où le vent de sable effaçait les traces des hommes sur de grands espaces » (PH, 181). L’Algérie est également le lieu où s’accumulent les contradictions : d’un côté, la beauté sublime de la nature ; de l’autre, la misère, l’injustice, le quasi-mutisme de la mère. Camus porte cette déchirure originaire dans son écriture : aller vers l’Algérie, comme pour retourner au secret de la naissance.
Son entreprise autobiographique procède par le secret, c’est-à-dire la séparation[12]. Séparation narrative, d’abord. Brisant l’identification auteur-personnage-narrateur du genre, la narration à la troisième personne est confiée au personnage nommé Jacques Cormery. Or la « troisième » personne est précisément le tiers, l’absent, la non-personne : « sans identité ; personnel ? impersonnel ? pas encore et toujours au-delà[13] ». Cet « il », tout en maintenant la focalisation interne et la vision auto-analytique d’une narration à la première personne, s’écarte de la position surplombante d’un « je » comme « sujet d’énonciation ». La narration mélange points de vue, voix, instances, temporalités, et le récit constitue le lieu de dépôt de multiples registres narratifs : registre proprement autobiographique, voire confessionnel, avec évocation parfois intimiste des scènes d’enfance ; registre des mémoires familiales, convoquant la vie éphémère du père et la souffrance de la mère ; registre des témoignages collectifs, mettant en scène des processions spectrales de générations en exil ; registre fictif, enfin, tissé d’anamnèse et d’oubli.
Ensuite, il y a séparation d’avec l’origine. Si le « premier homme » est sans origine, il se constitue néanmoins d’une historicité et d’une généalogie dont la lignée reste à retracer et à ré-inventer. Jacques Cormery à la recherche de soi est d’abord celui qui recherche la trace de l’autre : le père. Le recueillement de Jacques Cormery devant la tombe du père est un moment crucial autour duquel s’articule toute la narration :
C’est à ce moment qu’il lut sur la tombe la date de naissance de son père, dont il découvrit à cette occasion qu’il l’ignorait. Puis il lut les deux dates, « 1885-1914 » et fit un calcul machinal : vingt-neuf ans. Soudain une idée le frappa qui l’ébranla jusque dans son corps. Il avait quarante ans. L’homme enterré sous cette dalle, et qui avait été son père, était plus jeune que lui.
PH, 29
Le père plus jeune que le fils. Cette crise généalogique révèle la « folie » du temps, lequel ne suit plus « l’ordre naturel » mais un « ordre mortel » : « La suite du temps lui-même se fracassait autour de lui immobile, entre ces tombes qu’il ne voyait plus, et les années cessaient de s’ordonner suivant ce grand fleuve qui coule vers sa fin. Elles n’étaient plus que fracas, ressac et remous » (PH, 30). La folie historique, exacerbée par la machine de guerre et de colonisation, fait ici éclater la narration. La mort s’inscrit désormais dans ce « nouvel ordre du temps [qui] est celui du livre » (PH, 317). Temps éclaté, narration disloquée, tel est le lot du récit algérien.
Le secret est aussi lié à la mère : figure de l’origine, elle est pourtant d’une origine étrangère (espagnole) ; figure de la langue « maternelle », elle est pourtant « isolée dans sa demi-surdité, ses difficultés de langage » (PH, 60). Pour ces « Français d’Algérie », la mère de Jacques Cormery emblématise l’étrangèreté et la « non-langue maternelle[14] », pour emprunter la formule d’Assia Djebar. Il appartient donc au narrateur d’inventer une nouvelle langue, métissée, polyphonique, une nouvelle écriture au pluriel, non pas de soi mais de « nous », de « mon père » et aussi de « nos » peuples, de ces « pieds-noirs » sans appartenance, et aussi de ces « indigènes » dépossédés.
La scène de la naissance de Jacques Cormery, telle la première scène du monde, est rehaussée d’une intensité mythique. L’enfant est né avec l’orage, dans un décor rustique. Le faible cri du nouveau-né perce la nuit, annonce l’arrivée de ce « premier homme » presque biblique. « Premier » parce qu’il est né étranger, sans attache, sans point de repère, et pourtant comme un don, béni non par quelque force divine mais par l’alliance des peuples. Car, en scène, le père de Jacques Cormery et le vieil Arabe, « ces deux hommes serrés sous le même sac » (PH, 23) comme à l’abri d’un manteau partagé, partagent la chaleur humaine par le contact corporel, par la sympathie tacite transcendant les conflits ethniques et sociaux.
Roman d’initiation et d’apprentissage, testament-témoignage, Le premier homme est surtout une oeuvre d’amour et de réconciliation. La prise de position politique et éthique de Camus se mue en un acte poétique, c’est-à-dire une invention autobiographique algérienne.
« La mort inachevée » n’en finit pas d’achever en inachevant ce manuscrit publié de manière posthume – livre-orphelin, livre-tombeau. Et la fatalité hors texte, si tragique soit-elle, témoigne d’une exigence intrinsèquement poétique dont l’écrivain appelle la nécessité : « le livre doitêtre inachevé » (PH, 288). C’est dire que toute écriture algérienne est vouée à l’inachèvement, c’est-à-dire aux recommencements et à l’in-fini.
Le monde est devenu un grand hôpital psychiatrique où les fous se promènent en liberté… Chaque pays a élu son chef : le Roi des fous. Et pour ne pas que les rois s’ennuient, on leur donne des jouets : des petits soldats, des camions et des canons. Et les rois des fous du monde entier comparent leurs jouets. – Tu as vu mon sous-marin ? – Et toi, tu as vu mon canon comme il tire bien ? Tous les soirs, ils jouent très tard… ils font la bombe. Ils poussent leurs petits soldats qui tombent sous les balles… Quand il n’y en a plus, on les remplace… Et puis les rois des fous échangent leurs jouets : – J’te prête mon pétrole, mais toi tu me passes ta bombe à neutrons. – D’accord, file-moi ton uranium et j’te donnerai mes petits camions de soldats.
Et puis, il y a des rois qui n’ont rien à échanger : ils n’ont pas de jouets, même pas de quoi manger… A quatre heures, ils ont droit à un petit goûter à partager en trois… Ils vivent au tiers… c’est le tiers-monde… Ils traînent derrière eux, au bout d’une ficelle, un lapin qui joue du tambour ou une brosse à dents… Et en les voyant passer, les rois des fous du monde entier leur jettent pour s’amuser, des petits noyaux d’olive nucléaire…
Et puis de temps en temps, il arrive un docteur qui veut soigner les fous… on l’appelle : Prix Nobel de la paix ! On lui met une grosse médaille sur le cœur qui brille au soleil pour qu’on voit bien l’endroit où il faut tirer pour le tuer… et la vie continue !
Les rois des fous du monde entier s’entourent de débiles qu’ils choisissent eux-mêmes : le premier débile, le débile des finances, le débile des armées, ça s’appelle un gouvernement. Et dans le monde entier, les débiles donnent des conseils aux rois des fous pour gouverner les Cons… et les Cons… cherchez pas, c’est toujours nous… !
Mais si les cons du monde entier voulaient se donner la main, on obligerait les fous à casser leurs jouets, leurs chars, leurs canons, leurs avions, et nous pourrions enfin nous promener en paix sur les jardins de la terre qui sont si jolis quand on n’y fait pas la guerre.
Né en Martinique en 1951, Raphaël Confiant est un militant de la cause créole dès les années 1970, et avec Jean Bernabé et Patrick Chamoiseau, a créé le Mouvement de la créolité. Écrivain dans les deux langues, il est l'auteur de plus d'une trentaine de livres en français dont son nouveau roman Du Morne-des-Esses au Djebel, publié chez Caraïbeditions.Il est actuellement maître de conférences à l'Université des Antilles et de la Guyane.
"La guerre d’Algérie, aujourd’hui lointaine, a laissé des traces dans l’imaginaire antillais, largement occultées aujourd’hui par l’immense figure de Frantz Fanon. Ce dernier, en effet, a eu une trajectoire de vie fulgurante marquée à la fois par un engagement aux côtés des Algériens qui réclamaient leur liberté et par des livres tels que Les damnés de la terre (1961) qui ont rayonné à travers le monde entier. De la Palestine au Québec, des ghettos noirs américains aux Républicains irlandais ou aux Tamouls du Sri-Lanka, la parole fanonienne a ensemencé durablement nombre de luttes pour la dignité.
