Enquête[Concerts mythiques – 3/6] En 1967, Oum Kalsoum, adulée de Rabat à Damas, se présente sur la scène de l’Olympia. Quelques mois après la guerre des Six-Jours, l’icône de l’Orient livre une ode au monde arabe. Et met Paris à ses pieds.
Jamais l’Olympia n’a veillé si tard. Quelle heure est-il au juste, cette nuit de l’automne 1967 ? Une heure du matin, peut-être deux, mais le public s’en moque. Dehors, le Paris de novembre peut bien s’endormir et le métro fermer ses grilles, c’est à l’intérieur, dans la salle aux fauteuils rouges, que tout se joue. De l’orchestre au balcon, les spectateurs sont comme envoûtés, ensorcelés, prêts à rester toute la nuit, toute la vie, à écouter Oum Kalsoum. Déjà 2 h 30, et elle est toujours là qui chante, chante, chante, « la Dame » du Caire, repoussant l’échéance du baisser de rideau avec une chanson sans fin, soixante-cinq minutes montre en main. Encore quelques envolées, les vivats de la foule, et il lui faudra rejoindre sa loge, puis filer vers sa suite à l’Hôtel George-V.
Oum Kalsoum en concert à l’Olympia
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Viendra alors le moment de dire si ce concert, son seul hors du monde arabe, mérite sa place dans l’Histoire. Ce vœu, on le sait aujourd’hui, a été exaucé. Si un spectacle à l’étranger a marqué la carrière de la diva égyptienne, c’est bien celui-ci. Avec le temps, il s’est même enrichi de savoureuses légendes. N’a-t-on pas prétendu, ici ou là, que le général de Gaulle y avait assisté incognito ? Imaginons un instant « le Grand Charles », caché dans la pénombre du music-hall, lunettes noires et imper mastic, les yeux rivés sur la scène ! La vérité est moins romanesque, mais elle réserve bien des surprises…
« Je croyais que c’était une danseuse du ventre. » Bruno Coquatrix, directeur de l’Olympia
Pour la reconstituer, il faut d’abord partir sur les traces de Bruno Coquatrix, à l’époque directeur de l’Olympia. Quand il se rend au Caire – en 1966 ou début 1967, les versions divergent –, c’est avant tout pour recruter une troupe en prévision d’un show international organisé dans sa salle. Son hôte égyptien, le ministre de la culture, en profite alors pour lui vanter les mérites d’une gloire nationale, une certaine Oum Kalsoum. Si ce nom dit vaguement quelque chose au visiteur français, il tarde à prendre la mesure du personnage. « Je croyais que c’était une danseuse du ventre », avouera Bruno Coquatrix par la suite.
A 65 ans passés, cette femme n’a pourtant rien d’une starlette de cabaret. On la dit pudique, discrète sur sa vie privée et profondément pieuse. Sur scène, elle est toujours vêtue d’une robe longue, Chanel de préférence. Il lui arrive souvent de porter des lunettes teintées, pour protéger ses yeux malades. En Egypte et dans l’ensemble des pays arabes, c’est une icône absolue dont les concerts sont retransmis une fois par mois, le jeudi, à la radio. De Rabat à Damas, dans les cafés, les souks, les bourgades les plus reculées, la vie s’arrête, le peuple se laisse bercer par la « voix de miel » d’El Sett (« la Dame »).
Ses rares détracteurs ont beau lui reprocher de « droguer les Arabes », elle n’a pas son pareil pour chanter Dieu et l’amour. « C’est à la fois la Callas et Piaf », jurent ses admirateurs. Riches et pauvres la vénèrent. Les femmes saluent son féminisme, les hommes son nationalisme. La presse, elle, l’affuble d’une myriade de surnoms : « la Dame », donc, mais aussi « la Voix », « la Charmeuse de serpents », « l’Astre de l’Orient », « la Quatrième pyramide », « le Rossignol du Caire ».
