L’épidémie de Covid-19 est un formidable révélateur de nos faiblesses, de nos tares, de nos médiocrités – de nos lâchetés. Ne croyons pas ceux qui nous mettent en garde contre le retour à la normale une fois le pire passé : notre monde aura définitivement et radicalement changé. Dans quel sens ? Je l’ignore et ne prétends pas être prophète en mon pays, seulement chroniqueur de nos maux récents.

L’insouciance et la psychose d’enfants gâtés

            Les alertes n’ont pas manqué depuis une dizaine d’années et la France a été particulièrement ébranlée : attentats de l’année 2015, révolte des gilets jaunes, incendie de Notre-Dame, grèves massives contre la réforme des retraites. Sur le plan sanitaire, on a redouté le SRAS, la grippe aviaire, Ebola avant la propagation subite du Covid-19. Les sept plaies d’Égypte n’ont pourtant pas provoqué une modification substantielle de nos comportements. Même le dérèglement climatique ou l’urgence écologique n’ont fait qu’à peine bouger les lignes. Une sorte d’optimisme béat régnait : on allait continuer comme avant, enfoncés dans nos certitudes, dans nos moteurs à explosion, dans notre tourisme de masse, dans un monde où la finance supplante le réel. Comment s’émouvoir d’une forme de grippe venue de Chine ?

            Le basculement a été terrible. En l’espace de quelques semaines, nous avons quitté les rivages de l’insouciance et abordé ceux de la psychose collective. Bien sûr le Covid-19 est dangereux : il faut se donner le moyen de le combattre efficacement en se procurant des masques, du gel hydro-alcoolique, des respirateurs, en accordant des moyens inédits à l’hôpital et à ses serviteurs, en mobilisant l’armée, etc. Mais tout discours de la nuance ou du juste milieu est désormais interdit car dissonant : ne serait-ce que s’interroger sur les effets dévastateurs d’une mise à l’arrêt d’un pays est hérétique. Les données statistiques sont pourtant éloquentes et elles n’ont pas varié depuis le début de l’épidémie : le Covid-19 est une maladie infectieuse moyennement contagieuse et peu mortelle. Il ne s’agit pas de la peste et du choléra réunis. 75 % des décès concernent des personnes âgées de plus de 75 ans ; seulement 1 % des morts ont moins de quarante ans. Si l’on ajoute les facteurs de « co-morbidité », tels que le diabète, l’obésité ou l’hypertension artérielle, on a une idée assez claire de la mortalité liée au Covid-19. Que l’on ne se méprenne pas ! Sauver des vies est au cœur de nos préoccupations et il faut se donner les moyens de soigner correctement une population. Toute la question, vieille comme le monde, est affaire de proportionnalité, requiert un bilan coût-avantages, comme disent les juristes. Ici, le vertige nous saisit : une économie s’effondre, le chômage explose, une frange de la population est abandonnée à son sort, les suicides et les violences conjugales se multiplient…

             Le personnel soignant a été héroïque, nombre de nos concitoyens beaucoup moins : les services publics n’ont pas tous été à la hauteur. Les employés de La Poste font valoir un droit de retrait, tels instituteurs de l’Essonne déposent un préavis de grève à compter du 11 mai, beaucoup dans le secteur privé bénéficient de mesures de chômage partiel qui les incitent – plus ou moins cyniquement, plus ou moins consciemment – à exciper de la santé de leurs enfants pour cultiver leur jardin. Voilà en quoi nous avons été des enfants gâtés. Dans les pays pauvres, on ne peut se permettre un tel luxe – car c’est bien de superflu dont on parle : avec des gestes simples de distanciation sociale, avec le port de masques et de gants, en faisant attention, on limite drastiquement la transmission du virus. Mais nous vivons dans un monde du risque zéro : le fameux et incompris « principe de précaution » voudrait évacuer la figure de la Mort. Nous acceptons encore la mort individuelle, nous n’acceptons plus la mort collective. La démesure est là : comme s’il nous appartenait, pauvres mortels, de nier notre nature, or c’est déjà la nier que de tuer la vie collective pour combattre une épidémie qui n’est certes pas la plus redoutable que l’humanité ait eu à affronter dans les derniers siècles.