Cependant, tous les Antillais qui ont eu affaire à la guerre d’Algérie n’étaient pas des Fanon, loin de là ! Des milliers d’appelés et de soldats de métier originaires de la Martinique et de la Guadeloupe ont participé à cette véritable tragédie qui a duré huit ans (1954-62) et fait plus d’un million de morts, tous camps confondus.retrace le parcours de trois d’entre eux, parcours emblématique s’il en est puisque marqué par des positionnements et des destins différents, voire diamétralement opposés. Il y a ainsi Ludovic Cabont, rejeton d’une Négresse des champs de canne à sucre devenu officier de Saint-Cyr, affecté à la célèbre 10è Division parachutiste d’Alger (commandée par le général Massu), qui désertera, ne supportant plus les exactions de l’armée française alors que son compatriote martiniquais Juvénal Martineau, d’extraction petite bourgeoise et mulâtre, diplômé de la même école prestigieuse, fera le choix exactement inverse.
Autre destin : celui de Dany Béraud, jeune sorbonnard martiniquais féru de théâtre qui refusera l’appel sous les drapeaux et rejoindra le FLN (Front de Libération Nationale) à la frontière algéro-marocaine sans pour autant faire montre de la moindre appétence pour les armes. Dans ce roman, Raphaël Confiant dresse aussi les portraits de célèbres chefs du FLN comme Youssef Saadi, Ali Lapointe ou encore le redoutable colonel Amirouche qui, dans les grandes villes algériennes, mais surtout dans le djebel, la montagne algérienne, vont mener la lutte contre l’occupant français et ses troupes au sein desquelles on trouve des Bourguignons, des Normands, des Alsaciens, des Marseillais, des Corses mais aussi des Sénégalais et des Antillais.
De cet affrontement sanglant qui continue jusqu’à aujourd’hui à marquer les relations entre la France et l’Algérie, la mémoire antillaise n’a conservé, outre l’image de Fanon, que celles des soldats revenus éclopés ou de cercueils rapatriant les corps d’hommes jeunes, originaires pour beaucoup des campagnes, qui sont tombés au champ d’honneur ou du déshonneur (selon le point de vue duquel on se place).
C’est à ces victimes anonymes de la grande histoire et aujourd’hui presque oubliées que Raphaël Confiant a voulu rendre hommage à travers ce roman." (Présentation de Caraïbeditions)
Dans cet entretien aux allures confidentielles, le célèbre écrivain algérien Yasmina Khadra, apprécié à la fois pour la puissance de son écriture, la fécondité époustouflante de son imagination et la justesse de ses positions politiques et intellectuelles, révèle une part de lui-même et de son univers littéraire. Tout en évoquant ses déceptions et ses défis, il réaffirme son dévouement à sa vocation : l’écriture. « Je suis tout le temps en quête de quelque chose, d’un sens, d’une vérité, d’une trace, et je compose avec les énigmes à travers le monde et à travers mes textes avec, en guise de feuille de route, le besoin d’éclairer les esprits et de dépoussiérer les passerelles entre les peuples, » dit-il.
La pandémie qui paralyse le monde depuis des mois met l’homme à la fois face à ses limites et à ses possibilités. Elle marque une forme de rupture dans l’histoire de l’humanité et sonne comme l’échec d’un monde et le nécessaire avènement d’un autre. Selon vous, où se situent les échecs de l’humanité et quels sont les défis qui s’imposent désormais à elle ?
L’échec de l’humanité réside dans son impunité. L’Homme se conduit en tyran tout-puissant qui ne respecte ni la nature ni la vie. Depuis la nuit des temps, il veut tout dominer, tout adapter à sa démesure. Il se considère comme un être à part, le seul doté de raison — une raison à laquelle il renonce d’emblée dès que son intérêt immédiat se déclare quelque part. Son intelligence l’élève au rang d’un dieu qui se conduit en vandale agissant comme bon lui semble. Regardez ce qu’il inflige à la planète — la seule vivante dans la galaxie — à ce jardin suspendu dans le gel sidéral. L’Homme ne se rend même pas compte de la chance qu’il a, du privilège que la nature lui accorde. Il s’évertue, avec une effarante ingratitude, à martyriser la terre nourricière, à polluer les mers, à exterminer des espèces animales par contingents. On dirait un buffle lâché dans un magasin de porcelaine. Cupide, il rafle tout ce qui se présente, quitte à ne laisser qu’un monde sinistré aux générations futures. Il est un péril omnipotent qui livre une guerre abominable à tout ce qui est censé l’émerveiller et le préserver, y compris son semblable. Les défis qui s’imposent à lui ne le sauveraient pas de lui-même. Seule la nature saura le rappeler à l’ordre, une fois pour toutes. Un misérable virus, invisible à l’œil nu, a mis sous scellés l’humanité entière. Qu’en serait-il de la révolte des éléments et des animaux ?
Vos livres n’ont pas un ancrage spatial spécifique. Né à Kenadsa, dans le sud algérien, vous situez vos histoires un peu partout dans le monde. Qu’est-ce qui se cache derrière cette dissémination ? Hasard de l’écriture ou il y a une vision particulière de la littérature et du monde qui se cache derrière cet éclatement des frontières ?
J’aime dire le monde qui est le mien, interroger d’autres mentalités, puiser dans d’autres cultures. La littérature occidentale nous offre une version du monde à travers des prismes propres à elle, teintée de considérations raciales et de clichés. Ce n’est pas ce que je perçois. Aussi, je m’autorise à proposer ce que je crois avoir percé comme mystères. Ce n’est pas un choix, c’est dans ma nature. Je suis tout le temps en quête de quelque chose, d’un sens, d’une vérité, d’une trace, et je compose avec les énigmes à travers le monde et à travers mes textes avec, en guise de feuille de route, le besoin d’éclairer les esprits et de dépoussiérer les passerelles entre les peuples. J’adore toutes les littératures, en particulier la littérature russe. Cette dernière me parle comme si elle était née dans le même ksar que moi, à Kenadsa. J’ai donc compris que je pouvais, moi aussi, parler aux Russes, aux Chinois et à tous ceux qui sont attentifs au Verbe et aux émotions des autres. La littérature, c’est comme un oiseau, aucune cage dorée ne doit l’empêcher d’aller à l’air libre.
J’adore toutes les littératures, en particulier la littérature russe. Cette dernière me parle comme si elle était née dans le même ksar que moi, à Kenadsa.
Quel est votre rapport à Kenadsa ? Ville-matrice ou ville-catapulte ?
Le rapport qu’entretient n’importe qui avec sa mère, sa famille, sa patrie. Je n’y ai pas vécu, mais je porte dans mes gènes un peu de sa mémoire et de sa féerie. J’y suis retourné en septembre dernier (2019) et j’ai eu l’impression de ne l’avoir jamais quittée. Je suis fier d’appartenir à cette communauté connue pour son humilité et pour sa générosité. Et fier de prouver que sa magie est éternelle. Ce village a donné des érudits et de grands poètes que l’histoire n’a pas daigné consigner sur son livre d’Or. Aujourd’hui, des vivants tentent de réparer cette injustice. Ils s’appellent Alla le virtuose du luth, Malika Mokkeddem, Pierre Rabhi et Yasmina Khadra, pour ne citer que les plus célèbres, car d’autres génies travaillent dans l’ombre et d’autres sont en train de fourbir leurs armes pour conquérir le cœur des Hommes.
Chez beaucoup d’écrivains, on a l’impression qu’il y a un personnage qui revient dans plusieurs romans et qui, dans l’absolu, porte l’univers de l’auteur dans toute sa complexité et sa fécondité. Chez vous, d’un roman à un autre, les profils des personnages changent radicalement. Vous avez produit une œuvre monumentale, connue dans le monde entier. Vous n’avez pas produit un personnage spécifiquement khadraien qui transcenderait votre œuvre. Est-ce un choix ?
Je pense en avoir crées beaucoup. Il y a Zunaïra (Les Hirondelles de Kaboul), Zane (l’effroyable personnage des Agneaux du Seigneur), Younes-Jonas et d’autres qui ont marqué les esprits. J’ignore qui survivra, mais je suis ravi d’avoir donné vie à des personnages perçus aujourd’hui comme de vraies personnes et incarnés à l’écran et sur les planches par des comédiens en chair et en os. Par ailleurs, le personnage récurrent prend en otage son créateur. Il pourrait même se substituer à lui. Je m’en méfie. Je veux être libre, souverain dans mes choix d’écriture. J’ai créé Brahim Llob que j’ai adoré. Mais j’aime aussi donner leur chance à d’autres personnages. Un arbre qui cache la forêt fait obstacle à nos flâneries.
Après Houria et les romans de la même période, frappées d’une certaine discrétion, il y eu ensuite le fameux Commissaire Llob qui a fait une incursion remarquée dans le champ littéraire algérien, puis maghrébin avant de prendre son envol pour des contrées lointaines. Viennent ensuite Les agneaux du seigneur, À quoi rêvent les loups, L’écrivain, marqués d’une pierre blanche dans votre parcours, et tous ceux qui ont suivi avec une notoriété solidement établie. Jusqu’au dernier roman, qui porte le titre poétique de L’outrage fait à Sarah Ikker. Trois moments. Trois étapes. Peut on-dire qu’il existe trois écrivains en un ? Ou tout au moins trois types d’écriture ?