Son parcours ajoute une touche sociale à ce tableau orientaliste : l’idole est née pauvre, dans un village du delta du Nil, fille d’une paysanne et d’un imam local. Sa mère lui a enseigné l’indépendance d’esprit, son père la foi musulmane. A ses débuts sur scène, elle se déguisait en garçon afin d’apaiser les craintes paternelles. Elle a ensuite tracé son chemin à visage découvert, enregistré des dizaines de disques, tourné des films à succès, travaillé avec les plus grands poètes, sympathisé avec le président Gamal Abdel Nasser, autre icône de la rue arabe.
L’artiste la plus chère de l’Olympia
Bruno Coquatrix veut que la France soit le premier pays occidental à l’accueillir. Il se rend donc dans sa villa du quartier chic de Zamalek pour lui proposer deux concerts, les 13 et 15 novembre 1967. Un jeune Egyptien parfaitement francophone, Mohamed Salmawy, l’accompagne. « En fait, je traduisais surtout les propos d’Oum Kalsoum, témoigne ce dernier, devenu par la suite un écrivain et un journaliste de grand renom. De son côté, elle maîtrisait assez le français pour comprendre ce que disait monsieur Coquatrix. »
D’emblée, celui-ci constate surtout ses dons de négociatrice : elle exige d’être l’artiste la plus chère de l’histoire de l’Olympia, mieux rétribuée que la môme Piaf en personne. Ce sera 20 millions de centimes (ou d’anciens francs, soit environ 250 000 euros), pas un de moins, sans compter l’hébergement dans un 5-étoiles. A ce tarif, Paris aura le privilège d’être l’unique escale européenne d’une tournée internationale qui la mènera entre autres au Soudan, au Maroc et en Tunisie. Vingt millions ! « La Dame » a du tempérament… et Coquatrix le goût du risque. Banco !
De retour en France, il peine tout de même à rassurer son directeur artistique, Jean-Michel Boris, inquiet d’un éventuel fiasco. Pour promouvoir le spectacle des mois à l’avance, ils chargent donc quelques collaborateurs de parcourir les chantiers de la région parisienne afin de prévenir les ouvriers nord-africains. « Le problème, se souvient Jean-Michel Boris, c’est qu’ils riaient au nez de nos gars en disant : “Vous nous racontez des salades, elle ne viendra jamais!” Ils ne réservaient donc pas de billets. »
« A l’époque, elle est à la fois chanteuse et femme politique. C’est sa période militante, elle dispose même d’un passeport diplomatique. » Ysabel Saïah-Baudis, journaliste
En juin 1967, l’actualité internationale complique un peu plus la tâche du staff de l’Olympia. La guerre des Six-Jours, marquée par la cinglante défaite de l’Egypte face à Israël, confère aux spectacles programmés en novembre une dimension politique délicate à gérer. Comme ses compatriotes, Oum Kalsoum est sortie meurtrie de cette séquence qui a vu son ami Nasser présenter sa démission puis accepter de revenir au pouvoir. A l’approche des concerts parisiens, elle réagit par un geste à forte portée symbolique : le don à l’Etat du cachet promis par Coquatrix. « A l’époque, elle est à la fois chanteuse et femme politique. C’est sa période militante, elle dispose même d’un passeport diplomatique », précise la journaliste Ysabel Saïah-Baudis, dont la biographie Oum Kalsoum - L’Etoile de l’Orient (Editions du Rocher, 2004) sera rééditée le 15 septembre.