 La prise de pouvoir des médecins hospitaliers et la démission des politiques

            Avec deux mois de recul, il est fascinant de constater comment la norme sanitaire s’est imposée comme l’horizon ultime la vie collective. Voilà des mois et des années que l’hôpital public souffre, voilà des mois et des années que la qualité des soins s’affaiblit en France, et il suffit d’une épidémie dangereuse mais non épouvantable pour que désormais tout soit mesuré à l’aune de la santé. L’incurie des politiques se camoufle aujourd’hui derrière la mise en avant des médecins et notamment des médecins hospitaliers. Là encore, mon propos fera grincer des dents et me vaudra bien des invectives : l’hôpital (public) n’est pas la médecine et ce sont pourtant les médecins hospitaliers qui ont prescrit la conduite à tenir. Il suffit de prendre connaissance de la composition du conseil scientifique Covid-19 mis en place en mars. L’hôpital public s’y taille la part du lion : ainsi le conseil est présidé par le Jean-François Delfraissy, professeur de médecine et immunologue. La loi du 23 mars 2020 indique que ce comité de scientifiques est consulté tous azimuts et même qu’il doit nécessairement donner son avis avant toute prorogation de l’état d’urgence sanitaire ou avant toute organisation du second tour des élections municipales (articles 2 et 19). C’est déjà colossal ! Mais il y a plus : la loi précise que les avis du comité sont publics (article 2), avec le risque d’introduire un coin entre les scientifiques et les politiques.

            Une tache terrible restera sur le blason des gouvernants : l’organisation du premier tour des élections municipales. Il se dit que le président de la République était favorable à son annulation mais qu’il a cédé face au front uni de son Premier ministre, du président du Sénat et de la plupart des partis politiques. Il n’en est pas moins responsable, d’autant qu’il a assumé sa décision dans un interview au magazine Le Point le 15 avril : il fallait maintenir le premier tour des élections municipales puisque le conseil scientifique ne s’y était pas opposé ! La classe politique dans son ensemble n’a pas été à la hauteur. Les conséquences politiques et juridiques sont terribles : des élus maintenus en fonction de longs mois, une dissociation des deux tours, un deuxième tour reporté en juin, trois mois après le premier tour, etc. Mais les conséquences sanitaires sont pires encore : des électeurs et des élus ont contracté le Covid-19 le dimanche 15 mars 2020 ; certains sont morts ; c’est sur ce point qu’une responsabilité pénale pourrait être recherchée, cette responsabilité pénale qui fait tellement peur aux élus qu’elle paralyse toute action publique.

            On a le sentiment que c’est l’ensemble de nos gouvernants qui a prêté le serment d’Hippocrate. Il fait la dignité et l’honneur du corps médical – mais de lui seulement. Un médecin doit protéger ses patients et les sauver sans conditions (on sait les difficultés que cela pose concernant l’euthanasie ou les témoins de Jéhovah). Il reste que d’autres considérations sont à l’œuvre quand il s’agit de gouverner un pays. Un sursaut s’est produit quant à la réouverture, très limitée, des établissements scolaires : E. Macron a pesé pour qu’elle débute le 11 mai contre l’avis du conseil scientifique qui militait pour un report à la rentrée de septembre. Hélas, ce sursaut a été suivi immédiatement d’une nouvelle démission, celle de l’État face aux pouvoirs publics locaux (communes, départements, régions). La chose est surprenante venant de Jupiter et on craint que l’autorité de l’État – si importante dans un pays comme la France – ne soit durablement ébranlée. Aussitôt la cacophonie l’a emporté : tel maire a refusé de rouvrir l’école communale, tel autre l’a accepté avec les précautions d’usage, tel autre y a mis des conditions à ce point draconiennes que le principe affirmé en a été bafoué. Ainsi a procédé Mme Hidalgo à Paris. Que vaut la parole de l’État quand la réouverture est soumise à des conditions sanitaires égrenées dans un document de cinquante ou soixante pages ? Le président de la République et le Premier ministre ont fait preuve de lâcheté : ils ont reculé et abandonné aux élus locaux une décision qu’ils ne voulaient plus assumer devant l’opinion publique.