Le personnage récurrent prend en otage son créateur. Il pourrait même se substituer à lui. Je m’en méfie. Je veux être libre, souverain dans mes choix d’écriture. J’ai créé Brahim Llob que j’ai adoré. Mais j’aime aussi donner leur chance à d’autres personnages. Un arbre qui cache la forêt fait obstacle à nos flâneries.
C’est le même écrivain, sauf qu’il s’escrime à s’améliorer de titre en titre. Je n’ai aucun problème identitaire. Ni dualité ni dédoublement de la personnalité. Je suis entier dans la gravité comme dans l’anecdotique. J’ai cette chance d’échapper au formatage et aux thématiques figées. Mes textes me font voyager et m’instruisent. J’apprends beaucoup en écrivant. L’écriture me permet de m’attarder sur des banalités qui, d’un coup, me livrent leurs secrets, et tout me devient précieux. Cependant, considérant que chaque histoire se démarque des autres, j’essaye de la raconter avec son atmosphère et son rythme propres, d’où la nécessité, pour moi, de lui trouver un style singulier, spécifique. La structure et le style d’écriture de Cousine K est aux antipodes de celui de L’Olympe des infortunes ou encore de celui de Morituri. C’est peut-être cette faculté, cette capacité à assujettir mon écriture qui trouble les « experts » littéraires, peu habitués à ce genre de pluralité chez un même auteur, d’où les élucubrations qui chahutent mes travaux par endroits. Or, c’est précisément cette même pluralité qui enthousiasme mon lectorat.
Dans vos romans, depuis À quoi rêvent les loups, en passant par Les Agneaux du seigneur et L’Attentat, jusqu’à Khalil, vous interrogez le terrorisme en général et l’islamisme en particulier. Ce qui est particulièrement frappant, c’est qu’il n’y a pas de parti pris, pour quelque chapelle que ce soit, dans vos textes. C’est l’humain qui est interrogé dans chacun des personnages que vous mettez en scène. Est-ce un refus très politique de vous positionner ou une volonté de compréhension-dépassement de la terreur par la littérature ?
J’ai toujours condamné la violence, qu’elle soit idéologique ou politique. J’ai combattu par les armes le terrorisme. Donc, je ne suis pas si neutre que ça. Il se trouve que j’ai suffisamment d’arguments pour situer la faillite du bon sens et assez de scrupules pour ne pas les imposer aux lecteurs. Je soumets à l’intelligence et à la lucidité du lecteur les ingrédients d’une approche thématique et je le laisse faire sa propre idée. La recette dit ce qu’il faut faire mais ne garantit pas l’excellence du produit. Chaque cuisinier a sa « patte » et chaque lecteur interprète les choses en fonction des moyens intellectuels dont il dispose. Je n’ai pas besoin de prendre parti lorsque l’évidence se suffit à elle-même.
Je soumets à l’intelligence et à la lucidité du lecteur les ingrédients d’une approche thématique et je le laisse faire sa propre idée.
Le grand penseur palestino-américain Edward Saïd considère que la culture s’inscrit dans la matérialité des rapports sociaux et produit directement des effets dans le réel. Il l’a démontré dans ces deux ouvrages majeurs L’orientalisme et Culture et impérialisme en interrogeant des œuvres littéraires. Votre foi en le pouvoir ou les pouvoirs de la littérature a-t-elle été mise à l’épreuve ? Quels en sont les limites?
Je ne suis pas essayiste, pas même un intellectuel. Je suis romancier. Je ne puise pas dans les théories des autres, je puise dans mon vécu, mon expérience, mes tripes et je refuse de croire que je détiens toute la vérité. Les littératures n’évoluent pas de la même façon dans le monde. Chacune reflète la société dans laquelle elle se pratique. Certaines nations la sacralisent, d’autres la vilipendent, d’autres encore l’archivent dans les geôles ou la livrent aux bûchers des autodafés. J’ai eu le malheur d’éclore à ma vocation sur un champ de mines. D’abord dans une Algérie réfractaire aux vocations créatives et farouchement hostile à la Pensée, pour laquelle le talent est un martyre et le succès une hérésie (J’ai écrit quelque part que, dans mon pays, le génie ne brille pas, il brûle). Ensuite dans une institution militaire aux antipodes de la vocation d’écrire. Le comble, j’appartiens à une communauté médiatico-littéraire qui a horreur de son propre génie. Je suis marginalisé par les miens, disqualifiés par les institutions littéraires en France et pourtant, je n’ai pas fléchi une seule fois. Je continue d’écrire, d’innover et de conquérir chaque année d’autres pays, notamment en Asie. Le pouvoir, ou le régime, n’est pas le seul tyran. Mes tyrans à moi sont ceux-là mêmes qui se réclament de la lumière et des Belles-Lettres. J’ai eu la chance d’avoir été soldat et j’ai appris à évaluer le degré de dangerosité de l’ennemi, ses intentions et ses moyens. Une guerre m’est déclarée, je fais avec. Ma meilleure contre-attaque est d’aller de l’avant. Je n’ai pas de temps à perdre avec les méchants. Pour être heureux, je me tourne vers ceux que j’apprécie. Quant aux limites, ma foi dans ce que j’entreprends n’en a pas. J’irai jusqu’au bout de mes forces et bien au-delà de ma mort car j’ai planté beaucoup d’arbres dans ma vie.
J’ai eu le malheur d’éclore à ma vocation sur un champ de mines. D’abord dans une Algérie réfractaire aux vocations créatives et farouchement hostile à la Pensée, pour laquelle le talent est un martyre et le succès une hérésie
L’Algérie est un archipel culturel qui peine à s’assumer tel quel. Pourquoi ? Quel est ou quels sont les ingrédients qui manquent pour que la société algérienne vive sa diversité comme une richesse et comme une chance ?
Ce qui manque le plus à notre nation, c’est l’algérianité comme socle et réceptacle sacrés. C’est-à-dire, ce qui nous définit en tant que nation. Or, cette fierté collective, commune, est supplantée par les références régionalistes et la rivalité chimérique et stérile de leurs influences. Chaque douar chante son chantre au détriment de ce qui n’est pas de la dechra, et qu’importe si c’est la fierté nationale qu’on disqualifie. De cette façon, ce n’est plus le génie qui rassemble, mais le troubadour local qui fracture et morcelle. Avec cet esprit tribaliste, il n’est pas sûr que nous puissions nous relever de nos décombres sans casse supplémentaire. La logique voudrait que le meilleur soit sanctifié. La déraison s’entête à ramener la gloire à son strict chauvinisme. Or, le chauvinisme n’est que fanfaronnade et exhibitionnisme obscène. Lorsqu’une élite se ligue contre celui qui la représente le mieux, on ferait mieux de passer son chemin car il n’y a plus rien à voir.
La déraison s’entête à ramener la gloire à son strict chauvinisme. Or, le chauvinisme n’est que fanfaronnade et exhibitionnisme obscène.
Vous êtes un auteur très apprécié par des milliers, voire des millions d’Algériennes et d’Algériens, toutes générations confondues, qui voient en vous la possibilité d’une Algérie émancipée, libre, belle et heureuse. Avez-vous, en dehors de l’écriture, un projet pour l’Algérie, notamment dans le domaine des arts et de la culture en général ?
Non, aucun. Avec qui ? Je n’ai pas confiance. Je suis très bien dans mon statut de romancier. Je suis plus utile à la culture de mon pays de cette façon. Utile et serein. Un soir, tandis que je rageais au téléphone contre un éditeur parisien indélicat pour défendre des auteurs algériens que j’avais publiés en France avec mon propre argent, mon épouse a attendu que je décroche pour me dire : « Tu étais sur le point de piquer une crise cardiaque. Regarde ce que la colère a fait de toi. On dirait un zombie. Tu permets que je te pose une question ? Tu as aidé combien d’artistes et d’écrivains ? Des dizaines. Tu as écrit combien de préfaces ? Tu as accepté de rencontrer combien d’auteurs pour les encourager, les conseiller, lire leurs travaux ? Des centaines. Dis-moi combien d’entre eux ont pris leur plume pour défendre ton altruisme, ton intégrité, ton honnêteté ? Aucun ! Personne n’a réagi pour te soutenir dans les moments difficiles et crier haut et fort combien tu es généreux, sincère et loyal. » Et c’était vrai. Ça a été comme un coup de massue sur ma tête. Mais au lieu de m’assommer, ça m’a réveillé. Depuis, je me suis calmé. Je m’occupe de ma petite famille, tente de continuer de mériter l’intérêt de mes lecteurs ; je suis infiniment mieux dans ma peau ainsi.