Comment rêver meilleur endroit que Paris – la ville de référence aux yeux de l’intelligentsia arabe – pour s’afficher en majesté après l’affront de la défaite ? « Madame Oum », comme l’appelle Coquatrix, saisit bien l’enjeu médiatique du séjour. Et ses dangers aussi… Elle a beau faire la fière, l’inquiétude monte. Elle en informe en toute discrétion l’ambassadeur de France au Caire, Jacques Roux. Dans un message confidentiel dont nous avons eu connaissance, celui-ci écrit au Quai d’Orsay le 24 octobre 1967 : « La chanteuse égyptienne se préoccupe de savoir si son récital ne risque pas, dans les circonstances actuelles, de provoquer quelque manifestation hostile. Elle souhaite savoir ce qu’en pensent les autorités françaises. » Le lendemain, le Quai se veut rassurant en précisant notamment par télex : « Le fort service de police qui sera prévu aura charge de dissuader les protestataires éventuels. »
A trois jours du concert, la salle est loin d’être remplie
Le 10 novembre, quand son avion se pose à Orly, c’est une délégation princière qui en descend. « Nous étions une vingtaine de musiciens, rien que des hommes, se souvient le violoniste Saed Heikal. Il y avait aussi son habilleuse, ses assistantes, son coiffeur, son secrétaire, son photographe, des techniciens, des speakers de la radio… » Coquatrix, lui, fait ses comptes : cette chère « Madame Oum » va lui coûter une fortune. A trois jours du premier concert, il reste beaucoup trop de places à vendre. La manœuvre de séduction auprès des ouvriers marocains ou algériens confine au bide. Les Français, eux, n’ont rien à faire d’une telle artiste, les charmes de l’Orient ne sont pas dans l’air du temps. A Paris, il n’est question que de Sean Connery en 007 (On ne vit que deux fois) ou d’Alain Delon en tueur (Le Samouraï). Sans compter les jeunes qui rêvent de Californie, cette terre de liberté où « l’été de l’amour » vient de consacrer la culture hippie.
A l’aéroport, des fans nord-africains accueillent tout de même la diva avec des bouquets. Détendue, souriante, elle porte un manteau en astrakan noir, un foulard turquoise, des lunettes aux verres fumés. Une équipe de la télévision française la sollicite. « La beauté du chant arabe, déclare-t-elle, c’est avant tout son authenticité dans l’expression. Je n’ai pas de secret. Mon seul secret est que j’aime mon art. » Par un phénomène assez étrange, la diffusion de ce bref reportage suffit à booster les réservations, comme si les spectateurs avaient attendu la confirmation de sa présence pour croire au miracle. D’un coup, les places s’arrachent.
Des cars, des avions, des bateaux sont annoncés en provenance de l’étranger, y compris du Moyen-Orient. Des émirs, des princesses, des ambassadeurs s’apprêtent à rejoindre la cohorte des anonymes, ces centaines de travailleurs émigrés et d’étudiants qui ont finalement acheté des billets à prix d’or. Aucun doute : l’Olympia affichera complet (2 000 personnes). Les médias commencent, eux aussi, à être intrigués. Selon France-Soir, la célébrité de « cette grande prêtresse de l’islam (…) ne peut se comparer à celle d’aucune de nos vedettes ».Le Monde cède presque au lyrisme : « Opulente, indestructible, la voix de velours et de soie, le port pharaonique, c’est Oum Kalsoum l’Egyptienne. »
Tandis que ses musiciens s’installent dans un hôtel voisin de l’Olympia, rue de Caumartin, elle prend ses quartiers au George-V, un palace digne de son rang. Sa gouvernante, originaire du même village, veille sur elle comme une mère. Sayyeda, c’est son nom, a songé aux moindres détails, jusqu’à l’oreiller personnel de la chanteuse. La légende, rapportée par la presse égyptienne, veut qu’un matin celle-ci lui demande du papier à lettre afin de rédiger en français un message destiné au président de la République, Charles de Gaulle : « Je suis convaincue de ma mission, écrit-elle. Séjournant dans la grande France, je voulais saluer en vous votre action en faveur de la justice et de la paix. Mme Oum Kalsoum. » Vérification faite, il n’existe semble-t-il aucune trace d’une telle missive dans les archives diplomatiques, mais l’anecdote colle si bien au mythe qu’elle mérite validation.
« La plupart des spectateurs étaient des gens du peuple, des hommes surtout. Ils venaient la voir comme on se rend à La Mecque. » Marie Laforêt, chanteuse et actrice
Arrive le 13 novembre. Dès la fin de l’après-midi, la foule se presse devant un Olympia sous haute surveillance. Bruno Coquatrix, désormais assuré du succès de l’opération, s’étonne de voir plusieurs centaines de juifs d’Afrique du Nord cohabiter sans problème avec les spectateurs maghrébins. L’explication renvoie à leur histoire commune : tous ont grandi dans l’adoration de « la Dame » et ne manqueraient sa venue pour rien au monde, malgré les tensions liées à la guerre des Six-Jours. Le public prend place dans la salle. Coquatrix, grand seigneur, a invité Mohamed Salmawy, le jeune homme qui l’avait accompagné chez la diva au Caire.