            Les annonces auront été inaudibles ou incohérentes. La liste en est fastidieuse : les masques n’étaient pas utiles en mars, ils sont un préalable en avril ou mai ; les élèves de lycée devaient reprendre les premiers et puis finalement les derniers (ou pas du tout) ; on sait que les personnes âgées sont les plus en danger et pourtant elles ont été soumises au même régime de déconfinement que les autres – sans doute une mesure démagogique à deux ans des élections présidentielle et législatives puisque les « seniors » ont voté massivement pour le candidat Macron en 2017. Soyons justes et prenons un peu de hauteur : sauver nos anciens à n’importe quel prix s’explique aussi par le vieillissement de la population française et ce n’est pas du tout la même affaire selon que les « plus de 65 ans » représentent 10 ou 20% de l’ensemble.

            Aucun de nos responsables politiques n’a fait preuve de la hauteur de vues espérée. L’opposition à tout crin l’a emporté sur toute autre considération : comment un homme de gauche comme J.-L. Mélanchon pouvait-il s’en tenir au discours de « la santé avant tout » alors que beaucoup d’enfants de milieux modestes ne se remettront pas d’une déscolarisation pendant quatre mois ? Mme Hidalgo a trouvé l’occasion inespérée de chasser définitivement la voiture de Paris, de la même façon que Mme Vidal, ministre de l’enseignement supérieur, voyait dans la crise le moyen commode d’imposer un non-sens pédagogique, à savoir l’enseignement à distance – un vieux rêve des tenants du New Management qui croient que le numérique résoudra tous les problèmes et permettra au passage de réaliser de substantielles économies. Mme Pécresse exprime dans le même temps des volontés irréalistes : que les transports publics ne servent pas à transporter du public. Elle paie, parmi d’autres, une des scandales les plus retentissants de ces trente dernières années : la lente dégradation de l’offre des RER et trains de banlieue qui conduit de fait à entasser les voyageurs les uns sur les autres dans des conditions sanitaires et de sécurité inadmissibles.

             Dans ces temps troublés, on en revient à des réflexions formulées dans des périodes comparables. Dans L’étrange défaite, Marc Bloch livre des sentences qui s’appliquent parfaitement à la période actuelle : « Nos ministres et nos assemblées nous ont, incontestablement, mal préparés à la guerre [or « Nous sommes en guerre »]. Le haut commandement, sans doute, les y aidait un peu. Mais rien, précisément, ne trahit plus crûment la mollesse d’un gouvernement que sa capitulation devant les techniciens ».

 Les atteintes aux libertés et la faveur pour l’égalitarisme

            Le comportement de Jupiter est erratique, mais n’est-ce pas le propre d’un dieu ? En même temps qu’il cède face aux experts, il édicte une série de mesures plus liberticides les unes que les autres. « Ils sont fous ces (dieux) Romains » ! À moins qu’Emmanuel Macron ne s’identifie à Thrasybule, le tyran de Milet, qui anéantissait la liberté en égalisant tous les épis de blé. Jamais en temps de paix nous n’aurons connu une telle gerbe de restrictions à des libertés fondamentales : la liberté d’aller et venir ; la liberté de réunion ; la liberté de culte ; la liberté d’entreprendre ; le droit d’être jugé dans des délais raisonnables. (Seule la liberté d’expression a été préservée dans la période numérique que nous connaissons.) De telles atteintes aux libertés publiques étaient inconnues depuis la Seconde guerre mondiale : ni pendant la guerre d’Algérie, ni pendant l’état d’urgence de 2015 à 2017 elles n’ont atteint une intensité aussi stupéfiante. Les Français sont un peuple indiscipliné, dit-on souvent : ce qui frappe au contraire, c’est le très grand respect des mesures prises au nom de l’état d’urgence sanitaire et au moment même où les Suisses manifestent contre les violations graves de leurs droits et libertés.