Vous avez annoncé la parution de votre nouveau roman, Le sel de tous les oublis, le 20 aout 2020. « À travers les pérégrinations d’un antihéros mélancolique, flanqué d’une galerie de personnages hors du commun, Yasmina Khadra nous offre une méditation sur la possession et la rupture, le déni et la méprise, et sur la place qu’occupent les femmes dans les mentalités obtuses, » lit-on sur la quatrième couverture du livre. Hormis l’histoire qui semble très originale et croustillante, qu’est-ce qui distingue ce roman de tous les autres ? Pouvez-vous nous en dire plus ?
Ceux qui me lisent savent que chaque nouveau livre, que je commets, est un risque que je prends. Un risque calculé. J’aime me diversifier, surprendre mes lecteurs. Le Sel de tous les oublis s’inscrit de cette perspective. Je reviens au facteur humain, ce mystère mutant, et je m’évertue à l’interroger, à fouailler dans ses profondeurs pour le comprendre un peu plus. Mon prochain roman propose des rencontres avec des personnages qui m’ont touché. J’espère qu’ils toucheront mes lecteurs. Il n’est pas utile de dévoiler l’histoire. Lire, c’est d’abord découvrir. J’ai toujours déconseillé à mon lectorat de se fier aux critiques et aux compte-rendus de lecture car une critique n’est qu’un avis subjectif, pas forcément sain, et que le meilleur critique demeure le lecteur lui-même. Un même livre pourrait être apprécié par les uns et rejeté par d’autres. Chacun se doit d’avoir sa propre idée, sa propre appréciation d’une œuvre. Le livre nous offre la possibilité de recouvrer notre singularité, c’est-à-dire notre libre arbitre dans un monde où la rumeur, le mensonge, le renvoi d’ascenseur, le lynchage des Justes et la manipulation sont en train de squatter nos esprits.
Fondées en 1997, les éditions Garamond sont connues en Tchéquie pour leur promotion de la littérature française, et notamment la publication de livres bilingues. C’est aussi chez Garamond que vient de sortir la bande-dessinée de Jacques Ferrandez, qui a adapté le célèbre roman d’Albert Camus L’étranger. Petr Himmel est l’éditeur et le traducteur de cette nouvelle version du récit sorti en 1942. Il explique ce qui l’a séduit dans cette bande-dessinée parue en 2015 chez Gallimard :
Petr Himmel, photo: ČT24
« J’ai décidé de publier la version tchèque de la bande-dessinée parce que je trouve que c’est un bon moyen d’attirer les jeunes, les adolescents, pour découvrir Albert Camus. La lecture d’une BD est plus facile, même s’il s’agit d’un classique. C’était donc ma première motivation. »
Y avait-il d’autres raisons ? Le dessin vous a-t-il séduit aussi ?
'L’étranger', photo: Garamond
« Bien sûr. J’ai aimé depuis le début les dessins, qui me paraissent assez classiques. C’est un style qu’on retrouve dans les adaptations françaises ou belges de titres classiques de la littérature mondiale. »
En plus d’être l’éditeur, vous êtes l’auteur de la traduction de cette bande-dessinée qui reprend le texte d’Albert Camus. Comment s’est déroulée la traduction ?
« Je connaissais déjà L’étranger en français. Nous avons même publié il y a quelques années, une version bilingue du roman d’Albert Camus, avec une page en français et une page en tchèque. Je connais le texte qui est assez spécifique : le langage d’Albert Camus est clair, pur, comme du cristal, et derrière un texte assez facile à lire se cachent des idées profondes.
'L’étranger', photo: Garamond
C’est ce qui me fascine depuis longtemps. Cette fois-ci, nous avons décidé d’en profiter pour publier une nouvelle traduction du texte. La seule traduction tchèque de L’étranger remonte aux années 1960 et elle a vieilli. Au printemps dernier, pendant le confinement, j’ai décidé de faire une nouvelle traduction même si ce n’est qu’une partie du texte d’Albert Camus qui est utilisée dans la bande-dessinée. En tout cas, c’était un travail formidable, et je suis très heureux d’avoir pu le faire. »
Avez-vous rencontré des difficultés de traduction vers le tchèque ? Je lisais récemment un article dans la presse anglophone qui expliquait qu’il était difficile de traduire en anglais la phrase pourtant si simple de l’incipit du roman : « Aujourd’hui, maman est morte. » Différentes versions existent en anglais pour cette même phrase. Avez-vous eu des problèmes pour rendre en tchèque la langue de Camus ?
« A mon avis, l’incipit du livre est facile à traduire en langue tchèque et conserve le même sens où il y a un doute sur l’événement : Meursault ne sait pas si elle est morte aujourd’hui ou hier ? Je crois que cette phrase ne pose pas de difficulté, mais il y avait d’autres problèmes. Par exemple, dans ma nouvelle traduction, j’ai dû utiliser de nouveaux mots pour exprimer certaines institutions ou noms propres. Par exemple, pour l’asile de vieillards à Marengo, la traduction des années 1960 utilise un terme qui a vieilli, qui est archaïque et qui ferait sourire aujourd’hui. J’ai donc dû changer certains mots et expressions pour les rendre plus contemporains. »
'L’étranger', photo: Garamond
Vous disiez en guise d’introduction que la bande-dessinée était un bon moyen pour les jeunes Tchèques de découvrir des œuvres classiques, et notamment Albert Camus. Quelle est la place de cet auteur et de son œuvre en République tchèque ? Ce que j’entends dans ce que vous dites, c’est qu’il était peut-être plus connu auparavant, et moins des jeunes générations ?
Albert Camus, photo: United Press International, public domain
« Albert Camus est un classique du XXe siècle qu’on ne peut pas omettre dans la liste des œuvres classiques des lycées. Je pense que Camus est quand même assez connu ici. Mais les jeunes gens lisent moins. Même moi qui suis éditeur, je vois que mes deux fils ne lisent pas ! Je crois que faire d’un livre classique une BD est un bon moyen de le faire lire aux jeunes Tchèques. Sinon, en ce qui concerne Camus en général, et surtout L’étranger, il fait partie des lectures obligatoires pour le bac dans tous les lycées. Concernant d’autres textes d’Albert Camus, nous avons remarqué une hausse des ventes de La Peste pendant le confinement. »
'L’étranger', photo: Garamond
Il existe un lien intéressant entre L’étranger et la Tchéquie. Dans le roman se trouve un passage où Meursault, dans sa cellule, n’a qu’une seule lecture. C’est l’extrait d’un journal qui relate un fait divers, celui d’un Tchèque qui, après des années d’exil, retourne en Tchécoslovaquie et est assassiné par sa propre mère et sa sœur, à qui il n’avait pas dévoilé son identité. Ce qui servira plus tard de base à la pièce de théâtre de Camus, Le Malentendu. Est-ce que cet épisode est reflété dans la bande-dessinée ?
'Le Malentendu', photo: Folio Théâtre
« Le texte que Meursault trouve dans son matelas figure en effet dans la bande-dessinée. C’est un morceau de journal qu’il relit chaque jour cent fois et dont l’histoire se passe en effet en Tchécoslovaquie. Je sais d’ailleurs que la pièce Le Malentendu doit être jouée au théâtre Na zábradlí à Prague. Récemment, pendant la Nuit de la littérature qui s’est déroulée en octobre à Prague, un acteur qui lisait des extraits de la bande-dessinée, Vojtěch Vondráček, m’a rappelé que Le Malentendu était en train d’être monté. Prévue pour le mois de novembre, la première a été repoussée au printemps. Il est un des acteurs de la pièce, ce qui était un hasard formidable. »
'L’étranger', photo: ČT24
Comment cela se passe-t-il pour vous en tant qu’éditeur en cette période compliquée due à la pandémie ? Est-ce que vous craignez pour les ventes de livres, ou avez-vous l’impression que les gens ont plus le temps et l’envie de lire ?
« C’est un peu les deux. Les éditeurs craignent en effet pour les ventes avant Noël. D’autre part, ils ont été assez heureux de voir que pendant le confinement puis l’été, les gens lisaient, grâce au fonctionnement des boutiques en ligne. Les ventes n’ont pas été aussi mauvaises qu’on pouvait s’y attendre grâce à ces ventes-là et au temps que les gens avaient pour lire. Mais aujourd’hui, c’est sûr qu’il y a des craintes pour les ventes d’avant Noël qui sont toujours les plus importantes de l’année. »
Plusieurs intellectuels ou simples citoyens algériens, comme Boualem Sansal, Sophia Hocini, Mohamed Kacimi ou encore Djemila Benhabib, publient dans "Marianne" un manifeste en faveur d'une Algérie enfin démocratique, et libérée de la tutelle de l'islam.
Le mouvement citoyen du 22 février 2019 a marqué un grand tournant dans l’histoire de notre pays. Grâce à cette mobilisation historique, notre dignité collective a été retrouvée. Notre parole s’est libérée à nouveau. Nous nous sommes remis en mouvement. À rêver et à espérer des jours meilleurs pour nos enfants. Cette nouvelle dynamique populaire a précipité la chute du président Bouteflika et de son entourage immédiat. Malgré cette accélération de l’histoire, l’essentiel reste encore à accomplir.