Les Européens sont peu nombreux : le peintre Carzou est paraît-il présent, ainsi que deux figures du Tout-Paris, Kim d’Estainville, un dandy de haut vol, et la chanteuse et actrice Marie Laforêt. « J’avais entendu Oum Kalsoum à la radio lors d’un séjour au Maroc, confie-t-elle, et sa voix m’avait bouleversée. A l’Olympia, la plupart des spectateurs étaient des gens du peuple, des hommes surtout. Certains avaient apporté leur barda de voyageur et un casse-croûte. Ils venaient la voir comme on se rend à La Mecque. Je n’ai jamais vécu unmoment si fort dans cette salle. »
A 21 h 25, le rideau se lève sur les musiciens en smoking noir. Elle est assise devant eux, superbe d’élégance dans sa djellaba verte, un mouchoir dans la main droite. Ses bijoux scintillent sous les projecteurs. Selon un rituel immuable, elle reste ainsi un moment, le temps de l’introduction musicale, puis se lève sous les acclamations de la foule. Aux premiers mots de L’Amour de la nation, le public est déjà en transe. C’est de Nasser dont elle parle ici (« Tu es le bien et la lumière./Tu es la patience face au destin »), mais sa gestuelle, ses mimiques, son aisance dépassent la simple posture idéologique. Marie Laforêt y voit surtout le signe d’une fascinante osmose avec les spectateurs : « Quand elle entonnait des paroles qu’ils ne connaissaient pas encore, ils saluaient la nouveauté par des murmures, des applaudissements, et lui demandaient de recommencer, ce qu’elle faisait, instaurant une forme de dialogue avec eux. »
Le spectacle qui a conduit Depardieu vers l’islam
Cette salle a vécu bien d’autres soirées mémorables – Piaf, Bécaud, les Beatles… –, mais elle vibre cette fois d’une façon inédite. De mémoire d’employé de l’Olympia, on n’a jamais vu pareil public. Chaque tirade de la chanteuse fait chavirer l’assistance. « Tout ce bruit ne nous dérangeait pas, insiste Saed, le violoniste. Au contraire, c’était la preuve de leur satisfaction. » Il y a dans cette ferveur bien plus qu’une passion artistique. « Pour tous les Arabes blessés par la défaite face à Israël, c’était la voix de l’Egypte triomphante », assure Mohamed Salmawy.
Un jeune apprenti comédien, débarqué de Châteauroux et totalement inconnu, partage ces sensations : un certain… Gérard Depardieu ! Dans son dernier livre (Innocent, Cherche Midi, 2015), l’acteur affirme s’être un temps converti à l’islam après ce concert exceptionnel. Sollicité par l’intermédiaire de son entourage, il fait savoir qu’il avait en fait rencontré Oum Kalsoum un an plus tôt, dans un contexte privé, à Issy-les-Moulineaux (Hauts-de-Seine), mais que c’est bien ce spectacle, à l’Olympia, qui l’a conduit vers l’islam. « Je me suis retrouvé dans une sorte de communion artistique avec elle, précisait-il dès 2004 dans un autre ouvrage (Vivant !, Plon). Le public était ému aux larmes. (…) J’avais dû éprouver ce que les Arabes appellent le tarab, le paroxysme de l’émotion et de l’amour. »
« La Dame » chante pendant une cinquantaine de minutes puis s’accorde une pause. Le rideau à peine baissé, Bruno Coquatrix se précipite sur scène, il veut la voir d’urgence. « Elle était encore assise sur sa chaise Louis XVI, à parler avec les musiciens, raconte Mohamed Salmawy, de nouveau chargé de jouer les traducteurs. Monsieur Coquatrix estimait que le présentateur égyptien du concert avait tenu des propos patriotiques un peu trop politiques à son goût. “Madame Oum, lui a-t-il dit, c’est une soirée artistique, pas une fête nationale.” Elle lui a fait comprendre que c’était très bien ainsi et qu’elle ne ferait aucun reproche au présentateur. Il n’a pas insisté. »