            L’état d’urgence sanitaire n’étonne pas par sa durée mais par son contenu, notamment dans sa deuxième phase telle qu’elle résulte de la loi du 11 mai 2020 : mise en quarantaine, placement à l’isolement pendant deux semaines (et jusqu’à un mois), violation du secret médical sous couvert d’un « système d’information » collectant des données personnelles concernant la santé des personnes infectées mais aussi celle des « personnes ayant été en contact avec elles » et tout cela « le cas échéant sans le consentement des personnes intéressées ». Et que dire de l’application « Stop Covid », annoncée pour le début de juin, qui nous rapproche chaque jour un peu plus du Big Brother orwellien sous le regard lénifiant de la CNIL, du Conseil constitutionnel et du Conseil d’État ?

            Et encore, nous avons échappé au pire ! Dans sa première mouture, le projet de loi prorogeant l’état d’urgence sanitaire prévoyait que toutes les personnes infectées pourraient être internées au cas où elles n’accepteraient pas les soins imposés par Léviathan. La mise en quarantaine et le placement à l’isolement étaient en effet autorisés « lorsqu’une personne affectée crée, en cas de refus réitéré des prescriptions médicales d’isolement prophylactique, un risque grave de contaminer d’autres personnes ». Autrement dit, les pouvoirs publics déraillent et perdent tout sens de la mesure : au nom d’un objectif certes louable (mais il l’est toujours), la prudence au sens aristotélicien du terme est jetée aux orties. La phronésis est adaptation des moyens au but à atteindre, or la France de 2020 aura été en prise à un délire collectif qui a des traits totalitaires. Il ne faut plus mégoter : certaines des mesures prises par nos gouvernants et, de façon plus générale, l’idéologie qui les excuse ressemblent fortement à ce qui pourrait exister dans une dictature à la fois molle et pernicieuse. On a tellement peu craint le loup qu’apercevoir le bout de sa queue conduit soit à la déroute, soit à un raidissement coupable : à vrai dire, ce raidissement est une forme de déroute, celle des sociétés libérales qui, malgré tous leurs défauts, ont eu l’immense mérite d’assurer le règne paisible de la rule of law.

             Des comportements accablants sont la conséquence des atermoiements des grands de ce monde. La tristesse envahit nos cœurs et la colère assombrit nos esprits car il est sans doute vrai que le Covid-19 révèle ici des traits de caractère peu glorieux de notre peuple. Le service public a plié (en dehors du monde médical), l’égoïsme l’a trop souvent emporté et avec lui l’irrationalité. Ou alors la plus abjecte des rationalités, celle de l’intérêt bien (ou mal) compris qui refuse la liberté d’autrui au nom d’un égalitarisme confus. J’en donne un exemple bouleversant : dans les écoles, le Gouvernement a opté pour le principe de liberté, de sorte que retournaient en classe uniquement les enfants de parents volontaires. Un tel dispositif laisse rêveur dès lors que l’école est obligatoire jusqu’à l’âge de 14 ans : soit les conditions sanitaires étaient satisfaisantes et tous les enfants rejoignaient leurs établissements, soit elles ne l’étaient pas et aucun enfant ne devait pouvoir pénétrer dans les locaux scolaires. Mais l’essentiel est ailleurs : certains parents se sont émus que les écoles ouvrent pour les enfants des autres au motif qu’ils auraient pris de l’avance sur leur propre progéniture. Les bras nous en tombent : alors que la liberté est accordée à tous, on reproche à tels d’en user. Malheureux pays des Droits de l’homme qui bafoue l’article 4 de la Déclaration de 1789 selon lequel « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits ».

Julien Boudon

Professeur de droit public à l’Université de Reims