La crise qui frappe notre pays est sans précédent. Le blocage que nous vivons n’est pas conjoncturel mais structurel. Remplacer une équipe par une autre ne garantit en rien l’émergence d’un horizon fécond. Le pouvoir actuel a beau faire semblant de se renouveler, il ne représente qu’un vestige du passé. En effet, l’État tel qu’il a été créé dans la foulée du mouvement de libération nationale a épuisé toutes ses possibilités et atteint ses limites. Il s’agit, dès lors, de redéfinir les fondements d’un nouveau contrat social. Tel est le principal défi à relever. Quel État voulons-nous pour quelle société ?
La pandémie freine momentanément le cours du mouvement mais le problème est ailleurs
Certes, depuis le 22 février 2019, de grands pas ont été franchis. L’espoir du changement court sur toutes les lèvres et notre unité nationale s’est consolidée sur l’ensemble du territoire autour de la volonté de rupture radicale avec le système et le rejet de la violence. L'emblème amazigh a acquis une légitimité nationale, ressoudant ainsi notre nation dans sa pluralité culturelle et linguistique. Dans une synergie exceptionnelle, le mouvement citoyen a agrégé plusieurs générations et compte dans ses rangs aussi bien des femmes que des jeunes. La mobilisation a déferlé dans les diasporas, en Europe et dans les Amériques, donnant au mouvement une dimension internationale.
Si le mouvement donne l’impression aujourd’hui de faire du surplace c’est en raison d’un écueil majeur. Évidemment, la pandémie freine momentanément le cours du mouvement mais le problème est ailleurs. L’islam politique n’a pas renoncé à son projet d’islamisation de l’État et de la société. Il a simplement changé de stratégie. Face à ses ambitions inavouées, les démocrates sont divisés. Certains d’entre eux souhaitent sa banalisation et ont pris l’initiative de créer les conditions de sa participation à la transition. Or, l’existence même de cette mouvance, loin d’être "normale", représente une menace permanente pour la stabilité et le bien-être de notre nation
Si l’islamisme n’a jamais demandé pardon pour les crimes dont il s’est rendu coupable durant les dernières décennies, c’est parce qu’il considère que "sa " violence est une violence légitime dès lors qu’elle revêt un habillage religieux. Dans ces conditions, envisager une transition démocratique et pacifique passe nécessairement par une double rupture : rupture avec le système rentier et rupture avec l'islam politique. Nous, citoyennes et citoyens laïques, militant pour la double rupture, partageons dans ce Manifeste, sept propositions pour créer les conditions d’une transition pacifique et démocratique. Nous appelons nos concitoyennes et concitoyens à se mobiliser en faveur d’une Algérie laïque, démocratique et républicaine.
1. PROCLAMER LE CARACTÈRE LAÏQUE DE L’ÉTAT : SÉPARER LES SPHÈRES POLITIQUE ET RELIGIEUSE
Nous, citoyennes et citoyens laïques, militant pour la double rupture, réaffirmons avec force notre attachement à la laïcité : principe humaniste de séparation du temporel et du spirituel. Le politique et le religieux appartiennent à des sphères distinctes, qui répondent chacune à des impératifs différents. Leur dissociation et la reconnaissance de leur autonomie sont une donnée fondamentale de la modernité qui permet l’émancipation de l’individu, l’émergence de la citoyenneté et la reconnaissance de la souveraineté populaire. Le caractère laïque de l’État algérien doit être clairement défini dans la Constitution.
Dans un État laïque, les religions sont une affaire privée.
Par conséquent, la disposition qui stipule que "L'Islam est la religion de l'État." doit être abrogée dans la constitution. Il convient de préciser que la laïcité n’est pas une guerre contre les religions mais un principe humaniste qui garantit le respect absolu de la personne humaine, affirme l’égalité de toutes et tous devant la loi et assure à chacun la liberté d’adhérer aux idées, convictions ou croyances de son choix. Dans un État laïque, les religions sont une affaire privée. Les partis politiques fondés sur cette base sont voués à disparaître puisque la religion n’a pas vocation à servir les desseins politique et idéologique d’une mouvance singulière quelle qu’elle soit.
2. ABROGER LE CODE DE LA FAMILLE ET GARANTIR L’INDÉPENDANCE DE LA JUSTICE
Nous, citoyennes et citoyens laïques, militant pour la double rupture, exigeons l’abrogation du code de la famille et l’instauration de lois égalitaires entre les femmes et les hommes. La promulgation en 1984 de ce code, gage du pouvoir aux islamistes, s’est faite en violation de la Constitution qui prône l’égalité entre les hommes et les femmes. L’Algérie, qui a ratifié la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW) en 1996, doit adhérer pleinement à ce traité international et lever toutes ses réserves. Dans un État laïque et démocratique, la seule source du droit est la loi positive et non les canons religieux, la séparation des pouvoirs (législatif, exécutif, judiciaire) est consacrée et l’indépendance de la justice est respectée.
3. GARANTIR LA PRIMAUTÉ DU POLITIQUE SUR LE MILITAIRE
Nous, citoyennes et citoyens laïques, militant pour la double rupture, dans la continuité de l’esprit de la Soummam, faisons nôtre le principe de la primauté du politique sur le militaire. Le militaire n’a pas vocation de se substituer au politique, ni d’interférer dans la gestion des affaires de l’État. Si l’ANP ne peut se mettre au service d’un groupe particulier, sa mission essentielle est de protéger le pays, de veiller à son unité, et de préserver le caractère républicain de l’État.
"Nous, citoyennes et citoyens laïques, militant pour la double rupture, célébrons la raison, la pensée critique, la science ainsi que la culture."
4. ÉMANCIPER L’INDIVIDU PAR LE BIAIS DE L’ÉDUCATION ET DE LA CULTURE
Nous, citoyennes et citoyens laïques, militant pour la double rupture, célébrons la raison, la pensée critique, la science ainsi que la culture. L’école est la fabrication du futur. C’est pourquoi, l’Algérie doit œuvrer pour une école du savoir et de la rationalité, une école émancipatrice, creuset du citoyen, qui refuse les tutelles autoritaires et l’endoctrinement par l’épanouissement de la pensée critique. Elle doit assumer aussi le caractère pluriel et plurimillénaire de l’identité algérienne. L’Histoire doit être repensée sur une base scientifique pour lui permettre de jouer pleinement son rôle dans le cadre du débat démocratique. La place accordée aux langues populaires mérite une reconsidération totale.
Dans un monde de plus en plus complexe, le meilleur gage de réussite est une éducation de qualité et une intégration de la culture dans les apprentissages. Or, l’école algérienne est sinistrée. Si toutes les tentatives de réformes ont échoué c’est en raison de son instrumentalisation éhontée par les islamo-conservateurs. Nos enfants ne doivent plus être les otages de ces luttes stériles. L’école tout comme l’université doivent préparer l’individu à distinguer entre ce qui relève de la croyance et ce qui est de l’ordre du savoir.
5. RESPECTER LA LIBERTÉ D’EXPRESSION, LA LIBERTÉ DE LA PRESSE ET L’UNIVERSALITÉ DES DROITS HUMAINS
Nous, citoyennes et citoyens laïques, militant pour la double rupture, sommes convaincus que la libre expression des idées est nécessaire tout autant que la liberté de la presse et la liberté d’association. Ces libertés chèrement acquises grâce aux luttes menées par notre peuple depuis l’indépendance doivent être protégées et consolidées. Or, aujourd’hui, une terrible menace pèse à l’endroit des militantes et militants engagés dans le mouvement citoyen et des journalistes sont emprisonnés pour le simple fait d’avoir exercé leur métier. Nous exigeons la libération immédiate des journalistes et de tous les détenus d’opinion.
6. INSCRIRE L’ÉCONOMIE DANS UNE PERSPECTIVE PRODUCTIVE EN CASSANT LES CIRCUITS DE LA RENTE, EN COMBATTANT LA CORRUPTION ET EN CONSOLIDANT LE SERVICE PUBLIC
L’usage quasi exclusif des revenus des hydrocarbures à des fins de consommation a dévitalisé le pays et hypothéqué son avenir. Ce qui, conjugué aux effets du terrorisme islamiste, a conduit de nombreux diplômés à l’exil et poussé les jeunes à la harga. Nous, citoyennes et citoyens laïques, militant pour la double rupture, considérons qu’il est impératif de refonder l’économie sur une base radicalement nouvelle pour en faire un véritable levier de développement du pays par la production de richesses matérielles, pour résorber la plaie du chômage et œuvrer à la justice sociale. Un système articulé de façon aussi suicidaire à la rente pétrolière et dont le point aveugle est l’économie productive, ne peut pas libérer les énergies nécessaires pour assurer l’essor du pays.