A l’entracte, on fume, on mange, on bavarde
Pendant que ses musiciens dégustent des pâtisseries orientales au bar, elle part prendre un thé à la menthe dans sa loge. Dans la salle encore toute tremblante d’euphorie, les spectateurs se restaurent comme à la mi-temps d’un match de foot. On fume, on mange, on bavarde. Jean-Michel Boris s’amuse de voir certains hommes boire des rasades d’alcool de figue (la boukha) dans de petites fioles et grignoter des graines de courge. A 23 h 35, elle revient sur scène pour offrir sa deuxième chanson, Les Ruines, un hymne déchirant où elle lance « Donne moi ma liberté/Dénoue mes mains ». Le public se laisse de nouveau aller, prêt à la suivre ainsi jusqu’au bout de la nuit. « C’était prodigieux, poursuit Marie Laforêt. Elle était statique mais sa voix, à elle seule, faisait la danse du ventre. Elle avait une mystique, une profondeur, une sensualité qui rendaient Dieu aimable. »
Après un autre entracte et un troisième morceau, le spectacle s’achève donc à 2 h 35. L’artiste salue ses fans, le rideau tombe, les portes s’ouvrent sur le boulevard désert, libérant une foule ivre de bonheur. « Nous avons quitté l’Olympia en ayant l’impression très nette d’avoir assisté à un événement », confirmera un chroniqueur de L’Humanité. Dans Le Monde du lendemain, Eric Rouleau prédit que les spectateurs auront « le plaisir d’en évoquer les délices pendant les années à venir ».
Dans la journée du mardi 14 novembre, Oum Kalsoum s’accorde un peu de détente. Entre deux balades dans la capitale, elle donne juste une conférence de presse en présence de Bruno Coquatrix. Tous deux savent que la partie est gagnée et que le spectacle de mercredi sera tout aussi triomphal. Ce soir-là, l’Olympia est de nouveau bondé, sans une place de libre. Marie Laforêt, fidèle et passionnée, a tenu à revenir. La célèbre actrice égyptienne Faten Hamama, l’épouse d’Omar Sharif, est également présente. Le public est si débordant d’amour pour sa Dame qu’un incident manque de gâcher la fête : un spectateur monte sur scène pour se jeter à ses pieds. Déséquilibrée, elle s’affaisse sur son siège mais se redresse aussitôt, sans cesser de chanter.
Cette femme a l’art de troubler les hommes. Même les plus grands. D’après la journaliste Ysabel Saïah-Baudis, la presse égyptienne de l’époque assure ainsi que, le 16 novembre au matin, quelques heures avant de repartir pour le Caire, elle reçoit au George-V un message de Charles de Gaulle : « J’ai ressenti dans votre voix les vibrations de mon cœur et du cœur de tous les Français. » Ce télégramme n’est pas mentionné, lui non plus, dans les archives diplomatiques. Peut-être a-t-il existé ? Peut-être pas. Cela n’a guère d’importance, après tout. Les spectateurs, eux, n’ont pas rêvé : la dernière reine d’Egypte a bien régné sur Paris à l’automne 1967.
Publié le 29 juillet 2016 à 14h02, modifié le 31 juillet 2016 à 17h34
Cette salle a vécu bien d’autres soirées mémorables – Piaf, Bécaud, les Beatles… –, mais elle vibre cette fois d’une façon inédite. De mémoire d’employé de l’Olympia, on n’a jamais vu pareil public. Chaque tirade de la chanteuse fait chavirer l’assistance. « Tout ce bruit ne nous dérangeait pas, insiste Saed, le violoniste. Au contraire, c’était la preuve de leur satisfaction. » Il y a dans cette ferveur bien plus qu’une passion artistique. « Pour tous les Arabes blessés par la défaite face à Israël, c’était la voix de l’Egypte triomphante », assure Mohamed Salmawy.