"Nous plaidons pour la souveraineté politique et économique de notre pays et exhortons notre peuple à demeurer vigilant et mobilisé."
7. CONSOLIDER LA PLACE DE L’ALGÉRIE DANS LE MONDE
Le contexte international dans lequel évolue l’Algérie est délétère. Les agressions militaires des États Unis, de certains pays européens contre la Syrie et l’Irak et celles dirigées contre la Libye ont fragilisé gravement les assises des États nations du Moyen-Orient et d’Afrique du nord. À cela s’ajoutent les rivalités et les interférences de la Turquie, de l’Arabie saoudite, du Qatar, des Émirats arabes unis et de l’Iran. Par ailleurs, les manœuvres turques en Méditerranée, l’instabilité politique en Tunisie, l’effondrement de l’état libyen et la crise au Mali rendent difficiles la gestion des frontières de notre pays, surtout, qu’il demeure une cible privilégiée du terrorisme islamiste international.
Face à une telle situation géopolitique, nous, citoyennes et citoyens laïques, militant pour la double rupture, plaidons pour la souveraineté politique et économique de notre pays et exhortons notre peuple à demeurer vigilant et mobilisé pour déjouer toute tentative d’immixtion étrangère dans les affaires intérieures de l’Algérie et toute visée de mainmise ou de démembrement de son territoire national.
Premiers signataires :
Kamel Amari, enseignant et journaliste ; Mohand Abdelli. Ingénieur retraité ; Ait-Tahar Rachida, enseignante ; Kamel Bencheikh, poète, romancier et chroniqueur ; Djemila Benhabib, politologue et écrivaine ; Miloud Bouchenafa, militant laïque ; Mansour Brouri, professeur de médecine, Jeanine Caraguel, universitaire, Ferid R. Chikhi, conférencier et formateur ; Lalia Ducos, militante associative ; Féve Amel, ingénieure ; Marieme Hélie-Lucas, sociologue ; Sophia Hocini, autrice et militante pour les droits humains ; Mohamed Kacimi, écrivain et dramaturge ; Yasmina Kebir, militante laïque, Redouane Khriss, ingénieur retraité ; Lazhari Labter, écrivain et poète ; Leila Lesbet, enseignante ; Boualem Sansal, écrivain, Abdellatif Tadjeddine, enseignant ; Hamid Zanaz, essayiste ; Ali Kaidi, docteur en philosophie, Rabah Rabah, professeur de mathématiques ; Slimani Hassan, informaticien ; Nacera Zergane, conseillère financière.
Boualem Sansal : Voilà trente années et plus que, de semaine en semaine, nous sommes horrifiés par les crimes islamistes à travers le monde. Nous savions que les « sicaires d’Allah » ne respectent rien, voilà qu’aujourd’hui ils nous montrent qu’ils peuvent se surpasser dans l’horreur. Ils tuent dans le contexte lui-même très horrifiant d’une épidémie qui, comme au Moyen-Âge, court le monde, semant sur son chemin mort et désolation. Elle les atteint aussi, mais ils n’en ont cure, "Nous aimons la mort plus que vous aimez la vie" disent-ils. La mort ignore jusqu’à l’idée de trêve, l’aurions-nous oublié ?
En plus de l’horreur, je ressens de la colère, contre nous-mêmes, les cibles de l’islamisme, qui après tant d’horreur et d’humiliation, ne sommes pas fichus de nous entendre pour nous débarrasser une fois pour toutes de ce fléau planétaire et amener les élites religieuses musulmanes à sortir de l’ambiguïté et à se mobiliser pour couper la route à l’islamisme en expurgeant de leurs Saintes Écritures, ce qui lui sert de justification et de quitus. En démantelant cette machine infernale de l’islamisation qui, avec son réseau tentaculaire de mosquées, d’écoles, d’associations et de sites internet, quadrille le pays, embrigade, convertit, radicalise, communautarise, avec parfois le soutien intéressé des autorités politiques à tous les niveaux.
PARUTION D’“ÉCHANGES ÉPISTOLAIRES” DE ABDELHAMID ZEKIRI
Dans cet ouvrage paru aux éditions Ali Benzid, l’auteur rend hommage à Larbi Ben M’hidi, à travers des lettres fictives dans lesquelles les deux personnages s’entretiennent sur trois phases de l’Algérie : avant et après-guerre et postindépendance.
L’ouvrage Échanges épistolaires du journaliste et auteur Abdelhamid Zekiri qui vient de paraître aux éditions Ali Benzid se veut un hommage à l’un des artisans de l’indépendance de l’Algérie, en l’occurrence Larbi Ben M’hidi ; ce militant nationaliste qui a marqué en lettres d’or tout un pan de l’histoire révolutionnaire de notre pays.
En feuilletant les 255 pages de cet ouvrage, le lecteur aura à découvrir une autre facette de ce personnage hors norme, à travers de nombreuses lettres imaginaires – inspirées de la réalité – échangées entre l’auteur et Ben M’hidi.
Psychologue de formation, Abdelhamid Zekiri tente de mettre en exergue, nous dit-il, les traits de caractère du héros, ses idées espérantistes, ses convictions et ses visions futuristes pour une nation libre, indépendante et forte.
Fouillant la personnalité et la psychologie du martyr, l’auteur essaie de nous amener à décortiquer la façon dont Larbi Ben M’hidi pense. En fait, il retrace les trois étapes les plus décisives dans la vie du défunt martyr : son action militante dès mai 1945. La période allant du déclenchement de la révolution du 1er Novembre 1954 jusqu’à son arrestation par l’armée française : torture et exécution sommaire.
La troisième étape constitue un “débat” franc et sincère à travers lequel l’écrivain fait sentir à son correspondant l’euphorie de la victoire, les moments de joie de l’indépendance auxquels il n’a pu assister.Dans ces lettres fictives, le personnage principal tenait avec grande joie à fournir des éclaircissements aux nombreuses interrogations soulevées par son homologue. Dans cet échange, il exprime un sentiment de soif de liberté ainsi que ses vœux de voir libres tous les peuples opprimés.
Par ailleurs, à travers cette “correspondance”, l’auteur soulève une série de problèmes de fond à travers Larbi Ben M’hidi, relatifs notamment à différents sujets : tourments de l’Algérie postcoloniale ; devenir de sa souveraineté conquise, les dirigeants qui ont succédé, l’évolution et conditions socioéconomiques du pays et du peuple. Interrogé sur les motivations principales l’ayant conduit à rédiger cet ouvrage, Abdelhamid Zekiri nous a indiqué : “Dans mon for intérieur, je suis admirateur de cet homme mort en héros.
Au point de le voir dans mes visions oniriques. Je me rappelle son passé glorieux, riche en actes de bravoure et d’abnégation, à chaque fois que je m’interroge, en tant qu’Algérien, sur le présent et l’avenir de mon pays.”
Et de poursuivre : “Je lui racontais ce qu’est devenue l’Algérie ; lui, de son côté, m’informait de ce que j’ignorais de l’époque coloniale. Au cours de ces échanges, j’ai ressenti un soulagement intérieur, je me suis surtout aperçu que nos martyrs continuent, à partir de l’au-delà, de veiller sur nous, mais aussi sur ce pays.”
Tout en concluant : “Plusieurs raisons m’ont poussé à m’engager dans ces correspondances avec ce brave homme. Je ‘’l’aperçois’’ à chaque fois que je passe devant la maison où il habitait, qui se situe près du siège de la radio locale.” Abdelhamid Zekiri, pour rappel, est journaliste à Biskra et auteur de nombreux ouvrages.
La folie de Danielle a surgi soudain. Une mélancolie profonde qui s’est emparée de cette femme, silencieuse, enfermée dans sa chambre, ou prostrée dans le noir. Nul n’a compris ce qui l’a atteint : ni son mari, ni son fils, Jean-Baptiste Naudet, l’auteur de ce livre. Il lui a fallu remonter dans la mémoire familiale pour tisser un lien avec un drame survenu autrefois : la mort du sergent Robert Sipière en Algérie.
Fiancé à Danielle, qui a finalement épousé un ami du jeune homme, Robert devait encore rester quelques semaines en Kabylie, avant de rejoindre son aimée et de l’épouser. Le jeune homme a disparu, mais pas ses lettres, nombreuses, restées ancrées dans l’âme de la jeune femme. Une correspondance amoureuse que Jean-Baptiste Naudet a retrouvée.
L’inéluctabilité de la guerre et de la violence
Il y a des secrets, des failles qui sont constitutifs de ce que nous sommes. Des histoires aussi profondément ancrées qu’inextinguibles. C’est l’une d’entre elles qu’exhume l’auteur, grand reporter à L’Obs, dans ce premier récit littéraire sous sa plume. La Blessure est la chronique de cet amour entretenu à distance, et de ses répercussions dans le temps et dans la vie des autres. C’est le récit de cet écart qui grandit peu à peu entre les « événements » d’Algérie vécus par Robert et la normalité des études de pharmacie menées par Danielle, restée à Paris.
À travers la correspondance du sergent Robert Sipière, faite d’autant de mots que de silences, on sent l’absurdité d’un conflit qui s’enlise, la folie de la torture dans laquelle la France s’enferre alors. Les lettres venues de la guerre percutent de plein fouet les mots d’amour, autant que la folie qui vient s’insinuer dans l’esprit de Danielle, l’ex-fiancée meurtrie à jamais. Il y a là l’inéluctabilité de la guerre et de la violence, et de la vengeance qu’elles engendrent. La violence enfouie finit toujours par exploser, telle une grenade, à l’image de celle que portait préventivement Robert à la ceinture pour échapper aux tortures s’il était pris par les fellagas.
La folie des hommes
En levant le voile sur ce douloureux épisode familial, Jean-Baptiste Naudet part à la recherche de lui-même. C’est dans ce secret et cette dépression maternelle qu’à l’époque le jeune homme s’est identifié, sans vraiment en prendre conscience, au fiancé disparu, prenant le « goût » de la guerre. L’expression peut paraître obscène, mais c’est bien de cela qu’il s’agit, suggère-t-il, lorsque le jeune homme part, comme journaliste, couvrir les conflits à l’autre bout du monde.
Dans son récit dont le recul littéraire donne leur perspective aux souvenirs de différentes époques (les siens, ceux de sa mère), les mémoires d’Algérie de Robert et Danielle se mêlent à l’expérience de la guerre de l’auteur ces vingt dernières années : Bosnie, Rwanda, Afghanistan… Une évidence : ici et là-bas, avant et aujourd’hui, c’est la même folie qui s’est emparée des hommes.
Il a abordé cette thématique sous plusieurs aspects
Parmi les diverses thématiques de l’œuvre poétique de Lounis Ait Menguellet, nous allons tenter, ci-après, de décortiquer celle qui se rapporte à l’exil. Pour cela, nous avons choisi les poèmes qui traduisent les différentes causes qui mènent vers l’exil : Ayrib ur zegrey lebhur (1974), Anida n tegid mmi (1976), Ay agu (1979), Tibratin (1981), Abrid n temzi (1990), Lyerb n 45 (1992), Ad uyalen (1996), Ad ruhev (2001), yas ma nruh (2010).
Cette thématique a été abordée sous plusieurs facettes, tellement l'exil est douloureux et complexe. Le poète rend hommage à la génération des années d'avant l'indépendance, tant l'exil a été imposé par la situation coloniale. Celui-ci est d'essence économique, il est justifié par la misère de la population colonisée. Il déplore aussi une situation que j'appelle «d'auto-exil» où des citoyens «désabusés» préfèrent fuir le pays pour diverses raisons: opposant, forcé à l'exil, refus d'affronter le terrorisme, déception... S'exiler c'est quitter, momentanément, ou définitivement les siens pour diverses raisons: politiques, économiques, sociales ou...égoïste/opportuniste. Cet exil (interne ou externe) pour des raisons objectives/subjectives a été abordé de façons différentes depuis le début de sa carrière, dans les années 1970 bien que les circonstances ne soient pas les mêmes. Elles sont dictées par des causes autant diverses que complexes. L'auteur aborde ce sujet à travers le poème d'Ayrib ur zegrey lebhar où il met en avant la douleur causée par l'éloignement d'un conscrit, appelé sous les drapeaux, à l'approche des fêtes où toute la famille se rassemble. Ce sont des sentiments de quelqu'un qui sort de l'adolescence vécue dans les montagnes, pour se retrouver dans une caserne, loin de ceux qu'il connaît. C'est l'exil conjoncturel et «ad-hoc». Exil économique: La misère imposée par l'ostracisme colonial fait que chacun est condamné à s'exiler pour aller à la recherche d'un gagne-pain dans la métropole française qui représente un endroit où la réussite (supposée) est assurée. La pauvreté subie en Algérie a fini par idéaliser la société française prospère, mais qui a besoin de main-d'oeuvre bon marché à la sortie de la guerre mondiale où plusieurs milliers d'Algériens ont été enrôlés par les forces coloniales. Là apparaissent deux visions: (1) imaginaire/virtuelle de cette société française inconnue, mais vue d'Algérie (bonheur, réussite, gain d'argent, intégration, etc.) et (2) réelle où l'exilé (émigré) subit les affres du quotidien, peine pour économiser de l'argent à envoyer à la famille, l'ostracisme et le rejet/mépris auquel il fait face dans cet environnement étranger et hostile. Cet exil pour raison économique débouche souvent sur des conséquences tragiques où l'émigré revient «les pieds en avant» vers sa famille laissée au village. Cette tragédie est magistralement décrite par l'auteur dans un poème fleuve en 1976 (Anida n tegid mmi) où la Mère a frappé à toutes les portes des émigrés qui reviennent pour des vacances avec leurs familles alors que son fils est quasiment...exilé, «perdu», malade et à la fin, mort en exil. La solitude de l'émigré L'émigré se sent seul, avec ses compatriotes, et vit en fait en marge de la société française où il est marginalisé avec ces compatriotes. Le bonheur idéalisé attendu en France est vite dissipé. La réalité, à laquelle il est confronté, efface complètement ce qui a été initialement imaginé. Cette dualité (imaginaire et réalité) cause de graves problèmes dans la famille: l'émigré/exilé subit la précarité de l'emploi et les difficultés/ contraintes du travail (manque de moyens financiers) tombe malade et souhaite juste pouvoir rentrer au bled pour mourir dignement. Sa famille, laissée au village, pensant qu'il vit dans l'aisance et dans un bonheur parfait, fantasme sur les biens qu'il va apporter. Le retour au pays cause un choc pour tout le monde. Chacun est déçu et l'espoir s'est envolé, la réalité rattrape tout le monde. La vie menée par les émigrés «économiques» de cette période est en contradiction avec la société française, c'est l'autre visage de la France qui a édifié un monde à part (bidonvilles) pour ces gens qui viennent d'ailleurs afin de faire tourner la machine industrielle en panne depuis la dernière guerre. C'est la thématique traitée dans un poème de Abrid n temzi. Exil politique Les tenants du pouvoir n'acceptent pas et combattent même les autres courants de pensée et par-là leurs initiateurs et adeptes depuis le début de l'indépendance. Le verrouillage du système ne laisse aucune alternative aux opposants si ce n'est de quitter le pays car ils risquent de perdre la vie ou se retrouver en prison s'ils restent. C'était l'ère du totalitarisme/unicisme. Ceci a été abordé dans le poème ay agu où l'exilé politique, brisé par l'éloignement, s'adresse à un nuage qui se déplace dans le ciel et lui demande des nouvelles du pays, du frère et sur la façon dont le pays est gouverné et dit ahkim ur nes3a-ara ahkim anwa yaggad ma yeqqim (Un pouvoir sans contre-pouvoir de quoi aura-t-il peur?). Le droit de vie ou de mort Le printemps berbère arrive comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. Entamées par des jeunes, suivis ensuite par la population, des manifestations ont été organisées partout pour revendiquer la démocratie, la liberté d'expression, le droit d'écrire et de développer la langue amazighe, etc. Il y a eu un élan de soutien magnifique encadré par des citoyens très engagés. Comme dans tout mouvement de masse, il y a eu des défections, des sabordages dus à des infiltrations ou à des opportunismes. Ceci a inspiré le poète qui a écrit le poème Tibratin en 1981. L'auteur décrit le découragement et la déception du citoyen/militant sincère qui décide de quitter le pays. Dépité, il le fait en toute âme et conscience et adresse des lettres explicatives à sa mère, sa fiancée et ses amis. A chacun, il explique les raisons qui l'ont poussé à s'exiler: non-respect des engagements et de l'idéal de la lutte, la trahison, l'hypocrisie, l'opportunisme et autres. Le prétendant à l'exil explique qu'il ne veut plus vivre dans cette société où l'hypocrisie est manifeste, où les gens font exactement le contraire de ce qu'ils disent. Il se délie lui-même de ces engagements car le pire peut arriver du fait de l'égoïsme des gens qui pensent beaucoup plus salaires et autres avantages matériels qu'ils peuvent tirer du système. Il dénonce le comportement de ces gens qui jouent sur plusieurs cordes en même temps. Ils font semblant de lutter, mais sabordent les principes et l'idéal de lutte. Il rappelle que faire comme les générations antérieures c'est stagner et même reculer et c'est l'erreur fatale qu'il veut éviter. Noblesse d'un combat L'essentiel est de voir l'avenir, se relever de la chute/erreur et prendre en charge notre langue maternelle pour la faire sortir de l'oralité et la transcrire. Pour le poète, le combat pour la langue