Un jeune apprenti comédien, débarqué de Châteauroux et totalement inconnu, partage ces sensations : un certain… Gérard Depardieu ! Dans son dernier livre (Innocent, Cherche Midi, 2015), l’acteur affirme s’être un temps converti à l’islam après ce concert exceptionnel. Sollicité par l’intermédiaire de son entourage, il fait savoir qu’il avait en fait rencontré Oum Kalsoum un an plus tôt, dans un contexte privé, à Issy-les-Moulineaux (Hauts-de-Seine), mais que c’est bien ce spectacle, à l’Olympia, qui l’a conduit vers l’islam. « Je me suis retrouvé dans une sorte de communion artistique avec elle, précisait-il dès 2004 dans un autre ouvrage (Vivant !, Plon). Le public était ému aux larmes. (…) J’avais dû éprouver ce que les Arabes appellent le tarab, le paroxysme de l’émotion et de l’amour. »
Arrivés à 21 h 25, « la Dame du Caire » et son orchestre tiennent le public en haleine jusqu’à 2 h 35. LENA ANNETTE/GAMMA
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« La Dame » chante pendant une cinquantaine de minutes puis s’accorde une pause. Le rideau à peine baissé, Bruno Coquatrix se précipite sur scène, il veut la voir d’urgence. « Elle était encore assise sur sa chaise Louis XVI, à parler avec les musiciens, raconte Mohamed Salmawy, de nouveau chargé de jouer les traducteurs. Monsieur Coquatrix estimait que le présentateur égyptien du concert avait tenu des propos patriotiques un peu trop politiques à son goût. “Madame Oum, lui a-t-il dit, c’est une soirée artistique, pas une fête nationale.” Elle lui a fait comprendre que c’était très bien ainsi et qu’elle ne ferait aucun reproche au présentateur. Il n’a pas insisté. »
A l’entracte, on fume, on mange, on bavarde
Pendant que ses musiciens dégustent des pâtisseries orientales au bar, elle part prendre un thé à la menthe dans sa loge. Dans la salle encore toute tremblante d’euphorie, les spectateurs se restaurent comme à la mi-temps d’un match de foot. On fume, on mange, on bavarde. Jean-Michel Boris s’amuse de voir certains hommes boire des rasades d’alcool de figue (la boukha) dans de petites fioles et grignoter des graines de courge. A 23 h 35, elle revient sur scène pour offrir sa deuxième chanson, Les Ruines, un hymne déchirant où elle lance « Donne moi ma liberté/Dénoue mes mains ». Le public se laisse de nouveau aller, prêt à la suivre ainsi jusqu’au bout de la nuit. « C’était prodigieux, poursuit Marie Laforêt. Elle était statique mais sa voix, à elle seule, faisait la danse du ventre. Elle avait une mystique, une profondeur, une sensualité qui rendaient Dieu aimable. »
Après un autre entracte et un troisième morceau, le spectacle s’achève donc à 2 h 35. L’artiste salue ses fans, le rideau tombe, les portes s’ouvrent sur le boulevard désert, libérant une foule ivre de bonheur. « Nous avons quitté l’Olympia en ayant l’impression très nette d’avoir assisté à un événement », confirmera un chroniqueur de L’Humanité. Dans Le Monde du lendemain, Eric Rouleau prédit que les spectateurs auront « le plaisir d’en évoquer les délices pendant les années à venir ».
Dans la journée du mardi 14 novembre, Oum Kalsoum s’accorde un peu de détente. Entre deux balades dans la capitale, elle donne juste une conférence de presse en présence de Bruno Coquatrix. Tous deux savent que la partie est gagnée et que le spectacle de mercredi sera tout aussi triomphal. Ce soir-là, l’Olympia est de nouveau bondé, sans une place de libre. Marie Laforêt, fidèle et passionnée, a tenu à revenir. La célèbre actrice égyptienne Faten Hamama, l’épouse d’Omar Sharif, est également présente. Le public est si débordant d’amour pour sa Dame qu’un incident manque de gâcher la fête : un spectateur monte sur scène pour se jeter à ses pieds. Déséquilibrée, elle s’affaisse sur son siège mais se redresse aussitôt, sans cesser de chanter.
Cette femme a l’art de troubler les hommes. Même les plus grands. D’après la journaliste Ysabel Saïah-Baudis, la presse égyptienne de l’époque assure ainsi que, le 16 novembre au matin, quelques heures avant de repartir pour le Caire, elle reçoit au George-V un message de Charles de Gaulle : « J’ai ressenti dans votre voix les vibrations de mon cœur et du cœur de tous les Français. » Ce télégramme n’est pas mentionné, lui non plus, dans les archives diplomatiques. Peut-être a-t-il existé ? Peut-être pas. Cela n’a guère d’importance, après tout. Les spectateurs, eux, n’ont pas rêvé : la dernière reine d’Egypte a bien régné sur Paris à l’automne 1967.