est d'une grande noblesse et ne doit pas être usurpé: tiyri nesla imi n tettad tezwar kul tayed yurwat ad astebrum asa, zik wa ihedritt i tayed tura di lkayed at idafen ineggura. Exil par «opportunisme» /égoïsme ou d'instinct de survie (?) Ceci est le cas de plusieurs personnes qui se sont auto-exilées durant la décennie noire durant laquelle l'hydre islamiste a tenté de phagocyter le pays par sa tentative d'extermination de tous ceux qui voulaient contrecarrer son idéal morbide. Le poète dénonce ce phénomène d'auto-exil concrétisé non pas pour des raisons économiques, mais pour laisser le pays aux mains de ceux qui l'ont saccagé pour de sombres raisons idéologiques. Il dénonce ces desseins opportunistes et égoïstes de ceux-là même qui refusent d'affronter le mal en se mettant en marge de la lutte et du pays. Ce poème (ad uyaley) a été publié en 1996 en pleine lutte contre le terrorisme qui a coûté la vie à plusieurs milliers de citoyens qui n'ont voulu que vivre leur vie dans la dignité et qui souhaitent que l'on respecte leurs idées ou façon de vivre. Le leitmotiv du poème et par là de ceux qui se sont auto-exilés est: «On reviendra lorsque la tragédie sera dépassée, car si on reste avec vous, on risque d'être anéanti» (sentiment légitime ou empreint de lâcheté en cette période où il fallait faire face à cette nébuleuse-tueuse). La peur a pris le dessus et ces auto-exilés ont choisi de laisser le pays à ceux qui sont décidés à en finir avec. La magnanimité du poète Dans un autre poème, l'auteur se pose la question au sujet de cette terreur que veulent imposer les imposteurs et les ennemis de la vie. Pour lui, le totalitarisme d'hier et terrorisme d'aujourd'hui sortent d'une même matrice: Ansi dekkid a rrehba / si tmurt n targit (D'où viens-tu terrorisme/ du Pays des Rêves) - Tbedled kan ssifa ma dudem-im aqdim nesnit/ tu t'es seulement travesti/ mais nous reconnaissons tes méthodes). Le terrorisme n'est pas sorti du néant. Il découle d'un mode de gouvernance. Il a sa matrice dans les arcanes du pouvoir qui oppose à chaque fois les différents segments ou courants de pensée de la société pour se neutraliser mais entre-temps les secteurs vitaux (école, justice..) sont tombés dans l'escarcelle des islamistes moyenâgeux. Exil par déception et dépit Cet exil est dicté par la déception subie par certains citoyens qui se retrouvent à l'étroit, par manque de vision d'avenir, du rétrécissement des libertés, chômage endémique et d'autres raisons objectives. La situation sociale y est pour beaucoup. Le poème (ad ruhey) publié en 2001 décrit l'itinéraire d'un jeune dépité qui ne se projette qu'à l'étranger et qui décide de s'exiler. Il est saisi par l'angoisse qui précède le départ vers cet inconnu, étant conscient qu'il part sans grande perspective de réussite. Le poème est très poignant. Il décrit les déceptions subies par un jeune en manque de repères, mais avec un esprit très clairvoyant, devant lequel un rideau noir se dresse comme une fortification infranchissable. Si je reste comme tout le monde La vie est semblable à la mort C'est très dur (pour moi) de vous dire que je vous laisse, o! Morts dans les tombes /sur lesquels je m'assois/ je vous ressemble beaucoup/ je ne suis qu'un mort-vivant/ à la différence que/ vous êtes allongés et moi je suis debout C'est très dur (pour moi) de vous dire que je vous quitte, o! mes amis. Je vous oublierai Quelles que soient les conditions Je ne vous contacterai pas Si je réussis, je ne vous aviserai pas Si c'est ma perte C'est seul que je me débrouillerai On a espéré que ça change Et demain sera meilleur Chaque jour empire Il n'y a que le l'exil qui sauvera C'est très dur (pour moi) de vous dire que je pars ô mes amis!.... Les scénarii catastrophes Le texte est très direct. Le jeune, sans repère dans son pays, envisage tous les scénarii catastrophes qu'il peut affronter. Il part en connaissance de cause de tout ce qui peut lui arriver de pire, mais il s'est armé psychologiquement pour faire face à sa destinée, quels que soient les entraves. Dans un autre opus édité en 2010, le poète décrit les causes et les conséquences de l'exil avec les sentiments et ambiguïtés du départ forcé et à l'éventualité du retour. Dans ce poème intitulé «?as ma nruh le style est aussi direct. L'exilé confie sa douleur. Ecoutons l'auteur: A la naissance, on est pris d'angoisse/ suspendu entre le ciel, la terre et la mer/ le souhait de partir est lié à celui du retour. Cette instabilité morale est quasi innée. Elle est liée à cette mouvance de la société colonisée pendant des siècles. Après le départ (souvent imposé), le souhait du retour émerge, se concrétise, mais il est parfois remis en cause (par découragement) par ceux qui sont les nouveaux prétendants à l'exil. On est ainsi dans un cycle hélicoïdal/spirale (non circulaire) qui ne s'arrête pas et qui ne se ferme pas. Ainsi, l'exil/désertion est quasiment présent dans le parcours historique de notre société. Les citoyens décident facilement de partir «ailleurs» par choix délibéré ou par contrainte imposée. Ceci a un lien avec les différents occupants/colonialismes historiques du pays qui ont imposé un mode de gouvernance qui ne correspond pas à la pratique sociétale maghrébine et ceux qui ont suivi et qui sont généralement totalitaires limitant les libertés et occultant les principes de démocratie. De l'exil, pour raison économique de la période coloniale jusqu'à quelques années après l'indépendance, à celui des dernières décennies, imposé par la situation politique et sociale, l'Algérien rêveur, d'esprit libre préfère fantasmer sur cette «Autre société de rêve» idéalisée à outrance. L'exil coule dans les veines, à sang chaud, de beaucoup de jeunes qui se sentent à l'étroit dans cet environnement de plus en plus archaïque malgré toutes les modernités matérielles ambiantes. C'est un peu de paradoxe: modernité matérielle et virtuelle du XXIe et mentalité qui tire vers le Moyen Age. Le poète traite cette thématique de l'exil de façon très percutante et poignante, constate les faits et énumère les conséquences de la bouche même des préposés à ce phénomène. C'est cette conscience qu'il y a lieu de déplorer et prendre en charge dans cette société qui saigne chaque jour.
Hommage à Omar Yacef, dit « petit Oma rce jeune héros de la révolution algérienne.
« P’tit Omar, la révolution dans le cartable », paru en mars 2012, de l’écrivaine Souhila Amirat, relate l’histoire héroïque d’un enfant patriotique, mort tragiquement très jeune.
Ecrit dans un style simple, linéaire et dépourvu de métaphores, ce livre est destiné aux jeunes générations. Il retrace le parcours de Omar Yacef, dit « petit Omar », qui, alors âgé de neuf ans accompagnait et assistait à côté de son père, un militant du PPA, aux réunions clandestines. Le jeune garçon prenait vite conscience du fait colonial et devenait dès lors, agent de liaison entre les Moudjahiddine durant la guerre de libération nationale. Pourquoi « la révolution dans le cartable » ? Le récit nous rapporte qu’au lieu de ses livres et cahiers de classe, ce petit courageux transportait des documents et messages importants classés secrets dans son petit cartable d’écolier, qu’il réussissait à faire parvenir aux Fidaîyine en un véritable coup de maître. Petit Omar est né le 7 janvier 1944, à la Casbah d’Alger. Ce courageux militant connaissait tous les recoins de la Casbah, et de ce fait, il parvenait sans difficulté à éviter le contrôle de l’armée française. Sautant d’une terrasse à une autre, il brouillait les pistes en pleine bataille d’Alger. Le 8 octobre 1957, la Casbah était encerclé et prise au piège par les parachutistes français, qui avaient déposé des bombes au n° 5 de la rue Abderrahmane où se situe la maison qui servait de planque à Hassiba Ben Bouali, Ali La Pointe, Bouhamidi et le Petit Omar. Le coup de feu était donné et la maison explosait et tombait en ruine, enterrant les corps calcinés des militants, dont le petit Omar, mort pour la cause nationale à l’âge de 12 ans. Née en 1968 en Algérie, Souhila Amirat est diplômée en informatique. Elle se consacre à la littérature de jeunesse. À la mort de la mère du petit Omar, Souhila décide d’écrire ce roman pour rendre hommage à ce jeune héros de la révolution Algérienne. L’œuvre, paru en mars 2012, et éditée à compte d’auteur est destinée aux jeunes générations. Elle vient s’ajouter à la mémoire collective et au patrimoine du peuple algérien, en ce cinquantenaire de l’Indépendance de l’Algérie.
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