L’Institut du monde arabe a proposé en avril 2021 l’exposition « Divas », hommage aux grandes dames de la musique arabe, dont Fairouz. Une partie de ses vinyles, parfois rares et conservés à la Bibliothèque nationale de France, est disponible en ligne.
Bonne nouvelle : de nombreuses chansons de la diva libanaise — née en 1934 et qui vit toujours à Beyrouth — avaient disparu à cause des aléas des rééditions sur CD ou étaient éparpillées dans des compilations sauvages de piètre qualité sonore. Elles sont de nouveau disponibles dans des enregistrements de bonne qualité. En effet, depuis quelques années, la Bibliothèque nationale de France (BnF) a entrepris la numérisation d’une partie de sa collection de disques et sa diffusion en ligne sous le label « BnF Collection sonore ». Dans ce lot, on trouve quasiment tous les disques de Fairouz fabriqués en France depuis les années 1950 jusqu’aux années 1970, et conservés dans le fonds de musique arabe de la BnF grâce au dépôt légal1.
Parmi les enregistrements mis en ligne, on trouve notamment des extraits de ses concerts à Damas et en Amérique du Sud datant de 1961. Ces chansons, comme la plupart de celles de Fairouz à cette époque, ont été écrites et composées par les frères ‘Assy et Mansour Rahbani (le premier épousera la chanteuse en 1955), considérés comme les pionniers du renouveau de la musique libanaise. Grâce à leur formation musicale à la fois orientale et occidentale, notamment celle de l’organiste français Bertrand Robilliard qui enseignait l’harmonie et le contrepoint à l’Académie libanaise des Beaux-Arts, ils ont bousculé la musique arabe de l’époque, égyptienne dans sa plus grande partie, en proposant notamment des chansons savamment orchestrées et dont la durée ne dépasse pas les quelques minutes.
L’ÂGE D’OR DU DISQUE VINYLE
Après un début de diffusion à la radio en 1948, les compositions des frères Rahbani ont commencé à être gravées sur disque à partir de 1957, à une époque charnière pour la phonographie, quand les disques vinyle de 33 et 45 tours étaient en passe d’éclipser complètement les 78 tours. Le 45 tours, objet léger et bon marché, était particulièrement prisé des maisons de disques parce qu’il pouvait assurer une diffusion rapide des chansons et servir de « locomotive » pour les albums, édités sur 33 tours.
Cependant, il n’existait aucune usine de pressage de disques au Liban. Si la technologie de l’enregistrement sonore était bien présente dans les pays arabes depuis la fin du XIXe siècle, la fabrication des disques, elle, se faisait principalement en Europe. Ce n’est que vers la fin des années 1950 que des usines de pressage ont ouvert leurs portes en Égypte, et il a fallu attendre 1964 pour le Liban. Même après cette date, alors que l’industrie phonographique prenait son essor dans le pays, nombre de maisons de disques libanaises liées à des firmes internationales continuèrent de fabriquer une partie de leurs vinyles en Europe. Ce fut le cas de la société Voix de l’Orient2, principale productrice de Fairouz au Liban, liée à l’anglaise EMI. Les disques de la chanteuse étaient alors fabriqués en Angleterre, en France, en Grèce et au Liban.
À ce jour, la BnF et la British Library sont les deux seules institutions au monde qui préservent une partie du patrimoine discographique de Fairouz et le mettent à disposition du public. La réunion en un seul lieu de ses disques — assez rares pour la plupart — et leur classification sont très précieuses, quand on sait que l’archivage de la musique arabe est souvent l’œuvre d’amateurs. Celle de la deuxième moitié du XXe siècle reste, hélas, presque ignorée des quelques efforts professionnels de sauvegarde, notamment les compositions des frères Rahbani pour Fairouz. Cette musique est peu appréciée des ethnomusicologues férus de chants et d’orchestres traditionnels3. Présentant peu d’intérêt pour les DJ’s, elle ne profite pas de l’engouement des « vinyl diggers » pour les disques arabes et libanais depuis quelques années.
DES YVELINES AUX RIVES DE LA MÉDITERRANÉE
Bien que la BnF conserve les disques de Fairouz fabriqués en France pour le compte de différentes sociétés4, nous nous attarderons uniquement sur ceux de Voix de l’Orient qui en constituent la plus grande partie : une vingtaine de 33 tours et une soixantaine de 45 tours, longue durée pour la plupart (EP, ou extended play, par opposition aux SP, les short play).
Voix de l’Orient faisait éditer ses disques par deux labels d’EMI : Parlophone, dont les disques étaient fabriqués en Angleterre, en Grèce et au Liban, et Pathé. Il n’est pas aisé de retracer l’histoire exacte de la production de ces disques Pathé, fabriqués en France entre 1958 et 1977. Comme le note l’universitaire et spécialiste du patrimoine industriel Jean-Luc Rigaud dans son étude sur l’usine de Pathé Marconi à Chatou, en Île-de-France5, les archives administratives et sonores de cette entreprise sont aujourd’hui ou bien perdues, ou bien entre les mains des grands groupes de l’industrie musicale qui n’en facilitent pas l’accès. Mais une anthologie co-établie par le producteur Ahmed Hachlaf6 qui était à la tête du département de musique arabe chez Pathé, montre que ces disques étaient principalement destinés au marché nord-africain. Nous constatons, dans le cas de Fairouz, l’absence des disques de ses chants liturgiques chrétiens chez Pathé, alors qu’ils sont nombreux chez Parlophone. Cela s’explique sans doute par des considérations socio-économiques liées à ce marché où les chrétiens sont moins nombreux qu’au Proche-Orient.
En 1972, lorsque Pathé trouva que ce département spécialisé n’était plus assez rentable, il décida de le fermer tout en continuant de fabriquer des disques arabes et de les distribuer (sans les produire) pour cinq années encore en ce qui concerne Fairouz. La même année, Ahmed Hachlaf créa sa propre maison de disques : Le Club du disque arabe, qui publia quelques 33 tours de Fairouz, comme Qassaïd ou Fairouz 74, et dont Pathé, toujours, assura la fabrication et la distribution.
UN OBJET DE COLLECTION
Pathé soignait la fabrication de ses disques. Leurs prix restaient abordables, mais variaient selon les séries éditées. Pour Voix de l’Orient, le 45 tours EP valait aux alentours de 9 francs au début des années 1970, ce qui équivaut à 10 euros aujourd’hui7, et le 33 tours aux alentours de 25 francs (27 euros). Quant à leurs pochettes, elles bénéficiaient d’une impression de qualité et certaines, parmi les disques de Fairouz, retiennent l’attention par leurs dessins originaux. Si plusieurs sont l’œuvre d’illustrateurs peu connus qui travaillaient pour Pathé comme Jacqueline Allenou-Gilly, l’une des pochettes est signée du célèbre peintre irakien Jamil Hamoudi, et une autre du peintre marocain Ahmed Cherkaoui. La plus grande partie de ces pochettes reste toutefois des reproductions de portraits de Fairouz, pris par ses photographes attitrés (parmi lesquels Varoujan Setian et Manoug Alemian), ou occasionnels (comme Angus McBean ou Raymond Ferembach).
Aujourd’hui, il est difficile de trouver des exemplaires de ces disques, mais quelques-uns sont parfois proposés à la vente — aux enchères, le plus souvent — sur Internet. Outre ces enregistrements, la BnF conserve des « catalogues de marques », dont ceux de Pathé qui représentent une source inestimable d’informations. Précisons enfin que si ces disques sont bien répertoriés en ligne dans le catalogue général de la BnF, la numérisation ne concerne, pour le moment, que ceux édités avant 1963 et que seuls les « macarons » de ces derniers sont visibles sur la bibliothèque numérique Gallica. Pour pouvoir écouter tous les disques et admirer de près leurs pochettes, il faut se rendre sur le site François-Mitterrand de la BnF.
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